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LE GLOBE - TOME 158 - 2018 énorme tremblement de terre de magnitude 7,8 dont l'épicentre se trouve

Dans le document Récits de voyage : une géographie humaniste (Page 110-118)

à quelque 80 kilomètres au nord-ouest de la capitale mais à une relativement faible profondeur, ce qui expliquera l'ampleur des dégâts à la surface.

Fig. 8 : Les temples de Durbar Square à Katmandou, le 23 avril 2015 (Photo : R. Villemin)

Il s'agit donc de ma dernière journée au Népal, mon avion devant décoller pour Dehli aux environs de 17:00. Damodar m'a très gentiment, et très professionnellement, proposé une voiture pour l'aéroport commandée par son agence. J'attends donc ce véhicule, en compagnie de Judith et de Mohinee et Geeta, ses deux amies népalaises chez lesquelles elle doit dès lors loger, dans le jardin de l'hôtel, jardin dans lequel d'ailleurs je me prélasse depuis 11 heures du matin après avoir fait mes bagages, vidé et payé ma chambre. Assis au milieu du parc dans une très belle

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végétation, nous buvons tranquillement, l'un son traditionnel café et les autres des thés, lorsque la secousse commence.

Ce tremblement de terre n'est qu'un épisode d'une histoire géologique vieille de plus de 120 millions d'années lorsque l'Inde n'était encore qu'un continent à la latitude de Madagascar, séparé de l'Eurasie par l'océan Téthys. Il apparaît que l'Inde a migré vers le nord à une vitesse pouvant atteindre plus de 14 centimètres par an. La fermeture de l'océan téthysien s'effectue dès lors par subduction de la plaque indienne sous l'Eurasie, c'est-à-dire de l'enfoncement de la plaque océanique sous la plaque continentale. Il y a environ 50 millions d'années, la bordure nord-ouest du continent indien arrive au contact de la marge asiatique, et commence alors une gigantesque collision. De cette collision est issu l'Himalaya, chaîne de montagnes située au chevauchement de ces deux plaques. Mais ce chevauchement, toujours dynamique, ne subit pas un mouvement régulier. Il existe donc un cycle sismique complexe : entre deux séismes, la partie la plus superficielle du chevauchement est bloquée, alors que la partie la plus profonde glisse lentement sans provoquer de secousse. Au cours des années la contrainte s'accumule à la base de la partie bloquée, jusqu'à ce que la friction sur le plan de faille ne puisse plus s'opposer au glissement. La faille glisse alors brutalement relâchant la déformation élastique accumulée dans la croûte supérieure, comme lors du séisme du 25 avril 2015. La magnitude (énergie dégagée) du séisme produit est directement en rapport avec la taille de la zone qui a rompu : plus de 100 kilomètres ce 25 avril. Bien que l'épicentre de ce tremblement de terre soit situé à près de 80 km de Katmandou, les secousses y ont été particulièrement violentes. La raison en est une amplification due au fait que la vallée de Katmandou se trouve à l'emplacement d'un ancien lac et les ondes sismiques deviennent plus fortes à la traversée des types de roches qui forment cette vallée. Le sol plutôt mou se liquéfie facilement lors du passage des ondes, ce qui amplifie encore les secousses. C'est ce qui explique les énormes dégâts dans la capitale.

Bien évidemment, rien de tout cela n'a d'importance au moment de la secousse même si – peut-être en raison de mes connaissances dans ce domaine et de ma passion pour l'histoire de la terre et pour des phénomènes comme le volcanisme – je comprends immédiatement de

LE GLOBE - TOME 158 - 2018 quoi il s'agit. Et je sens aussi que ce n'est pas une secousse de moindre importance mais un séisme majeur et terriblement long. La durée d'abord : deux longues, très longues minutes qui en paraissent encore bien plus tant je ressens, de manière complètement impuissante, le besoin que ça s'arrête.

