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L'empreinte et le déchiffrement : géopoétique et géographie humaniste

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L'empreinte et le déchiffrement : géopoétique et géographie humaniste

LÉVY, Bertrand

Abstract

L'article met en évidence les points communs et les différences des courants géopoétique et géohumaniste. Il relève que la géopoétique s'accompagne d'un mode d'expression nouveau (l'"empreinte") alors que la géographie humaniste est essentiellement une démarche interprétative ("déchiffrement").

LÉVY, Bertrand. L'empreinte et le déchiffrement : géopoétique et géographie humaniste.

Cahiers de géopoétique, 1992, vol. 1, Série Colloques, p. 27-35

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:18037

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L'EMPREINTE ET LE DÉCHIFFREMENT:

GÉOPOÉTIQUE ET GÉOGRAPHIE HUMANISTE

Loin des prairies embaumées du rivage l'homme est poussé sur la vague sans fleurs, et c'est en vain que son verger se constelle d'autant de fruits d'or que la nuit d'étoiles.

HOLDERLIN 1

Je n'assimile ni la géopoétique ni la géographie humaniste à quelque cercle hermétique réunissant les porte-drapeau d'un nouvel âge poétique ou métaphysique, mais plutôt au résultat d'un effort sur soi-même d'ouverture au monde, après réflexion, qui conduit à laisser une empreinte et une lecture insoupçonnées. Par «insoupçonnées», je n'entends pas quelque chose de radicalement révolutionnaire, car nous aurions dans ce cas à faire tabula rasa de l'héritage du passé - et je n'appartiens pas, je le crois, à ces heureux qui portent une tabula rasa dans leur tête - mais je fais référence à ce que Gaston Bachelard appelait une «différentielle de nouveauté». Je vais tenter d'éclairer cette «différentielle de nouveauté»

qu'apportent les deux approches géopoétique et géohumaniste aux disciplines d'où elles sont issues, la poétique et la géographie.

Jusqu'à peu, les deux mouvements s'ignoraient; signe supplémentaire du cloisonnement culturel. La publication récente des premiers Cahiers de Géopoétique, ainsi que quelques autres publications fleurissant sous le même soleil, m'ont indiqué que des hommes de lettres faisaient route vers le continent géographique, alors qu'au même moment, des habitants de ce continent pointaient leur longue-vue vers un éther poétique et métaphysi- que. C'est pourquoi, peut-être, les géographes distraits n'ont pas vu les géopoéticiens débarquer. L'essentiel estque la rencontre, placée sous le double signe de l'empreinte et du déchiffrement, ait lieu, et ne soit pas troublée par des escouades de pirates aux aguets.

Il importe de préciser les points de départ respectifs des deux genres d'exploration géopoétique et géohumaniste, ainsi que l'esprit du lieu qui les a vus naître. Les géopoéticiens partent de l'idée que l'espace poétique traditionnel est surencombré, que les terres d'où ils partent ont perdu leur intégrité, qu'elles sont atteintes par ce que Paul Valéry appelait le trop-plein ou

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Les géographes, comme les géopoéticiens, se mettent à l'écoute des vieux Chinois. Ils possèdent en outre des références communes:

Heidegger, Bachelard, nombre d'écrivains des années vingt qui avaient pressenti le gouffre moral et esthétique où serait entraînée la Terre mécanisée. Certes, les jugements émis en regard des auteurs diffèrent, mais toujours, les mêmes œuvres fondatrices reviennent. L'une d'elles, toutefois, a échappé à l'œil vigien des géopoéticiens, L 'Homme et la Terre d'Eric Dardel (1952) 5, un ouvrage également passé inaperçu - ou sous silence - dans la géographie française de l'époque et qui a été redécouvert dans les années 1970 par des géographes humanistes anglo-saxons 6.

