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Géographie Économie Société: Article pp.349-364 of Vol.10 n°3 (2008)

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Géographie, économie, Société 10 (2008) 349-364

GÏOGRAPHIE ÏCONOMIE SOCIÏTÏ GÏOGRAPHIE ÏCONOMIE SOCIÏTÏ

doi:10.3166/ges.10.349-364 © 2008 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Tous égaux face aux nuisances des infrastructures de transport ? Le calcul économique et le droit

administratif au défi de l’équité Transportation systems damages, economic rationality and social justice.

Are all the economic agents equal?

Thierry Kirat

1

et Nadine Levratto

2

1 IRISES, CNRS, Université de Paris-Dauphine, Place du Maréchal de Lattre de Tassigny, 75775 Paris cedex 16

2 EconomiX, CNRS, Université de Paris 10 Nanterre, (et Euromed Marseille- Ecole de management), 200, avenue de la République, 92001 Nanterre Cedex

Résumé

Les conflits nés de la création ou de l’extension d’infrastructures de transport soulèvent la question de l’égalité des citoyens face à ces ouvrages d’utilité publique. Ce texte pose la question des pos- sibilités de prise en compte de l’équité par les deux grands volets de la décision publique, à savoir le calcul économique qui détermine l’opportunité et la forme de l’infrastructure et les procédures administratives françaises qui encadrent la conception et la réalisation des voies de communication.

La première partie du texte met en évidence l’échec du calcul économique à intégrer des considéra- tions d’équité tandis que la seconde montre que les dispositifs de droit administratif organisent des procédures qui ne sont pas de nature à corriger les limites de l’approche économique.

© 2008 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Summary The land use conflicts occasioned by the creation or the extension of public trans- port networks or structures raise the question of the equality of the citizens vis-à-vis these works of

*Adresse email : thierry.kirat@dauphine.fr, nadine.levratto@u-paris10.fr

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public interest. In this paper, we try to understand if and how the two main fields of the public deci- sion, namely economic calculation and administrative procedures, are able to take into account social justice to determine the opportunity, the appropriateness, the design, and the realisation of transportation systems. The text is organised in two parts. The first one highlights the failure of the costs-benefits approach to integrate any consideration of equity while the second shows that the French administrative law organizes the procedures in a way which is not likely to correct the limits of the economic approach.

© 2008 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Mots clefs : conflits d’usage, transports, équité, analyse coûts-avantages Keywords: land use conflicts, transportation, social justice, cost-benefits analysis

Les polémiques nées à l’occasion de la définition des tracés de voies des TGV Méditerranée et Lyon-Turin, les difficultés rencontrées lors de la mise en place d’autoroutes (le prolonge- ment l’A12 dans le sud des Yvelines, le passage de l’A68 sur la rocade d’Albi…) ou de bou- levards urbains (Strasbourg, Lille…) servent de matière aux travaux sur les conflits d’usage des espaces. La plupart de ces analyses s’attachent à des considérations environnementales (Charlier 1999, ou Faburel et Maleyre 2006), d’autres abordent plus précisément l’expression de ces conflits devant les tribunaux (Kirat et Melot, 2006) alors qu’un troisième groupe, dans lequel s’inscrit ce travail, s’interroge sur l’égalité des citoyens face aux infrastructures de transport. Cette question peut être abordée de deux manières : soit l’on s’intéresse aux avanta- ges que les populations peuvent tirer de l’accès à certains moyens de communication, soit on essaie de mesurer les nuisances qui accompagnent leur existence.

Les questions relatives à l’opportunité et au financement des voies de communica- tion sont habituellement résolues par le recours à l’analyse coûts-bénéfices appliquée aux choix d’infrastructure de transport telle que consignée dans les deux rapports Boiteux I et II du Commissariat au Plan. Son application n’épuise toutefois pas le sujet ainsi que l’at- testent les différends nés à l’occasion de la révélation de tracés de routes dont les citoyens ou les élus locaux mettent en doute la pertinence. L’analyse coûts-avantages semble ainsi peu adaptée à un contexte politique décentralisé dans lequel l’intérêt général technicien s’efface derrière le rapport de force entre l’Etat et les collectivités territoriales et fait l’ob- jet d’une remise en cause par les utilisateurs, les populations et, dans une certaine mesure enfin, par des économistes. Ces critiques conduisent à se poser la question de l’équité des implantations d’infrastructures de transport (Bonnafous et Masson, 2003).

Nous cherchons à contribuer à ce débat en posant la question des possibilités de prise en compte de l’équité dans les procédures de droit administratif qui régissent la réalisa- tion d’infrastructures de transport. A ce stade de l’analyse, nous englobons les différents types d’équité recensés par la littérature (Raux et Souche, 2001) :

- l’équité territoriale dérive du «principe de liberté» et est liée à la garantie d’accessi- bilité aux emplois, aux biens et aux services1,

1 C’est à un tel principe que la LOTI fait référence lorsqu’elle mentionne le droit au transport et l’universalité d’accès à un mode de transport.

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- l’équité horizontale correspond au «principe d’égalité des chances» : un traitement égal et impartial doit être garanti aux concitoyens et, a fortiori, entre usagers des modes de transport. Conduite de manière économique, cette forme d’équité conduit au principe de l’usager-payeur selon lequel l’utilisateur d’un service ou bien collectif doit couvrir les coûts qu’il induit pour la collectivité ou le gestionnaire d’infrastructure,

- l’équité verticale découle du «principe de différence» : elle consiste à juger le résultat des politiques au vu du bien-être des populations les plus défavorisées2 qu’il faut chercher à maximiser (Maximin).

Ce texte s’interroge sur la capacité d’une la combinaison d’outils économiques et d’un cadre procédural à incorporer l’équité à la décision de création ou d’extension d’infras- tructures de transport d’utilité publique. L’information ou la consultation du public et l’évaluation des effets environnementaux des projets garantissent-elles la prise en compte des nuisances comme éléments du coût social d’un projet ? Parviennent-elles à dépasser les limites des calculs d’avantages collectifs et de compensations dont résulte la notion de surplus net, clef de voute de la décision d’investissement public ?