L'intensité ensuite : une vraie secousse qui augmente très rapidement en intensité et qui continue longtemps à son apogée pour, très progressivement, diminuer et s'arrêter. Une secousse qui me malmène, me bouscule à droite et à gauche, en avant et en arrière, me contraint à trouver mon équilibre pour ne pas tomber en ayant à peine le temps de regarder autour de moi : d'abord mes trois amies qui me paraissent perdues, Judith assise par terre le regard effrayé – certainement d'ailleurs comme chacun d'entre nous – et nos deux amies népalaises en apparence incrédules et surtout soucieuses qu'il n'arrive rien de plus fâcheux à Judith et à moi, puis les bâtiments autour de nous qui, apparemment, semblent tenir le coup à l'exception d'un pan de mur de l'hôtel qui s'écroule sans toucher quiconque heureusement. Mais plus que le regard qui tente d'évaluer la situation, c'est le corps dans son ensemble qui se remplit progressivement de cette secousse. Et quand je dis "se remplit" c'est dans le sens le plus strict du terme. Il y a comme une onde sourde mais puissante qui force le passage dans mon corps et qui s'y insinue pour provoquer en moi, une impression d'être possédé physiquement par une force incontrôlable qui, non seulement agit et s'agite, mais est accompagnée par un grondement souterrain, une sorte de vrombissement qui lui aussi, s'insinue en moi et augmente encore plus ce sentiment de possession. Tout cela provoque en même temps une grosse peur, une forte envie que ça s'arrête et une sorte de plaisir physique qui pourrait s'apparenter, toute proportion gardée, à une sensation d'ordre érotique. Comme si la Terre, part infime du Cosmos dont nous sommes nous, êtres humains, une part encore plus infime, voulait nous rappeler notre appartenance à ce Grand Tout en s'insinuant par un tremblement spasmodique dans notre enveloppe physique. Et lorsque tout s'arrête, pendant quelques minutes, juste des regards qui se croisent, des interrogations sans réponse et un silence assourdissant ! Katmandou est certainement une des villes les plus bruyantes qu'il m'ait été donné de visiter : voitures, klaxons, deux-roues dans des rues étroites et qui résonnent. Et là, soudain, plus rien… juste un silence énorme et bien plus dérangeant et angoissant que le bruit normal. Et puis les langues qui se délient, des débuts de conversation qui ne mènent à rien car dans la

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sécurité et l'isolement du jardin de l'hôtel, rien de ce qui a pu arriver ailleurs n'est visible. Mais chacun pressent que nous avons eu de la chance et qu'il est probable que beaucoup d'autres personnes suivant le lieu où elles se trouvaient au moment du séisme, n'ont certainement pas échappé à la catastrophe. Premier réflexe : profiter qu'il y ait encore du réseau téléphonique pour appeler Carine et l'informer de la situation. Il est 8 heures du matin à Genève et, alors qu'elle vient à peine de se réveiller, elle reste évidemment perplexe quant aux informations que je lui donne. Rien encore n'est parvenu en Europe. Mais conscient de la gravité de la situation, je veux la rassurer a priori et l'informer qu'il est probable que je ne pourrai pas rentrer le jour même. C'est un drôle de moment car je me suis évidemment énormément réjoui de nos retrouvailles et je sens à ce moment-là, même si je n'ai encore aucun accès à des informations sur les conséquences de ce tremblement de terre, que je suis condamné à prolonger mon séjour au Népal.

Après un assez long moment à me demander ce qu'il faut faire, je me décide néanmoins à tenter de rejoindre l'aéroport. Après des adieux émouvants et pleins d'incertitude quant à la suite à mes trois amies, je dois donc sortir du jardin, traverser le hall de l'hôtel où je perçois quelques dégâts dans la décoration et sortir dans la rue. Evidemment, beaucoup de gens attendent devant l'hôtel, ne pouvant pas réintégrer leurs chambres à cause du risque d'une forte réplique. J'essaye de me renseigner sur les possibilités de rejoindre l'aéroport et sur les chances que ce dernier fonctionne. Le gérant de l'établissement va aux informations mais ce qu'il recueille est assez contradictoire : une fois oui, les avions décollent, une autre fois non, l'aéroport est fermé. Je m'adresse alors à un des gardes de sécurité de l'hôtel qui parvient, après une bonne heure, à me dénicher un taxi. Ce dernier accepte, avec une somme d'argent à l'appui qui doit correspondre à sa recette normale d'un mois mais heureusement partagé avec trois jeunes Australiennes également à la recherche d'un transport pour l'aéroport, de nous conduire à destination. Quelle traversée ! Des milliers de personnes au milieu de la route, des gens blessés attendant certainement des secours, des corps au bord de la chaussée, des maisons détruites, à certains endroits la route éventrée par la secousse…

