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Récits de voyage : une géographie humaniste

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Academic year: 2022

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Journal

Reference

Récits de voyage : une géographie humaniste

LÉVY, Bertrand (Ed.), SCARIATI, Renato (Ed.)

Abstract

Littérature et géographie : dialogue autour du récit de voyage : Rachel Bouvet, Bertrand Lévy

; Récit de voyage et expérience de l'espace : la Méditerranée écrite et vécue par Josep Piera :Alexandre Bataller ; Le voyage en Italie de Pier Paolo Pasolini. Du reportage à l'ichnographie : une paragéographie des seuils : Laurent Matthey ; Le "Voyage en France avec notes" de Mariano Della Vedova : le carnet de route et sa valorisation esthétique : Alba Dellavedova ; Périples aquatiques – Impressions de voyages : Jean-Baptiste Bing ; Retour à El Hierro : Jean-Michel Wissmer ; La vie, la mort et les hommes. Moments choisis d'un voyage au Népal : Rémy Villemin; Il Pianto dei Balcani. Photo-poèmes de voyage à la recherche d'une histoire familiale : Sara Lonati ; Bulletin de la Société de Géographie de Genève

LÉVY, Bertrand (Ed.), SCARIATI, Renato (Ed.). Récits de voyage : une géographie humaniste.

Le Globe, 2018, vol. 158, p. 1-164

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:112733

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LE GLOBE

Revue genevoise de géographie

Récits de voyage :

Une géographie humaniste

Tome 158 - 2018

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Comité éditorial :

Angelo Barampama, Ruggero Crivelli, Lionel Gauthier, Paul Guichonnet, Charles Hussy, Bertrand Lévy, Laurent Matthey, Claude Raffestin, Frédéric Tinguely, Jean- Claude Vernex : Université de Genève.

Alain De l'Harpe, Philippe Dubois, Gianni Hochkofler, Philippe Martin, Christian Moser, Renato Scariati, Véronique Stein, René Zwahlen : Société de Géographie de Genève.

Elisabeth Bäschlin, Université de Berne

Rachel Bouvet, Université du Québec à Montréal Sylvain Briens, Université de Paris-Sorbonne Annabel Chanteraud, Université de Genève Hans Elsasser, Université de Zurich Franco Farinelli, Université de Bologne

Claudio Ferrata, GEA-Association des Géographes, Bellinzone, Tessin Hervé Gumuchian, Université de Grenoble

Jean-Christophe Loubier, HES-SO Valais Marina Marengo, Université de Sienne René Georges Maury, Université de Naples Jean-Luc Piveteau, Université de Fribourg Jean-Bernard Racine, Université de Lausanne

François Taglioni, Université de Saint-Denis de la Réunion.

Rédacteur : Bertrand Lévy.

Coordinateurs du Tome 158 : Bertrand Lévy, Renato Scariati.

Lecteurs critiques du Tome 158 :

R. Bouvet, R. Crivelli, E. Galifi, G. Hochkofler, B. Lévy, J.-C. Loubier, L. Matthey, M. Marengo, R. Matos, C. Moser, R. Scariati, V. Stein, R. Zwahlen.

Tous les articles ont été soumis à lecture critique.

Les articles publiés dans Le Globe engagent la seule responsabilité de leurs auteurs Ils ne peuvent être reproduits sans autorisation des éditeurs.

Les propositions de publications sont à adresser au rédacteur : Bertrand.Levy@unige.ch

Le Globe est une revue arbitrée par des pairs / a peer-reviewed journal.

Tirage : ca 450 ex.

Site internet : http://www.sgeo-ge.ch/le-globe

Le Globe est en ligne sur Persée : http://www.persee.fr/collection/globe

© Le Globe 2018 ISSN : 0398-3412

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LE GLOBE

Revue genevoise de géographie Tome 158

RECITS DE VOYAGE :

UNE GEOGRAPHIE HUMANISTE

Société de Géographie de Genève

2018

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LE GLOBE - TOME 158 - 2018 LE GLOBE – TOME 158 –

RECITS DE VOYAGE : UNE GEOGRAPHIE HUMANISTE SOMMAIRE

Littérature et géographie : dialogue autour du récit de voyage 5 Rachel Bouvet, Bertrand Lévy

Récit de voyage et expérience de l'espace : la Méditerranée

écrite et vécue par Josep Piera 25

Alexandre Bataller

Le voyage en Italie de Pier Paolo Pasolini. Du reportage à

l'ichnographie : une paragéographie des seuils 41 Laurent Matthey

Le Voyage en France avec notes de Mariano Della Vedova :

le carnet de route et sa valorisation esthétique 61 Alba Dellavedova

Périples aquatiques – Impressions de voyages 71 Jean-Baptiste Bing

Retour à El Hierro 85

Jean-Michel Wissmer

La vie, la mort et les hommes. Moments choisis d'un voyage

au Népal 93

Rémy Villemin

Il Pianto dei Balcani. Photo-poèmes de voyage à la recherche

d'une histoire familiale 117

Sara Lonati

Société de Géographie de Genève

Bulletin de la Société de Géographie de Genève 129

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LE GLOBE - TOME 158 - 2018

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LE GLOBE - TOME 158 - 2018 LITTERATURE ET GEOGRAPHIE :

DIALOGUE AUTOUR DU RECIT DE VOYAGE RachelBOUVET

Dépt d'études littéraires, Université du Québec à Montréal Bertrand LEVY

Faculté des sciences de la société, Université de Genève

Résumé : Ce texte fait dialoguer une littéraire et un géographe sur leurs pratiques respectives de l'écriture de voyage. Entre recherche de faits véridiques et création esthétique, le récit de voyage est envisagé tour à tour sous l'angle du langage, de la géopoétique, de l'appel du dehors, du parcours, de son rapport avec la carte et le terrain. L'article se conclut par son insertion dans l'enseignement et dans la recherche-création.

Mots-clés : Littérature ; Géographie ; Récit de voyage ; Géopoétique ; Paysage.

Abstract : This text is a dialogue between a literary scholar and a geographer on their respective practices of travel writing. Between the search for truthful facts and aesthetic creation, travel writing is considered from the angle of language, geopoetics, the appeal from the outside, the route, its relationship with map and field work. The article ends with its insertion in teaching and research-creation.

Keywords : Literature ; Geography ; Travelogue ; Geopoetics ; Landscape.

Littérature et géographie

RB : J'aimerais pour commencer raconter ce qui m'a amenée à la géographie. A l'époque, j'étais en train de faire des recherches sur le désert en littérature. Ce paysage me fascinait, je l'avais côtoyé pendant plus de trois ans, alors que j'habitais en Egypte, mais j'avais conscience de mes lacunes et j'aurais aimé m'associer à un connaisseur des déserts. C'est pourquoi je me suis mise à la recherche d'un géographe avec qui collaborer. Cela dit, au lieu de trouver un spécialiste du désert, je suis tombée sur un géographe poète, Jean Morisset, qui m'a fait découvrir la géopoétique. Avec Eric Waddell, lui aussi géographe, et d'autres personnes (collègues, étudiants, artistes, journalistes, etc.), nous avons décidé de fonder un atelier de géopoétique, La Traversée, et j'ai continué de mon côté à explorer les rapports entre littérature et géographie.

