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MOMENTS CHOISIS D'UN VOYAGE AU NEPAL Rémy VILLEMIN

Société de Géographie, Genève

Résumé : Parti pour un trek autour du massif de l'Annapurna au Népal, Rémy Villemin reviendra de son périple fortement marqué par ce qu'il a vécu à commencer par le tremblement de terre du 25 avril 2015, mais aussi par des rencontres humaines où la vie et la mort se télescopent et où le courage des Népalaises et des Népalais semble indestructible.

Mots-clés : Annapurna ; Mustang ; Altitude ; Vie ; Mort ; Tremblement de terre ; Destruction ; Courage.

Abstract : Left to the Nepal for a trek around the Annapurna Range, Rémy Villemin will come back from his trip strongly marked by what he lived to begin obviously with the earthquake of April 25th, 2015, but also with the meetings where the life and the death crumple up and where the courage of the women and men seems indestructible.

Keywords : Annapurna ; Mustang ; Altitude ; Life ; Death ; Earthquake ; Destruction ; Courage.

"On ne voyage pas pour se garnir d'exotisme et d'anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu'on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. On s'en va loin des alibis ou des malédictions natales et dans chaque ballot crasseux coltiné dans des salles d'attente archibondées, sur de petits quais de gare attenants de chaleur et de misère, ce qu'on voit passer c'est son propre cercueil."

Nicolas Bouvier, Le Poisson-Scorpion, Paris, Folio-Gallimard, 1999, pp 56-57.

Réalisant un rêve d'il y a longtemps, j'ai effectué un voyage au Népal qui devait se dérouler du 23 mars au 25 avril 2015, mais qui s'est prolongé jusqu'au 30 avril. La raison : le terrible tremblement de terre qui a secoué ce pays le samedi 25 avril, en principe le jour de mon retour, et qui m'a

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contraint, comme beaucoup d'autres touristes d'ailleurs, à rester dans ce pays meurtri durant cinq journées supplémentaires.

Il m'a fallu beaucoup de temps, à mon retour, pour me souvenir qu'avant le tremblement de terre j'avais vécu une magnifique aventure dans les montagnes de l'Himalaya, beaucoup de temps pour m'en souvenir, pour en parler, pour regarder les centaines de photos que j'avais prises, pour les partager et commencer à imaginer que je pourrais écrire.

Ce voyage, effectué en compagnie de Judith, une amie responsable de l'association pour le parrainage scolaire d'enfants népalais, nous a placés très vite devant les réalités de ce pays de contrastes : des paysages fabuleux, des altitudes qui demandent de gros efforts physiques, des gens adorables et accueillants malgré une pauvreté terrible, des religions ouvertes et proches du bon sens, des enfants pleins de vie et, à plusieurs reprises, la présence de la mort comme faisant partie, elle aussi, de la vie.

Et c'est de tout cela dont j'aimerais parler dans ce petit texte à travers cinq situations que j'ai vécues et qui m'ont confronté à la mort tout en me faisant prendre conscience de mon statut de privilégié bien protégé et chanceux.

L'eau, source de vie… et de mort

Tenang, quatrième étape de notre trek. Nous avons marché plus de six heures et nous nous sommes enfoncés encore plus dans la montagne. Nous devrions d'ailleurs voir un des 8000 de l'Himalaya, le Manaslu, mais les nuages nous en empêchent. Il pleut sans cesse et le guesthouse qui nous accueille est vraiment le bienvenu. Nous nous installons dans la cuisine du lodge dans laquelle brûle un odorant feu de bois de rhododendrons. Je peux enfin utiliser ma petite cafetière italienne et nous offrir un presque vrai café au feu de bois en partageant du chocolat suisse avec les quelques personnes présentes dans la cuisine. Il y règne d'ailleurs un silence bizarre.