Pour répondre à ces questions, nous plaçons au premier plan de l’analyse l’équité terri- toriale et sociale, trop souvent évacuée du domaine de la décision publique car absente des considérations relatives à la monétisation des externalités et située en dehors du champ d’action des juridictions administratives. La première partie rend compte de l’échec du calcul économique à intégrer des considérations d’équité tandis que la deuxième montre en quoi les dispositifs de droit administratif organisent des procédures qui ne sont pas de nature à corriger les limites de l’approche économique.

1. Les problèmes d’équité dans les méthodes du calcul économique public

Le calcul économique public s’appuie fondamentalement sur des principes utilitaristes : il vise à évaluer les projets d’infrastructures sous l’angle de leur utilité collective, à partir d’une confrontation entre la somme des utilités individuelles qui peuvent en être tirées, et les coûts sociaux du projet, source de l’existence de « perdants ». La logique fondamentale du calcul économique public est celle de l’efficacité sociale du projet considéré, entendue en termes de surplus collectif, expression économique de l’intérêt général.

1.1. De l’utilité collective…

Cette expression de l’utilité collective s’inscrit dans la tradition française des ingé- nieurs économistes qui cherche à améliorer l’efficacité de la gestion de et par l’Etat vu comme un financeur, organisateur et administrateur de biens. La méthode mise en

2 à ce propos, c’est encore à Boiteux (2001) qu’il convient de faire référence pour illustrer les difficultés rencontrées par l’acteur public : « Mais on peut imaginer que dans tel contexte particulier cet équilibre s’éta- blisse pour un coût élevé à la charge des pouvoirs publics, au profit d’un petit nombre de personnes qui seront pratiquement protégées de tout bruit. Un problème d’équité se pose alors. Si, dans la région, on peut avec la même somme épargner à dix fois plus de personnes un bruit insupportable, là encore, à défaut de pouvoir se contenter de confrontations locales, la collectivité va intervenir pour tenter d’apprécier et de péréquer sur une large zone ce que serait un équilibre accepté entre coût d’évitement et coûts de réparation-indemnisation, et donc pour fixer des seuils et des modes de calcul normalisés des nuisances » (p. 20).

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œuvre passe par l’usage des mathématiques et de la statistique et par la production de techniques de calculs économiques pour répondre à la question de l’utilité d’un ser- vice, de travaux publics… A la suite de Jules Dupuit et dans la mouvance de l’école dite «psychologique»3, l’utilité a été définie soit par le sacrifice qu’on serait disposé à faire pour se procurer la chose désirée, soit comme le prix de cette même chose qui nous conduirait à nous en passer. En cela, l’utilité se différencie du prix effectivement payé par le consommateur sans que ces deux volets puissent pour autant être traités indépendamment. Tout en déterminant comment couvrir les coûts supportés, l’ana- lyse doit aussi caractériser les modalités à mettre en œuvre pour apporter satisfaction au maximum de consommateurs. Ce double questionnement traverse les dévelop- pements de la théorie marginaliste et trouve ses plus célèbres applications dans le domaine de la gestion des services publics, de transport et d’électricité notamment.

Il n’est pas utile de revenir ici sur le caractère mythique de la décision Pareto- optimale en matière de choix publics puisque certains biens collectifs ne respectent pas les conditions fondamentales de l’échange sur un marché4, provoquant ainsi des défaillances du système dont les plus connues prennent la forme d’externalités5 qui correspondent à «des situations où les décisions de consommation ou de production d’un agent affectent directement la satisfaction ou le profit d’autres agents sans que le marché évalue et fasse payer ou rétribuer l’agent de cette interaction.» (Picard, 1998, p. 506). Elles apparaissent systématiquement en présence de biens collectifs mixtes au sens de Samuelson (1954) pour qui, «un bien collectif se distingue sim- plement par le fait que sa consommation s’assortit d’effets externes i.e. que le bien figure simultanément dans les fonctions de préférences de plusieurs agents…». Point auquel l’ophélimité atteint son maximum, l’optimum de Pareto reste la référence clé en matière d’économie publique même s’il ne comporte aucune dimension sociale et suppose que la satisfaction d’un individu est forcément indépendante de la situation

3 Selon Gide et Rist (1913), «l’Ecole psychologique a pour caractéristique de tout ramener à l’utilité finale» (p. 611), conformément à l’approche hédoniste dans laquelle elle s’inscrit. Rappelons que cette école, dont l’un des buts est de donner à l’Economie Politique un statut de science exacte, «…est entièrement basée sur un calcul de plaisir et de peine, et l’objet… est de déterminer le maximum de bonheur qui peut être réalisé en achetant le plus de plaisir possible avec le moins de peine possible» (Jevons, 1909).

4 Le marché est efficace si trois conditions sont respectées (Guerrien, 2000) :

- avoir une définition correcte des droits de propriété,

- permettre l’échange volontaire de ces droits. On ne peut échanger que ce dont on est propriétaire,

- assurer le bon fonctionnement du système de prix.

5 Des outils d’aide à la décision, plus particulièrement dus à la recherche opérationnelle, ont été mis en place pour modéliser les problèmes de décision. La théorie de jeux, les procédés d’optimisation d’une fonction objectif sous contraintes, etc. sont des exemples classiques, qui alimentent l’analyse économi- que des comportements d’agents. Dans un souci d’allier modélisation et application à grandeur réelle, le calcul économique des choix publics a connu un regain d’intérêt avec l’analyse économique de projets (Greffe, 1999). A cet effet, les techniques coûts-avantages, leurs critères de synthèse (rapport coûts-avan- tages actualisés, bilan social actualisé, taux de rendement interne, etc.) et règles de décision (MaxiMax, MaxiMin, MiniMax regret, espérance mathématique, approche Bayesienne, etc.) tout comme les analyses coûts-efficacité ont été proposées sans que cela résolve de quelque manière que ce soit le problème de la compensation.

