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Lisbonne entre lieu et fiction, une lecture géographique de la Ville blanche d'Alain Tanner

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Lisbonne entre lieu et fiction, une lecture géographique de la Ville blanche d'Alain Tanner

HOCHKOFLER, Gianni, SCARIATI, Renato

Abstract

A l'heure où une Lisbonne low-cost et mondialisée attire toujours davantage de touristes, l'article suggère quelques pistes de réflexion sur les modes de la géographie humaniste et culturelle, à partir de l'oeuvre d'Alain Tanner : Dans la Ville blanche (1982). Notre interprétation personnelle du film met en exergue les qualités existentielles de cette ville-lieu encore bien prégnantes dans les années 1980, lorsque des auteurs tels que Anne Cauquelin ou Armand Frémont annoncent déjà l'émergence de la ville-planétaire et de la ville-abstraite.

HOCHKOFLER, Gianni, SCARIATI, Renato. Lisbonne entre lieu et fiction, une lecture géographique de la Ville blanche d'Alain Tanner. Le Globe, 2013, p. 85-96

DOI : 10.3406/globe.2013.6501

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:34180

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LE GLOBE - TOME 153 - 2013 LISBONNE ENTRE LIEU ET FICTION,

UNE LECTURE GEOGRAPHIQUE DE LA VILLE BLANCHE D'ALAIN TANNER

Gianni HOCHKOFLER, Renato SCARIATI Société de Géographie de Genève - Université de Genève

Résumé : A l'heure où une Lisbonne low-cost et mondialisée attire toujours davantage de touristes, l'article suggère quelques pistes de réflexion sur les modes de la géographie humaniste et culturelle, à partir de l'œuvre d'Alain Tanner : Dans la Ville blanche (1982). Notre interprétation personnelle du film met en exergue les qualités existentielles de cette ville-lieu encore bien prégnantes dans les années 1980, lorsque des auteurs tels que Anne Cauquelin ou Armand Frémont annoncent déjà l'émergence de la ville-planétaire et de la ville-abstraite.

Mots-clés : Lisbonne, Alain Tanner, cinéma, lieu, espace existentiel, mondialisation, tourisme, géographie culturelle, géographie humaniste.

Abstract : When a low-cost and globalized Lisbon always attracts more tourists, the article suggests some ways for reflection fed by the approach of humanistic and cultural geography, based on the work of Alain Tanner : Dans la Ville blanche (1982). Our own interpretation of the film highlights the existential qualities of this city-place yet pervasively present in the 1980s, when authors such as Anne Cauquelin or Armand Frémont foretell the emergence of the global city and the abstract city.

Key words : Lisbon, Alain Tanner, cinema, place, existential space, globalization, tourism, cultural geography, humanistic geography.

Enquanto o largo mar a Ocidente se dilata Lisboa oscilando como uma grande barca Pendant qu'à l'Occident la vaste mer se dilate Lisbonne oscillante comme une grande barque

De Mello Breyner S (1988).

En 1982, Alain Tanner allait ajouter une pièce majeure à la collection d'œuvres d'art consacrées à Lisbonne, par son film Dans la Ville blanche.

Aujourd'hui, notre regard de géographe et d'amoureux de cette capitale se croise avec celui du réalisateur, amoureux lui aussi de Lisbonne.

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LE GLOBE - TOME 153 - 2013

Par ce texte, nous voulions suggérer au lecteur quelques pistes de réflexion géographiques et personnelles. Lors d'une brève rencontre avant la rédaction de l'article, Alain Tanner nous a invités à prendre appui sur les nombreux écrits issus du film. Nous espérons que notre interprétation de son œuvre et son élargissement aux champs de la géographie ne trahiront pas sa pensée.