Dardel, qui se dit à la fois géographe de plein vent et humaniste,a compris l'enjeu d'une géographie poétique et existentielle, après Novalis, qui écrivait vers 1800 déjà dans son Grand répertoire général, «Géographie poétique et philosophique» 7, Dardel définit ainsi la géographie:

la fièvre de communication dans La Liberté de l'esprit. Il convient, dans cet univers à l'attention écartelée, de se livrer à une géologisation du langage et de la poésie, qui, à force de s'élever comme l'air surchauffé, a perdu le contact avec le socle de la Terre. L'esprit de commencement marque les géopoéticiens, ainsi qu'un souci de dépouillement. Ils ont conscience de la finitude du monde superintellectualisé de la capitale des arts et des lettres; alors, ils larguent les amarres, non sans avoir pris soin d'emporter avec eux quelques témoignages écrits de cette civilisation engorgée. Les géographes humanistes, quant à eux, sont moins hardis. Ils ne quittent pas le continent de leur discipline, car ils le conçoivent comme poétiquement et philosophiquement sous-peuplé. Ils se contentent d'orienter leur longue-vue vers ce qu'ils croient être un orient spirituel, là où croît la lumière. Ils lisent dans les constellations des reflets de pensée disparue, ou méconnue chez eux, et qui portent les noms exotiques de

«phénoménologie», d' «existentialisme», ou de «conceptions platonicienne et kantienne de l'espace» 2. Les géographes humanistes éprouvent un besoin de distraction, car leur métier, qui consistait auparavant à accomplir des synthèses entre nature et culture, entre les mondes physique et humain, des synthèses certes partielles mais qui forment «un tout pour l'esprit» (Hermann Hesse 3), tend à s'assécher sous l'emprise de la culture technico-scientifique.

«Déjà après cinquante années d'un court triomphe scientifique, les effets d'une forte culture polytechnicienne se font sentir. L'homme blanc a troué les montagnes, dessoudé les continents, rectifié les côtes, les fleuves, domestiqué les forces et changé la face de l'univers: partout il en est puni, et l'on ne rit plus des vieux Chinois qui savaient que le rail et l'hélice dérangent les démons et les irritent» (Paul Morand, 19264).

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«La géographie est, selon l'étymologie, la 'description' de la Terre;

plus rigoureusement, le terme grec suggère que la Terre est une écriture à déchiffrer, que le dessin du rivage, les découpures de la montagne, les sinuosités des fleuves forment les signes de cette écriture. La connaissance géographique a pour objet de mettre au clair ces signes, ce que la Terre révèle à l'homme sur sa condition humaine et son destin. Ce n'est pas d'abord un atlas ouvert devant ses yeux, c'est un appel qui monte du sol, de l'onde ou de la forêt, une chance ou un refus, une puissance, une présence.» 8

Dardel, dans la tradition d'une herméneutique, d'une interprétation des signes de la Terre, conçoit une géographie qui révèle, met en lumière, dans la forêt des signes du langage, des significations et des symboles qui rattachent l'homme à la Terre. Cependant, Dardel dépasse le stade du déchiffrement; il nous enseigne que par un jeu alterné, comme celui du sombre et du clair, «le langage du géographe sans effort devient celui du poète» 9. Et le géographe de poursuivre son glissement épistémologique jusqu'à la phase de la transcription du dessin de la Terre:

«Langage direct, transparent qui 'parle' sans peine à l'imagination, bien mieux sans doute que le discours 'objectif' du savant, parce qu'il transcrit fidèlement l "écriture , tracée sur le sol» 10.

Dardel arrime le langage à la Terre par le double lien du déchiffrement et de la transcription. Il faut ajouter que ce déchiffrement et cette transcription, cette lecture et cette écriture, sont compris non dans un sens «scientifique», comme celui voulu par la sémiologie et la sémiotique modernes, mais intéressent la sensibilité du géographe, son talent littéraire, sa capacité à restituer l'émotion qui court sous le paysage. La géopoétique, en regard du message de Dardel, retient l'idée du déchiffrement et de la transcription, et y ajoute le geste de l'empreinte. Quoi de plus normal, pour un art d'expression, la poésie, qui est censée créer de nouvelles images, embraser notre imagination et renouveler notre perception, que de laisser une empreinte inédite?