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des autres6. L’intégration des aspects éthiques et politiques est alors problématique et, dans un premier temps au moins, incompatible avec la première composante de la bonne vie «économique». C’est à la réconciliation des deux aspects que vise à procé- der l’introduction du principe de compensation à la fin des années trente.

1.2. … À la compensabilité des pertes de bien-être

La compensation vise à établir une procédure qui permette de compenser les perdants par les gagnants en situation d’externalité. Si Scitovsky (1941) a mis en évidence une certaine incohérence du principe même, le débat est surtout connu par les travaux sur la recherche de la meilleure procédure à mettre en œuvre —taxation étatique (Pigou, 1932) ou marchandage (Coase, 1960)— dont on trouve de nombreuses applications à propos de l’environnement. Généralement, le fait qu’une infrastructure publique créée des perdants renvoie au problème complexe de la compensation des pertes de bien-être subies par des agents ou catégories sociales (Domergue, 2000, p. 43).

Les ingénieurs économistes le résolvent grâce au critère dit de Kaldor-Hicks selon lequel l’existence d’une possibilité de compensation des perdants par les gains du projet en conforte l’efficacité. En effet, si les bénéficiaires du changement peuvent potentiellement dédommager les perdants, la réalisation du projet correspond à une amélioration parétienne (le bien-être d’au moins une personne impliquée est amélioré sans que celui des autres soit détérioré) et l’état de l’économie après la réalisation du projet est supérieur à la situation antérieure. Ce principe revient à postuler que les problèmes de production et de redistri- bution sont dissociables ou, ce qui revient à peu près au même, que les diverses formes d’utilité sont monnayables. Il en est de même de la plupart des méthodes d’évaluation dans lesquelles la compensation tend à être réalisée par les transferts redistributifs globaux7.

Or, les critères utilisés pour mesurer les nuisances et le degré d’insatisfaction d’une partie de la population (consentement à payer, valeur du temps…) sont corrélés aux reve- nus des personnes, si bien que la perte d’utilité est d’autant plus faible que l’on dégrade l’environnement des catégories sociales les plus défavorisées. Un exemple extrême de cette dérive «économiciste» peut être trouvé dans la proposition de Laurence Summers, alors économiste en chef à la Banque Mondiale, que la Banque encourage le transfert des industries polluantes dans les pays en développement. L’argument utilisé par Summers dérive directement de l’application du principe de Kaldor-Hicks : « la mesure des coûts de santé liés à la pollution dépend des pertes économiques dues à un accroissement de la morbidité et de la mortalité. De ce point de vue, un montant donné de pollution doit être

6 Pour que cette hypothèse soit invalidée, il suffit qu’existe un individu bienveillant (respectivement mal- veillant) dont la satisfaction propre dépend positivement (respectivement négativement) des changements de la satisfaction d’autrui. Ces interactions correspondent à des externalités dans les fonctions d’utilité et remettent en cause l’optimum. Le fait pour un individu malveillant de voir sa satisfaction diminuer quand celle des autres s’accroît constitue une éthique du mal qui semble remettre en cause l’optimum. Cependant, il est probable que les détracteurs de l’optimum seraient aussi les premiers à considérer la malveillance comme a-éthique et ne pouvant faire partie des règles éthiques. L’élimination de ce cas laisse alors pleinement son rôle au critère d’optimum comme règle éthique fondamentale (Ballet et Mahieu, 2003)

7 Par exemple, la réalisation d’une infrastructure autoroutière donnera lieu à des transferts financiers en faveur du développement des transports collectifs, ce qui assure une redistribution globale des usagers de l’in- frastructure qui s’acquittent d’un péage et les usagers de transport en commun.

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fait là où les salaires sont les plus bas. Je pense que la logique économique qui sous-tend l’exportation des nuisances toxiques dans les pays à bas salaire est impeccable est que nous devons la prendre en compte » (Summers, cité par Perret, 2001, p. 55)

Ainsi, des premiers critères d’aide à la décision proposés par Dupuit aux notions plus sophistiquées actuellement privilégiées, la réalisation effective de la compensation, l’éva- luation de son niveau et la détermination de ses modalités sont renvoyés à l’extérieur du calcul économique public. Les différentiels d’impacts selon les populations concernées n’entrant pas dans l’évaluation des investissements publics, leur programmation s’ef- fectue sans référence au moindre objectif d’équité. Cette carence apparaît clairement au niveau spatial. L’opportunité des projets d’infrastructure étant positivement liée aux flux qu’ils engendrent, les voies de communication à réaliser en priorité sont aussi celles qui désengorgent les zones congestionnées. Un processus cumulatif prend naissance puisque la création de nouvelles voies de communication favorise l’occupation d’espaces conne- xes, ce phénomène d’urbanisation étendu étant porteur de futurs besoins de modalités de déplacement. Le clivage entre les régions largement dotées en voies de communication et les autres s’en trouve alors renforcé et l’équité territoriale est niée. Les aspects sociaux sont eux aussi évacués de l’analyse. L’utilité collective se définissant comme la somme des utilités individuelles, l’important est de la maximiser pour peu que les gains des uns compensent les pertes des autres.

De nombreuses imperfections sont cependant reprochées à la théorie de l’optimum.

Les biens collectifs, effets externes, phénomènes de rendements croissants, mais aussi des imperfections concernant les comportements des agents économiques éloignent l’équili- bre économique de la justice sociale. Comment cela se traduit-il dans les décisions relati- ves aux infrastructures de transport ?