l'apocalypse par rapport au jardin de l'hôtel où j'étais, en fait, bien protégé au moment du séisme.

LE GLOBE - TOME 158 - 2018 Fig. 9 : Le jardin du Kathmandu Guest House, 5 minutes après le séisme, le 25 avril 2015 (Photo : R. Villemin)

Nous arrivons finalement à l'aéroport où des milliers de personnes sont entassées aux alentours attendant, comme nous tous, d'hypothétiques nouvelles et de bien plus hypothétiques encore possibilités de vols de retour. Parfois une file de voyageurs donne l'impression de pouvoir pénétrer dans l'aéroport. Ce qui est le cas pour des travailleurs népalais au bénéfice de contrats de travail avec les émirats du golfe comme le Qatar pour les chantiers de la coupe du monde de football et pour un ou deux vols spéciaux à destination de l'Inde. Mais partout on nous dit que l'aéroport est fermé et qu'aucun vol n'est possible. Une réplique assez violente provoque la panique et la fuite vers on ne sait où d'une bonne partie des gens entassés là. Je prends conscience qu'il n'est pas raisonnable de rester à cet endroit, que je ne pourrai pas partir et que je risque autant au milieu d'une foule qui peut céder à un mouvement de panique que d'une éventuelle nouvelle secousse. Et encore une fois, dans ce contexte, la

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chance me sourit par l'entremise d'une voiture diplomatique aux couleurs de l'ambassade suisse. Après quelques tergiversations et négociations, je parviens à convaincre le chauffeur de nous conduire, un couple de Vaudois rencontré à l'aéroport et moi, à l'ambassade suisse. A nouveau, un déplacement à travers des lieux parfois complètement préservés – allez savoir pourquoi – et d'autres complètement détruits avec toujours une foule immense amassée soit sur les routes, soit sur les places et campant sur tous les espaces un peu éloignés des habitations. Les gens paraissent étonnamment calmes, mais peut-être s'agit-il d'une forme de stupéfaction apathique.

Nous sommes finalement accueillis à l'ambassade où je passerai encore cinq jours avant de pouvoir quitter ce pays meurtri dans lequel je me sens non seulement impuissant, mais complètement inutile. Pour preuve, le responsable de l'aide suisse en cas de catastrophe qui refuse très clairement ma proposition d'aide quelle qu'elle soit par ailleurs. Néanmoins nous sommes en sécurité, abrités dans des tentes pour la nuit mais malgré tout soumis, comme tout le monde dans ce pays, aux nombreuses répliques parfois fortes et quasiment toujours présentes la nuit avec l'impression de dormir sur des vagues perpétuellement en mouvement. Mais c'est aussi l'occasion d'émouvantes retrouvailles avec Judith qui a décidé de partir de chez ses amies et de quitter également le pays. Et c'est l'occasion également de très belles rencontres : Dominique et Alain, le couple vaudois rencontré à l'aéroport et propriétaire d'un bed and breakfast à Pully, Anaïs et Dimitri, jeune couple fribourgeois très sympathique et drôle, Deki, jeune femme d'origine tibétaine née en Inde et mariée à un Suisse, adepte du bouddhisme et fréquemment dans la région pour des raisons religieuses, la famille Ruegsegger, les parents et quatre enfants qui font le tour du monde et parmi eux Aloys, huit ans, qui a peur que la terre ne s'ouvre devant lui et qu'il tombe dans le trou, Nanu, employée népalaise à l'ambassade qui me prend sous son aile protectrice et qui me prépare mon café ou mon thé dans de vraies tasses et non dans les gobelets d'usage et Marika et Christophe, jeune couple jurasso-neuchâtelois en voyage autour du monde avant de commencer leur vie professionnelle, échappés de l'enfer alors qu'ils étaient en randonnée dans le Langtang, une des régions les plus touchées par le séisme.