C'est donc mon objet d'étude – le désert au début, puis la mer, la forêt, l'espace autrement dit – qui m'a orienté vers la géographie. Et puis aussi

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– de manière plus souterraine, sans doute –, un désir de mieux comprendre le monde, ma propre relation à la terre. Ayant d'abord habité la Bretagne, puis l'Egypte, avant de m'installer au Québec, je suis sans cesse interpellée par ma "géographie intime" ; je ne peux m'empêcher de tisser des liens entre les divers territoires qui sont les miens et à chaque maille ajoutée, de nouvelles interrogations fusent, sur le sens des lieux. Et toi, qui es géographe, qu'est-ce qui t'a amené à la littérature ?

BL : C'est aussi la relation entre le moi et le monde qui m'a intéressé au départ. Donc l'espace vécu plus qu'un découpage ou une zone géographique en particulier. Je voyageais en Sicile, et un soir, je suis tombé sur Narcisse et Goldmund d'Hermann Hesse, un livre que j'ai dévoré quelques jours plus tard. Ce livre répondait à des questions que je me posais à ce moment-là. Les circonstances dans lesquelles on découvre un livre sont parfois aussi importantes que le livre lui-même. Il y avait une identification de ma part à Goldmund, le voyageur, l'aventurier qui trouve finalement le sens de sa vie dans la création artistique ; j'en ai fait mon sujet de thèse. A 23 ans on a besoin de romans de formation, et je comprends parfaitement mes étudiants qui préfèrent Siddhartha à certains récits de voyage. Siddhartha est d'ailleurs un voyage à l'échelle de la vie.

Mon attirance pour la littérature s'est donc doublée d'une attirance pour la philosophie de l'espace et du temps. La philosophie existentielle m'a donné les appuis théoriques nécessaires pour aborder la littérature. J'avais ainsi l'impression d'être relié à de "grands esprits". Pour un jeune homme qui a soif d'absolu, Hesse, mais aussi Zweig, Dostoïevski, Thomas Mann, Platon ou Kant apprennent davantage sur le monde que certains discours scientifiques.

Sur le plan personnel, j'ai toujours aimé travailler en solitaire, condition nécessaire pour entreprendre un travail de fond. La littérature nécessite et provoque parfois un certain isolement. Lire prend du temps, réfléchir aussi. Hesse m'a accompagné pendant et après ma thèse. C'est ainsi que j'ai pu faire paraître une douzaine d'ouvrages d'Hermann Hesse en français. Cette activité ne m'empêchait pas d'exercer mon métier de géographe. La littérature m'apparaissait comme une ouverture. Je ne lisais pas que Hesse, mais aussi Julien Gracq, Marcel Raymond, Roberto Juarroz, Miguel Torga… Tous des penseurs de l'espace.

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LE GLOBE - TOME 158 - 2018 Le récit de voyage

RB : Si je suis allée faire des incursions en géographie, c'est aussi parce que le domaine des études littéraires est très pauvre en matière de réflexion sur l'espace, je dirais même qu'il a été longtemps réticent à la question spatiale. Les théoriciens considéraient que l'espace littéraire ne devait surtout pas être confondu avec l'espace réel : il était sans commune mesure avec lui, il avait ses propres lois, ses propres caractéristiques, il fallait impérativement se borner à l'espace du texte. A vrai dire, l'un des seuls secteurs où on établissait des liens entre l'espace du texte et l'espace réel, c'était la critique du récit de voyage. Puisque le genre viatique se situe à la frontière de la littérature et de la géographie, il est étudié autant par des littéraires que des géographes. En travaillant sur les récits de voyage au désert, ceux d'Eugène Fromentin, de Pierre Loti et d'Isabelle Eberhardt, j'ai commencé à explorer certaines notions – celle de paysage, surtout – et par la suite, j'ai tenté d'élargir la perspective, de mettre au point une approche géopoétique des textes littéraires (des romans, des nouvelles, des fragments, etc.). En définitive, je me suis tournée vers la discipline dédiée à l'étude de l'espace – la géographie – pour enrichir ma lecture des textes, pour nourrir la théorie littéraire, pour mieux comprendre le rapport entre la littérature et le monde, pour développer la géopoétique. Mais avant d'aller plus loin, peux-tu expliquer ce que le récit de voyage représente pour un géographe humaniste, comment tu en es venu à t'intéresser au genre viatique ? Est-ce encore une fois l'œuvre de Hermann Hesse ?

BL : En partie. Hermann Hesse a composé de nombreux récits de voyage, sur l'Italie, la Suisse, les Indes, et ils fournissent une partie de la matière brute de ses romans. Ainsi, ses carnets italiens de 1901 et 1903 (Hesse, 1992) inspirèrent Peter Camenzind (1904) et les Carnets indiens de 1910 (Hesse, 1995) auront une influence sur la genèse de Siddhartha (1922). Cela montre que le voyage d'un écrivain peut avoir une influence instantanée ou très décalée dans le temps.

Quelle est la place du récit de voyage dans la littérature ? Dans les études littéraires, le récit de voyage a longtemps été considéré comme un genre mineur, moins prestigieux que le roman. C'est le "tournant spatial"

en littérature comme dans les sciences humaines qui l'a remis en selle, de même que les recherches sur la mondialisation et l'altérité, qui étaient concomitantes. Le Festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo, créé en

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1990 par Michel Le Bris, a donné une impulsion du côté du grand public.

Le monde aussi est devenu plus géographique grâce aux voyages généralisés et à la géolocalisation (plus récente). Les gens sont devenus plus curieux du monde. Dans le récit de voyage, ils puisent des informations, s'instruisent au sens noble du terme. Nous, géographes, n'avons pas eu besoin du tournant spatial. En revanche, nous avons connu un tournant humaniste et culturel qui a pris forme dès les années 1980.

Après le tournant culturel, certains parlent aujourd'hui d'un tournant visuel ou cartographique. La littérature s'est alliée à la cartographie numérique.

Les travaux de Frémont (1981), Tissier (1992), Brosseau (1996), Hiernaux (1999), Chevalier (2001) ont d'abord été tournés vers la fiction et les carnets de terrain plutôt que vers le récit de voyage. Les carnets de terrain, ce sont des notations prises sur le vif, des esquisses, généralement non destinées à la publication, mais qui servent à l'élaboration de l'œuvre scientifique. Le géographe ne procède pas différemment de l'écrivain- voyageur. C'est l'intentionnalité de l'auteur qui diffère : une géographie régionale par exemple dans le premier cas, un récit de voyage dans le second. Les géographes étudient les carnets de terrain et les relations de voyage de ceux qui les ont précédés : Humboldt a travaillé sur les découvreurs de l'Amérique ; Loi, Robic et Tissier (1988) sur les carnets de Vidal de La Blache, Vidal (1880) sur Marco Polo, Hallair (2013) sur les carnets d'Emmanuel de Martonne. Deux géographes du XIXe siècle se distinguent particulièrement par l'importance qu'ils accordent aux relations de voyage et à leur usage pour la géographie, Conrad Malte- Brun, fondateur des Annales des Voyages (Péaud, 2015) et Elisée Reclus, auteur de Voyages à la Nouvelle-Orléans, à la Nouvelle-Grenade…

L'histoire des relations de voyage et d'exploration a traditionnellement fait partie de l'histoire de la géographie, car la relation de voyage possède une dimension scientifique, contrairement au récit de voyage, qui est plus littéraire, imaginaire et mythique. Aujourd'hui, quelques géographes travaillent sur des écrivains-voyageurs, mais très peu en comparaison des chercheurs en littérature.