1.3. Les critères de choix public en matière de transports : l’équité, un problème insoluble ?

Nous partons de l’hypothèse que l’inaptitude de la méthode coûts-avantages et de ses dérivés utilitaristes à incorporer une vision éthique vient biaiser les principaux critères de choix à l’œuvre en matière de transports publics. Tel est le cas de la valeur du temps, critère essentiel dans le domaine des politiques de transports car on estime que les gains de temps représentent environ les 4/5ème des avantages non monétaires des politiques de transport (CEMT, 2003). Le calcul de la valeur du temps de transport des voyageurs sup- pose que les comportements sont connus et suffisamment simples, pour qu’il soit possible d’en donner une représentation mathématique sous la forme d’une demande dérivée de la production ou de la consommation. C’est ainsi que la valeur du temps pour l’individu est égale au revenu correspondant à une unité supplémentaire de temps de travail et auquel l’individu a dû renoncer. Faute de pouvoir établir une analyse précise de la valeur du temps, les experts ont adopté une approche moyenne du coût d’opportunité du temps, en rapprochant la valeur horaire du temps de déplacement et les salaires horaires moyens.

Donnant une valeur unique au temps, cette approche est rapidement apparue trop res- trictive et a été affinée de manière à saisir la relation que l’individu entretient avec le temps (Boiteux, 2001, p. 35 et ss.). Des valeurs différentes ont ainsi été attribuées au temps de déplacement, aux retards dus à la congestion et au temps d’attente, ainsi qu’à

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l’utilisation de différents modes de transport. Dans les modèles les plus récents, le temps prend même autant de valeurs qu’il y a de manières de le passer. La sophistication des modèles ne suffit toutefois pas à améliorer la prise en compte de l’équité dans la politi- que des transports. Ne remettant pas en cause le découplage entre une valeur du temps hors déplacement professionnel qui traduit un coût d’opportunité et la valeur du temps de transport professionnel qui résulte du gain de temps de transport et du rapport entre la pénibilité du travail et celle du transport, cette démarche ne permet pas discriminer les gagnants et les perdants d’une politique publique et, par conséquent, ne peut pas tenir compte des situations inégalitaires créées. Les experts sont conscients de ce biais, le rap- port Boiteux proposant «… de pondérer l’ensemble des gains et pertes (et pas seulement les gains et pertes de temps) de façon que certaines catégories ou zones soient plus favo- risées, ou de différencier les seuils de rentabilité par type de projet.» (Boiteux, 2001, p. 39). Mais même alors, on demeure dans un registre peu opératoire du point de vue de l’intégration effective de l’équité à la règle de décision publique, la suite de la citation étant «Mais la connaissance des disponibilités à payer demeure utile car, outre les élé- ments d’information qu’elle apporte pour fixer des valeurs normalisées, elle seule permet de mesurer ce que l’on sacrifie à l’équité en termes d’efficacité.» (Ibid.).

Au total, le cadre du raisonnement se révèle plus adapté au traitement de questions concernant le niveau d’un péage à instaurer que l’opportunité de créer une infrastructure de transport (Baumstark, 2004).

Or, l’évaluation des nuisances (bruit, pertes de vies humaines, pollution atmosphéri- que, congestion et autres effets de coupure8) se heurte aux mêmes types de difficultés.

Son adoption résulte pourtant du souci d’éviter les dérives marchandes inhérentes à la méthode des valeurs révélées (prix hédonistes), qui évalue les valeurs du bruit au regard de la localisation des immeubles, et donc des prix du marché9. Ne se prêtant pas à la quan- tification des avantages et des coûts supportés par les différentes catégories de citoyens, ils ont été remplacés par des indicateurs qui prennent en considération les dommages subis par les riverains ou les pertes pour les usagers. Le bruit fait partie de ces externa- lités difficiles à mesurer. Son coût est néanmoins mesuré par la dépréciation des loyers moyens par m² de surface occupée et exposée à des niveaux de bruit dépassant un certain seuil pondérée par la destination de l’espace concerné (habitat, bureaux, loisirs, etc.). La réduction des distorsions sociales a été envisagée en réduisant la dispersion des valeurs de marché et du bruit en fondant le prix des logements exposés au bruit sur le loyer mensuel au m2 du secteur locatif sur les données publiées trimestriellement par l’INSEE par gran-

8 Depuis quelques années, les urbanistes cherchent à sensibiliser les aménageurs du territoire aux risques liés à la domination d’une logique routière qui conduit à privilégier la capacité au détriment du fonctionnement urbain et au risque de minimisation de l’impact de la coupure sur le milieu environnant. Cf. les travaux du sémi- naire «Villes et transport» du Ministère de l’Equipement, des transports, de l’aménagement du territoire, du tou- risme et de la mer, et tout particulièrement les actes de la 8ème séance sur le thème «Ville, valeurs, transports».

9 Dans ce cas, le coût du bruit apparaît systématiquement lié aux valeurs de marché de l’immobilier : il sera élevé dans les zones résidentielles « riches » et faible dans les zones d’habitat populaire, notamment périphéri- ques, d’où une concentration des infrastructures de transport dans certaines zones qui recoupent les inégalités qui existent en matière de salaire ou d’accès au travail. En France, un quartier de banlieue construit en habitat collectif a quatre chances sur cinq d’être traversé par une voie rapide et trois chances sur dix d’être côtoyé par une autoroute. De même, les habitants de grands ensembles ont une probabilité quatre fois plus grande qu’ailleurs de subir un bruit très gênant (Theys, 2002).

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des zones. Si cette méthode vise à incorporer l’équité au calcul économique elle a pour inconvénient de « sous-estimer la difficulté de faire accepter une nouvelle infrastructure là où les valeurs foncières et immobilières ou le coût des mesures à prendre pour rendre le projet acceptable sont les plus élevés. » (Giblin, 2004).

Toutes fondées sur un socle utilitariste, les valeurs du temps et des nuisances demeu- rent imperméables aux théories de la justice. Aucune des formes d’équité n’est vérita- blement incorporée au calcul économique malgré les efforts réalisés dans ce sens par les spécialistes et les administrations publiques. Les principales avancées dans ce sens res- tent à ce jour les travaux conduits par la commission Boiteux au Commissariat au Plan10 ou la réflexion menée au Conseil général des Ponts et Chaussées (Bernard, 2004 ; Giblin, 2004). Leur principal mérite est de souligner les difficultés rencontrées par les acteurs publics pour incorporer les différentes formes d’équité aux évaluations ex ante des projets d’aménagement du territoire.

