• Aucun résultat trouvé

Une culture ouverte ... Une expérience à vivre

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Une culture ouverte ... Une expérience à vivre"

Copied!
9
0
0

Texte intégral

(1)

no 18 SD

Une culture ouverte ...

Une expérience

à vivre

par

Janou L~MERY

commission lettres

7

« Une pensée profonde est en continuel devenir, épouse l'expérience d'une vie et s'y façonne. De même, la création unique d'un homme se f9rtifie dans_ ses visages successifs et multiples que sont les œuvres.

Les unes complètent les autres, les cor- rigent, ou les rattrapent, 1es contredisent aussi. Si quelque chose termine la créa- tion, ce n'est pas le cri victorieux et illusoire de l'artiste aveuglé : «}'ai tout dit )), mais la mort du créateur qui ferme son expérience et le livre de son génie)),

Camus (Le Mythe.de Sisyphe).

Freinet nous a légué cette pensée pro- fonde dans ses ouvrages théoriques : Essai de psychologie sensible; L'Educa- tion du Travail; Le Tâtonnement Ex- périmental, dans cette reconsiâération permanente de pratiques éducatives qu'il avait l'habitude de faire, face à tÇ>ute l'actualité pédagogique, sociale. et culturelle. Il nous a précédés dans la pensée, il a été le génie mais a laissé le livre ouvert, l'expérience à vivre.

Ces idées forces... dépouillées de toute individualité pour aspirer

(r

cette géné- . ralité, à cette humilité, à cette simplicité

qui les font aptes alors à remuer le monde ... (C. Freinet) serviront la vie et ses propensions de dépassement.

Cette culture ouverte, axée sur le travail qui chaque jour revalorise l'homme, est la plus sûre garantie de notre pédagogie. Et aujourd'hui, où chacun de nous prend conscience de sa totale responsabilité dans l'avenir de notre mouvement, sachons garantir aux tech- niques que nous adaptons, cette mo- bilité et cette subtilité qui les carac- térisent et qui seules concrétisent les étonnantes virtualités qui leur sont inhérentes. En approfondissant ensem-

(2)

8

commission lettres

ble nos techniques fondamentales, ce qui se fera si nous livrons chacun nos ajustements méticuleux venus à la suite de tâtonnements et de conclusions honnêtes, nous dénoncerons d'abord du même coup les caricatures qui sclérosent et avilissent trop souvent dans les classes, dans beaucoup de revues pédagogiques, nos techniques libératrices, nous remettrons en question leur adaptation, nous avan- cerons.

Rompre hardiment avec le formalisme scolastique et faire fond sur les forces créatrices et libératrices de J'adolescent n'est pas une solution de facilité, n'est pas une démission, mais implique des devoirs qui vont au-delà du simple climat de compréhension, de sympa- thie par intuition. Le métier d'éduquer suppose le compagnonnage intime d'une sincérité et d'un savoir-faire vigilants et lucides. Il est tant de che- mins médiocres offerts par la rue, les

· mass media : presse, radio, cinéma, télévision ... que noblesse oblige. Notre compagnonnage nous vaudra de de- celer le long de ces chemins d'ombre le filet de lumière d'où jailliront l'émo- tion neuve, la sensation affinée, la vérité la plus audacieuse pourvu qu'elle soit de qualité! «Ce n'est jamais par l'abstention ou la t:épression qu'il faut tâcher de résoudre des problèmes, jamais par l'inhibition mais toujours par l'au- dace de l'action.,, (r)

Et re disponible d'abord,· bien sûr, c'est- à-dire avoir un regard neuf sur le

(x) C. Freinet: Essai de Psychologie Sensible, p. r6g, (Ed. Del;:Jchaux et Niestlé).

no tB SD

problème proposé q\.li, même s'il est vieux comme le monde, est une aurore chaque fois renouvelée par un tempé- rament.

Mais être éducateur aussi; c'est-à-dire ne pas être esclave d'une réalité de mauvais goût, d'une banalité super- ficielle, d'une information erronée, ou tout simplement, comme c'est telle-

men~ l'usage, d'un vocabulaire ou d'une rengaine péjoratifs.

