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Les rapports entre égalité et liberté : réflexions à l'aune de la Constitution fédérale de 1999

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Les rapports entre égalité et liberté : réflexions à l'aune de la Constitution fédérale de 1999

BERNARD, Frédéric

BERNARD, Frédéric. Les rapports entre égalité et liberté : réflexions à l'aune de la Constitution fédérale de 1999. In: Rashid Bahar et Rita Trigo Trindade. L'égalité de traitement dans l'ordre juridique . Genève : Schulthess, 2013. p. 25-49

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:125533

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(2)

L

ES RAPPORTS ENTRE EGALITE ET LIBERTE

:

REFLEXIONS A L

AUNE DE LA

C

ONSTITUTION FEDERALE DE

1999

Par

F

RÉDÉRIC

B

ERNARD

lic. iur., docteur en droit, chargé de cours suppléant à l’Institut européen de l’Université de Genève

Introduction 26

I. La naissance des libertés 29

1. La Réforme 29

2. La dignité humaine 30

II. L’idée de liberté 31

1. La liberté négative 31

2. La liberté positive 32

3. La portée de la distinction 33

III. L’idée d’égalité 35

1. L’égalité formelle 36

2. L’égalité matérielle 37

IV. L’égalité et la liberté irréconciliables ? 38

1. La crainte du collectivisme 38

2. La priorité donnée à la liberté 40

V. La poursuite libérale de l’égalité 41

1. Les mécanismes 41

2. Prendre le mal à la racine 43

3. Le maintien des responsabilités 44

VI. Les droits économiques, sociaux et culturels 45

1. Nécessité 46

2. Concrétisation 46

3. Nature 47

Conclusion 48

Bibliographie 51

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Introduction

La relation entre la liberté et l’égalité est éminemment complexe. S’agit-il de notions jumelles – et donc conciliables – ou, au contraire, de notions opposées – et potentiellement irréductibles l’une à l’autre ? Dans ce second cas, laquelle devrait l’emporter ?

ALEXIS DE TOCQUEVILLE, parmi d’autres, semble avoir pensé que l’égalité constituait le bien suprême :

« Il est plusieurs [raisons] qui, dans tous les temps, porteront habituellement les hommes à préférer l’égalité à la liberté. »1

A l’inverse, de nombreux tenants du libéralisme ont insisté sur la prééminence de la liberté (voir infra IV).

Dans la présente contribution, nous nous proposons de réfléchir sur les rapports entre la liberté et l’égalité en partant d’un faisceau de normes concret, l’actuelle Constitution fédérale helvétique.

L’adoption d’une nouvelle constitution fédérale, le 18 avril 19992, venait couronner plus de vingt ans d’efforts3, qui répondaient, entre autres, à la volonté de « moderniser » la Constitution de 1874 alors en vigueur4. Parmi les marques de son âge, cette dernière ne disposait pas, en effet, d’un catalogue cohérent des droits fondamentaux5.

Pour combler cette lacune, la nouvelle Constitution contient, dans son deuxième titre, un chapitre intitulé « Droits fondamentaux », composé de 30 dispositions protégeant chacune un aspect spécifique des droits fondamentaux.

1 ALEXIS DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, tome III, 5e éd. revue et corrigée, Paris 1848, p. 188.

2 RO 1999 2556 ; RS 101.

3 ANDREAS AUER/GIORGIO MALINVERNI/MICHEL HOTTELIER, Droit constitutionnel suisse, vol. I : L’Etat, 2e éd., Berne 2006, p. 489-490.

4 CONSEIL FÉDÉRAL, Message relatif à une nouvelle Constitution fédérale, 20 novembre 1996, FF 1997 I 1, p. 9.

5 S’il est vrai qu’aux Etats-Unis, un Bill of Rights a été ajouté à la Constitution de 1789 dès 1791, l’Europe s’est longtemps montrée réticente à inclure un catalogue de droits fondamentaux. Voir JACQUES CHEVALLIER, L’Etat de droit, 4e éd., Paris 2003, p. 15. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, en revanche, toutes les nouvelles constitutions contiennent un catalogue des droits fondamentaux. Voir, par exemple, la Grundgesetz allemande de 1949 (titre I), la Constitution portugaise de 1976 (partie I) et la Constitution espagnole de 1978 (titre I, chapitre II), ainsi que les constitutions adoptées dans les pays de l’Est après l’effondrement de l’Union soviétique, comme par exemple la Constitution ukrainienne de 1991 (titre II) et la Constitution estonienne de 1992 (chapitre II).

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Ce catalogue est composé de nombreux droits dits de « première génération », ou droits « attributs », c’est-à-dire de droits civils et politiques6. Parmi ces derniers, on retrouve un mélange de libertés (qui protègent un comportement individuel spécifique) et de garanties de l’Etat de droit (qui assignent un certain comportement à l’Etat)7.

La nouvelle Constitution fédérale consacre également un droit de « deuxième génération », ou droit « créance », l’aide d’urgence dans les situations de détresse (art. 12 Cst. féd.). Elle procède enfin à une énumération de buts sociaux (art. 41 Cst. féd.).

Parmi ces différentes normes, lesquelles sont pertinentes pour dégager les rapports entre égalité et liberté consacrés par la Constitution fédérale?

Pour commencer, il convient de souligner qu’aucune norme ne définit la liberté en tant que telle. En revanche, cette dernière fait l’objet d’une protection découlant de plusieurs dispositions « sectorielles », lesquelles garantissent notamment la liberté personnelle (art. 10 Cst. féd.), la liberté de conscience et de croyance (art. 15 Cst.

féd.) ou encore la liberté économique (art. 27 Cst. féd.).

S’agissant de la garantie de l’égalité, l’art. 8 al. 1 Cst. féd. est rédigé de manière apparemment limpide : « Tous les êtres humains sont égaux devant la loi. »8. Ainsi, l’égalité semble simplement garantir que chacun soit traité de manière identique par la loi, c’est-à-dire par l’Etat.

Une telle interprétation est renforcée par l’art. 6 Cst. féd., intitulé « Responsabilité individuelle et sociale », à teneur duquel : « Toute personne est responsable d’elle- même et contribue selon ses forces à l’accomplissement des tâches de l’Etat et de la société. »

Définie comme un simple devoir à charge de l’Etat dans le traitement de ses administrés, l’égalité semble bien peu menaçante pour la liberté.