2. Les dispositifs juridiques : une contribution à la recherche d’équité ?

Si le calcul économique public utilisé dans la formation de la décision publique est indifférent vis-à-vis des questions d’équité, les dispositifs de droit administratif mis en œuvre dans la réalisation des infrastructures permettent-ils de s’en saisir, et d’infléchir les choix publics en direction d’une meilleure prise en compte des intérêts des populations concernées ? Une tentative de réponse à cette question présuppose un bilan de ces dispo- sitifs, qui se répartissent en trois catégories :

• l’enquête publique préalable à la déclaration d’utilité publique,

• l’étude d’impact environnemental préalable au lancement de l’enquête publique,

• le débat public, dont la possibilité a été ouverte par la loi de 2002 relative à la démo- cratie de proximité.

2.1. L’enquête publique : de l’expropriation aux études d’impacts

La méthode de l’enquête préalable à la déclaration d’utilité publique (DUP) est un pro- cédé ancien du droit public français, qui a connu dans le temps des évolutions notables11. Initialement, elle touchait les seules expropriations pour cause d’utilité publique dans le domaine des « grands travaux publics » tels que les routes nationales, canaux, chemins de fer, canalisations de rivière, bassins et docks entrepris par l’Etat ou par des compagnies particulières pour lesquels la déclaration d’utilité publique ne pouvait être établie que par une loi (décret-loi relatif à l’expropriation pour cause d’utilité publique, 8 août-30 octobre 1935). L’article 3 du décret-loi de 1935 prévoyait pour cette catégorie de travaux la réalisation d’une enquête administrative préalable à la DUP, dont les modalités étaient

10 Même si le rapport sur les transports de 2001 est une référence en la matière, le faible nombre d’occurrences du terme «équité» (utilisé sept fois au cours des 320 pages que compte le rapport) illustre la difficulté que les ingénieurs et décideurs publics rencontrent lorsqu’il s’agit de concilier le calcul des valeurs tutélaires et les différentes formes d’équité.

11 La notion de prise en compte de l’avis du public émerge dès le XIXe siècle : une ordonnance royale de 1829 ouvre la voie aux enquêtes publiques en prévoyant de recueillir les avis des citoyens sur certains projets d’équipement de l’État (M. Vigouroux, 1992, p. 7).

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précisées par le règlement d’administration publique du 2 mai 1936. Le commissaire enquêteur était tenu de recueillir les observations des « habitants et intéressés », au sein d’un dispositif orienté avant tout vers la détermination du montant de l’indemnisation due aux expropriés.

Le domaine de la procédure d’enquête publique a été ultérieurement élargi au-delà de la seule question de l’indemnisation de l’expropriation. Dans l’état actuel de la réglemen- tation, le maître d’ouvrage d’un projet d’utilité publique est tenu (dans le champ d’appli- cation du texte), de faire réaliser une enquête publique et de mettre à disposition du public d’une étude d’impact environnemental.

La loi n°76-629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature porte obligation de réaliser une étude d’impact, dans des termes précisés par le décret n°77-1141 du 12 octobre 1977, modifié par le décret n°93-245 du 25 février 1993 relatif aux études d’impact et aux champs d’application des enquêtes publiques. Le décret de 1977 est essentiellement consacré aux études d’impact et ne traite de l’enquête publique que sous cet angle : il définit les conditions dans lesquelles l’étude d’impact doit être réalisée et pose qu’elle doit figurer dans le dossier mis à disposition du public pour la réalisation de l’enquête publique. Mais le décret prévoit que, lorsque le projet n’est pas soumis à enquête publique, le public ne peut accéder à l’étude d’impact qu’après qu’ait été prise la décision d’autorisation ou d’approba- tion des aménagements ou ouvrages…. (Décret du 12 octobre 1977, art. 5).

2.2. L’étude d’impact : le silence de la réglementation sur les infrastructures de transport

Le décret du 12 octobre 1977 précise les cas où l’étude d’impact n’est pas requise. Plus précisément, ces cas sont listés dans les annexes techniques (annexes I et II) du décret qui recense (de manière non exhaustive) :

• les travaux de modernisation des ouvrages sur le domaine public maritime et fluvial,

• les travaux de renforcement des voies publiques et privées,

• les établissements de pêche concédés sur le domaine public maritime,

• les travaux d’installation et de modernisation de remontées mécaniques inférieurs à 6 MF,

• les travaux d’installation ou de modernisation a) des ouvrages de transport et dis- tribution d’électricité de tension inférieure à 63kV, b) des ouvrages de production d’énergie hydraulique de puissance de moins de 500 kW, c) des réseaux de distribu- tion du gaz,

• les installations classées pour la protection de l’environnement, les travaux d’installation et de modernisation des réseaux d’assainissement, d’évacuation des eaux pluviales et de distribution d’eau, etc.

In fine, le décret du 12 octobre 1977 n’impose pas la réalisation d’une étude d’impact des travaux de construction ou d’extensions d’infrastructures de transport routier ou fer- roviaire. Or, certains travaux de ce type sont évoqués dans la circulaire n°93-73 prise pour l’application du décret du 25 février 1993 (BOMET n°1727-93/30 du 10 nov. 1993) : la circulaire précise certes que les créations et extensions de gares ferroviaires et « la créa- tion de nouvelles voies de circulation » doivent faire l’objet d’études d’impact, mais une circulaire n’est pas un texte susceptible d’être valablement opposé à l’administration qui

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ne s’y conformerait pas. Quant au code de l’expropriation pour cause d’utilité publique il prévoit (art. R11-3), que le dossier que l’expropriant est tenu d’adresser au préfet pour être soumis à l’enquête un dossier comprenant obligatoirement « 6° L’étude d’impact définie à l’article 2 du décret n°77-1141 du 12 octobre 1977 (modifié par le décret de février 1993, Nda)… ». Or, encore une fois, ce décret ne fait pas référence aux projets d’infrastructures de transport.