Et enfin bien comprendre le message de· création permanente livré et délivré par Freinet dans L'Education du Travail, c'est-à-dire être le praticien qui s'adapte et se réajuste sans arrêt aux données de son milieu, qui s'invente un peu plus chaque jour à la lumière de l'in- vention créatrice collective, sans souci d'épouser exclusivement des techniques pour lesquelles lui ou sa classe ne sont pas forcément mûrs.

L~ protestation de capricieuse liberté de Théophile de Viau chante souvent à mon oreille:

«Imite qui voudra les merveilles d'autrui.

Malherbe a très bien fait, mais il a fait pour lui."

Alors nous réajustons sans cesse, chaque année différemment, obligés que nous sommes de nous plier à des structures diverses peu favorables, de prendre des élèves avec un bagage de connaissances variable, plus ou moins repus d'exer- cices scolaires gratuits, plus ou moins habitués à la fraude, à la facilité, à la «moyenne ll ... cette idée de «moyen- ne " entretenue par les soucis de réus- site du français <<moyen"' parent d'élè- ves, qui a besoin d'une situation

«moyenne " pour gagner beaucoup en travaillant « moyennement"' qui rêve,

(3)

et je le comprends puisque le système l'implique (et- nous assumons cette responsabilité) que son fils ou sa fille ait « sa moyenne » pour passer dans la classe supérieure, pour passer l'exa- men, pour passer sa vie... « moyenne- ment>>.

Nous pensons que nous devons ré- server à l'adolescence qui connaît au- jourd'hùi une vive actualité, une mode (ne serait-ce que par l'exploitation commerciale scandaleuse qu'on en fait!) uniquement son droit d' ext:stence au sens étymologique du mot << dérivé du par- ticipe présent et suggérant qu'il s'agit d'un processus en cours d'accomplisse- ment.»

Et nous pouvons ainsi plus sereinement réfléchir à ce que doit être notre tâche d'éducateur pour faciliter cet accom- plissement.

Nous partons de cette unité organique, de cette globalité de l'adolescent faite de contradictioi1S, de potentialités et grâce à nos techniques de libre expression, par notre présence et <<notre part du maître », nous tendons à une montée de son être génératrice de culture ouverte à autrui en même temps qu' acheminante pour soi.

C'est sûrement moins facile que de faire face aux obligations immédiates et sans enements qui consistent, après s'être abonné à des joumaux spécialisés en dictée, composition française, his- toire ou géographie, à donner dans sa semaine, cinq heures de français compartimentées et chronométrées, une

commission lettres

9

heure de civisme livresque ... Mais nous avons choisi. Notre ambition est plus haute.

Certes, nous ne minimisons pas l'im- portance des réussites aux examens puisque le système est tel, nous faisons face aux programmes imposés même s'ils nous paraissent inadaptés, (et heureusement le monde universitaire et l'élite intellectuelle dénoncent cette ina- déquation !) afin qu'on ne puisse nous reprocher un jour d'handicaper des élèves.

Mais nous travaillons en plus et sur- tout à recréer un appétit sain de la vie alors qu'il y a eu si souvent dévia- tion vers des intérêts secondaires. Nous essayons d'ouvrir nos adolescents aux problèmes de leur temps, de leur faire prendre conscience de leurs responsa- bilités face à un futur où la recherche du confort semble vouloir se substituer à celle du bonheur, ou << la conception du bonheur s'associe à celle du bien-être matériel et, plus largement, à un style de vie qui privilégie les valeurs accessibles par des moyens techniques». (r)

Nous savons bien qu'il <<ne suffit pas de répondre à la trépidation du siècle par la trépidation de l'école, pas plus que par l'isolement factice, dans un fossé, loin du rythme qui nous gêne. Il faut, derrière cette trépidation, par delà ce dynamisme en apparence incohérent, re- joindre les lignes essentielles de vie qui seront l'armature inébranlable de notre éducation moderne. Plus il y a déséquili- bre dans le milieu, plus est grand et vaste le rôle de l'éducation», (2)

Et dans la réalité quotidienne, nous puisons... nous trior1s, nous nous

(r) Jean Cazeneuve: Bonheur et civili- sation (Coll. Idées nrf).