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Printemps 2013. L'artiste portugaise Joana Vasconcelos met en scène le grand voyage de sa ville, Lisbonne, à travers la Méditerranée, à destination de Venise à l'occasion de la Biennale. Ce pavillon officiel du Portugal, "Trafaria Praia" est l'un des bateaux qui navigue d'ordinaire sur le Tage, un "cacilheiro", ouvert ici au public pour des trajets quotidiens dans la lagune aux côtés des célèbres "vaporetti" (Fig. 1 et 2). Le bateau est recouvert d'azulejos représentant le paysage urbain de Lisbonne, visible depuis le Tage, et c'est ainsi le port de cette capitale qui "lève l'ancre", dans un curieux paradoxe géographique. En effet, le port, image de la stabilité et de la fixité face à la mer et à l'horizon, se met à naviguer et concrétiser son impossible rêve de voyage. Duplicité d'un mot bien relevée par Alain Tanner : "Le mot "port" a un double sens. C’est à la fois le lieu ouvert sur le monde, sur le large, la fuite et la perte, et c’est aussi le "havre", c’est-à-dire le port d’attache, le refuge, là où on finit par revenir" (Tanner A., 2007:54).

Contrairement au défi lancé par Joana Vasconcelos qui fait naviguer sa ville à travers la Méditerranée, la Lisbonne de Tanner est un "havre"

immobile pour Paul, le protagoniste de La Ville blanche1, lorsqu'il entreprend de "quitter le navire", d'interrompre son voyage, son parcours qui devait le reconduire auprès de celle qui l'attend à Bâle, autre "havre"

au bord d'un autre fleuve, le Rhin.

Deux ports, deux femmes, deux fleuves qui se reflètent par un subtil effet de miroir, dans un film où les paysages du Tage répondent à ceux du Rhin dans des scènes successives, comme pour souligner à la fois leur proximité et leur éloignement.

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LE GLOBE - TOME 153 - 2013 Fig. 1 et 2 : Le cacilheiro Trafaria Praia dans la Lagune de Venise.

A noter la ressemblance entre la Piazza San Marco et la Praça do Comércio.

Photos : Gianni Hochokfler.

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La mer les sépare, la mer et le temps, ce temps que Paul voudrait arrêter pour vivre ce lieu au présent immédiat. A l'image de ce navire que Paul regarde partir en souriant, sans lui, depuis le balcon de son hôtel, le lien existentiel avec son passé s'estompe ; seules quelques lettres rattacheront encore le personnage à sa vie antérieure.

Premières scènes du film. La cale d'un navire et le bruit assourdissant des machines. Un milieu clos, mécanique, en contradiction avec l'immensité de l'espace et de la mer, l'infini de l'horizon. Arrivée à Lisbonne. Le quartier de l'Alfama et son enchevêtrement de ruelles, quartier intime, borné et sans horizon que Paul parcourt dès son arrivée.

Bruits familiers : voix, rires, un chien qui aboie, autant de sons pour animer un lieu plus humain que ne l'était la mer.

Lisbonne devient une ville-lieu2, où la fixité et l'identité l'emportent sur la mobilité et l'anonymat de l'espace et de la mer. Des liens se tissent heure après heure dans la vie de Paul, avec Rosa tout d'abord, autour d'un amour et d'une sensualité où au départ seul l'instant compte, l'instant et le lieu présent. Ce lieu sera d'abord celui de leur rencontre, le bar de l'hôtel, puis la chambre de la jeune-fille au cœur de la ville, ensuite, l'hôtel à nouveau, la chambre de Paul, lorsque leur relation touche à sa fin. Enfin, la recherche vaine de Rosa engage Paul dans un parcours à travers la ville, où l'insistance avec laquelle sont filmés les pavés des rues traduit sans doute l'exploration du corps intime de Lisbonne, à la recherche de cette femme dont il a perdu la trace. Les mêmes quartiers sont traversés et explorés dans les scènes du vol et de l'agression dont est victime Paul, blessé, tombant lentement et disparaissant derrière un muret, comme s'il s'enfonçait dans le sol de la ville. La scène "ancre" le personnage au cœur de l'histoire de Lisbonne, dans un ici-maintenant qui constitue un des paroxysmes du film.