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LE PROJET HUMANISTE

La géographie humaniste est née d'une volonté d'abattre les cloisons scolastiques qu'ont entraînées la spécialisation du champ géographique en sousdisciplines (la géographie urbaine, rurale, économique, politique, sociale ... ), la géographie humaniste revendiquant toujours sa vocation de science et d'art de synthèse entre les mondes physique et humain.

Cependant, l'aiguillon de son émergence a été sans conteste une réaction assez violente face à la géographie du chiffre, au monopole des techniques analytiques appliquées à l'espace, qui ont contribué à modeler les espaces et les esprits de cette seconde moitié du siècle. Le mouvement a connu une renaissance en Amérique du Nord, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, alors que fleurissaient sur les campus les «Siddharthas» et autres «Loups des steppes». Je l'ai dit, la vogue des valeurs existentielles aux USA - qui ne s'est pas poursuivie, comme toutes les modes - coïncidait avec la crise existentielle que traversait ce pays à l'époque, désenchanté par la guerre du Vietnam. La contre-culture issue de la «génération des fleurs» prônait le retour à une société moins technicienne, moins consumériste, plus idéaliste, et l'on sait que ces idéaux se sont émoussés jusqu'à aujourd'hui, quelques îlots de résistance mis à part. Que Hermann Hesse fût l'un des chantres, à titre posthume d'ailleurs, des mouvements de la contre-culture n'a rien d'étonnant. Il avait cherché, quarante ans auparavant, à dépasser les dichotomies de la civilisation occidentale (nature/culture, animalité/spiritualité, monde de l'intellect/monde des sens, individu/société, etc.).

La vague humaniste, qui n'est jamais devenue un raz-de-marée, a atteint l'Europe en 1980, sous la forme d'un livre-manifeste, Humanistic Geography 11, qui ancrait ses recherches dans les philosophies existentielles et phénoménologiques, et qui approfondissait la relation du

« je» au monde. Les études humanistes prenaient comme référence les courants phénoménologiques variés, la phénoménologie pure ou transcendantale de Husserl, la phénoménologie existentielle, parfois dérivée du matérialisme dialectique (Sartre), et surtout les grands existentiels inclassables, comme Heidegger, Jaspers, Buber, Camus, ou encore, Kierkegaard, Chestov, Schürz ... La phénoménologie existentielle tente de jeter un regard transparent sur un monde opaque, elle est une quête du sens, et elle est aussi une éthique portée vers la relation avec les êtres et les choses. D'où l'importance accordée à la perception de l'espace, à l'espace vécu, ce liant entre moi et le monde, site de l'expérience quoti- dienne et mystique, de la rencontre entre «Je» et «Tu». Car l'espace existentiel, notion centrale de la géographie humaniste, contient le moi replacé dans une perspective relationnelle. Gaston Bachelard l'a nettement réaffirmé:

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«Que m'importent les fleurs et les arbres, et le feu et la pierre, si je suis sans amour et sans foyer? Il faut être deux - ou, du moins, hélas! il faut avoir été deux - pour comprendre un ciel bleu, pour nommer une aurore.»

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L'humanisme géographique, comme toute nouveauté heurtant la cou- tume, a été diversement reçu par la géographie académique. Certes, la tâche de la géographie humaniste n'est pas de se substituer à la science, mais de lui ajouter une nouvelle dimension, critique, poétique et morale.

En nous appuyant sur les philosophies et les littératures existentielles, nous pourrons exprimer une géographie qui rendra mieux compte des liens subtils noués entre l'homme et la terre, entre l'imaginaire poétique et son inscription terrestre.