(2) C. Freinet : Education du Travail.

(4)

1 0

commission lettres

établissons des références morales. Rien de magique, rien qui ne.puisse s'expli- quer. C'est pourquoi je raconté main- tenant ce que j'ai fait ce trimestre avec des élèves de classes mixtes de 4°, après avoir dit pourquoi je l'ai fait, et je dirai ensuite ce que je voudrais faire brièvement bien sûr, trop brièvement à mon gré. Je limiterai aujourd'hui mon compte rendu à l'expérience texte libre et à ses interférences et je le fais par besoin de communiquer pour re- cevoir, parce que je cherche aussi, parce que je m'interroge, avec cette angoisse qui aiguise la conscience de soi, qui remet toujours tout en question.

Je ne réévoque pas ici la situation de fait qui nous est imposée chaque année dans nos structures actuelles déper- sonnalisantes de recréer d'abord, dès les premières heures, un contact avec nos élèves. Des camarades l'ont dit fort bien déjà.

Nous mîmes bien un mois à nous découvrir. 136e ou 133e de part du maître dans une heure, c'est aberrant ! Cette situation de nombre détruisait tant de projets échafaudés, mûris pen- dant les vacances. J'étais si déçue que je faillis ne pas tenir nerveusement ... Je rêvais éveillée, c'est mon habitude ! à ce que j'aurais pu faire ... J'expliquais aux adolestt;nts ce que nous ne pour- rions pas faire... J'en harcelais mon directeur qui nous co~1prend si bien mais qui n'y pouvait rien, prisonnier lui aussi d'un système qui se détériore.

Et_ puis bien sûr, parce que j'aime ce métier que j'ai choisi, parce qu'il est lié à ma vie, nous avons œuvré quand

A 1

meme ....

no tB SD

Dans une classe de 4e, nous démarrions le samedi 2 octobre avec Oradour-sur- Glane. Entre «La partie de pêche n,

«Les grottes de Bétharam n, << Ma passion pour l'automobile n, ils avaient choisi le plus dramatique. D'emblée, nous entrions donc dans le sérieux.

Martine était passée dans ce village pendant les vacances dernières... Elle avait eu un choc affectif profond en y pénétrant et avait transcrit très mala- droitement et avec beaucoup trop de réalisme sa visite. La mise au point collective visa la sobriété, l'affinement de l'évocation, de l'émotion, et très vite, un chœur padé, né spontanément des lectures faites en équipes pendant l'heure de travail dirigé, leur fit décou- vrir Aragon dans «La ballade de celui qui chanta darM-les supplices» (que tu dis avec tant de tempérament timide Marie-Claude, le jour que nous avions invité notre directeur pour t'entendre !),

«je vous salue ma France», Eluard dans «Liberté» et« Courage »1 R. Desnos avec «Demain »1 Vercors dans un large extrait de «Le silence de la mer », un V. Hugo moins scolastique dans «C'est à l'aube >>.

Picasso avec « Guernica » enrichit la grande geste du sacrifice d'Oradour ...

Le ciné,ma et, en parallélisme, la tl1U-

sique, avec Beethoven et Chostakovitch, complétèrent la fresque. Le professeur de musiquè acceptant gentiment de collaborer avec moi depuis l'an dernier déjà où il avait aidé Yves à transcrire les musiques libres qui accompagnaient ses poèmes, nous eûmes pendant l'au- dition quelques dessins et impressions libérateurs de « Correspondances baude- lairiennes >>. Bernadette écrivit à propos de la 6e symphonie de Beethoven :

«Le premier- riwuvement évoque un pay- sage gai; souriant : Oradour dans la pd.ix, dans la joi~... Au 4e mouvement

(5)

no 18 SD

des sifflements de flûtes, des sifflements de balles, une musique assourdissante ...

Nous voudrions fuir loin, loin pour échap- per à cela, comme nous voulons échapper à tout prix aux horreurs de la guerre.

Quand l.'orage est fini, le soleil revient tandis qu'à Oradour, les martyrs morts pour la France ne sont pas revenus, ne reviendront jamais. »

Christian à propos du 4c mouvement:

« Un tourbillon de colère détruit le calme, la fraîcheur... Ce tourbillon est chaud.