Toutefois, la situation est-elle aussi simple que cela ? La lecture de l’art. 41 Cst.

féd. suggère que les liens entre égalité et liberté sont, en réalité, plus complexes.

Cet article – intitulé « Buts sociaux » et constituant la disposition unique du chapitre 3 du titre 2 de la Constitution – consacre, entre autres, un droit à la sécurité sociale, un droit aux soins nécessaires à la santé ou encore l’engagement

6 Sur les « générations » des droits fondamentaux, voir KAREL VASAK, « La déclaration universelle des droits de l’homme 30 ans après », in : Le Courrier de l’UNESCO, novembre 1977, p. 29.

7 ANDREAS AUER/GIORGIO MALINVERNI/MICHEL HOTTELIER, Droit constitutionnel suisse, vol. II : Les droits fondamentaux, 2e éd., Berne 2006, p. 8-12.

8 On relèvera cependant que l’art. 8 al. 1 Cst. féd. ne mentionne que l’égalité devant la loi et omet son pendant, l’égalité dans la loi. La jurisprudence a cependant admis depuis longtemps que l’égalité de traitement s’adresse tant au stade de l’application de la loi qu’au moment de son élaboration. Voir, à cet égard, ATF 137 I 167 c. 3.5. C’est le lieu de souligner que la présente contribution ne se penche pas sur la question des liens existant entre égalité de traitement et interdiction des discriminations.

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des autorités publiques à ce que « les enfants et les jeunes, ainsi que les personnes en âge de travailler puissent bénéficier d’une formation initiale et d’une formation continue correspondant à leurs aptitudes ».

L’art. 41 Cst. féd., tout comme d’ailleurs l’art. 12 Cst. féd. (droit d’obtenir de l’aide dans des situations de détresse), fait dès lors manifestement appel à une conception de l’égalité qui va au-delà de la simple égalité dans et devant la loi contenue à l’art. 8 Cst. féd.

Selon cette autre conception de l’égalité, à la fois plus exigeante, plus complexe et plus controversée, il incombe à l’Etat non seulement de traiter de manière égale les situations identiques, mais aussi de réaliser une plus grande égalité de fait au sein de la communauté dont il a la charge.

Comprise comme telle, l’égalité, dans la mesure où elle implique nécessairement la mise en œuvre de mécanismes de redistribution, peut alors apparaître comme une menace pour la liberté.

Ce potentiel conflit nous pousse à nous interroger sur les rapports entre égalité et liberté qui découlent des dispositions de la Constitution fédérale.

Pour répondre à cette question, nous allons commencer par souligner le contexte dans lequel les libertés sont apparues – l’Europe des Lumières – et l’une de ses principales caractéristiques, l’individualisme (cf. infra I).

Nous poursuivrons en décrivant le cheminement de l’idée de liberté (cf. infra II), ce qui permettra, dans un troisième temps, d’aborder les sens du terme « égalité » (cf. infra III).

Nous soulignerons ensuite que la poursuite de l’égalité n’équivaut pas nécessairement, malgré les craintes qui existent à cet égard, à adhérer à des thèses d’inspiration communiste ou collectiviste (cf. infra IV).

En effet, le véritable défi des Etats contemporains consiste à accroître l’égalité matérielle dans la jouissance de la liberté, c’est-à-dire sans compromettre la vision de l’être humain dont sont issues les libertés (cf. infra V).

Toutefois, en pratique, la réalisation d’une véritable égalité de fait s’avère inachevée, ce qui rend indispensable la mise en place d’un filet de sécurité. Selon notre point de vue, ce filet correspond, dans le langage des droits de l’homme, à la notion de « droits économiques, sociaux et culturels », dont il conviendra d’évaluer la nature et la valeur (cf. infra VI).

En conclusion, nous reviendrons sur les observations que ces développements permettent de formuler sur le contenu de notre texte suprême.

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I. La naissance des libertés

Les caractéristiques fondamentales des libertés s’expliquent par le contexte dans lequel elles trouvent leurs fondements, l’Europe du XVIe siècle. Cette époque riche en bouleversements a, en effet, vu la remise en cause radicale du dogme catholique (cf. infra 1) et l’émergence d’une nouvelle vision de l’être humain (cf.

infra 2).

1. La Réforme

L’apparition de la Réforme a provoqué un affaiblissement de la foi catholique, jusqu’alors omniprésente sur le continent européen, rendant ainsi possible le développement d’idées précédemment inconcevables9. Ainsi, parmi les éléments

« subversifs » charriés par la foi réformée, figurait une vision radicalement nouvelle de l’être humain, en tant qu’individu directement relié à Dieu, sans intermédiaire terrestre10.

Par ce biais, la Réforme plaçait l’individu au centre de l’univers, rendant ainsi possible l’apparition de l’individualisme11. Ce dernier, à son tour, a été mis à profit par la bourgeoisie naissante, qui s’en est servie pour justifier ses aspirations à s’enrichir12, ce qui a abouti, entre autres, au développement du système capitaliste (qui est une forme de consécration de la légitimité de l’enrichissement individuel13).

Simultanément, l’individualisme véhiculé par la Réforme a ouvert la voie de la sécularisation, puisque la vie humaine s’est vue attribuer une valeur individuelle

9 MARC FERRO, Histoire de France, Paris 2003, p. 182-88.

10 QUENTIN SKINNER, The Foundations of Modern Political Thought, vol. II, Cambridge 1978, p. 10 : « If the attainment of fiducia constitutes the sole means by which the Christian can hope to be saved, no place is left for the orthodox idea of the Church as an authority interposed and mediating between the individual believer and God. »

11 ERIC HOBSBAWM, The Age of Revolution : 1789-1848, New York 1996, p. 189.

12 FERNAND BRAUDEL, La dynamique du capitalisme, Paris 2008, p. 22-23.

13 Voir ADAM SMITH, The Theory of Moral Sentiments, Indianapolis 1984, p. 184-185 : « The rich only select from the heap what is most precious and agreeable. They consume little more than the poor, and in spite of their natural selfishness and rapacity, though they mean only their own conveniency, though the sole end which they propose from the labours of all the thousands whom they employ, be the gratification of their own vain and insatiable desires, they divide with the poor the produce of all their improvements. They are led by an invisible hand to make nearly the same distribution of the necessaries of life, which would have been made, had the earth been divided into equal portions among all its inhabitants, and thus without intending it, without knowing it, advance the interest of the society, and afford means to the multiplication of the species. »

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propre14. La naissance du libéralisme est donc intimement liée à une vision individualiste de l’être humain15.

