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Malgré les volontés les plus pures, la mise en œuvre de politiques destinées à offrir une égalité des chances se heurte à d’innombrables difficultés (cf. infra 1).

Si l’on croit aux vertus de l’égalité matérielle, il est dès lors logique que l’on ait trouvé refuge dans un « filet de sécurité » constitué par les droits économiques, sociaux et culturels, qui apparaissent indispensables tant qu’une véritable égalité matérielle demeure hors d’atteinte (cf. infra 2). Cependant, pour nécessaires qu’ils soient, ces droits sont insuffisants à mettre en œuvre l’idéal libéral d’égalité matérielle (cf. infra 3).

81 DWORKIN, op. cit., p. 140-145.

1. Nécessité

Dans les faits, la concrétisation de l’égalité des chances, qui viendrait gommer les inégalités sociales et naturelles, fait face à des difficultés insolubles, dont témoigne la persistance de la pauvreté, du chômage ou encore de l’exclusion82. Plus spécifiquement, le canal principal investi par les tenants de l’égalité, l’éducation, ne parvient pas à tenir ses promesses83. Plusieurs études suggèrent ainsi, par exemple, que le système scolaire ne permet pas aux enfants issus de familles socialement défavorisées de rattraper leur « handicap »84. A cela vient s’ajouter le fait que certaines inégalités, par exemple issues de handicaps, ne peuvent jamais être totalement « effacées ».

Dans de telles conditions, il est compréhensible que les ambitions égalitaires soient revues à la baisse et se bornent à viser, plutôt que la poursuite d’une forme pure d’égalité, un objectif moins ambitieux, la satisfaction des besoins élémentaires85.

2. Concrétisation

La fourniture de ce filet de sécurité se traduit, juridiquement, par la consécration des droits économiques, sociaux et culturels, qui comprennent, entre autres, les

82 Voir, par exemple, « Bradford and its Communities : Hope over Hate », in : The Economist, 3 mai 2011.

83 Il convient de souligner que ce manquement est en partie volontaire : en effet, l’Etat poursuit en général le but de créer des citoyens dociles et faciles à gouverner, plutôt que des êtres libres et autonomes prompts à la critique. Voir à cet égard KYMLICKA, op. cit., p. 263.

84 MARIE DURU-BELLA, « L’école pourrait-elle réduire les inégalités ? », in : Les nouveaux visages des inégalités, Sciences humaines, mars 2003.

85 Voir la discussion rapportée par ALBIE SACHS, The Strange Alchemy of Life and Law, Oxford 2009, p. 168-169 : « It was at about this time, in the early 1990s, that I had the pleasure of being invited to spend a week in Paris as a guest of Robert Badinter, President of the French Conseil Constitutionnel. Ronald Dworkin […] happened to be in Paris at the time. I was hoping to receive from him comments on the Draft Bill of Rights produced by the ANC Constitutional Committee, and in particular on the provisions for socio-economic rights […] [H]e indicated his doubts about our Draft Bill of Rights. Was it appropriate to include extensive and detailed social and economic rights as fundamental rights in a constitution ? In his view, equal protection was a most powerful and principled instrument that could be used to strengthen the position of disadvantaged persons who had been forced by racial discrimination to live in conditions of gross inequality. I spent much time pondering over his words. My conclusion, however, was that equal protection would not be enough, even when coupled with affirmative action. The problem was not simply to prevent continuing or new discrimination, but to ensure that everyone was entitled to at least the minimum decencies of life. Equal protection coupled with affirmative action would greatly assist the emerging new black middle class. But it would be far less helpful for the desperately poor. »

droits à l’assistance judiciaire gratuite, au travail, à la sécurité sociale, au logement, à la santé ou encore à l’alimentation86.

Ces droits sont consacrés dans de nombreux instruments internationaux, au premier rang desquels le Pacte des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels, du 16 décembre 1966 et la Charte sociale européenne révisée du 3 mai 1996. Ils correspondent, par ailleurs, aux buts énumérés à l’art. 41 al. 1 let. a, b et d, à l’art. 41 al. 2 Cst. féd., ainsi qu’au droit consacré à l’art. 12 Cst. féd.

3. Nature

Techniquement, ces droits exigent de l’Etat qu’il fournisse un certain nombre de prestations permettant à ses administrés de jouir de conditions d’existence décentes.

A ce titre, ils sont incontournables pour assurer à chacun un filet minimal, en particulier s’agissant d’inégalités qui ne sont pas ou ne peuvent pas être compensées.

Pour autant, ces droits ne réalisent pas entièrement l’idéal de la poursuite libérale de l’égalité, et ce pour deux raisons principales. D’une part, intervenant généralement alors que « le mal est déjà fait », ils ne sont pas de nature à favoriser l’émergence d’êtres autonomes jouissant de leur liberté de manière égale, c’est-à-dire plus largement d’une société où l’égalité est pour ainsi c’est-à-dire « libre »87. Ils se contentent, en effet, d’assurer le respect de certaines conditions minimales.