L'intérêt d'une géopoétique, qui, selon la formulation de Kenneth White 13, étudie les sites avant les situations (existentielles ou autres) est proche d'une «topo-analyse» que n'aurait pas reniée Yi-Fu Tuan, un grand géographe humaniste, inventeur de la «Topophilie», Accordons davantage d'importance à notre espace de vie et à celui de notre imagination, trouvons les mots pour le caractériser, le qualifier 14. A la question soulevée par Kenneth White de savoir s'il faut «peut-être sortir de l'humanisme», «où il reste toujours des relents théologiques et platoniciens», je préfère ne pas répondre ici. Parlons-nous en effet du même humanisme, ce mot à la surcharge sémantique si lourde? Je crois que le malentendu au sujet de ce terme provient essentiellement du prétexte et du contexte d'émergence différents de la géopoétique et de la géographie humaniste. La première part d'un tropplein à émonder et la seconde d'un vide à combler. Au lieu de m'appesantir sur les prétextes et le contexte, je préfère m'attacher au texte. Direction, La Route bleue, qui m'est apparue comme l'achèvement d'une quête géopoétique.

LA ROUTE BLEUE. DÉCHIFFRAGE

Pourquoi aime-t-on un livre? L'attachement à un visage, à un paysage, à un objet, provient du rêve fruité où il nous emporte. On avait imaginé le monde ainsi, et tel il nous apparaît, sous la netteté du trait et la finesse du contour. Coïncidence avec une réalité pressentie, mais à l'état de brouillon. Car la plupart du temps, nous voyons double. La vision s'éclaircit par la grâce d'une magie qui nous rend à la beauté du monde. La Route bleue de Kenneth White m'a donné accès à une couche de réalité de plus en plus rare,

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où l'esprit réoxygéné se laisse ensorceler. Quelques livres par année me procurent la même sensation. Certains sont des poèmes de plein vent, d'autres des poèmes de la fenêtre fermée, la plupart du temps l'alternance des deux moments:

Tirer l'horizon jusqu'à nous

le déployer dans la rue comme un drapeau, embraser, de son corps nu,

l'air, le cœur et les recoins

et fermer les fenêtres pour qu'il ne s'échappe Roberto Juarroz 15

Un bon livre doit avoir conscience de ses limites; La Route bleue est un livre de la route, d'itinéraire, extérieur et intérieur, mais qui, en dépit de son économie de moyens, fait naître l'étincelle émotive qui nous achemine vers un état translucide. J'ai pensé à Siddhartha de Hermann Hesse en le lisant. Pourtant, Siddhartha n'est pas l'ouvrage du voyage par excellence chez Hesse, mais un point commun m'a frappé: les références à un Orient, symbole de lumière spirituelle et de régénération métaphysique. Ce que l'Inde est à Siddhartha, les Indiens et le Nord canadien le sont à La Route bleue. La jonction de l'extrême Nord-Ouest avec l'extrême Nord-Est par le passage mythique de Béring prend ici toute sa valeur: il a permis à une sagesse immémoriale de l'Orient de passer en Amérique. Pointer une boussole n'a jamais suffi à faire un bon livre; il faut un contenu, une force, un message. Or, si l'on considère ce livre comme l'aboutissement d'une quête géopoétique, on doit en déterminer l'élément dominant. Il y en a plusieurs, comme le froid vivifiant, cette couleur bleue synonyme d'âme, de glace et de conscience rapprochée, les grands espaces qui

«enveloppent» les villes, les Indiens qui entretiennent une relation primitive et sacrée avec la Terre. Toutefois, pour moi, l'élément clé, c'est le souffle. Comme le fleuve de Siddhartha renvoie à un archétype géographique fondamental (le passage du temps, le miroir de Narcisse, le lieu de la réincarnation ... ), le souffle, dans La Route bleue, est le vecteur de la redécouverte de l'être. Il donne accès à un niveau de conscience supérieur du monde et de soi. Le Labrador, but du voyage, incarne un désir de purification intérieure. Le libraire rencontré à Montréal l'annonce:

«Et c'est alors que, saisi d'émerveillement, il dit quelque chose qui ouvre l'esprit, qui illumine, quelque chose: comme ça souffle!