La "maladie de Paul", cette maladie "que tout le monde aimerait attraper" (Tanner A., 2011), ne trouvera pas une réelle guérison. Doit-on comprendre qu'elle sommeille en nous tous, attendant le moment de se manifester au contact d'un lieu ou d'un instant particulier de notre vie ? Lisbonne, Bâle, comme tout port ou toute ville traversée par un fleuve, sont peut-être des lieux propices à ces bouleversements existentiels, sans

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LE GLOBE - TOME 153 - 2013 doute parce qu'ils sont le point de contact d'éléments fixes et d'éléments mouvants, au niveau métaphorique et imaginaire. Le havre représenté par le port ou par la ville fluviale, renforce son caractère de refuge et de lieu stable. Dans le port maritime, c'est le lieu clos, le point fixe qui se renforce en opposition à l'horizon ouvert auquel il fait face ; dans la ville traversée par le fleuve, c'est le lieu immobile de l'instant présent qui résiste au mouvement permanent, à la fluidité de l'eau qui "coule inexorablement, destiné à emporter à sa suite tout ce qui l'approche, la fuite des jours" (Sansot P., 1983:101), passage éphémère d'un "ailleurs"

au cœur de la cité. A Lisbonne, le Tage, fleuve à caractère marin, renforce doublement cette signification métaphorique de lieu clos et de lieu immobile.

La place du fleuve dans l'œuvre d'Alain Tanner, et en particulier le rapport entre le Tage et le Rhin dans La Ville blanche, n'est pas fortuite.

Elle tient au rapport "amoureux" que l'auteur entretient avec ces lieux :

"On m'a demandé un jour d’écrire en tant que cinéaste sur la ville où je vis. Je n’y suis pas parvenu. Je vis à Genève, ville charmante et agréable, où il fait plutôt bon vivre, mais quasi impossible à filmer, si l’on excepte un périmètre irrigué par les bords du Rhône et qui inclut les anciens quartiers ouvriers qui le jouxtent, habités aujourd’hui par une population très mélangée. [...] A Genève, heureusement, il y a le Rhône. J’ai une véritable passion pour les fleuves, même si leurs eaux ne sont pas salées.

Ma vitesse préférée, c’est la lenteur, et les fleuves avancent à la vitesse la plus juste. C’est celle aussi des cargos sur la mer, celle de la bicyclette dans le paysage. Dès que le Rhône quitte la ville, il devient splendide.

Entre les falaises et les bois, il coule avec majesté, ses eaux émeraude ressemblent à celles de l’Amazone" (Tanner A., 2007:45).

Autres figures paysagères essentielles pour l'auteur : l'air et le vent.

Pour Tanner, "Le vent a une charge poétique et dramatique formidable, et (…) aussi érotique. Le vent transforme complètement un plan. Il souffle et, en même temps, il aspire le plan vers une beauté qu’il n’aurait jamais sans lui" (Tanner A., 2007:148). Dans La Ville blanche, le vent rappelle en permanence la présence du large et se fait acteur, en particulier lorsqu'il s'engouffre dans la chambre d'hôtel, faisant de cet espace un lieu de contraste, territoire de l'ancrage de Paul dans la ville et en même temps ouverture de la chambre sur l'horizon.

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Fig. 3 : Paul (Bruno Ganz), sur le balcon de sa chambre d'hôtel.

Source : Dans la Ville blanche (A. Tanner).

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LE GLOBE - TOME 153 - 2013 Lors d'un long plan-séquence d'une forte puissance métaphorique, un rideau est animé par ce vent, ce vent et ce temps qui parcourent inutilement une pièce où Paul restera dans l'attente, "cherchant à déstabiliser le temps et l’espace, cherchant à se perdre, [en devenant] cet être qui n'est plus que l'observation du monde, mais sans raison apparente, sans but apparent, c'est le temps qui passe, devant soi."

(Tanner A., 2006). A propos de cette scène centrale du film, Tanner relate l'anecdote suivante : "Alors que nous tournions Dans la ville blanche à Lisbonne, il nous est arrivé tout à fait par hasard une petite aventure qui est liée à cette question, celle de la durée, qui est aussi exemplaire que mystérieuse. Nous étions dans le décor principal du film, la chambre d’hôtel de Paul (Bruno Ganz) qui comprenait deux grandes portes-fenêtres donnant sur le Tage. Ce jour-là, il y avait beaucoup de vent. Quelqu’un ouvrit la porte du décor, créant un violent courant d’air qui traversa la pièce. L’une des portes-fenêtres était ouverte et le rideau était tiré. C’était un grand et lourd rideau couleur bordeaux. Avec le vent, il se mit à bouger, faisant des grands mouvements, aspiré à l’extérieur et revenant violemment à l’intérieur de la chambre. C’était très beau. Si le terme "érotisme du paysage" avait un sens, il le prenait pleinement dans ce moment-là. Un seul coup d’œil entre Acacio de Almeida, le chef opérateur et moi, suffit à nous comprendre. Ce rideau, il fallait le filmer. Acacio cadra la fenêtre et mit la caméra en marche.

