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Le jour le plus long

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Le jour le plus long

Ces six mois d’attente interminable ont un apo- gée. Le voici.

14 février 2018. Il est encore tôt mais je suis réveillée, douchée, habillée. Depuis que nous sommes rentrés à Mignovillard sans Maëlys, je ne travaille pas, ne sors pas, ne projette rien, mais tous les jours, je me lève. Hors de question de traî- ner au lit, ne pas rester en robe de chambre la journée entière. Chaque matin, être debout tôt.

Se préparer comme si Maëlys pouvait surgir avec ces questions : Pourquoi t’es encore en pyjama, Maman ? Pourquoi t’as l’air triste ? Depuis une semaine bien sûr je sais qu’elle ne reviendra pas, mais je continue à sortir du lit et à me préparer.

Quelle drôle d’expression que « se préparer ». À quoi ? Au pire ? Mais n’est-il pas déjà là ? On fait un café, on choisit des vêtements dans le placard, on met une crème inutile sur son visage et on appelle ça se préparer. Se préparer à affronter une nouvelle journée, un travail qu’on n’aime plus, se

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préparer à laisser son enfant à la crèche alors qu’on a envie de passer du temps avec lui, se pré- parer à être la personne sociable que les autres apprécient mais qu’au fond on n’est pas vraiment ? Tous les jours, nous nous préparons tous à quelque chose. Pendant des mois, je me suis pré- parée, inconditionnellement, chaque matin, sans savoir ce que j’allais vivre. Et vous savez quoi ? Arrêtons. Cela ne sert à rien. Je ne suis et ne serai jamais prête pour cette journée.

La sonnerie de mon téléphone retentit. Il n’est  pas encore 9  heures. Mon cœur s’accélère.

Joachim est à côté de moi. Lui aussi s’est « pré- paré ». Nous échangeons un regard inquiet.

— Allô ?

— Bonjour, madame Cleyet-Marrel.

C’est l’enquêteur.

— Ça y est. Il a décidé de parler. Il va nous montrer où il a mis le corps de votre fille.

Je perçois du bruit derrière la voix. Le gendarme au bout du fil s’excuse, il ne m’entend pas très bien non plus. Il est dans l’un des camions du convoi qui part pour la montagne. Sept ou huit camionnettes et voitures se sont mises en route, en file indienne. Avec les enquêteurs de la section de recherches de Grenoble, les trois juges d’ins- truction, le procureur de la République, l’avocat Alain Jakubowicz ; et puis il y a l’« Autre », évi- demment.

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— Je suis désolé de devoir vous faire patienter une fois encore. Je sais que vous attendez depuis longtemps, mais je voulais que vous l’appreniez par quelqu’un de chez nous, plutôt que par la presse. Promis, je vous rappellerai et vous tiendrai au courant dès que nous serons au bon endroit.

— Merci, lieutenant. Nous attendrons votre appel. Au revoir.

Ma voix est blanche. En face de moi, Joachim est suspendu à mes lèvres. J’ai oublié de mettre le haut-parleur.

— Il va parler. L’« Autre », il va parler. Il va dire où il a mis Maëlys.

Je répète bêtement ce que j’ai entendu. J’appose les mots les uns à côté des autres. À une différence près : je ne dis que Maëlys, je ne parle pas de corps. Je ne formulerai pas tout haut ce qui est déjà bien trop douloureux en sourdine.

Tout a commencé deux jours auparavant. Lundi 12 février, maître Jakubowicz a appelé notre avo- cat.

— J’ai bien reçu l’expertise de la goutte de sang dans le coffre.

— Bien. Qu’allez-vous faire maintenant ? demande sûrement Fabien Rajon.

J’imagine la conversation, car je n’y ai évidem- ment pas assisté. J’ignore de quelle manière deux avocats échangent quand ils ne sont ni devant leurs clients ni devant les journalistes. Lorsque j’y pense, je vois quand même le nôtre répondre avec

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fermeté et froideur. Certes, il sait que celui avec qui il converse est son confrère, mais peut-être aussi bientôt son « adversaire » devant la cour d’as- sises. Je n’en sais rien. Sans doute mesure-t-il donc ses réactions. En moi, en tout cas, je visualise son attitude ainsi : mesure, réserve. Ne rien laisser paraître. Parce que je crois que maître Rajon a pris notre dossier en s’imaginant à notre place, cette place dont personne ne voudrait, parce qu’il nous défend comme il aurait aimé être défendu si c’était lui qui avait perdu un petit. Parce qu’il sait que c’est notre vie, pas un jeu.

— Qu’allez-vous faire maintenant ?

— À votre avis ? Me rendre à Saint-Quentin- Fallavier. Essayer de le faire parler.

Le lendemain, Alain Jakubowicz a pris sa voi- ture, fait les quarante kilomètres qui séparent son cabinet du centre pénitentiaire de Saint-Quentin- Fallavier et sollicité un tête-à-tête avec son client.

L’avocat a dû parler de la goutte : Ils ont retrouvé du sang qui appartient à Maëlys dans votre coffre.

Peut-être l’« Autre » n’a-t-il pas eu l’air surpris ou peut-être que si. Personne ne saura ce que les deux hommes se sont réellement dit cet après-midi-là, secret professionnel oblige. Personne ne saura combien de temps a duré leur conversation et lequel des deux a parlé davantage, tant que le défenseur ne l’aura pas dit. Toujours est-il qu’à la fin, l’un a demandé à l’autre d’organiser un entre- tien avec les juges d’instruction. « Il » était prêt à parler.

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Le jour suivant, « il » est extrait de sa cellule à 7  h  45. À sa demande, il est conduit jusqu’aux juges d’instruction. La rencontre se déroule au palais de justice de Grenoble où « il » est entendu

« de manière lapidaire », dira la journaliste de BFMTV en plateau. Ensuite, un convoi va s’ébran- ler. Vers la délivrance ? Quelle délivrance ?

*

Depuis que Maëlys a disparu, je n’ai jamais oublié une seconde que j’étais en train d’attendre.

J’ai attendu sans rien faire d’autre. Une leçon de patience longue de six mois. Aussi, les dernières heures n’en finissent-elles plus. Nous les passons sur notre canapé, devant la télévision. J’aurais imaginé un autre cadre pour le point de bascule de notre vie. Mais c’est ainsi. La pire journée de mon existence se déroule au son d’une chaîne d’infor- mations. Rien ne sert de se battre contre ce qu’on ne peut maîtriser.

Le suspect et son avocat, les trois juges et le pro- cureur quittent le tribunal et prennent la route en direction de Pont-de-Beauvoisin. Là où tout a commencé ; là où tout a fini.

À la gendarmerie, un convoi se forme bientôt.

Des camions blancs qui suivent des camions gris  qui suivent des camions bleus. Les journa- listes, toujours dans les « bons coups », derrière les

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