A part le patron qui échange quelques mots en anglais avec nous et deux jeunes randonneurs français, trois femmes sont assises, voire prostrées sur le sol de la cuisine, enfermées dans un mutisme dérangeant. Conscient de cette ambiance un peu lourde, et sans pouvoir me souvenir de quelle manière je suis tombé dans le panneau, je demande au gérant s'il a des enfants. Ma question amène immédiatement de sa part l'explication à ce climat sombre. Neuf jours auparavant, sa petite fille de 4 ans s'est noyée en tombant d'un rhododendron sur lequel elle avait grimpé et où elle voulait cueillir des fleurs pour sa maman. Sa chute s'est terminée dans une

LE GLOBE - TOME 158 - 2018 grosse flaque d'eau et elle s'y est noyée. Il nous désigne alors sa femme, prostrée sur le sol, le visage livide et en pleurs, non seulement terriblement malheureuse de cette tragique disparation, mais se sentant aussi affreusement coupable d'avoir négligé la surveillance de sa petite fille.

Que dire, que faire ? Même Judith qui parle plutôt bien le népali est muette devant ces personnes désespérées. Nous essayons de manger tout de même un peu pour reprendre quelques forces avant l'étape du lendemain et, à l'issue du repas, le père vient s'asseoir près de nous. Il s'est apparemment quelque peu laissé aller à la consommation d'alcool – peut-on lui en faire le reproche ? – et nous raconte les circonstances exactes du décès de la petite fille, leur solitude là, en pleine montagne, parce qu'on les ignore dans la mesure où ils ne sont pas de la région, l'indifférence des autorités et même de leurs voisins proches face à leur détresse, le coût des funérailles parce qu'ils sont tenus à payer le déplacement de leurs parents et de leurs amis qui doivent être là même s'ils habitent loin. Si dans ce pays la vie est souvent difficile faute de moyens financiers, la mort aussi coûte cher ! La maman vient alors nous rejoindre… difficile de converser avec elle car elle ne parle pas un mot d'anglais contrairement à son mari.

Alors nous essayons des gestes et des sourires et je peux la voir esquisser elle-même un début de sourire lorsque je lui offre un peu de chocolat.

Impossible pour Judith et moi de terminer la partie de cartes que nous avions commencée : trop d'émotion, trop de tristesse. Nous quittons cet endroit le lendemain matin en laissant au papa quelques dollars pour l'aider à rembourser les dettes qu'il a dû contracter pour l'organisation des funérailles de sa fille. Maigre consolation, mais durant ce voyage nous verrons constamment, même si les Népalais de manière générale ne demandent pas l'aumône, que notre seule façon d'apporter un peu d'aide à ces gens, c'est d'accepter de nous séparer de quelques dizaines de nos francs, ce qui représente pour eux souvent une somme importante.

Et c'est en sortant de Tenang que je rencontre au bord du sentier une femme, jeune encore mais déjà usée par la rudesse de l'existence, qui me vend un bracelet porte-bonheur qu'elle a fabriqué elle-même. Sa fille de 14 ans peut-être m'explique les vertus de ce bracelet fait de brins de laine de diverses couleurs avec les quelques mots d'anglais qu'elle a appris à l'école. J'apprends aussi que la maman est veuve et seule avec ses deux enfants et, m'explique Damodar notre guide, qu'elle est une "hors-caste"

ce qui signifie que quasiment aucun métier, ni aucune activité qui pourrait

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lui apporter un peu d'agent ne lui est ouvert hormis ces petits bricolages qu'elle vend essentiellement aux trekkeurs de passage. Et ce bracelet va m'accompagner durant tout le voyage et j'ose croire, comme on le verra par la suite, qu'il m'a réellement porté chance. Aujourd'hui, sept mois après mon retour du Népal, je le porte toujours et je ne l'enlèverai que lorsqu'il ne tiendra plus à mon bras.

Fig. 1 : Le village de Tenang, le 29 mars 2015 (Photo : R. Villemin) L'air qu'on remarque lorsque qu'il se fait rare

Après trois jours d'acclimatation à l'altitude dans le village de Manang dans des conditions quasi hivernales – ce qui ne nous a pas empêchés de monter jusqu'à 4000 mètres, juste stoppés par la tempête de neige et d'approcher, par une jolie grimpette assez raide dans la neige, l'impressionnant glacier du Gangapurna – nous nous mettons en route pour les trois étapes reines du trek qui vont nous conduire au Thorong La Pass à 5416 mètres d'altitude, le col praticable par des randonneurs le plus élevé du monde. Et ce col va nous amener dans le Mustang et dans les villages où se situent les écoles soutenues par l'association de Judith. Nous nous

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