Pourquoi les géographes ont-ils peu investi le récit de voyage contemporain ? Voici mon explication. Claude Reichler (1998) et Ariane Devanthéry (2016) ont distingué quatre fonctions du récit de voyage : 1) épistémique, 2) testimoniale, 3) esthétique, 4) pratique. Les géographes se sont surtout intéressés à la fonction épistémique, c'est-à-dire à ce qui

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LE GLOBE - TOME 158 - 2018 relève de la science dans le récit de voyage : la construction du langage et surtout les données scientifiques contenues dans la relation. Donc un usage qui se voulait utile aux progrès de la discipline. La fonction pratique (les conseils), qui sont très présents dans les guides de voyage font aussi l'objet de travaux, en géographie du tourisme notamment. Ainsi, la géographie a privilégié les fonctions 1) et 4). En revanche, la fonction testimoniale (2), c'est-à-dire en quoi le récit témoigne de la vie de son auteur et des personnages rencontrés, a pris peu de place chez les géographes, car cette dimension est pour eux trop subjective. Or, chez la plupart de mes confrères, le moi reste haïssable. C'est regrettable. J'ai dû passer par le raisonnement de M.S. Samuels (1978) sur l'humanisme de la Renaissance, qui marque la fin de la guerre contre le moi (qui caractérisait le Moyen Age), pour proposer cette idée. Un récit de voyage pose la question de l'accomplissement personnel, centrale à l'idée d'humanisme.

La personne y est considérée dans sa relation avec l'autre dont dépend la relation avec soi. Nier l'importance du point de vue personnel dans le récit de voyage, c'est se priver d'une source de connaissance sur l'humain, sur sa manière de concevoir, de percevoir et de se comporter dans l'espace.

Paul Morand disait : au fond, ce qui est encore le plus intéressant dans le voyage, c'est le voyageur. Tu as toi-même écrit un récit de voyage, Le Vent des rives (Bouvet, 2014). La dimension existentielle ne te paraît-elle pas au cœur du texte ?

RB : Si, bien sûr, mais je me méfie un peu de cette focalisation sur le voyageur. Il est bien évident qu'un voyage, et le projet d'écriture qui l'accompagne, répondent à des désirs ou des besoins singuliers, ils sont ancrés dans la vie. Si j'ai écrit Le Vent des rives, c'est parce que j'ai ressenti le besoin à un moment donné de relier les deux rives de la mer Méditerranée, à la fois pour réaffirmer une appartenance et pour baliser un chemin que d'autres pourraient emprunter. C'est un sentiment d'urgence qui m'a motivé. Mes enfants arrivaient à l'âge adulte dans un monde clivé, dans lequel la Méditerranée est une barrière, elle est même devenue récemment une fosse, un mouroir. Ils possèdent tous les deux une carte d'identité composite, à la fois français par leur mère, égyptiens par leur père, et québécois par leur lieu de naissance. Or, les relations entre le monde arabe et le monde occidental se sont tellement tendues ces dernières années qu'il est devenu difficile de penser autrement qu'en

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termes de rupture. Peu de récits font état des richesses de la culture arabe, et l'histoire (telle qu'on l'écrit au nord comme au sud) a singulièrement omis des pans entiers des relations qui se sont établies au cours des siècles, notamment avant la Renaissance, entre les différentes régions du pourtour méditerranéen. J'ai moi-même beaucoup souffert de ce vide, de cette incompréhension mutuelle, puisque j'ai quitté très jeune mon univers familier pour vivre en Egypte. Cela m'a pris du temps pour créer des passerelles, et je dois dire que les livres ont été d'un grand secours. Amin Maalouf en particulier, avec ses essais et ses romans, m'a beaucoup apporté. Je retrouvais dans ses livres des univers, des langues, des territoires qui me fascinent et que je ne cesserai jamais de parcourir. Et puis l'écriture a ceci d'extraordinaire qu'elle permet de prolonger le voyage, de déployer les facettes du réel trop rapidement entrevues, d'approfondir l'expérience de l'altérité. Comme je l'explique à la fin de mon récit, la boucle que j'ai réalisée entre le Maroc et l'Andalousie, à la fois physiquement et mentalement, m'a donné l'occasion d'explorer la frontière et d'ouvrir des portes afin que la pensée puisse circuler librement : "Ce doit être à l'intérieur de moi que le grand air se met soudain à affluer de part et d'autre, car je commence à respirer plus facilement. Les gonds ont cédé, je le sens, et je retrouve avec joie ce sentiment de liberté qui m'a tellement manqué – liberté d'aimer, d'agir, d'aller, de penser, de parcourir les anciennes routes du monde ou d'ouvrir de nouveaux chemins" (Bouvet, 2014:97). C'est une invitation, une main tendue au lecteur pour qu'il se mette lui-même en route, pour qu'il explore à sa manière ces territoires. C'est ce à quoi tend le voyage, me semble-t-il, vers la rencontre, la générosité, le partage, l'intensification du rapport au monde. Il s'agit à mon avis d'une expérience essentielle en géopoétique, un champ de recherche et de création dans lequel nous œuvrons tous les deux depuis de nombreuses années.

La géopoétique

BL : Kenneth White commence à en parler dès 1978 et il écrit son texte inaugural en 1989. J'ai appris son existence en 1991, à l'occasion du Colloque de Nîmes, qui s'intitulait Géographie de la culture. Espace, existence, expression. Kenneth White, qui avait lu ma thèse, m'a encouragé à travailler sur La Route bleue, non pas un récit de voyage selon lui, mais un livre de la Voie ("Way Book"), un livre qui ouvre "de

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LE GLOBE - TOME 158 - 2018 nouvelles voies, à l'écart de toutes les vieilles histoires" (Charles Olson, cité in White, 1983:203).

Chaque récit de voyage possède son fil conducteur, tissé par le modèle culturel de l'auteur. Ce modèle s'exprime dans le médiateur privilégié qu'est l'écriture. Claude Raffestin (1986) affirme que le voyage d'un écrivain est le plus souvent un voyage vers son médiateur. Il n'a pas tort, bien qu'à première vue, cette conception de la littérature de voyage soit quelque peu mécaniste. On se dit qu'un voyage est à même de nous ouvrir à des expériences inédites, de nous faire découvrir des nouveautés susceptibles de faire évoluer notre médiateur. Mais c'est rare. Ce devrait être le but ultime de tout voyage, ce surcroît de sens qu'on retire du monde, qui est davantage que la confirmation d'un sens que nous lui assignions au départ. Il est vrai qu'on voyage toujours avec ses médiateurs, et les découvertes qu'on fait sur place servent le plus souvent à les conforter.

Rares sont les écrivains qui sont capables de réorienter leur modèle culturel en fonction de ce qu'ils découvrent. C'était le cas de Nicolas Bouvier. Je conseille toujours à mes étudiants qui s'attaquent à un récit de voyage de bien cerner le modèle culturel de leur auteur. Il livre la clé à bien des points de l'interprétation.

Evoquons celui de Kenneth White. Il se qualifie comme un homme du Nord, fasciné par le Japon et les cultures premières du monde. Il est aussi un poète de la nature – bien qu'il préfère parler de la Terre. Parmi ses inspirateurs, on trouve des poètes, des penseurs et des philosophes de la nature ainsi que des écrivains de la route.