2. La dignité humaine

Cette nouvelle vision de la vie humaine comme possédant une valeur intrinsèque a également donné naissance à l’idée de dignité humaine. Cette dernière a été formulée de manière particulièrement marquante par IMMANUEL KANT :

« Nun sage ich : der Mensch, und überhaupt jedes vernünftige Wesen, existiert als Zweck an sich selbst, nicht bloss als Mittel zum beliebigen Gebrauche für diesen oder jenen Willen, sondern muss in allen seinen, sowohl auf sich selbst, als auch auf andere vernünftige Wesen gerichteten Handlungen jederzeit zugleich als Zweck betrachtet werden. »16

Ainsi définie comme l’exigence que chaque être humain soit traité comme une fin en soi et non comme un instrument, la dignité humaine fournit clairement les fondements conceptuels de la notion de liberté (cf. infra II). En effet, si chacun est autonome et digne, il est impératif qu’il se voie reconnaître la marge d’autonomie nécessaire à son développement et à son épanouissement17.

De manière moins visible, la dignité humaine entraîne cependant aussi dans son sillage la notion d’égalité (cf. infra III). En effet, si chacun est digne du simple fait

14 GREGORIO PECES-BARBA MARTINEZ, Théorie générale des droits fondamentaux, Paris 2004, p. 117.

15 NORBERTO BOBBIO, Libéralisme et démocratie, Paris 1996, p. 20 : « Sans individualisme, il n’y a pas de libéralisme. »

16 IMMANUEL KANT, Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, Francfort-sur-le-Main 1974, p. 59-60. Voir à cet égard HEINER BIELEFELDT, Freiheit und Sicherheit im demokratischen Rechtsstaat, Berlin 2004, p. 5 ; GRET HALLER, « Die Aushöhlung der Menschenrechte durch ihre ‹ Moralisierung › », in : Revue de droit suisse, I, 2006, p. 173-186, p. 173 ; JEREMY WALDRON, « Rights in Conflict », in : Ethics, vol. 99 (1989), p. 503-519, p. 508. Pour une formulation plus récente, voir JACQUES DERRIDA, Spectres de Marx, Paris 1993, p. 11 :

« [O]n ne devrait jamais parler de l’assassinat d’un homme comme d’une figure, pas même une figure exemplaire dans une logique de l’emblème, une rhétorique du drapeau ou du martyre. La vie d’un homme, unique autant que sa mort, sera toujours plus qu’un paradigme et autre chose qu’un symbole. Et c’est cela même que devrait toujours nommer un nom propre. »

17 JEAN-JACQUES ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris 1964, p. 141-142 : « Ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme que sa qualité d’agent libre. La Nature commande à tout animal, et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer, ou de résister ; et c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme. » De manière générale, consulter MICHEL TERESTCHENKO, Philosophie politique, vol. II, Paris 2006, p. 20.

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qu’il est un être humain et doit être traité comme une fin en soi18, toute inégalité de traitement devient injustifiable19.

La source commune de ces deux idéaux – à première vue opposés – explique leur caractère ambivalent, qu’il convient à présent d’analyser plus en détail.

II. L’idée de liberté

Conceptuellement rattachée à l’idée de dignité humaine, la notion de liberté ne fait pas l’objet d’une conception univoque, mais, au contraire, de deux approches distinctes.

Une première conception, dite « négative » (cf. infra 1) s’oppose ainsi à une seconde vision, dite « positive » (cf. infra 2). Après leur brève présentation, nous tenterons de déterminer si cette distinction s’impose en toutes circonstances (cf. infra 3).

1. La liberté négative

La distinction entre libertés négative et positive a été exposée de manière célèbre par ISAIAH BERLIN. Selon lui, la liberté négative se définit simplement par l’absence d’obstacles opposés aux volontés individuelles20. A ce titre, elle correspond pleinement aux convictions apparues au temps de la Réforme21. Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant que les droits civils et politiques, qui concrétisent cette vision de la liberté, se présentent essentiellement comme des

18 WILLIAM J.BRENNAN, « Why Have a Bill of Rights », in : Oxford Journal of Legal Studies, vol. 9 (1989), p. 425-440, p. 425 ; ARTHUR CHASKALSON, « Human Dignity as a Foundational Value of Our Constitutional Order », in : South African Journal on Human Rights, vol. 16 (2000), p. 193-205, p. 196. Voir la Déclaration d’indépendance des Etats- Unis du 4 juillet 1776 : « We hold these truths to be self-evident, that all men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights. »

19 PETER SALADIN, Grundrechte im Wandel, 2e éd., Berne 1982, p. 282. Voir AVISHAI MARGALIT, The Decent Society, Cambridge 1998, p. 108 : « I claim that humiliation is the rejection of a human being from the ‹ Family of Man › – that is, treating humans as nonhuman, or relating to humans as if they were not human. »

20 ISAIAH BERLIN, Liberty, Oxford 2002, p. 32 : « The sense of freedom in which I use this term entails not simply the absence of frustration (which may be obtained by killing desires), but the absence of obstacles to possible choices and activities – absence of obstruction on roads along which a man can decide to walk. »

21 THOMAS HOBBES, Leviathan, Oxford 1909, p. 99 : « By liberty is understood, according to the proper signification of the word, the absence of external impediments. »

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droits de défense individuelle contre les atteintes provenant de l’Etat22. Ainsi, la liberté d’expression protège avant tout le droit de chacun de s’exprimer sans craindre de représailles étatiques, tandis que la liberté de religion octroie à tous la faculté de choisir en quel dieu croire et même de ne pas croire du tout23.

Pour autant, la liberté négative n’est pas seulement un concept historique, décrivant une étape de la pensée humaine. Elle est, en effet, d’une grande actualité dans les débats de philosophie politique contemporaine et est ardemment défendue par des auteurs parfois réunis sous la bannière quelque peu péjorative d’« ultralibéraux »24.

Parmi ceux-ci, on trouve par exemple MILTON FRIEDMAN, qui prône un Etat minimal fondé sur une politique de laissez-faire25, et ROBERT NOZICK, qui exige la réduction drastique des tâches que l’Etat providence assume26.