LE GLOBE - TOME 158 - 2018 Fig. 10 : Les jardins de l'ambassade de Suisse, refuge de nombreux rescapés du séisme, le 28 avril 2015 (Photo : R. Villemin)

Progressivement je prends conscience que le destin (ou le hasard ou la chance) m'a épargné et gardé en vie. Dans les contacts épisodiques que j'ai pu avoir avec Carine et mes amis en Suisse par le biais de la liaison Internet de l'ambassade, je lis des messages soulagés du type "heureux que tu sois sain et sauf", ce qui semble, au début, être une évidence et en réalité pas si surprenant que cela. Petit à petit je me rends vraiment compte de ce à quoi j'ai effectivement échappé à travers des témoignages et les nouvelles des destructions. En particulier, lorsque je constate que la quasi-totalité des endroits que j'ai visités à Katmandou la semaine précédant le séisme ont été détruits provoquant morts et blessures graves des personnes qui s'y trouvaient à ce moment – j'étais sur la Tour de Bhimsen exactement vingt-quatre heures avant la catastrophe – je comprends que j'avais échappé au pire. Peut-être un peu grâce au bracelet que m'avait vendu la femme de Tenang.

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Le temps passe lentement lorsqu'on est désœuvré dans un pays qui a assurément plus besoin d'aide concrète que de personnes parasites comme nous. Heureusement il y a, à quelques reprises, la possibilité de communiquer avec Carine soit par téléphone lorsque le réseau fonctionne, soit par WhatsApp lorsqu'Internet fonctionne également. Ce sont des moments à la fois émouvants et réconfortants, mais aussi des moments où l'envie de rentrer se fait sentir plus intensément encore. Lors d'une de nos conversations téléphoniques, une forte réplique précédée d'une explosion a lieu et provoque chez moi une réaction plutôt violente et révoltée… "J'en ai marre, je veux rentrer !". Les paroles encourageantes de Carine permettent alors de tenir bon et d'espérer un retour proche.

Cinq jours après le séisme, ce jour de retour arrive enfin, organisé non sans peine, grâce à la disponibilité et l'efficacité de Carine et de son amie Maria. Juste avant de quitter notre refuge, je rencontre le fils de Nanu, l'employée népalaise de l'ambassade. C'est un jeune homme de dix-sept ans qui parle un peu anglais et avec qui je peux avoir une petite conversation. Il me dit qu'il ne va pas bien et qu'il ne parvient plus à dormir depuis le tremblement de terre. Il était juste à côté de la tour Bhimsen au moment du séisme et, ayant échappé miraculeusement à l'écrasement, il a immédiatement tenté de secourir les gens pris sous les décombres. Ses paroles : "Je n'ai trouvé que des morts, beaucoup de morts. Et je les vois tout le temps. C'est ça qui m'empêche de dormir la nuit, tous ces cadavres…".

A l'aéroport, mon dernier échange avec un Népalais m'a terriblement troublé et ému. Alors que j'ai la chance de pouvoir quitter ce pays dévasté et me réfugier dans mon confort et mon havre de paix helvétique, je rencontre à l'aéroport un personnel souriant tout en étant professionnel et très désireux de faire au mieux pour nous. Le préposé au contrôle de sécurité est particulièrement aimable et me demande si je vais bien. Je lui réponds que oui mais que je m'inquiète plutôt pour lui et pour ses proches.

Toujours avec le sourire il me répond que tout va bien que je ne dois pas m'inquiéter. Je lui demande alors comment il fait pour garder ce sourire alors que son pays est détruit et qu'il connaît certainement des gens atteints par cette catastrophe. Il me répond alors, toujours souriant, que le sourire c'est pour moi et pour les autres personnes qui passent près de lui mais que

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