Si on analyse la trame de ses récits de voyage, on retrouve généralement un mouvement du voyageur qui va de la ville vers la nature : de Montréal au Labrador dans La Route bleue (White, 1983), de Tokyo au Hokkaido dans Les Cygnes sauvages (White, 1990), de Vancouver à l'Alaska dans les Vents de Vancouver (White, 2014). Ce sens spatial du récit apparaît déjà dans son premier texte, En toute candeur (White, 1964) ; le jeune homme sort du Glasgow industriel pour gagner les Highlands. La ville est généralement ressentie comme topophobe. A l'opposé, la nature vierge ou le paysage de peu est généralement topophile.

Ainsi, le lecteur passe de la saturation d'un univers urbain à un espace vide, non codifié à l'avance. Du vide peut surgir la nouveauté. Kenneth White est clairement à la recherche d'un nouvel espace culturel.

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RB : Jusqu'à présent, la géopoétique a été principalement envisagée en fonction de la posture adoptée par l'écrivain – surtout celle de son fondateur, Kenneth White : le rapport à la terre constitue le socle de l'écriture ; le récit ou le poème témoignent du lien très fort entre l'homme et la terre, il en est le prolongement, le développement. Cela dit, l'écriture n'est que l'un des versants de l'expérience géopoétique : les théories de la lecture et de la réception ont montré toute la complexité de l'acte de lecture et c'est en tirant parti de ces recherches que j'ai cherché à définir les contours d'une "lecture géopoétique". Pourquoi se limiter en effet au pôle de la création ? Je crois que la géopoétique peut nourrir une approche critique (Bouvet, 2015), y compris du récit de voyage (Bouvet, Marcil- Bergeron, 2013) ; et comme elle constitue une "densification de la géographie", il va de soi que les notions essentielles proviennent de cette discipline. Cela dit en toute humilité car je ne suis pas géographe, et j'ai bien conscience d'arpenter un terrain qui n'est pas le mien. C'est ce qui forme à la fois l'intérêt et le risque inhérent à la transdisciplinarité, un principe essentiel en géopoétique, que certains ont tendance à négliger.

BL : Si on met entre les mains d'un lecteur réfractaire à la géopoétique un haïku de Kenneth White par exemple, il n'y comprendra rien ou en fera un mauvais usage. J'ai connu cela. La lecture géopoétique nécessite un apprentissage, une intercompréhension mutuelle entre le lecteur et l'auteur ; la géopoétique n'est pas "un donné", elle se construit par l'expérience, la réflexion, une sensibilité au monde. Elle exige aussi une curiosité pour plusieurs disciplines.

RB : Oui, l'approche géopoétique s'inscrit délibérément à la croisée des disciplines, ce qui est essentiel dans le cas du récit de voyage, dont l'hétérogénéité a été abondamment soulignée. C'est à partir des matériaux composant le récit que l'analyse se déploie, le but n'étant pas de reconstruire le voyage à partir de l'écriture mais de montrer que l'unité d'un récit de voyage dépend de l'agencement des discours. Le chercheur convoque des savoirs spécifiques : la cartographie, la géographie humaine et physique, la géologie, la botanique, les théories littéraires de la narration, de la description, de la lecture, de la créolisation, les réflexions sur l'altérité, etc. Il s'agit donc de comprendre, au sens de "prendre

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LE GLOBE - TOME 158 - 2018 ensemble", les différents aspects de ce genre hybride, de créer un espace de réflexion au-delà des disciplines, dans une zone-frontière.

Le dehors

RB : Ce que l'approche géopoétique vise à identifier dans le récit de voyage, ce sont les éléments fondateurs d'une poétique de la vie sur terre.

Avant le départ il y a souvent chez le voyageur un désir pour un espace autre, qu'il s'agit d'aller confronter à la réalité du terrain. L'appel du dehors peut être vu comme une tension vers l'ailleurs, une force qui nous pousse en dehors des lieux connus. Nicolas Bouvier insiste sur l'inattention dont nous faisons preuve envers le monde qui nous abrite et l'étourdissement dans lequel nous nous plongeons au quotidien : "Il est vrai que nous accordons bien rarement au monde la présence fervente et inconditionnelle qu'il attend et mérite. Nous prêtons une oreille distraite, une perception monodique à la polyphonie de ses menaces ou de ses liesses" (Bouvier, 1989:178). De la même façon, les récits de Victor Segalen nous invitent à quitter la "chambre aux porcelaines", l'univers des mots, "cet enfermé d'où les scrupules d'un dehors savoureux possible me chassent" (Segalen, 1995:268). Ils ont eu pour effet de me lancer sur les routes, à l'affût du Divers, comme bien d'autres lecteurs. La lecture peut en effet donner le désir de partir au loin ou d'explorer l'environnement immédiat, elle réactive dans ce cas l'appel du dehors que l'écrivain a connu, elle contribue à l'intensification de la présence au monde, elle est directement en prise avec la vie.

BL : Quand je fais un terrain avec mes étudiants, j'essaie toujours d'intégrer cette dimension poétique ; science et poésie peuvent s'inspirer l'une de l'autre. Comprendre un paysage, son évolution, sa structure, apprécier ses formes et ses couleurs, fait appel à des connaissances scientifiques et à une sensibilité poétique.

Par exemple, en longeant l'Aire, une rivière en voie de renaturation, une étudiante a qualifié de "tressage" le réseau de petits méandres longitudinaux et entrecroisés qui marient la terre et l'eau. Ce tressage avait disparu depuis l'endiguement de la rivière et a été recréé par les paysagistes qui l'ont fabriqué mécaniquement. Ils ont formé des losanges de terre entre lesquels l'eau s'est écoulée. Le courant a érodé et arrondi dans le sens de la longueur ces nouvelles petites îles qui forment les parties

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renflées de la tresse. J'avais déjà entendu parler du chevelu hydrographique, mais jamais de tressage. C'est très évocateur.

Un autre exemple, dans le Vieux Carouge, c'était les "chiens assis", ces lucarnes qui s'avancent sur les toits et qui offrent une vue dégagée sur le ciel. L'image littéraire condense en une expression ce que le discours scientifique met des lignes à décrire. Elle est essentielle pour évoquer les éléments d'un paysage ou son atmosphère.

Le paysage

RB : Quand on s'intéresse au rapport entre l'homme et l'espace qu'il occupe, la notion de paysage obtient naturellement une place centrale.

Celle-ci traduit en effet une présence au monde, une conscience de l'instantanéité des perceptions et des facteurs intimes conditionnant l'expérience. C'est principalement la notion d'acte de paysage développée par le géographe Charles Avocat que j'ai retenue pour analyser les textes littéraires car elle met l'accent sur la présence de deux "réalités" : l'image ou les images construites par le sujet et la réalité physique, géographique (Avocat, 1984). C'est l'interaction entre les deux qui donne naissance au paysage, une pratique sémiotique où interviennent les sensations corporelles, les émotions, la sensibilité, etc. Cet acte de paysage joue un rôle de déclencheur : déclencheur de l'écriture, d'un processus de création ; déclencheur d'un processus de recherche également, pouvant aller aussi bien du côté de la réalité physique, quand il s'agit de mieux comprendre telle ou telle formation paysagère, tel relief, telle aire végétale, que du côté de l'image sensorielle : pourquoi tel aspect a-t-il été privilégié dans telle culture au détriment de tel autre, pourquoi la dune de sable est devenue le filtre principal du Sahara pour les voyageurs occidentaux, comment la connaissance de la langue arabe donne-t-elle à la voyageuse Isabelle Eberhardt une prise différente sur le paysage, etc. (Bouvet, 2006).