2. La liberté positive

A la conception de liberté négative s’oppose celle de liberté positive. Selon cette dernière, il ne suffit pas de minimiser les obstacles opposés aux individus, mais il faut également fournir à chacun les moyens de réaliser son véritable potentiel, ce qui se traduit, entre autres, par la recherche d’une plus grande égalité entre les différents membres de la population27.

Alors que la liberté négative prescrit un comportement à première vue aisé à adopter par l’Etat (s’abstenir), la liberté positive requiert davantage de lui, puisqu’elle le charge de prendre des mesures visant à réaliser toujours davantage une égalité de fait.

22 Ainsi, le philosophe JOHN LOCKE considère-t-il comme droits « naturels », c’est-à-dire appartenant à l’être humain de par sa seule qualité d’humain, la vie, la liberté et la propriété.

Voir JOHN LOCKE, Two Treatises of Government, Londres 1824, p. 418.

23 Voir encore JOHN LOCKE, Four Letters Concerning Toleration, Londres 1824, p. 51 : « ‹ The sum of all we drive at is, that every man enjoy the same rights that are granted to others. › Is it permitted to worship God in the Roman manner ? Let it be permitted to do it in the Geneva form also. »

24 Voir JOHANN HARI, « Titanic : Reshuffling the Deck Chairs at the ‹ National Review › Cruise », in : The New Republic, 2 juillet 2007.

25 MILTON FRIEDMAN, Capitalism and Freedom, Chicago 2002, p. 3. Voir également FRIEDRICH A.HAYEK, Law, Legislation and Liberty, vol. II, Londres 1979, p. 102-103.

26 ROBERT NOZICK, Anarchy, State and Utopia, New York 1974, p. 52.

27 RONALD DWORKIN, « Do Values Conflict ? A Hedgehog’s Approach », in : Arizona Law Review, vol. 43 (2001), p. 251-259, p. 259 : « We must now work to make the principle of equal concern as sovereign in practice as it is sovereign in rhetoric. The comfortable among us must have equal concern for the poor and sick in mind when we cast our votes and lobby our officials. If we don’t, then we are in danger of forfeiting not only our decency as a people but our legitimacy as a political society. »

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3. La portée de la distinction

Cette brève présentation, assez schématique, des deux conceptions de la liberté suggère que ces dernières sont irréductiblement opposées. Cette suggestion trouve un écho dans la célèbre distinction opérée par BENJAMIN CONSTANT entre la liberté des modernes (correspondant aux Lumières) et celle des anciens (correspondant à l’Antiquité).

Selon lui, en effet, la liberté des anciens se réalisait dans l’exercice des droits citoyens, notamment dans la participation à la vie de la Cité, alors que la liberté des modernes aurait pour unique raison d’être de permettre la jouissance individuelle passive de ses biens28. Dans cette conception, la liberté des modernes – qui correspond à la liberté négative – a pour effet de couper l’individu de la société pour en faire un être autonome préoccupé par son seul plaisir et insensible aux autres29.

Avec le recul, une telle interprétation de la liberté des modernes et, par extension, de ses émanations juridiques que sont les droits civils et politiques, paraît exagérée. En effet, parmi les droits reconnus à l’ère du libéralisme classique, seule la garantie de la propriété possède un caractère indéniablement passif et conservateur30.

Les autres droits – droit de vote, liberté d’expression, liberté de religion, liberté d’association – possèdent clairement un aspect actif et participatif, puisqu’ils protègent un comportement qui n’a de sens que si les individus cherchent à entrer en contact les uns avec les autres ainsi qu’avec leur communauté31.

Dans ces conditions, la liberté des modernes – ou liberté négative – s’avère faussement réductrice si, au nom de la défense de la « liberté », elle exclut d’autres droits, comme la participation politique ou la satisfaction des besoins élémentaires32.

28 BENJAMIN CONSTANT, Œuvres politiques, Paris 1874, p. 258 : « Je me propose de vous soumettre quelques distinctions, encore assez neuves, entre deux genres de liberté, dont les différences sont restées jusqu’à ce jour inaperçues, ou du moins trop peu remarquées. L’une est la liberté dont l’exercice était si cher aux peuples anciens ; l’autre, celle dont la jouissance est particulièrement précieuse aux nations modernes. »

29 MYRIAM REVAULT D’ALLONNES, Le dépérissement de la politique : généalogie d’un lieu commun, Paris 1999, p. 105.

30 PECES-BARBA, op. cit., p. 155.

31 MAYA HERTIG RANDALL, « Le regard d’une constitutionnaliste sur la parodie des marques », in : PETER V. KUNZ/DOROTHEA HERREN/THOMAS COTTIER/RENÉ MATTEOTI (éd.), Wirtschaftsrecht in Theorie und Praxis, Bâle 2009, p. 415-452, p. 434-435. FRÉDÉRIC SUDRE, Droit européen et international des droits de l'homme, 9e éd., Paris 2008, p. 547, qualifie d’ailleurs les libertés de réunion et d’association, ainsi que le droit à des élections libres, de « libertés de l’action sociale et politique ».

32 BOBBIO, op. cit., p. 107-108 ; GARY SLAPPER/DAVID KELLY, The English Legal System, Londres 1999, p. 15.

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Le caractère relatif de la distinction entre libertés négative et positive est également mis en valeur si l’on adopte un critère « transversal », à savoir le type de comportement que chaque droit fondamental exige de la part de l’Etat. Ainsi que nous l’avons déjà mentionné, le comportement requis de l’Etat peut en effet consister soit en une abstention (comportement passif), soit en une action (comportement actif).

Ces deux comportements sont, dans la doctrine des droits de l’homme, qualifiés respectivement d’obligations « négatives » et « positives »33.

Les obligations négatives érigent ainsi des barrières qui protègent certains droits fondamentaux contre les atteintes que l’Etat pourrait leur porter. Par exemple, la liberté d’expression contient une obligation négative qui interdit notamment à l’Etat de censurer certains types de discours parce que leur contenu lui déplaît34. Le concept d’obligation positive désigne, quant à lui, les cas où l’Etat doit prendre des mesures pour protéger ou mettre en œuvre les droits fondamentaux35. Ainsi, l’Etat a, par exemple, l’obligation de prendre des mesures permettant à chacun de jouir d’un accès satisfaisant à des soins de santé36.