En dehors de ces textes, des dispositions du code de l’urbanisme soumettent les projets susceptibles d’affecter l’équilibre écologique d’une zone dont l’écosystème est fragile, à la réalisation d’une étude d’impact, destinée à servir de base d’évaluation des incon- vénients écologiques et de définition de mesures aptes à en amoindrir l’importance ou à en assurer une compensation environnementale : mise en œuvre de directives territoriale d’aménagement en zone de montagne (art. L145-7 c) ; demande de permis de construire en zone protégée (art R130-7) ; aménagement de pistes skiables (art. R445-11).

On sait cependant que les nuisances sonores causées par les transports (routier, ferro- viaire ou aérien) sont parmi les plus importantes parmi les inconvénients des ouvrages et aménagements publics. Il convient donc de considérer les dispositifs qui y sont consacrés.

2.3. Les projets nationaux d’infrastructure : la LOTI, et après ?

Les projets nationaux d’infrastructures de transport sont visés dans la loi d’orientation des transports intérieurs (LOTI) du 30 décembre 1982, qui fixe le principe d’une prise en considération des coûts sociaux dans la décision publique de création d’infrastructures routières, autoroutières et ferroviaires. Mais ils sont visés, également, par un décret du 17 juillet 1984 et par une simple circulaire : la circulaire n°92-71 relative à la conduite des grands projets nationaux d’infrastructures (BOMET n°1920-92/36 du 10 janv. 1993). Le décret du 17 juillet 1984 (relatif à l’application de l’article 14 de la LOTI) porte sur les conditions de l’évaluation économique de l’efficacité économique et sociale des grands projets d’infrastructure. Il évoque deux hypothèses, selon que le projet est soumis ou pas à enquête publique préalable. La circulaire de 1992 incite les préfets à organiser « une phase de débat sur l’intérêt économique et social préalable à l’enquête d’utilité publique » avec la participation « des différents responsables concernés : politiques, socio-économi- ques, associatifs (environnementalistes, usagers, riverains) » dont les préfets sont invités à apprécier la « représentativité au regard de la globalité des intérêts en jeu. ». La finalité du débat est de faire en sorte que le préfet coordonnateur en établisse un bilan et propose un projet de cahier des charges de l’infrastructure, destiné à être rendu public. Ce cahier des charges expose les différentes finalités du projet, précise et justifie les choix envisa- gés vis-à-vis des solutions et modes alternatifs, identifie les enjeux d’aménagement et de protection de l’espace. C’est sur lui que doivent être basées les études de tracé.

Les nuisances sonores induites par les aménagements et infrastructures de trans- port terrestres sont visées dans un décret du ministre de l’environnement de 1995 (décret n°95-22 du 9 janvier 1995 relatif à la limitation du bruit des aménagements et infrastructures de transport terrestres). Le décret prévoit que le maître d’ouvrage des travaux est tenu de prendre des mesures destinées à éviter que le fonctionnement de l’infrastructure ne crée des nuisances sonores «excessives». (art. 1er du décret du 9 janv. 1995). Le décret appelle trois observations :

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• il n’est pas applicable aux travaux d’entretien, de réparation, d’électrification ou de renouvellement des infrastructures ferroviaires (art. 3)

• il prévoit que la mesure de la gêne doit être assurée par le recours à des indicateurs et des niveaux maximaux admissibles définis «en fonction de la nature des locaux et du type de travaux réalisés», qui peuvent être modulés en fonction «de l’usage des locaux» et «du niveau sonore préexistant» (art. 4).

• Il prévoit enfin que le respect des niveaux sonores maximaux est obtenu par un traite- ment direct de l’infrastructure ou de ses abord immédiats si le coût en est «raisonna- ble» ; lorsque le coût des travaux dépasse le seuil du raisonnable, l’action est dirigée vers le traitement du bâti, en tant compte «de l’usage effectif des pièces exposées au bruit.» (art. 5).

Au fond, le décret de 1995 organise la possibilité juridique d’évaluer les nuisances sonores et l’opportunité de prendre des mesures de réduction du bruit au regard des caractéristiques des lieux et du coût des mesures pour le maître d’ouvrage, donc pour le contribuable. En d’autres termes, il est licite de consacrer moins d’argent et de mesures techniques à la réduction du bruit de sites où les niveaux sonores sont déjà importants, donc de zones avec de fortes densités d’occupation par l’habitat social, des présences d’activités économiques et d’infrastructures de transport…

Enfin, les articles L571-9 et L571-10 du code de l’environnement portent deux dispo- sitions relatives aux aménagements et infrastructures de transports terrestres :

- « la conception, l’étude et la réalisation des aménagements et des infrastructures de transports terrestres prennent en compte les nuisances sonores que la réalisation ou l’utilisation de ces aménagements et infrastructures provoquent à leurs abords. » (c.

env. art. L571-9-I.), et le dossier de demande d’autorisation de travaux comporte

« les mesures envisagées pour supprimer ou réduire les conséquences dommageables des nuisances sonores. »

- Le préfet est tenu de recenser et classer les infrastructures de transports terrestres en fonction de leurs caractéristiques sonores et du trafic, afin de prendre en compte ces nuisances pour la construction de bâtiments et définir les prescriptions techniques de nature à les réduire (c. env. art L 571-10).

En définitive, les infrastructures de transport sont l’objet de dispositions particulières dans l’ensemble des mesures relatives aux enquêtes publiques et aux études d’impact :

• elles ne sont pas visées dans les textes relatifs aux études d’impact et l’amélioration des enquêtes publiques,

• la circulaire de 1992 déplace l’évaluation des enjeux environnementaux, de l’étude d’impact dont le caractère obligatoire n’est pas de mise pour ces projets, au débat public local.

2.4. Le mythe du débat public…

S’agissant de l’organisation des procédures d’enquête publique, la loi n°83-630 du 12 juillet 1983 relative à la démocratisation des enquêtes publiques et de la protection de l’en- vironnement (dite loi Bouchardeau) en réforme le dispositif, dans le sens défini par une cir- culaire du Premier ministre du 31 juillet 1982 relative à l’amélioration apportée à la publi- cité des études d’impact et à la procédure des enquêtes publiques (J.O. du 18 août 1982).