Carte et langage

RB : La capacité qu'ont les géographes de lire les cartes, de se construire mentalement une image du terrain à partir des lignes, des formes, des lettres et des couleurs jetées sur le papier m'a toujours fascinée. Nous avons d'ailleurs choisi ce thème pour notre premier colloque de géopoétique au Québec, en 2006. Support de l'imagination spatiale, de l'écriture, de la lecture, de la rêverie, la carte est

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LE GLOBE - TOME 158 - 2018 complémentaire au texte ; elle ne le réduit pas à quelques traits schématiques comme on a tendance à le croire : lire une carte en déployant tous ses possibles permet d'ouvrir la réflexion aux divers modes de saisie de l'espace, aux différentes pratiques sémiotiques de l'espace. Chez les écrivains-voyageurs, la carte est souvent présente sous une forme ou une autre : parfois insérée avant le texte, véritable témoin du parcours, comme dans Le désert de Pierre Loti, où l'auteur a inscrit ses propres annotations tout au long du périple ; parfois ajoutée par les éditeurs pour donner un aperçu des pérégrinations, comme dans le cas de l'édition des Ecrits sur le sable (œuvres complètes) d'Isabelle Eberhardt, où Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu ont reconstitué les itinéraires suivis par la jeune femme ; d'autres fois mentionnés en cours de route ou encore narrativisés, donnant lieu à des descriptions saisissantes. Le dernier récit de Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, est assez intéressant à cet égard. Deux cartes de la France ouvrent le livre : l'une fait le portrait des zones hyper- rurales et met en évidence leur enclavement tandis que l'autre, dessinée par l'auteur, permet de visualiser son itinéraire à pied, depuis la Haute- Provence jusqu'au Cotentin. Quant au projet lui-même, il n'a pu se réaliser qu'à partir de l'observation des cartes au 25'000e :

"La carte était le laissez-passer de nos rêves. / Ces tracés en étoile et ces lignes piquetées étaient des sentiers ruraux, des pistes pastorales fixées par le cadastre, des accès pour les services forestiers, des appuis de lisières, des viae antiques à peine entretenues, parfois privées, souvent laissées à la circulation des bêtes. La carte entière se veinait de ces artères.

C'étaient mes chemins noirs. Ils ouvraient sur l'échappée, ils étaient oubliés, le silence y régnait […]." (Tesson, 2016:33).

La carte déclenche le rêve, la marche et l'écriture. C'est dire son importance. Le voyage n'est pas fixé une fois pour toutes, il s'invente au fur et à mesure du trajet, le piéton devant faire face à toutes sortes de déconvenues dans ce territoire de friches et de jachères, ne correspondant pas toujours aux relevés de l'IGN.

BL : Ce qui m'a frappé dans Sur les chemins noirs de Sylvain Tesson, c'est l'attaque en règle contre le discours aménagiste en géographie, que Sylvain Tesson connaît bien, puisqu'il est lui-même géographe, avec une spécialité de géographie physique. Il parle d'une novlangue à combattre, à laquelle le territoire finit par ressembler. S. Tesson va à la rencontre de la

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France qui a échappé à cet aménagement-là, les parties oubliées du pays, ces chemins noirs recouverts de ronces. Son langage est très travaillé, un peu torturé par endroits, mais c'est de la littérature. Il fait l'expérience de la France déglinguée, pas calme du tout, comme Légèrement seul de Daniel de Roulet (2013). Roulet, qui marche aussi, a un style plus coulant, plus poétique. Dans un ouvrage de géographie sociale engagée, Guilluy (2014) analyse les causes du malaise de la France des périphéries. La science sociale et la littérature se complètent parfaitement dans la description et l'analyse de ce phénomène.

RB : De mon côté, ce qui m'intéresse dans les rapports entre le langage et la Terre, ce sont les métaphores organicistes, si bien étudiées par des géographes comme Vincent Berdoulay (1982) ou Luc Bureau (2009), qui a consacré un ouvrage à la Terra Erotica. Les toponymes également, qui allient le géographique au linguistique et qui condensent la mémoire des lieux, tout en ouvrant la voie à de subtiles dérives poétiques pour peu que l'on se prête au jeu et que l'on se mette à faire des recherches toponymiques. Je crois qu'il y a là un lieu de rencontre entre géographes et littéraires encore largement inexploré. Tout récit de voyage comprend des toponymes, ce sont eux qui balisent en grande partie le parcours de l'écrivain-voyageur.

BL : Tu as évoqué la confusion actuelle autour de la notion de nomadisme. Les nomades des sociétés traditionnelles ont un genre de vie très structuré, dicté par de multiples contraintes. Les nomades des sociétés avancées cherchent au contraire à s'affranchir au maximum de ces contraintes.

Le parcours et l'habiter

RB : Je me suis beaucoup intéressée à une certaine époque aux modalités du parcours en littérature : le nomadisme, l'errance, la marche, la flânerie, l'exploration, le voyage à pied, en train, en bateau, etc. Nous avons d'ailleurs organisé un colloque sur le sujet en 2003. Puis, j'ai cherché à mieux comprendre la question de l'habiter, à l'aide notamment de la pensée de Heidegger, reprise et développée du côté de la géopoétique par des anthropologues de l'espace comme Jean-Paul Loubes, ou du côté de la géographie par Augustin Berque (2008), dont la réflexion sur l'écoumène

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LE GLOBE - TOME 158 - 2018 est fort stimulante. Mais cela reste malgré tout difficile d'appliquer cette conception de l'habiter à la littérature. Ce qui m'apparaît beaucoup plus fécond, c'est de faire appel à une conception de l'habiter fondée sur la mobilité, dans laquelle le parcours constitue l'un des éléments primordiaux de l'habiter, de lier autrement dit ces deux notions – le parcours et l'habiter.

Dans son ouvrage intitulé L'habiter, la condition géographique, Olivier Lazzarotti (2006:192) considère celui-ci comme un processus, comme une dynamique : "habiter, c'est se construire en construisant le monde". La distinction qu'il propose entre le lieu, le territoire et le monde permet de définir la manière dont l'être se ménage une place, se crée un territoire en se déplaçant sur la terre, et, du même coup, construit un lien singulier avec le monde. Or, l'espace habité ne se résume pas à l'espace géographique : les espaces immatériels créés par les écrivains sont structurés selon les mêmes principes que ceux de l'espace habité géographique : "Les hommes habitent, de fait, les places qu'ils produisent et pas seulement les espaces habités géographiques. Ils habitent aussi bien les espaces habités inventés par leurs mots, par leurs figures ou par leurs partitions" (ibidem:262). En observant la carte d'identité géographique propre à chaque écrivain ou à chaque lecteur ou leur signature géographique, on se donne les moyens de mieux saisir les textes. L'écrivain-voyageur habite le monde de manière inédite en inscrivant ses parcours à travers le monde au cœur de son écriture, il propose du même coup à ses lecteurs une approche singulière de lieux qu'ils pourront fouler à leur tour. Un réseau très dense se construit à travers l'écriture et la lecture, qui enrichit l'espace habité au point d'intensifier pour les écrivains et leurs lecteurs le rapport entre l'être et le monde.