Les obligations négatives sont fortement associées aux droits de la première génération, les droits civils et politiques, et sont conformes à l’ambition des Lumières de bâtir des espaces d’autonomie individuelle. Elles sont cependant aussi pertinentes dans le cadre des droits économiques, sociaux et culturels : en effet, il est parfaitement possible que ces derniers soient violés par des mesures

33 AUER/MALINVERNI/HOTTELIER, op. cit., vol. II, p. 75-79.

34 ACEDH (GC), Okçuoğlu c. Turquie (1999), Requête n° 24246/94 § 43 : « La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’art. 10, elle vaut non seulement pour les ‹ informations › ou ‹ idées › accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de ‹ société démocratique ›. »

35 SAMANTHA BESSON, « Les obligations positives de protection des droits fondamentaux : un essai en dogmatique comparative », in : Revue de droit suisse, 2003, I, p. 49-96, p. 64. Dans la terminologie onusienne, les obligations positives comprennent deux volets distincts : une obligation de protéger et une obligation de donner effet. La première protège l’individu, par le biais de l’Etat, contre les atteintes provenant de tiers tandis que la seconde décrit de manière générale l’obligation qu’a l’Etat de faciliter l’exercice du droit. Cf. à ce sujet COMITÉ DES DROITS ÉCONOMIQUES, SOCIAUX ET CULTURELS, Observation générale no 12 : Le droit à une nourriture suffisante (1999).

36 Voir l’art. 12 du Pacte ONU I : « Les mesures que les Etats parties au présent Pacte prendront en vue d’assurer le plein exercice de ce droit devront comprendre les mesures nécessaires pour assurer : […] d) La création de conditions propres à assurer à tous des services médicaux et une aide médicale en cas de maladie. »

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concrètes adoptées par l’Etat, par exemple si ces dernières sont préjudiciables pour la situation économique et sociale d’une minorité37.

A l’inverse, si les obligations positives sont avant tout rattachées aux droits économiques, sociaux et culturels, puisque ces derniers requièrent une politique de mise en œuvre, elles transcendent aussi l’approche générationnelle, dans la mesure où des mesures positives sont souvent exigées dans la mise en œuvre des droits civils et politiques.

Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que, dans le cadre de la liberté d’expression (art. 10 CEDH), l’Etat était tenu de prendre les mesures nécessaires pour que les citoyens puissent librement s’exprimer38. De même, la Cour a progressivement consacré des obligations positives au sein du droit à la vie (art. 2 CEDH), consistant par exemple à mener une enquête effective lorsque le requérant fait valoir des soupçons étayés de manquement à la Convention par des agents étatiques39.

Pour récapituler, tant l’étude historique que « comportementaliste » des notions de liberté conduisent à la constatation que les visions négative et positive ne sont pas irréconciliables. Cette observation trouvera un écho dans le chapitre suivant, consacré à l’idée d’égalité (cf. infra III).

III. L’idée d’égalité

Ainsi que nous l’avons vu, le principe d’égalité figure en germe dans l’idée de dignité humaine, et ce dès l’apparition de cette dernière40. En miroir de la double

37 Ainsi, si l’Etat ordonne l’expulsion d’une famille tsigane qui habite dans une caravane, il porte atteinte à la dimension négative du droit au logement. Cf. à cet égard ACEDH (GC), Chapman c. Royaume-Uni (2001), Requête n° 27238/95, § 75.

38 ACEDH, Dink c. Turquie (2010), Requête n° 2668/07, § 137 : « [La Cour] estime aussi que les obligations positives en la matière impliquent, entre autres, que les Etats sont tenus de créer, tout en établissant un système efficace de protection des auteurs ou journalistes, un environnement favorable à la participation aux débats publics de toutes les personnes concernées, leur permettant d'exprimer sans crainte leurs opinions et idées, même si celles-ci vont à l'encontre de celles défendues par les autorités officielles ou par une partie importante de l'opinion publique, voire même sont irritantes ou choquantes pour ces dernières. »

39 ACEDH, Scavuzzo-Hager c. Suisse (2006), Requête n° 41773/98, § 74 : « La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’art. 2, combinée avec le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’art. 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la Convention, implique et exige de mener une forme d’enquête officielle effective lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l’Etat, a entraîné mort d’homme. »

40 Il convient de relativiser cette affirmation en relevant que le siècle des Lumières est marqué par un fort européocentrisme, de sorte que l’égalité en question ne s’étend pas au-delà du continent européen. Voir, à ce sujet, CATHERINE COQUERY-VIDROVITCH, « Le postulat de la

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vision de la liberté, il convient à nouveau de distinguer entre deux conceptions de l’égalité, l’égalité dite « formelle » (cf. infra 1) et celle dite « matérielle » (cf.

infra 2). Comme nous le verrons, ces deux conceptions se calquent, sans se superposer, sur les notions de liberté examinées ci-dessus.

1. L’égalité formelle

L’égalité formelle est de nature essentiellement procédurale. De ce fait, elle exige la généralisation des destinataires des normes juridiques et le respect du principe de l’égalité de traitement. Ce dernier impose de traiter de manière identique les cas identiques et interdit d’assimiler des cas dissemblables41. Dans un système démocratique, l’égalité formelle inclut également l’égalité politique en accordant à chacun un poids identique dans le système électoral42.

Conceptuellement, elle est ainsi proche du concept de liberté négative, puisqu’elle vise à ordonner, de manière relativement statique, les rapports entre gouvernants et gouvernés.

Cela étant, il convient de souligner qu’au moment de son apparition dans le contexte des sociétés féodales, l’égalité formelle a été un puissant vecteur de lutte contre les inégalités issues de la division de la société en ordres séparés et hiérarchisés, et donc un facteur indéniable de progrès43.

Toutefois, une fois les ordres abolis et la société devenue formellement « une », l’égalité formelle est devenue conservatrice (au sens propre du terme). En effet, elle ne permet plus de remettre en cause les structures de l’ordre établi44 : prenant

supériorité blanche et de l’infériorité noire », in : MARC FERRO (éd.), Le livre noir du colonialisme, Paris 2003, p. 646-685, p. 653 : « [L]es Lumières elles-mêmes, élaborant la conviction d’une sorte de montée fatale du progrès, établirent ce faisant une hiérarchie implicite ou explicite dont l’homme noir occupait le niveau inférieur. »

41 AUER/MALINVERNI/HOTTELIER, op. cit., vol. II, p. 483 ; OLIVIER JOUANJAN, « Réflexions sur l’égalité devant la loi », in : Droits, vol. 16 (1993), p. 131-139, p. 133-134.