On y respire mal. On a envie de mourir.

On devient fou... Cette douleur dis- paraît peu à peu. >>

Et l'on pourrait citer les impressions de Martine ou de Bernadette sur la 5e symphonie de Chostakovitch m.ais on ne peut tout dire.

Nous pûmes louer à la Fédération des Œuvres laïques le court métrage sur le « ro juin 1944 » de Maurice Cohen. Ils retrouvèrent grâce aux tra- vellings de la caméra, à la voix neutre du récitant, la sobriété exemplaire que nous avions rechercl)ée, et sentirent que cette sobriété voulue du commen- taire, de l'image, amplifiait le registre tragique du martyre ... Et la vie com- plexe, en marge de tous les cloisonne- ments, apparut à travers le même problème vu par des poètes, des ar- tistes, un cinéaste, des gens moyens, des voisins.

Deux élèves travaillèrent pendant deux heures de dessin à la création de l'illustration. Il fallut faire des essais de couleurs, discuter, comparer, cher- cher les symboles les plus évocateurs, et les réalisateurs de cc l'atelier pochoit' »

se mirent à l'œuvre. Pour cette page donc, parue dans notre journal joie de Vivre:

~ un texte libre très moyen - une socialisation enrichissante du texte dans la mise au point collective

commission reures

11

- un vrai travail d'équipe pour l'im- pression et l'illustration.

Voici tottt d'abord le texte libre initial:

ÜRADOUR-SUR-GLANE

Pendant les vacances je me suis rendue à Oradour-sur-Glane avec mes parents.

Ce village incendié par les Allemands le ro juin 1944 est situé à quelques kilomètres de Limoges.

En franchissant la grille nous apercevollS les maisons entièrement détruites, puis l'église d'où une femme s'échappa. Nous parcourons ainsi les rues du village mort où nous découvrons Wl ancien café, une boulangerie.

Nous arrivons à l'octroi l'on peut voir les restes de literie, des pièces de monnaie, des clous soudés entre eux, des jouets et toutes autres sortes de matériaux. Le silence règne dans cette salle du souvenir.

Continuant notre visite, nous approchons de l'ossuaire où sont réunis les os des

321 martyrs.

En repartant nous passons devant la boutique de souvenirs où nous achetollS des cartes postales. Nous continuons notre route et je sais que jamais je n'oublierai cet émouvant spectacle.

MARTINE CAIGNOL

Le résultat de la mise au point collec- tive:

Pendant les vacances je me suis rendue à Oradour-sur-Glane gvec mes parents.

Ce village incendié par les Allemands le 10 juin 1944 est situé à quelques kilomètres de Limoges.

En franchissant la grille j'ai l'impression de pénétrer dans Wl cimetière. Tout au long des rues, les maisons sont entière- ment détruites. On devine ici un café,

(6)

12

commission lettres

une boulangerie. Les crochets d'une boucherie ont résisté à l'incendie. Quatre ou cinq carcasses de voitures témoignent qu'entre ces murs vivait un garagiste.

Et c'est partout le même spectacle qui s'offre à nos yeux dans une atmosphère qui me rend mal à l'aise.

Les quelques objets récupérés, plus ou moillS endommagés, sont exposés à l'oc- troi : jouets d'enfants, ciseaux, dés, quel- ques pièces de monnaie. · Un silence respectueux plane dans cette ·salle du souvenir.

Continuant notre visite, nous arrivons à l'ossuaire sont réunis les ossements des 634 martyrs. Les familles et amis y ont déposé des fleurs et des plaques de marbre avec, souvent, la photo des

·disparus.

Le soleil implacable de ce jour rend notre visite plus pénible encore et aug- mente, je crois, notre angoisse. Quel grand malheur!

Nous continuons notre route et je sais que jamais je n'oublierai cette émouvante journée.

En page 16, voye~ ce même texte publié dans notre journal scolaire, aboutisse- ment du travail d'équipe.

Pour voir où nous en sommes, voilà page 17 « Le vent >> de Martine dernier texte retenu cette semaine dans cette classe parmi les dix-huit participants au vote. Je pense qu'en toute objectivité, on peut mesurer l'enrichissement et l'effort d'origina- lité, aboutissement d'une patiente lutte contre les .phrases banalisantes.