»C'est cela, la baleine blanche et le grand vent: le Labrador». 16 32

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Le vent, dans La Route bleue, n'est pas synonyme de colère ou de frayeur (le vent qui siffle, le vent de la tempête), mais de souffle «invigo- rant», comme l'écrit Walt Whitman, cité par Gaston Bachelard 17. Le vent, ambivalent dans sa douceur ou dans sa furie, devient souffle dans la pensée de Kenneth White, comme dans la pensée indienne qui accorde une si grande importance à la physiologie aérienne (les techniques respiratoires, le yoga ... ). Gaston Bachelard écrit dans L'air et les songes:

«Le vent, pour le monde, le souffle, pour l'homme, manifestent 'l'expansion des choses infinies'. Ils emportent au loin l'être intime et le font participer à toutes les forces de l'univers.» 18

D'autres métaphores spatiales voisinent avec cet amour du vent arrêté par aucun obstacle. Il y a par exemple «ces bribes de pensée (qui) me sautillent dans la tête - comme les scintillements du soleil sur le Saint-Laurent» 19. Ou le Labrador «déversant sa blancheur sur le monde». J'aimerais toutefois en venir au sens de la ville dans l'ouvrage.

Montréal, le point de départ, qui fait déjà partie du voyage, apparaît comme gentiment humaine, mais l'auteur ne s'y attarde pas, car son souffle est trop court. A Chicoutimi, ville moyenne, il nous est dit que si l'on veut trouver un soupçon de vie aujourd'hui, il vaut mieux aller au musée 20. Pourquoi? parce que les musées renvoient à des représentations de paysages, de visages, de corps, plus lisibles, plus présentes, plus prenantes que la plupart de celles visibles dans la rue. C'est que, comme l'explique Franco Farinelli 21 dans s~ magistrale Théorie de la Géographie, le paysage contemporain cèle une grande partie de ses formes structurantes, qui s'établissent dans des réseaux invisibles: c'est la fameuse «télérnatisation de l'espace». Notre époque est celle du retrait du paysage humain hors des espaces publics; la «grande ville mondiale»

qu'avait projetée Oswald Spengler dans les années vingt a été remplacée par une «grande banlieue mondiale» interconnectée et sans surprise.

Le narrateur, sur la jetée de Sept-Iles, sur les bords glacés du Saint- Laurent, à Mingan ou à Schefferville, se trouve dans un monde qui a encore un sens. Ce monde est lisible, et il perd de son opacité au fur et à mesure qu'on progresse vers le Nord, plus vif, plus froid, plus transparent, aux étendues peu peuplées. Le sens intellectuel du héros, qui était timide parce que brouillé au départ de Montréal, gagne en acuité. Celui-ci discerne les réalités sociales comme le viol de la nature par les exploitations minières, la perte du sens du monde pour les Amérindiens déboussolés et hébétés, qui voient les hélicoptères remplacer les libellules, les tracteurs à chenilles supplanter la communauté des grenouilles 22. La civilisation industrielle «détruit l'espace dans lequel elle peut s'accomplir: l'espace de la solitude et du

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silence» 23. C'est cet espace existentiel, que je définissais, après Dardel, comme le lieu d'accomplissement du destin humain sur Terre, que le narrateur est venu rencontrer au Labrador. Un espace où il nous est encore permis de souffler, de contempler, de méditer. C'est pourquoi cette terre bleue à la lune finement découpée, au soleil rougi par les lamelles de glace, compose non pas une métaphore géographique astucieuse, mais la métaphore fondamentale d'un espace rempli de clarté et de silence. Une nature sacrée peu entamée par la machine, un nouveau «paradis terrestre»

que les «tours operators» ont encore peu investi, au contraire des tropiques. Les derniers chapitres, «Ungava» et «Le grand rêve éveillé», nous font quitter la «pseudo-vie» qui se perd en poursuites et en discours secondaires 24, pour gagner un univers de clarté suprême, de nature mystico-poétique. Dans le poème du «rêve éveillé», le monde se présente, comme à Siddhartha sur la fin, «débarrassé du voile de la Maya, pour ne livrer que sa pure réalité phénoménale:

Seulement les traces bleues sur la neige le vol des oies sauvages et les feuilles rouges de gel 25