42 Selon PIERRE ROSANVALLON, « L’universalisme démocratique : histoire et problèmes », in : La vie des idées, 17 décembre 2007, le mot « démocratie » a d’abord reçu dans la langue moderne le sens de société égalitaire et non de régime politique : « C’est plus tard, dans les années 1820, au temps de la monarchie constitutionnelle, sous la plume des théoriciens libéraux, que le mot démocratie va paradoxalement commencer à rentrer en France dans la langue ordinaire. Mais c’est pour désigner la société égalitaire moderne et non plus le régime politique associé aux républiques grecques et romaine. » [italiques dans l’original].

43 PECES-BARBA, op. cit., p. 256 et ss.

44 Cette affirmation de principe, qui concerne la structure de la société en tant que telle, doit, toutefois, être relativisée, car le principe d’égalité formelle conserve un rôle crucial dans la protection des minorités. Voir par exemple l’opinion concordante de la juge SANDRA O’CONNOR dans la décision Lawrence v. Texas, 539 U.S. 558 (2003), dans laquelle la Cour suprême des Etats-Unis a invalidé une loi texane criminalisant les rapports homosexuels :

« A law branding one class of persons as criminal based solely on the State’s moral disapproval of that class and the conduct associated with that class runs contrary to the

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le monde tel qu’il lui apparaît, elle exige simplement que personne ne puisse concrètement se plaindre d’avoir été traité différemment des autres sans justification45.

2. L’égalité matérielle

L’apparition de droits essentiellement défensifs et d’une vision très rigide de l’égalité n’a pas permis d’empêcher le développement de fortes inégalités au sein des sociétés européennes, culminant au cours du XIXe siècle dans les conditions de vie dramatiques des travailleurs46.

Les libertés ont alors fait l’objet de fortes contestations issues notamment des mouvements de gauche, parmi lesquels le marxisme, qui a critiqué de manière acerbe les libertés en les reléguant au rôle peu flatteur de « masque » de l’oppression des travailleurs par la bourgeoisie47.

Face à ces accusations et aux appels à se défaire purement et simplement des libertés, la « réponse » de nombre de leurs défenseurs a consisté à développer de nouvelles formes de droits ou à modifier l’étendue des droits préexistants (cf. infra V.1).

Cet ensemble d’efforts peut conceptuellement être rassemblé sous la bannière d’égalité matérielle48, dont l’objectif est de réaliser une plus grande égalité de fait

values of the Constitution and the Equal Protection Clause, under any standard of review. I therefore concur in the Court’s judgment that Texas’ sodomy law banning ‹ deviate sexual intercourse › between consenting adults of the same sex, but not between consenting adults of different sexes, is unconstitutional. » (p. 585).

45 HANS KELSEN, Théorie pure du droit, 2e éd., Paris 1962, p. 189-190 ; VINCENT MARTENET, Géométrie de l’égalité, Genève 2003, p. 124-125.

46 HOBSBAWM, op. cit., p. 202-203.

47 KARL MARX/FRIEDRICH ENGELS, Manifest der Kommunistischen Partei, Stuttgart 1969, p. 21-23. Notons au passage que les libertés font aussi l’objet d’une critique fondamentale de la part de l’extrême-droite fasciste, qui leur reproche de s’insérer entre le « groupe » et le gouvernement. Voir CARL SCHMITT, La notion de politique, Paris 1992, p. 83-84. Lire également les propos de JULIUS EVOLA, Les Hommes au milieu des ruines, Paris 1972, p. 66 : « Un Etat est organique lorsqu’il a un centre et que ce centre est une idée qui modèle efficacement, par sa propre vertu, ses diverses parties ; lorsqu’il ignore la scission et l’‹ autonomisation › du particulier et, que, grâce à un système de participations hiérarchiques, chacune de ses parties, dotées d’une relative autonomie, remplit une fonction et se trouve intimement reliée au tout. »

48 AMINATA TRAORÉ, Le viol de l’imaginaire, Paris 2002, p. 11. Voir le discours sur l’état de l’Union prononcé par le Président des Etats-Unis FRANKLIN D.ROOSEVELT le 11 janvier 1944 : « This Republic had its beginning, and grew to its present strength under the protection of certain inalienable political rights – among them the right of free speech, free press, free worship, trial by jury, freedom from unreasonable searches and seizures. They were our rights to life and liberty. As our Nation has grown in size and stature, however – as our industrial economy expanded – these political rights proved inadequate to assure

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au sein de la communauté, entre autres par une redistribution visant à compenser les inégalités naturelles et sociales49.

L’ordre établi, dont on a vu qu’il demeurait intouché par l’égalité formelle, est donc fondamentalement remis en cause par l’égalité matérielle. En tant que cette dernière vise à offrir à chacun les moyens de ses ambitions, elle est au demeurant parente de la notion de liberté positive.

Cette revendication d’égalité matérielle provoque par ailleurs un changement profond de la nature de l’Etat : alors que les Lumières l’avaient pensé minimal, ce dernier se voit peu à peu contraint de devenir providence50.

IV. L’égalité et la liberté irréconciliables ?

La mise en œuvre de mécanismes de redistribution a fait craindre à plusieurs auteurs qu’une telle conception de l’égalité ne mène, à terme, à un système de type communiste (cf. infra 1). De telles peurs doivent cependant être raisonnées, car, dans une démocratie libérale, la poursuite de l’égalité peut parfaitement être effectuée dans le respect de la liberté (cf. infra 2).

1. La crainte du collectivisme

La recherche de l’égalité a, en effet, été de tout temps la source de vives craintes de dérives de type communiste ou collectiviste51. La philosophe d’origine russe

equality in the pursuit of happiness. We have come to a clear realization of the fact that true individual freedom cannot exist without economic security and independence. ‹ Necessitous men are not free men. › People who are hungry and out of a job are the stuff of which dictatorships are made. » Propos rapportés dans CASS R.SUNSTEIN, The Second Bill of Rights, New York 2004, p. 242.