Dans l'autre classe de 4e, composée aux 2/3 de garçons (section technologie) d'orientation beaucoup plus mathé- matique, nous démarrâmes avec «La rentrée au port des sardiniers », de

no 1B SD

Danièle. Le texte narratif, à peu près correct, ne nous donna pas grand mal.

Quelques passés simples, mieux aptes à nuancer des tonalités de temps prirent, en lisant à haute voix les phrases, la place des imparfaits. L'ex- ploitatior. du texte avec la BT Sonore

« A la pêche à la sardine >> nous ach~­

mina à une réflexion mieux centrée sur le travail humain. On s'intenogea

sur << la peine >> des hommes, èomme

d'ailleurs sur les sondeurs à ultra-sons ou le radiogoniomètre. On relut un passage de <<Les pauvres gens »1 de V. Hugo, un extrait de «Pêcheurs d'Islande »1 de Loti... On alla plus profond en nous-mêmes grâce à une lecture expliquée sur «L'homme et la mer », de Baudelaire. Puis prosaïquè- ment nous revînmes à un récit de sauvetage d'un vapeur danois par un vapeur breton d'un auteur autodi- dacte.

En musique, avec leur professeur, nous retrouvâmes la montée des vagues, la grandeur des paysages des fjords, dans le « Concerto en la mineur >> pour piano et orchestre, de Grieg. Nous suivîmes Debussy << En bateau >> et de là Christian nous amena à «Souvenir d'enfance>>

voté à une majorité écrasante. Premier texte vraiment libérateur d'une angoisse enfantine. Ci-dessous le texte brut. Le texte après la mise au point collective qui témoigne de notre part à tous dans la page imprimée, est donné p. 18.

SouvENIR n'ENFANT

Aujourd'hui 15 octobre est pour moi zm jour mémorable. Il y a maintenant six ailS de cela, j'avais une chienne. Son nom était Dora. Le nom était banal mais l'animal était intelligent. Tous les dezLX nous étions de très grands amis, on se comprenait mutuellement. Quand

(7)

no 18 SD

elle voulait sortir, elle venait à côté de moi, me regarda(t et secouait douce- ment la queue. je prenais alors sa laisse suspendue derrière une porte. Elle bon- dissait autour de moi, folle de joie. Si un jour, à la suite d'une bêtise, maman me donnait une fessée, elle venait tendre- ment me consoler, se couchant à mes pieds et me regardant de ses grands yeux marron et expressifs.

Nous faisions tous les jours de longues randonnées ensemble. Nous étions heu- reux. Mais tout a une fin. Dora gît sous terre, elle est morte ·empoisonnée.

Tout avait commencé Wl beau jour d'été. Nous revenions de nos habituelles promenades quand je m'aperçus qu'elle marchait lentement à côté de moi.

D'habitude elle courait joyeusement en tête. je m'accroupis à côté d'elle: une expression de lassitude couvrait son regard, elle avait le museau chaud. je compris qu'elle avait de la fièvre. A la maison je fis part à maman de mon inquiétude. Elle ne prit pas la chose au sérieux : « Une simple fatigue », dit-elle.

Mais le soir Dora ne mangea pas sa soupe. Elle alla se coucher sous la table et dormit profondément. Le lendemain ce frt la même chose : elle ne but que deux 011 trois lapées d'eau. Quand je sortis sa laisse pour aller la promener, elle ne manifesta aucune joie. Elle me suivit quand même. Mais à peine eus-je traversé la route qu'elle s'assit. Elle m'indiquait ainsi qu'elle ne voulait plus continuer. Ce fut notre dernière prome- nade. Le soir elle alla vomir dans le jardin. Maman se décida alors à appeler le vétérinaire. Ce dernier dit que la chienne avait absorbé un poison quelconque. Il lui donna des gouttes à prendre matin et soir. Elle ne voulut pas en prendre.

Mais papa lui en mit de force dans la gueule. Un grand espoir naquit alors en TI?Oi. je m'imaginais que ces quelques gouttes allaient la guérir. Stupide naïveté

commission lettres

13

de jeune enfant. Le lendemain elle allait encore plus mal. Avec peine elle se traîna au soleil et se chauffa toute la matinée.