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La loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité (codifiée par les articles L121-1 à L121-13 du code de l’environnement) institue une commission nationale du débat public en tant qu’entité administrative indépendante, chargée « de veiller au res- pect de la participation du public au processus d’élaboration des projets d’aménagement ou d’équipement d’intérêt national de l’Etat, des collectivités territoriales, des établisse- ments publics et des personnes privées, relevant de catégories d’opérations dont la liste est fixée par décret en Conseil d’Etat, dès lors qu’ils présentent des forts enjeux socio- économiques ou ont des impacts significatifs sur l’environnement ou l’aménagement du territoire. » (art. L121-1 c.env.).

A cet égard, Giblin (2004) rappelle à juste titre que le débat public ne doit pas se voir donner un « rôle excessif » et que la réflexion sur les conditions procédurales de la consultation des populations concernées par des décisions publiques ne doit pas se subs- tituer aux conditions de fond du processus décisionnel : « … les débats publics, même bien conduits, ne sont pas le lieu de la décision publique. Si on leur assigne … la fonction de faire émerger les problèmes, et ainsi de contribuer à la conception, encore faut-il que les maîtres d’ouvrages et les concepteurs soient armés non seulement pour concevoir des projets techniquement valables et économiquement efficaces mais aussi pour les rendre « équitables » ou « supportables » (Giblin, 2004, p. 17).

Quant au dispositif de l’enquête publique préalable à la déclaration d’utilité publi- que, il fait l’objet de nombreuses polémiques. Théoriquement, le commissaire enquê- teur est chargé de la production de l’unique ressource de l’administration pour statuer.

Même si son avis est consultatif, il est le lieu stratégique d’interprétation, de négocia- tion, voire de convention entre un maître d’ouvrage et le “grand public” ce qui le place dans la position d’acteur clé de la procédure. Mais, dans l’image que lui confère l’en- quête publique, le commissaire enquêteur est souvent considéré comme un représentant de l’administration, un représentant physique du projet technique soumis à enquête publique, sorte de “délégué d’un projet” à l’écoute des riverains12. En effet, l’enquête publique est une ressource pour celui qui est investi juridiquement du pouvoir de déci- der afin de prendre acte des réactions du public, au même titre qu’une autre consultation administrative (cette réaction pouvant, à l’extrême, faire barrage à un projet public via un recours13). De la sorte, “[La procédure actuelle] demeure une procédure d’informa-

12 Le lieu des permanences en mairie, le dossier technique dont le commissaire enquêteur se fait fréquem- ment le pédagogue voire le porte-parole, et plus globalement les cadres juridiques très précis, contraignants et officiels entourant la procédure, donnent à penser que le commissaire, dans l’interaction, est un agent représen- tant l’administration (Levratto et Saliceti, 2004).

13 Pour empêcher que le soupçon ne vienne faire douter de la qualité de ses décisions techniques, l’Etat n’a cessé, depuis quinze ans, de multiplier les procédures qui permettent au public de donner son avis. Une règle implicite semble présider à ces innovations successives : à chaque fois qu’une procédure nouvelle est mise en place, elle va plus en amont que la précédente, descend plus avant dans les considérations techniques - et prend plus de temps. Les premières enquêtes publiques n’avaient d’autre but que de protéger les propriétaires contre les empiètements abusifs de l’administration. Le projet technique était déjà là, ficelé, indiscutable : on ne pouvait chipoter qu’à la marge. Avec la loi Bouchardeau de 1983, on va déjà plus loin, puisque le commissaire enquêteur enregistre les avis qui peuvent déborder bien vite le cadre étroit de la solution technique proposée.

C’est d’ailleurs ce débordement qui a poussé, en 1992, la mise en place d’une nouvelle procédure, dite de la circulaire Bianco, propre aux autoroutes et aux voies ferroviaires. Par cette formule, on ouvrait la discussion bien avant la phase du tracé - soumis plus tard à l’enquête publique.

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tion et de consultation, sans pouvoir décisionnel conféré au public” (Hostion et Hélin, 1993). Mais, si l’avis défavorable du commissaire-enquêteur n’est pas de nature à blo- quer la réalisation du projet, il contraint cependant à déplacer la déclaration d’utilité publique, du préfet ou du ministre, au Conseil d’Etat. En effet, un avis négatif du com- missaire enquêteur fait que seul un décret en Conseil d’Etat peut opérer la déclaration d’utilité publique. De manière plus générale, il s’agit de procédures dont le respect formel est une contrainte pesant sur le maître d’ouvrage, qui ne peuvent remettre en cause l’opportunité de la décision publique d’aménagement.

Ce sont enfin des procédures pour lesquelles les capacités individuelles ou collectives d’expression sont contingentes et asymétriques : le voice dépend de facteurs comme la culture locale (individualiste et fataliste vs. collective et contestatrice), le degré de concer- nement et son intensité (nuisances concentrées dans l’espace ou diffuses), le niveau socio- économique ou socio-culturel des populations (l’action devant les tribunaux administra- tifs étant plus probable pour les catégories sociales supérieures que pour les autres).

2.5. Les compensations des perdants : des dispositifs législatifs et réglementaires hétérogènes

La démarche des enquêtes publiques consiste à créer un cadre dans lequel les intéres- sés peuvent exprimer un point de vue sur le projet. Mais ces dispositifs se heurtent à des limites : ils impliquent l’expression de points de vue individuels, dont le commissaire enquêteur est tenu de faire mention et de donner les réponses que le projet du maître d’ouvrage permet de formuler. La démarche de concertation avec les populations concer- nées ne pose pas la question de la représentativité des porte-parole, et n’organise pas de manière uniforme la représentation des intérêts en jeu sur le territoire national.