Recherche, création, enseignement

BL : Tu m'as parlé de la "recherche-création" que vous aviez introduite dans votre département d'études littéraires. Pour que les géographes puissent suivre cet exemple, peux-tu me préciser les critères d'appréciation d'un texte de création, un récit de voyage par exemple ? J'imagine qu'ils ne sont pas les mêmes que pour un texte scientifique.

RB : Je voudrais d'abord préciser que je n'enseigne pas la recherche- création. Le département engage des écrivains spécifiquement pour cette tâche (5 sur 35 professeurs en moyenne). Ils donnent des ateliers d'écriture

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au 1er cycle et encadrent des mémoires (il y a un programme contingenté de maîtrise en création littéraire) ou des thèses tout en participant à des projets de recherche-création. La Traversée, l'atelier de géopoétique que nous avons fondé en 2004, a joué un rôle important dans l'évolution de la recherche-création au département, car après avoir obtenu une subvention de recherche pour développer nos activités et intégrer le réseau international, nous avons été financés par la suite grâce à des programmes de recherche-création. C'était la première fois qu'une équipe comprenant à la fois des chercheurs (comme moi) et des chercheurs-créateurs, comme André Carpentier (2012), un écrivain-flâneur qui a porté le dossier en tant que candidat principal, obtenait ce genre de financement. Durant les trois cycles de subventions, une équipe de 6 professeurs en moyenne, composée de chercheurs en littérature mais aussi de géographes, comme Jean Morisset, a pu engager des étudiants comme assistants de recherche, financer des ateliers, des colloques et publier des ouvrages collectifs et individuels, surtout des œuvres de création.

Pour répondre à ta question, comme je ne donne pas d'ateliers, je n'évalue pas les textes de création. Cela dit, je dirige des étudiants à la maîtrise en création et j'ai participé à de nombreuses reprises à des jurys de mémoire en création, qui comportent toujours un dossier d'accompagnement, un texte réflexif dans lequel l'étudiant présente les enjeux principaux de son projet et qui constitue un tiers du travail (30 pages sur 100 environ). Ce qui est évalué, c'est l'approfondissement et la rigueur de la réflexion, sa pertinence au vu de la partie "création" (poèmes, récit, roman, etc.), la qualité de l'écriture, bref ce sont sensiblement les mêmes critères que pour un travail académique de manière générale. Sauf que l'on doit tenir compte de sa propre sensibilité en tant que "lecteur" et avoir suffisamment d'ouverture et de souplesse pour comprendre le cheminement de l'étudiant et évaluer s'il a mené à bien son projet d'écriture.

BL : Dans l'université française, il est souvent mal vu de créer plutôt que d'étudier et d'analyser. J'ai remarqué que cela suscite des jalousies.

Comment faites-vous au Québec pour lutter contre ce sentiment trop humain ?

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LE GLOBE - TOME 158 - 2018 RB : Je crois qu'en France le problème dépasse le simple cadre universitaire. Les professeurs qui publient des textes de création doivent le faire discrètement, sans quoi leur réputation en pâtit effectivement. C'est un problème qui touche à la fois le statut de l'écrivain (qui se tient en général loin de l'université, quand il ne la méprise pas ouvertement), le poids de la tradition académique (réfractaire aux changements de toutes sortes) et une conception de la littérature héritée du passé, fondée sur l'idée que l'écrivain n'a pas besoin de formation, car il possède d'emblée un

"génie créateur" qui le distingue des autres. Et pourtant, quand on y réfléchit bien, n'y a-t-il pas des écoles des Beaux-arts pour former des artistes ? Des facultés de musique pour former des musiciens ? Pourquoi l'écriture ne pourrait-elle pas elle aussi faire l'objet d'un enseignement ? Au Québec, il n'y a pas un tel fossé entre les écrivains et l'université. D'une part, les écrivains sont régulièrement invités à venir faire des conférences dans les cours, ils apprécient la rencontre avec les étudiants et je dirais qu'ils sont bien accueillis ; d'autre part, de nombreux professeurs ont développé au fil des ans des projets d'écriture (un tiers environ dans mon département). En plus de rédiger des ouvrages académiques conformément à ce que l'on attend d'eux, ils publient des romans, des récits de voyage, de la poésie, etc. C'est bien accepté par l'ensemble du corps professoral et par l'administration, cela fait partie des réalisations pouvant être présentées au moment de l'évaluation. Bref, il n'y a pas d'un côté ceux qui créent et de l'autre ceux qui analysent les textes littéraires.

Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas de jalousie, bien sûr, on ne vit tout de même pas dans le meilleur des mondes ! Mais elle ne concerne pas forcément le volet "création".

BL : Parlons à présent de ton expérience d'enseignement du récit de voyage aux étudiants. Comment l'abordes-tu sous l'angle méthodo- logique ? Que t'ont apporté les étudiants au cours de ta carrière ? Certains ou certaines ont-ils pu continuer ou prolonger leur cursus dans le sens du récit de voyage ?

RB : C'est surtout dans mon cours "Littérature et géographie" que j'enseigne le récit de voyage. Je l'aborde à la fois de manière historique (l'évolution des voyages et de la littérature viatique), théorique (éléments de définition du récit de voyage) et analytique. Je divise la classe en deux

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pour pouvoir faire un atelier de lecture autour de L'usage du monde de Nicolas Bouvier et nous examinons le texte sous tous les angles, en fonction du paysage, de l'espace, de l'altérité, des stratégies employées pour rendre l'expérience vécue, etc. Pour la grande majorité d'entre eux, c'est le premier contact avec un récit de voyage, et pour eux c'est une belle découverte. Sinon, dans d'autres cours, je fais lire des récits de Victor Segalen, d'Isabelle Eberhardt ou d'autres voyageurs. Je suis particulièrement heureuse quand les étudiants viennent me voir à la fin des cours en me parlant de leurs projets de voyage, ou quand je reçois des cartes postales, ou quand ils poursuivent leurs études supérieures et viennent me raconter leurs périples avec des étincelles dans les yeux ! Ce qu'ils m'apportent ? De l'énergie, de l'espoir, le sentiment de ne pas avoir travaillé en vain, d'avoir éveillé des consciences, partagé ma passion pour le voyage, contribué à leur ouverture sur le monde. Certains ont poursuivi à la maîtrise leurs études sur le récit de voyage, en travaillant sur Bouvier, Loti, Eberhardt. J'ai aussi dirigé des thèses portant sur le récit de voyage et l'égyptomanie ou comparant les expériences de voyageurs français en Orient (Nerval) et de voyageurs égyptiens en France (Al Tahtawi).

D'autres, après avoir fait un mémoire sur le récit de voyage, sont partis au loin pour vivre leurs passions. Il faut toujours s'attendre à ce qu'un tel sujet affecte la vie d'une manière ou d'une autre…

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LE GLOBE - TOME 158 - 2018 RECIT DE VOYAGE ET EXPERIENCE DE L'ESPACE :

LA MEDITERRANEE ECRITE ET VECUE PAR JOSEP PIERA

Alexandre BATALLER

Dépt de didactique de la langue et de la littérature Universitat de València

Résumé : La relation entre l'expérience du voyage et son écriture est analysée à partir d'échantillons de l'œuvre littéraire (prose autobiographique et poésie) de l'écrivain valencien Josep Piera. Trois concepts clés pour l'auteur sont abordés : le voyage, la Méditerranée et la littérature. La Méditerranée est conçue comme un monde proche et familier, en tant qu'espace géographique mythique, historique, culturel et vital. Les lieux visités (Grèce, Naples, Sicile, etc.) dialoguent avec l'espace et le temps personnels.