Le soir on dut la mettre au garage.

Elle dégageait une mauvaise odeur. Le jour suivant quand maman vint me réveiller pour aller à l'école, elle m'an- nonça la nouvelle que je redoutai : Dora était morte. Ce matin-là, la classe me parut interminable. Et à midi en revenant au logis, je courus prestement au garage.

Elle gisait sur une vieille couverture, les pattes raides, la gueule ouverte et ses beaux yeux fixes sans aucune ex- pression. Doucement je l'appelai, je la touchai : elle était froide; Son poil lisse et soyeux était raide. je revoyais toutes les joies que nous avions vécues ensemble.

]'essayais avec peine de refouler mes larmes.

Soudar'n !Ill pas me tira de ma rêveril!.

Papa arrivait avec deux pelles : « Viens m'aider à faire un trou n, me dit-il en me prenant par l'épaule. Le cœur gros je me mis à la besogne. Le trou terminé mon père amena la chienne dans son caveau puis il partit chercher une bêche.

je la contemplais i la terre glissait sur son museau. je sentis une larme chaude couler sur ma joue. Elle retomba sur son poil de berger allemand. Cette larme fut mon dernier adieu. Papa revint et nous terminâmes d'ensevelir Dora ...

Maintenant bien des années ont passé.

je devrais avoir oublié tout ça. Mais aujourd'hui w1 sentiment de tristesse m'envahit le cœur... Pourtant. je fus stupide. je pense que ce chien je l'aimais trop. Ce n'était qu'un animal et je lui donnais un amour aussi grand qu'à certaines personnes que j'aimais beaucoup.

L'exploitation littéraire fut brève. Chris- tian chercha en travail dirigé, avec l'aide de son groupe, de mon aide, cinq textes montrant les liens secrets qui existent enu·e les bêtes et les hommes. Le

(8)

14

commission lettres

Chien .d'Ulysse (Odyssée, ch. XVII) fut ce JOUr-là notre sommet littéraire.

Le dernier texte choisi en décembre me posa d'autres problemes. René s'intenogeait sur les beatniks, du moins

s~r . ce qu'il ~st convenu d'appeler ams1. Il en· avait vu plusieurs, portait un peu lui-même cheveux boucletés (à peine !) sur l'oreille, et quelques autres accessoires de la panoplie. Son texte eut du succès. J'ai déjà dit : noblesse oblige ! Je suis à l'écoute de leurs problèmes mais je suis éduca- trice. J'essayais de rechercher des éclair- cissements sociologiques d'une part et d'autre part une information sérieuse sur les poètes beatniks. On lira com- ment je la trouvai dans un compte rendu qui a paru dans l'Educateur et sur lequel. je ne reviens pas (r). Nous

av~ms mamtenant démystifié les pâles épigones de poètes qui ont noms Allen Guisberg, William Burroughs, Carl ~alomon,. Lawrence Ferlinghetti et q~;u ·.ont rrus en danger la société améncame avec des inots qui faisaient · tout éclater, les limites de la vie, de la parole, de la pensée. Ils connaissent"

un peu .ces poètes « beat >> (nous nous sommes longuement interrogés sur l'é- tymologie) qui ne cessent de dire à l:ho~me d'aujourd'hui que la civi- lisation moderne l'anesthésie. Ils ont

c~mpris que perdre son temps à s Interroger, ou à s'alarmer sur des

c;h~veu.x longs O':l des mines grises etait b1en superficiel... que porter che- veux longs pantalons .Jarges, déhan- chement déambulant était une pana- panoplie ... du niveau de celle qu'on commande à Noël quand on veut

(r) Educateur SD no ro, p. 55.

no 18 SD

mimer ou pasticher Thierry-la-Fronde ou l'infirmière, ou Tarzan ! ... Ce n'est déjà pas si mal !.. .

Actuellement, le courant semble aller à la poésie. On commence à livrer ses angoisses profondes. « Seul dans la nuit», d'un garçon de 15 ans donné à l'état brut, avec ses maladresses bien sûr (voir p. 20). C'est son premier!