49 Elle peut être résumée par une citation de JEAN-JACQUES ROUSSEAU, Du Contrat social ou Principes du droit politique, Paris 1964, p. 391-92 : « [Q]ue nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre. » Lire également MAURICE HAURIOU, Précis élémentaire de droit constitutionnel, 2e éd., Paris 1930, p. 34 : « L’ordre social est une organisation de la société sur certaines bases en vue d’assurer au mieux la subsistance du groupe, de faire l’entreprise d’une civilisation et aussi en vue d’obtenir, par des équilibres appropriés, le mouvement lent et uniforme de l’ensemble des situations et relations sociales. » Voir aussi FRANK I.MICHELMAN, « The Constitution, Social Rights, and Liberal Political Justification », in : International Journal of Constitutional Law, vol. 1 (2003), p. 13-34, p. 14-15 ; FRANÇOIS CHESNAIS, « L’émergence des idées libérales », in : Le Monde diplomatique, février 2008.

50 CONOR GEARTY, Civil Liberties, Oxford 2007, p. 15.

51 Voir les propos de FRIEDRICH A.HAYEK, Law, Legislation and Liberty, vol. I, Londres 1979, p. 2 : « [T]he predominant model of liberal democratic institutions, in which the same

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AYN RAND a ainsi développé une philosophie politique appelée « objectivisme », entièrement construite autour du rejet de la collectivisation et de l’Etat providence52.

Plus récemment, l’apparition du mouvement du Tea Party, aux Etats-Unis, paraît être un symptôme du renforcement de craintes similaires, provoqué notamment par l’augmentation des impôts et la réforme du système de santé adoptée par le Congrès en 2010, qui fait à chacun obligation de s’affilier à une caisse-maladie afin de financer un système de soins généralisés53.

Dans l’absolu, il est vrai que de telles craintes ne sont pas entièrement infondées.

Au cours du XXe siècle, la recherche de l’égalité matérielle a parfois conduit à vouloir « niveler » à tout prix, au mépris des libertés classiques, but d’ailleurs explicite de la doctrine marxiste54.

L’art. 39 de l’ancienne Constitution soviétique illustre clairement cette possible dérive :

« Citizens of the USSR enjoy in full the social, economic, political and personal rights and freedoms proclaimed and guaranteed by the Constitution of the USSR and by Soviet laws. The socialist system ensures enlargement of the rights and freedoms of citizens and continuous improvement of their living standards as social, economic, and cultural development programs are fulfilled.

Enjoyment by citizens of their rights and freedoms must not be to the detriment of the interests of society or the State, or infringe the rights of other citizens. »55 Si les libertés ne sont respectées que dans la mesure où elles n’entravent pas les buts collectifs et étatiques, elles deviennent alors des tigres de papier56.

Cependant, poursuivre l’égalité ne signifie pas nécessairement faire fi des libertés.

Une telle conclusion se dégage déjà, en réalité, des constatations faites plus haut dans les points II et III, à teneur desquelles il n’existe pas de frontière rigide entre la liberté et l’égalité, mais bien plutôt différentes interprétations de chacun de ces deux concepts.

representative body lays down the rules of just conduct and directs government, necessarily leads to a gradual transformation of the spontaneous order of a free society into a totalitarian system conducted in the service of some coalition of organized interest. »

52 AYN RAND, The Virtue of Selfishness : A New Concept of Egoism, New York 1965, p. 178.

53 Lire à ce sujet « The Republicans : A Dangerous Game », in : The Economist, 5 novembre 2011.

54 MARX/ENGELS, op. cit., p. 21-23.

55 Texte intégral de la Constitution soviétique de 1977 disponible en anglais à l’adresse suivante : http://www.departments.bucknell.edu/russian/const/1977toc.html (site consulté en août 2012).

56 RONALD DWORKIN, Taking Rights Seriously, Oxford 1978, p. xi : « Individual rights are political trumps held by individuals. Individuals have rights when, for some reason, a collective goal is not a sufficient justification for denying them what they wish, as individuals, to have or to do, or not a sufficient justification for imposing some loss or injury upon them. »

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2. La priorité donnée à la liberté

Le système proposé par JOHN RAWLS dans son livre A Theory of Justice permet d’illustrer ce point. Dans ce dernier, RAWLS fixe en effet un ordre de priorité entre les biens sociaux disponibles – liberté, revenu, richesse, etc. – en donnant clairement la préséance à la liberté :

« First Priority Rule (The Priority of Liberty) – The principles of justice are to be ranked in lexical order and therefore liberty can be restricted only for the sake of liberty. »57

Dans ces conditions, la recherche de l’égalité ne peut viser qu’à augmenter les conditions de jouissance des libertés, non à les diminuer. En d’autres termes, la liberté ne peut être restreinte qu’au nom de la liberté.

Cette position de principe peut être illustrée par le mécanisme de la garantie de la propriété. Comme nous le verrons plus bas (cf. infra V), la poursuite de l’égalité matérielle nécessite invariablement la mise en place, sous une forme ou une autre, d’un système de redistribution des richesses, allant des couches plus aisées de la société vers les couches plus démunies.

Une manière radicale de procéder à cette redistribution réside dans la collectivisation de la propriété privée, en vue de sa gestion commune ou de sa redistribution58.

Cependant, la redistribution peut aussi être soumise à des exigences légales issues de la garantie de la propriété. Ainsi, en Suisse comme dans la plupart des Etats occidentaux, il est loisible aux autorités étatiques d’exproprier des biens si cela leur paraît nécessaire à la réalisation de buts collectifs, mais à la condition qu’elles indemnisent dûment leurs anciens propriétaires59. Un tel système, qui s’insère dans un ensemble plus vaste de mécanismes de redistribution composé notamment des outils fiscaux et de sécurité sociale, garantit que la poursuite de l’égalité se fasse de manière conforme à la liberté, puisqu’il interdit toute poursuite de l’égalité par la spoliation de la propriété60.

57 JOHN RAWLS, A Theory of Justice, Cambridge 1971, p. 302-303.

58 Cette deuxième solution a été mise en œuvre, avec des conséquences dramatiques, pour les fermiers au Zimbabwe. Lire à ce sujet The Economist, « Zimbabwe’s land invasions : Out with those white farmers », 17 septembre 2009.

59 Le texte de l’art. 26 al. 2 Cst. féd. ne laisse aucune place au doute : « Une pleine indemnité est due en cas d’expropriation ou de restriction de la propriété qui équivaut à une expropriation. » Voir, par exemple, ATF 126 I 219 c. 2c.

60 BOBBIO, op. cit., p. 46-47.

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V. La poursuite libérale de l’égalité

Nous avons à présent constaté que les idéaux d’égalité et de liberté, loin de s’opposer de manière rigide, forment un ensemble traversé par différentes lignes de force. Nous avons également observé qu’il est possible de ne pas faire primer la recherche d’une plus grande égalité entre citoyens sur leur liberté.