Mots-clés : Josep Piera ; Méditerranée ; Valence ; Littérature de voyage.

Abstact : Based on some literary extracts (autobiographical prose and poetry) of the Valencian writer Josep Piera, the relationship between the experience of the journey and the writing that comes along as a result of it is analyzed. Three key concepts are discussed : the journey, the Mediterranean and literature. As we will see, the Mediterranean is understood here as a close and familiar world : a mythical, historical, cultural and vital geographical space. The places visited (Greece, Naples, Sicily, etc.) interact and produce a dialogue with the geographical space and the notion of human time.

Keywords : Josep Piera ; Mediterranean ; Valencia ; Travel literature.

Cet article aborde les récits de voyages de l'écrivain valencien Josep Piera (né à Beniopa, en 1947). Un auteur dont l'œuvre écrite en catalan se singularise par la combinaison de genres (poésie et prose) et de formes diverses de la "littérature du moi". En plus de la lecture de son œuvre, je connais personnellement l'auteur et il y a plus de vingt ans que j'ai mis en pratique des projets éducatifs avec des étudiants de lycée (Première et Terminale), fondés sur la lecture de ses livres de voyages. Ces projets incluaient autant le voyage qu'une visite à la maison de l'écrivain (fig. 1).

Josep Piera habite près de Gandia, à La Drova, une vallée de montagne qui fait face à la Méditerranée, un paysage qui dialogue avec les

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déplacements de l'auteur et où il revient toujours, comme un Ulysse contemporain.

Fig. 1 : L'écrivain Josep Piera explique son paysage aux étudiants de lycée (juin 1995). Au fond, la Valldigna, une vallée qui regarde la Méditerranée (Photo : A.

Bataller)

Josep Piera et la littérature de voyage

Josep Piera est un des rares auteurs de la littérature catalane contemporaine – à l'exception de la figure notable de Josep Pla – qui se soit intéressé à la littérature de voyage, et concrètement au monde méditerranéen (pour le cas du voyage en Italie, voir Bataller, 2017). Parmi ses œuvres, j'ai sélectionné pour cet article neuf d'entre elles qui ont été publiées dans une période couvrant trente-quatre ans. Sauf indication contraire, les fragments des ouvrages cités et les écrits critiques sont présentés et traduits en français par Teresa Lajoinie.

- El cingle verd (1982) [La falaise verte] à propos de La Drova et de la Grèce.

- Estiu Grec (1985) [Eté grec] aussi à propos de la Grèce.

- Un bellíssim cadàver barroc (1987) [Un très beau cadavre baroque] à propos de Naples.

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LE GLOBE - TOME 158 - 2018 - Ací s'acaba tot (1993) [Ici tout s'achève] à propos de la Sicile.

- Seduccions de Marràqueix (1996) [Séductions de Marrakech].

- A Jerusalem (2005) [A Jerusalem].

- Grèce (2007), la seule de ses œuvres traduite en français.

- El temps tobat (2013) [Le temps trouvé], livre de poésie où la Méditerranée et le voyage sont protagonistes.

- Europa al vol (2016) [L'Europe au vol], son dernier livre sur le thème de la Méditerranée.

Le concept de voyage

Piera explique qu'habituellement il voyage seul et que la littérature s'avère être l'ami-amant nécessaire pour que le voyage touche son plus haut degré d'intensité : "Ce ne sont pas des voyages à travers des mondes exotiques mais à travers des mondes qui sont proches, familiers. La Méditerranée, précisément, constitue le monde le plus proche et familier, celui qui nous appartient le plus" (Mora, 1990:68).

Le voyage de Piera est une expérience de changement et d'étrangement, de fuite et de recherche de soi par le biais du contact avec une réalité nouvelle, mais d'une altérité connue, familière et proche (Siviero, 2012).

Comme dans tout voyage, on parle du mouvement dialectique de fuite et de retour : la première partie implique le désir du voyageur de laisser son environnement, comme dans un processus d'initiation ; le retour implique une vita nuova, un enrichissement (Scarpi, 1992). A la fin de Seduccions de Marràqueix, le pèlerin étant revenu chez lui, nous pouvons lire : "Rien n'est comme je l'avais laissé lorsque je suis parti en voyage, tout est différent sans que rien ne soit changé, tout est nouveau sans que je ne le sente étrange. Ni les personnes sont différentes, ni les objets, ni la maison, ni cette ancienne vallée où j'habite ; c'est moi qui regarde avec d'autres yeux et je découvre ce qui m'était caché avant. C'est moi qui maintenant est un autre. J'observe les montagnes que j'ai devant, avec des champs d'oliviers et d'amandiers que plus personne ne travaille et des marges de pierres grises qui tombent, avec des lentisques et des ajoncs plus haut ; son nom, Aldaia, en arabe veut dire jardin" (Piera, 1996:205).

Le voyage n'est jamais pour lui une fuite : "Et je ne veux fuir de nulle part, moi je voyage tout simplement pour sentir le temps vivant – tous les temps –, pour me sentir vivant dans le temps ; pour ne pas perdre de vue ce que j'ai près de moi, pour ne pas laisser derrière et dans l'oubli qui je

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suis, mais pour avoir près de moi ce qui est loin, me sachant quelqu'un qui devient plus lui pendant qu'il voyage, car le voyage lui permet de laisser séduire sa volonté et son âme par ce qui l'entoure, lui permet la jouissance permanente de chaque instant, des rêves même" (Piera, 1996:12).

Le voyage constitue une métaphore de la vie et elle est quadruple : le voyage dans le temps (voyage au passé), le voyage dans l'espace (voyage en Méditerranée), le voyage dans la mémoire (les souvenirs du voyage) et le voyage dans la littérature (le livre de voyages) (Climent, 1996 ; Maestre, 2001:253). Dans le voyage, Piera reconnaît les principaux axes de sa conception littéraire : le présent hasardeux (loin de la monotonie de la quotidienneté), le paysage, le proche, l'évocation libre du souvenir, et la fiction de ceux qui le précédèrent (Esteve, 2012:64).

Le moi de l'auteur nous fait penser à un voyageur romantique qui cherche dans la Méditerranée la matérialisation de ses mythes culturels :

"Même si l'auteur veut s'éloigner de l'image stéréotypée de l'écrivain romantique, dans ses œuvres il est possible d'observer des traits qui le rapprochent de ce modèle de voyageur littéraire" (Maestre, 2001:269).

Si Lévi-Strauss avait prédit au milieu du XXe siècle la fin du voyage, car dans le monde il n'existait plus de territoires n'ayant pas été explorés, les récits de voyage de Josep Piera montrent la recherche dans les pays méditerranéens d'une humanité à l'état primaire, avec le topos du "paradis perdu", tant dans la civilisation que dans l'enfance.

Selon Maestre (2001:285), avec ses livres de voyages, Piera entreprend la reconstruction de l'espace mythique, historique, culturel et vital de la Méditerranée. Pour l'auteur, cet espace symbolise l'origine de la civilisation. Voyager à travers les pays qui le forment signifie découvrir les racines de sa culture puis le début de ses propres racines : l'enfance.