D’autre part, ils sont incapables de sauvegarder le principe de responsabilité individuelle, puisque le filet de sécurité est conçu pour tous, indépendamment des raisons ou des choix qui les ont conduits à en avoir besoin. A l’extrême limite, A., notre joueur de tennis, pourrait presque se consacrer uniquement au tennis, tout en bénéficiant d’une rente chômage d’abord, puis d’une rente vieillesse ensuite.

Ceci explique que les droits économiques, sociaux et culturels constituent une cible facile pour un certain type de discours qui stigmatise le fait que ces droits, en niant la responsabilité individuelle, aboutissent à la création d’individus

« assistés » plutôt qu’autonomes88.

Toutefois, si ce constat est partiellement correct, les droits économiques, sociaux et culturels – réalisation certes imparfaite de l’égalité libérale – n’en demeurent

86 Voir HAUT-COMMISSARIAT DES NATIONS UNIES AUX DROITS DE LHOMME, Droits économiques, sociaux et culturels : manuel destiné aux institutions des droits de l’homme, New York et Genève 2004.

87 Suivant en cela le mouvement décrit par ALEXIS DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, tome IV, Paris 1840, p. 269 : « Il est naturel que l’amour de l’égalité croisse sans cesse avec l’égalité elle-même ; en le satisfaisant, on le développe. » Cette référence provient d’AUER/MALINVERNI/HOTTELIER, op. cit., vol. II, p. 478.

88 KYMLICKA, op. cit., p. 92.

pas moins une exigence morale incontournable aussi longtemps que l’égalité ne sera pas pleinement réalisée.

Conclusion

Arrivé au terme de notre cheminement, il apparaît que les notions d’égalité et de liberté, telles qu’elles découlent des développements philosophiques, politiques et juridiques intervenus au cours des deux derniers siècles, sont éminemment complexes. Il s’avère, en particulier, réducteur de les considérer comme des notions opposées, dans la mesure où chacune est, à sa manière et en miroir de l’autre, une sorte d’être à deux visages, à l’image du dieu romain Janus89. Depuis maintenant plusieurs siècles, les sociétés occidentales tâtonnent pour créer une véritable harmonie entre ces deux facettes.

A la lumière de ces considérations, que peut-on dire des rapports entre égalité et liberté découlant de notre nouvelle Constitution fédérale ?

De manière générale, il apparaît que le constituant de 1999 est parvenu à créer un ensemble innovant et cohérent entre les différentes facettes de l’égalité et de la liberté.

Ainsi, il a commencé par consacrer, de manière sans équivoque, le principe fondamental de l’Etat de droit qu’est l’égalité formelle (art. 8 Cst. féd.). Nous avons vu, en effet, que si cette dernière peine à remettre en cause aujourd’hui certaines inégalités, elle n’en constitue pas moins un outil incontournable pour lutter contre les discriminations.

Cela fait, le constituant a pris soin d’inscrire dans notre texte constitutionnel l’ambition suprême de l’égalité matérielle, la fourniture d’une égalité des chances entre individus (voir l’art. 41 al. 1 let. f et surtout l’art. 41 al. 1 let. g Cst. féd. :

« les enfants et les jeunes [doivent être] encouragés à devenir des personnes indépendantes et socialement responsables et [doivent être] soutenus dans leur intégration sociale, culturelle et politique. »). L’art. 6 Cst. féd., relatif à la responsabilité individuelle, en tire la conclusion logique.

Cependant, le peuple et les cantons ont également mis en place un filet de sécurité complexe destiné à s’enclencher dès lors que, pour une raison ou une autre, l’objectif d’autonomie individuelle qui vient d’être rappelé échoue. Ce filet découle de la conjonction de plusieurs normes : l’art. 12 Cst. féd. tout d’abord (droit d’obtenir de l’aide dans des situations de détresse), l’art. 41 al. 1 let. a, b, d et e ensuite (droit à la sécurité sociale, aux soins nécessaires à sa santé, au travail et au logement) et l’art. 41 al. 2 Cst. féd. enfin (assurance de toute personne contre

89 Sur la figure du dieu romain Janus, voir par exemple MAURICE DUVERGER, Introduction à la politique, Paris 1990, p. 15.

les conséquences économiques de l’âge, de l’invalidité, de la maladie, de l’accident, du chômage, de la maternité, de la condition d’orphelin et du veuvage).

Dans ces circonstances, alors même que la révision totale de 1999 est apparue à de nombreux commentateurs comme un simple « toilettage » de l’ancien texte constitutionnel, la richesse des facettes de l’égalité et de la liberté reflétées dans notre Constitution pourrait bien constituer, rétrospectivement, un élément résolument « moderne », voire tout simplement « révolutionnaire ».

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