A défaut de cela, les dispositifs législatifs et réglementaires existant permettent-ils d’assurer aux «perdants» une compensation des nuisances ? Un bilan de ces dispo- sitifs montre que deux catégories de perdants sont présentes, à savoir les riverains d’infrastructures aéroportuaires, et les riverains de points noirs des réseaux routier et ferroviaires nationaux :

• l’article L571-14 du code de l’environnement (loi n°2003-1312 du 30 décembre 2003) et l’article 1609 quatervicies A du code général des impôts14 prévoient une obligation des exploitants des aérodromes de contribuer financièrement aux dépenses d’insono- risation des riverains éligibles, c’est-à-dire placés dans le territoire du plan de gêne sonore prévu à l’article L571-15 du code de l’environnement. Or, les exploitants d’aé- rodrome ayant capacité à percevoir une taxe sur les nuisances sonores aériennes payées par les compagnies aériennes, les compensations des riverains sont assises sur les usa- gers du transport aérien.

• les «propriétaires de locaux d’habitation du parc privé, ainsi que de locaux d’en- seignement, de soins, de santé ou d’action sociale» recensés par le préfet comme

«points noirs du bruit des réseaux routier et ferroviaire nationaux» sont visés par un

14 Inséré par la Loi nº 2003-1312 du 30 décembre 2003 art. 19 I finances rectificative pour 2003 Journal Officiel du 31 décembre 2003, l’art 1609 quatervicies A du CGI exempte certains types d’aéronefs de la taxe sur les nuisances sonores aériennes : ceux dont la masse maximale au décollage est inférieure à 2 tonnes et les aéronefs d’Etat ou participant à des missions de protection civile ou de lutte contre l’incendie.

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décret du ministre de l’aménagement du territoire et de l’environnement du 3 mai 2002 (décret n°2002-867 du 3 mai 2002). Ce texte prévoit que les agents concernés peuvent bénéficier de subventions pour les travaux nécessaires à l’isolation acousti- que, à hauteur de 80% à 100% selon les cas.

En dehors de ces catégories, aucun dispositif juridique ne fait peser sur le maître d’ouvrage l’obligation de contribuer sous une forme financière à la compensation des dommages causés par la réalisation ou d’exploitation de l’infrastructure. Cependant, depuis 2004, le code de l’environnement fait peser sur l’Etat, les collectivités territoriales ou leurs groupements et les établissements publics en dépendant (relatifs à l’agriculture, à la sylviculture, à la pêche, à l’énergie ou à l’industrie, aux transports, à la gestion des déchets ou à la gestion de l’eau, aux télécommunications, au tourisme ou à l’aménage- ment du territoire) l’obligation de réaliser une évaluation environnementale des plans, schémas, programmes et autres documents de planification qu’ils adoptent (art. 122-4 c.

env., inséré par l’ordonnance n°2004-489 du 3 juin 2004).

Ces documents, qui n’autorisent ou ne prescrivent pas directement les travaux ou pro- jets, doivent induire une évaluation environnementale qui «identifie, décrit et évalue les effets notables que peut avoir la mise en œuvre du plan ou du document sur l’environ- nement» et «présente les mesures prévues pour réduire et, dans la mesure du possible, compenser les incidences négatives notables que l’application du plan peut avoir sur l’en- vironnement. ; il «expose les autres solutions envisagées et les raisons pour lesquelles, notamment du point de vue de la protection de l’environnement, le projet a été retenu.»

(art. l22-6 c. env.).

On notera la texture très ouverte de ce texte, qui évoque des mesures à prendre « dans la mesure du possible » pour compenser « les incidences négatives notables » du projet sur l’environnement sans qualifier plus avant la nature de ces incidences : sur la faune et la flore ? sur la qualité de vie des populations ?

Conclusion

La réalisation d’infrastructures de transport est donc à la confluence d’un calcul éco- nomique public que l’on peut qualifier de « substantiel » parce qu’il permet de statuer sur le fond de l’évaluation de la rentabilité socioéconomique d’un projet, et d’un droit administratif qui relève d’une logique de nature « procédurale ». En effet, les dispositifs de droit public ne font pas autre chose que de définir les conditions procédurales de la réalisation d’un projet (mener une enquête publique, élaborer une étude d’impact, orga- niser un débat public…).

Ni un calcul économique substantiel, ni un droit administratif procédural, ne parvien- nent à définir un critère et des outils d’évaluation de l’équité face aux nuisances des infrastructures de transport. Or, un principe de justice républicain est celui de l’égalité des citoyens devant les charges publiques. La question que l’on peut poser est alors celle des moyens d’assurer cette égalité, qui exigerait que tous les riverains d’une infrastructure soient traités de manière uniforme. Nous avons soutenu que les dispositifs de l’enquête publique ou du débat public ne sont pas garants de cette égalité, pour raison qu’ils ne per- mettent pas de représenter les intérêts de ceux qui, pour des raisons socioéconomiques, ne sont pas en mesure de s’exprimer. Différentes études convergent sur le constat que la

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propension au recours aux tribunaux administratifs est différenciée selon les caractéris- tiques socioéconomiques des populations exposées à un risque de nuisances (Barré et al.

2006, Charlier 1999, Pham et Kirat 2007) : ce sont généralement les populations les plus favorisées économiquement ou socialement qui s’emparent du recours au contentieux pour contester une enquête publique, un tracé, une étude d’impact (Barré et al. 2006, Kirat et Melot 2006). La représentation des populations les moins favorisées peut être opérée par l’action des maires devant le juge administratif, mais cela n’est en rien un cas général. De plus, les études du contentieux administratif tendent à confirmer que la formulation des requêtes et la décision des juges étant fondées sur une logique formelle et procédurale, les juridictions administratives ne sont pas des organes capables de statuer sur des enjeux d’équité.

Face à ces constats pessimistes sur la capacité des institutions et des procédures à donner des bases à la recherche de l’équité, on ne peut que conclure en souhaitant que les choix publics soient inspirés d’un principe rawlsien, c’est-à-dire sous le voile d’ignorance…

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