Il convient à présent de montrer concrètement comment peut s’articuler une poursuite de l’égalité qui soit simultanément respectueuse de la liberté. Selon nous, une telle poursuite résulte de la combinaison de trois éléments principaux : d’abord, l’application conjointe de deux mécanismes de redistribution (cf. infra 1) ; ensuite, une action intervenant aussi en amont que possible, de sorte que chacun reçoive le soutien nécessaire à se développer suffisamment tôt dans l’existence (cf. infra 2) ; enfin, une vigilance toute particulière visant à éviter que ces instruments n’entraînent la suppression de la responsabilité individuelle (cf.

infra 3).

1. Les mécanismes

Comme nous l’avons précédemment évoqué, la poursuite de l’égalité matérielle passe nécessairement par un système de redistribution des richesses. Ce dernier peut emprunter deux voies simultanées, que GREGORIO PECES-BARBA qualifie respectivement de « généralisation » et de « spécification »61.

Dans son expression la plus simple, le processus de généralisation consiste à étendre la jouissance de la liberté à des individus défavorisés, par exemple au moyen de l’imposition des personnes fortunées62. Un tel soutien peut se concrétiser, par exemple, dans l’octroi de rentes aux personnes invalides ou âgées.

Il est aussi à la source de la possibilité pour l’Etat d’exproprier des biens privés dans la poursuite d’objectifs collectifs, évoquée plus haut (cf. supra IV)63.

Confirmant la fragilité de la séparation nette entre liberté négative (égalité formelle) et liberté positive (égalité matérielle), il est significatif que, dès le XVIIIe siècle, les philosophes des Lumières aient inclus l’idée de solidarité dans

61 PECES-BARBA, op. cit., p. 164.

62 ANDREW HEYWOOD, Politics, 3e éd., New York 2007, p. 440 ; JOHN ROEMER, Theories of Distributive Justice, Cambridge 1996, p. 1 ; MICHEL TERESTCHENKO, Philosophie politique, vol. I, Paris 2006, p. 116-117.

63 FRANK I.MICHELMAN, « Property as a Constitutional Right », in : Washington and Lee Law Review, vol. 38 (1981), p. 1097-1114, p. 1109-1110 ; PECES-BARBA, op. cit., p. 149 ; JEREMY WALDRON, « What is Private Property ? », in : Oxford Journal of Legal Studies, vol.

5 (1985), p. 313-349, p. 320-321.

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les tâches de l’Etat64, notion qui est d’ailleurs exprimée de manière extrêmement claire dans la bannière de la Révolution française par l’adjonction du terme

« fraternité » aux idées de liberté et d’égalité65.

La spécification constitue, quant à elle, une forme de redistribution moins évidente et également moins répandue. Sans consacrer de nouveaux droits, cette voie tente de renforcer l’accès à certaines prestations d’individus ou groupes historiquement défavorisés66. Ainsi, par exemple, la spécification favorise, au nom de l’égalité des sexes, l’élection de femmes, historiquement sous-représentées, à des postes politiques, dans le but d’atteindre, à terme, une représentation équitable des deux sexes67.

Ces programmes, initiés aux Etats-Unis et connus sous le nom d’affirmative action, sont aussi qualifiés de « discrimination positive »68. Ils sont aujourd’hui extrêmement répandus à travers le monde, entre autres lorsqu’un Etat comporte un groupe d’individus historiquement défavorisé, par exemple les catholiques en Irlande du Nord, les dalits en Inde, les aborigènes en Australie ou encore les Noirs en Afrique du Sud69.

Il convient de souligner que le processus de spécification s’écarte du carcan de l’égalité formelle puisque, dans un cas précis, un individu bénéficie volontairement d’un meilleur traitement qu’un autre70. Cette « inégalité » est néanmoins justifiée par son caractère temporaire et par son objectif : la création, à terme, d’une égalité matérielle qui ne fasse qu’une avec l’égalité formelle71.

64 Parmi les penseurs ayant mis l’accent sur l’importance de la solidarité figurent JEAN- ANTOINE-NICOLAS DE CARITAT CONDORCET, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris 1822, p. 274 ; JOHN STUART MILL, Utilitarianism, 3e éd., Londres 1867, p. 39-40 ; et THOMAS PAINE, Rights of Man, 2e éd., Londres 1856, p. 85-86.

65 JEAN TOUCHARD, Histoire des idées politiques, 11e éd., Paris 1993, p. 461. ROBESPIERRE est le premier à avoir associé officiellement les trois termes dans son discours sur l’organisation des gardes nationales prononcé le 5 décembre 1790 à l’Assemblée Nationale (voir Œuvres, Paris 1866, p. 191).

66 NORBERTO BOBBIO, L’età dei diritti, Turin 1990, p. 67.

67 ALAN H.GOLDMAN, « Affirmative Action », in : Philosophy & Public Affairs, vol. 5 (1976), p. 178-195, p. 178-179 ; JO ANN OOIMAN ROBINSON, « Affirmative Action in the United States », in : ELAINE KENNEDY-DUBOURDIEU (éd.), Race and Inequality : World Perspectives on Affirmative Action, Aldershot 2006, p. 11-12.

68 ANDREAS AUER/VINCENT MARTENET, « Les quotas, la démocratie et le fédéralisme », in : Semaine judiciaire, 1997, p. 629-656, p. 634-635 ; REGINA KIENER/WALTER KÄLIN, Grundrechte, Berne 2007, p. 371-372.

69 Voir, sur chacun de ces groupes, les essais contenus dans l’ouvrage édité par ELAINE KENNEDY-DUBOURDIEU, Race and Inequality : World Perspectives on Affirmative Action, Aldershot 2006.

70 JULIO FAUNDEZ, Affirmative Action : International Perspectives, Genève 1994, p. 18.

71 Voir l’opinion dissidente du juge KAREL JUNGWIERT dans ACEDH (GC), D. H. et autres c.

République tchèque (2007), Requête n° 57325/00, § 11 : « D’une certaine façon, la République tchèque a ainsi mis sur pied un système éducatif inégalitaire, mais inégalitaire dans un but louable : scolariser des enfants pour leur donner des chances de réussir, ce qui implique une discrimination positive en faveur d’une population défavorisée. » Pour la

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