Les origines de l'histoire étant, ainsi, l'équivalent des origines de la vie.

Le voyage en avant de ce qu'il trouve n'est autre que le voyage en arrière de ce qu'il retrouve. Nous lisons : "A Marrakech, ce que je voyais me transportait aux paysages de mon enfance, à d'autres printemps perdus"

(Piera, 1996:205). Il y va pour se perdre, pour se retrouver, et il y découvre son monde évoqué. Il s'aperçoit que, loin de chez lui, il est cependant très près ; qu'il a voyagé dans le même lieu dont il était sorti et duquel il provient. Le paysage naturel et humain est partagé, et tout se remplit de la sagesse et la sensualité qu'il peut aussi trouver là d'où il vient. Par exemple, le Maroc qu'il visite, le Maroc qu'il vit, le ramène à son enfance, et ceci

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LE GLOBE - TOME 158 - 2018 fait que ce qui dans un premier temps était un livre de voyages vers l'extérieur, devient une aventure intime, une incursion en lui-même (Forcano, 2012).

Ce mécanisme pendulaire est essentiel pour comprendre les récits de voyages de Piera. Un voyage de la maison vers un monde qui rappelle la maison, un voyage du monde à une maison qui rappelle le monde. Tout ce que Piera voit et ce qu'il apprend à travers le monde méditerranéen lui rappelle tôt ou tard sa maison. Dans ce qui est exotique il retrouve ce qui est familier, de la même manière que dans le familier il trouve l'exotique (Sòria, 2008).

Nous proposons ensuite de considérer, à titre d'exemple, un passage concret d'un récit de voyage. Le livre A Jérusalem est un voyage vers la capitale d'Israël, lors d'une croisière qui devait l'amener jusqu'à l'autre bout de sa Méditerranée. L'un des passages décrit le Tombeau du Jardin, un parc situé à l'extérieur des remparts de la vielle cité de Jérusalem où les diverses confessions chrétiennes protestantes croient que se trouve le vrai lieu, la localisation réelle du Golgotha et du sépulcre de Jésus de Nazareth.

Piera se promène dans ce jardin tranquillement et pense aux souvenirs du passé, et il nous transporte tout à coup dans le jardin de sa propre maison, dans son paysage, dans son village de la Drova, la vieille vallée où il vit son Orient personnel, et où il a devant lui la chaîne de montagnes appelée Aldaia (fig. 2). Piera, à Jérusalem, au Tombeau du Jardin de Jésus de Nazareth, à un emplacement considéré comme sacré pour tant de pèlerins, laisse sa pensée s'envoler vers la Drova et, au lieu de se laisser posséder par la sainteté et la transcendance du lieu, ce qu'il fait est mythifier, sanctifier et vénérer son jardin particulier à la Drova, où il habite, d'où il est, le lieu auquel il appartient réellement (Forcano, 2012).

La Méditerranée de Josep Piera

Les espaces de ses voyages comprennent, fondamentalement, la Grèce et les îles de la mer Egée ; Naples, un paradoxe entre la vie et la mort, le vitalisme et la corruption ; la Sicile, où il expérimente l'idée de la fin lorsqu'il se souvient du voyage à partir d'un long séjour hospitalier ; Marrakech, l'oasis à l'entrée du désert ; et Jérusalem, un espace de confrontation, l'utopie entre le Ciel et le Paradis.

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LE GLOBE - TOME 158 - 2018

Fig. 2 : Josep Piera dans sa maison à la Drova (février 2017). Au fond, la Falaise Verte, dans la chaîne de montagnes appelée Aldaia. En dessous, un amandier en fleurs (Photo : A. Bataller)

L'écrivain affirme que son premier voyage en Grèce signifie tant découvrir le monde des classiques que sa propre enfance ; il explique que se promener à travers les îles grecques, c'est se promener à travers un paysage de fiction dans lequel il peut contempler son enfance rurale, d'oliviers, de vignes et de personnes endeuillées dans les rues (Mora, 1990:35-36).

Il est important de souligner que les trois traditions de l'espace personnel de Josep Piera sont l'héritage gréco-latin, le provençal et ses troubadours, puis l'arabe de l'Al-Andalus (Pont, 2008:59). Le monde méditerranéen est une synthèse de l'Orient et de l'Occident et l'auteur se considère comme un enfant de la Méditerranée (Mora, 1990:38). Ceci est indiqué dans un entretien : "Je suis un fils de la Méditerranée, je vais me chercher. Mes origines sont la Grèce, mais c'est aussi Al-Andalus et c'est aussi la culture catalane. Et moi, tout cela, je le redécouvre en Méditerranée, qui est mon espace naturel, même national, culturel" (Lluró, 1990:38).

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LE GLOBE - TOME 158 - 2018 Ses œuvres représentent une analyse et une construction de sa propre identité, individuelle et collective. En conséquence, le "moi" laisse souvent la place au "nous". Les Valenciens intégrés dans une communauté catalane qui, à son tour, s'intègre dans la culture méditerranéenne (Maestre, 2001:270). Les Méditerranéens étant, en plus, les "Européens du sud" (Piera, 1993:109). Il écrit : "Comment peut-on douter de l'existence d'une condition méditerranéenne multiple ? Tant au niveau du territoire, que dans le plan historique et culturel, les Valenciens, d'un point de vue universel, sont liés à la Méditerranée. Si, à une certaine époque, nous avons eu quelque rôle de protagoniste en Europe, c'est dans ce cadre donné. Ce que nous nous sentons, nous, héritiers d'une culture et mentalité catalane, nous, Valenciens, fils de cette histoire, c'est dans cette réalité que le monde nous donne une place, où le temps parle pour nous (…). Je parle de la conscience historique à partir de l'amour pour le passé collectif, à partir du maintien en vigueur de la collectivité, à partir du maintien en vigueur d'une tradition culturelle. La Grèce sur ce point est un magnifique modèle" (Piera, 1985:88).

A ce propos, l'écrivain voyageur explique que : "La Grèce n'est pas seulement l'enfance de l'Occident, mais aussi notre propre enfance personnelle en tant qu'individus" (Piera, 1982:141). En Grèce il redécouvre le paysage de son enfance et la culture de l'Europe du sud. Une manière de sobriété liée à la nature, à la jouissance des choses simples et essentielles : "En quoi la Grèce me fascine ? L'émotion d'être dans les lieux des divinités, en constant dialogue avec personne, spectateur des passés et des futurs, installé dans l'instant. Moi, enfant d'un pays ignoré, né au bord de cette mer ancienne, héritier de milliers de défaites, chair d'oubli et de silences, grâce à la Grèce je récupère la paix et la conscience d'être qui je suis, voyageur de la vie" (Piera, 1985:12).

Ses récits sont truffés de comparaisons par rapport à son pays, à l'unité du paysage, des mœurs, de l'histoire, des ressemblances gastronomiques et linguistiques : "Petit-enfant de paysans comme je suis, la ruralité grecque me fait sentir chez moi et je retrouve, ainsi, d'où je viens, qui je suis. Voyager à travers la Grèce, de cette manière-là, n'est pas seulement se déplacer à travers l'espace géographique d'une nation concrète, mais aussi entrer dans le temps et les souvenirs intimes, tant collectivement qu'individuellement" (Piera, 1985:142).

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