Une expérience fondamentale se cache en filigrane de ces mots (les mots sont un masque) qui prend la forme du temps. La géopoétique, bien qu'elle affirme le primat de la géographie sur l'histoire, ne nie pas la conscience temporelle. L'espace, comme chez les romantiques, y acquiert une dimension existentielle en passant par le prisme du temps, intimement lié aux pérégrinations du moi. Sur le haïku, ce bref poème japonais qui va droit au but, Kenneth White écrit: «ils (les haïkus) peuvent nous ôter un poids énorme des épaules - tout ce fardeau personnel» 26. Le temps est suspendu, l'existence est rendue au vent, à la pluie, à la glace, à elle-même. Avec le frissonnement d'angoisse que procure cet univers blanc qui se passe aisément de la présence de l'homme. On comprendra que la géopoétique ne parle pas que des pierres, du sable et des fleurs, de la glace, du soleil et des ruines, elle parle aussi des retrouvailles de l'homme avec lui-même. En cela, elle est un humanisme géographique.

Une poésie

fluide comme le souffle

une poésie comme le vent et la feuille d'érable

(Kenneth White) 27

Bertrand LÉVY 34

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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

1 HÖLDERLIN, «L'Homme», Poèmes (« Gedichte») , trad. de l'allemand par Geneviève Bianquis, Aubier, Montaigne, Coll. bilingue, Paris, 1943, p. 149.

2 Bertrand Lévy, Géographie humaniste et littérature: l'espace existentiel dans la vie et l'œuvre de Hermann Hesse (1877-1962), Ed. Le Concept moderne, Genève, 1989.

3 Hermann HESSE, Le Jeu des perles de verre. Trad. de l'allemand par J. Martin, Calmann-Lévy, Paris, 1955, p. 205 (Fretz & Wasmuth, Zurich, 1943).

4 Paul MORAND, Rien que la Terre, Grasset, Les Cahiers Verts, Paris, 1926, p. 15.

5 Eric DARDEL, L 'Homme et la terre. Nature de la réalité géographique, nouvelle édition présentée par Philippe Pinchemel et Jean-Marc Besse, Ed. du Comité des Travaux historiques et scientifiques, Paris, 1990 (1e éd. PUF, Nouvelle Encyclopédie Philosophique, Paris, 1952).

6 Cf. J.N. ENTRIKIN, Science and Humanism in Geography. Diss. University of Wisconsin, Madison, 1975, University Microfilms, London, 1976.

7 NOVALIS, Œuvres complètes, trad. par A. Guerne, Gallimard, Paris, 1975, t. 2, p.

240.

8 Eric DARDEL, L 'Homme et la Terre, op. cit. pp. 2-3.

9 Ibid. p. 3.

10 Id. supra.

11 D. LEY, M.S. SAMUELS (eds.) Humanistic Geography. «Prospects and Problems», Croom Helm, London, 1978.

12 Gaston Bachelard, Préface à Je et Tu de Martin BUBER, Aubier Montaigne, Paris, 1969, p.II.

13 Kenneth WHITE, «Vers une poétique du monde», in Comment vivre l'image, Nouvelle Encyclopédie Diderot, PUF, Paris 1989, p. 242.

14 Cf. Bertrand LÉVY, Escapades. Récits, L'Aire, Coll. Le Coup de Dés, Lausanne, 1991.

15 Roberto JUARROZ, Neuvième poésie verticale. Trad. de l'espagnol par Roger Munier, Brandes, Paris, 1986, n° 13.

16 Kenneth WHITE, La Route bleue, trad. de l'anglais par Marie-Claude White, Grasset, Paris, 1983, p. 16.

17 Gaston BACHELARD, L'air et les songes. Essai sur l'imagination du mouvement, José Corti, Paris, 1943, p. 256.

18 Idem, p. 269.

19 Kenneth WHITE, La Route bleue, op. cit. p.

20.

20 Idem, p. 51.

21 Franco FARINELLI, Pour une théorie générale de la géographie, (textes rassemblés), Géorythmes 5, Département de géographie de l'Université de Genève, 1989.

22 Kenneth WHITE, La Route bleue, op. cit., p. 161.

23 Idem, p. 165.

24 Idem, p. 209.

25 Idem, p. 218.

26 Idem, p. 145.

27 Idem, p. 219.

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