Mais j'ai confiance.

Ils ont confi.ance. Notre premier journal a soudé bien des bonnes volontés.

Yves a. appris à partager, Serge manie fort b1en la gestetner pour tirer le texte d'un camarade, Patrick et Jean- Luc se sont dépassés pour la couver- ture... Trois heures de croquis, de recherches, de découpes et d'ajuste- ments et ces dizaines d'ouvriers, rou- leaux en mains, qui veillaient aux nuances ! ... Cela est peut-être comme le secret du bonheur ... ça ne se décrit pas car ça ne se réduit pas à des condi- tions obi.ectives mais implique une évaluatio.n subjective. La page impri- mée, le JOUrnal imprimé, son journal. ..

c'est le crime de Montag de Fahrenheit 451 qui refuse le bonheur obligatoire et rêve d'un monde qu'il ne veut pas perdre et où la littérature (celle de l'expression libre de l'adolescent) n'est pas bannie.

Alors nous lutterons. Il faudra bien.

Oui Le Bohec, tu as raison quand tu lances ton angoissant appel. Moi aussi je voudrais avoir des conditions dJ travail, des structures qui nous per- mettraient d'expérimenter sans que l'on me juge, une fois tous les cinq ans, sur une heure d'orthographe ou de géographie !

(9)

no tB SD

Je sens que je pourrais libérer, éduquer au moins 1 8oo adolescents avant ma retraite, 1 8oo adolescents qui oseraient peut-être proclamer que le droit au bonheur, donc au travail qui réalise, est inscrit dans la charte de l'huma- nité nouvelle.

Mais qu'on nous donne les moyens de réaliser nos expériences avec séré- nité, qu'on nous aide par des contrôles de laboratoires appropriés à mesurer les résultats, qu'on n'attende pas que nous en soyons à évoquer avec nostalgie nos renoncements comme le fait avec beaucoup de délicatesse M. Pierre Clarac dans son livre L'enseignement du français (PUF).

« Comment ne pas évoquer avec nostalgie les années qui ont immédiatement suivi la libération et où, sur nos lycées et collèges, semblait passer un souffle de ferveur pédagogique et de rajeunisse- ment ? On s'est moqué des « classes

Une illustration du journal

<< Joie de Vivre »

commission lettres

15

nouvelles», On reprochait à ceux ~ui

y enseignaient leur passion et leur lll-

transigeance.-Mais ce sont les défauts de la foi : ils me paraissent préférables chez le professeur à la prudence et au détachement du scepticisme. »

Et si le sujet proposé pour la conférence pédagogique de 1_967-68 pour les classes d'application était le signe d'un désir profond, d'un vivant esprit de re- cherche?

«La recherche pédagogique dans les écoles normales, les écoles annexes et les classes d'application - Intérêt et moyens. >>

Après le colloque de Caen, à la lecture des nombreux article<> parus depuis la rentrée dans L'Education Nationale, dans différents bulletins de psychologie ou de recherche pédagogique, j'essaie de me rendre courage.

J.

LÈMERY

CEG - Chamalières (P.-de-D.)

Références

Documents relatifs

doit être rentabilisé, où va-t-on bien pouvoir inclure ces moments si précieux passés avec les patients et qui sont souvent bien plus effi- caces que tous les anxiolytiques et

« Reconnaître le caractère social de la langue c’est aussi admettre que la sociolinguistique est l’étude des caractéristiques des variétés linguistiques, des

Sont venus chez moi pour me serrer

[r]

Page 1 sur 10 Le Fonds Mondial pour la Nature (WWF) recherche un consultant(e) pour Analyse des moteurs de l’érosion de la biodiversité et des secteurs économiques impactant au

Cinq d’entre elles étaient insouciantes, et cinq étaient prévoyantes : les insouciantes avaient pris leur lampe sans emporter d’huile, tandis que les

je viendrai à NICE plein de préven- tion contre les pédagogues récupéra- teurs de l' expression libre, récupéra- teurs de textes pour les imprim er dans leurs

Certes, nous ne minimisons pas l'im- portance des réussites aux examens puisque le système est tel, nous faisons face aux programmes imposés même s'ils nous