Nous regardions, fascinés, la danse et le rythme du rideau dans ses allers et retours. Combien de temps fallait-il filmer cela ? Il ne se passait rien d’autre. Ni acteurs ni texte, rien. Simplement le rideau, et la rumeur lointaine du port à travers la fenêtre ouverte. Acacio et moi, nous nous lancions quelques coups d’œil, qui signifiaient : on continue. Après une minute et demie, on décida de couper. Regardez vos montres, une minute et demie, lorsqu’il ne se passe rien d’autre qu’un rideau qui danse dans le vent, c’est très long au cinéma" (Tanner A., 2007, p. 108).

Plusieurs années plus tard, Alain Tanner retournera à Lisbonne pour mettre en images Requiem (1998), le livre d'Antonio Tabucchi. Il ne s'agira plus ici simplement d'arrêter l'espace et le temps, mais de les

"retourner", de revenir dans le passé l'espace d'une demi-journée, au cours de laquelle le protagoniste entrera en relation avec les personnes et

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les faits importants de son histoire et de celle de sa ville (Fernando Pessoa). Le film débute et se termine sur les rives du Tage, et les parcours dans les quartiers de la ville font apparaître des lieux où les traces du passé sont prégnantes : ruines, palais anciens, rues où les personnages réels et les fantômes, le présent et le passé se confondent.

La ville se fond à son histoire, celle de son art et celle de son personnage principal, Lisbonne représente la profondeur du temps, le retour dans le passé, dans les événements et les sentiments d'une vie écoulée.

Au travers de ces œuvres, on voit apparaître le rapport amoureux entre le cinéaste et la ville. Un lien éminemment biographique, puisque Tanner a passé quelques années dans la marine marchande. L'auteur s'est rendu compte "à ce moment-là qu’il se créait dans [sa] tête quelque chose de très particulier concernant l’appréhension et la captation du monde et de l’espace et qui est certainement resté chez le cinéaste. Car la mer est un temps et un espace mental qui sont tout à fait singuliers, échappent à toute autre catégorie et n’ont rien à voir avec ceux de la terre." (Tanner A., 2007:124). Les lieux que l'auteur préfère depuis, et où il a souvent filmé, sont Trieste, Naples, Gênes, Marseille, Barcelone, Lisbonne.

Au sujet de Lisbonne en particulier et de son œuvre Dans la Ville blanche, il nous dit ceci : "C'est un film d'amour, c'est aussi une histoire d'amour entre le Portugal et moi, entre les Portugais et moi... Lisbonne c'est une ville qui a un charme extraordinaire, on a eu un plaisir incroyable à travailler ici dans ces rues avec ces gens. C'est une ville qui est un peu détachée du reste de l'Europe, qui appartient, qui est déjà un peu dans l'Atlantique. Qui n'a pas été touchée par le rythme, par la modification du temps qu'on vit en Europe occidentale." (Tanner A., 2006).

Ces lignes, nous remettent en mémoire le beau texte précurseur d'Anne Cauquelin, Urbs et les sauterelles, écrit six ans avant la réalisation de La Ville blanche. La philosophe annonce l'émergence de la

"ville planétaire" qui "étend partout ses réseaux", faite de vitesse qui

"catapulte les espaces les uns sur les autres." (Cauquelin A., 1977:395).

L'auteur évoque la lutte que mène Urbs, pour résister à l'anonymat et au

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LE GLOBE - TOME 153 - 2013 rythme de l'homme moderne, lutte vaine, car "Urbs n'a plus d'ennemi, plus d'opposant. Sans limites, les hommes des villes perdent l'identité qui les rendait politiques" (Cauquelin A., 1977:396). Seul résiste, à côté d'un nouvel urbanisme "anti-flux" qui prône le retour à une "échelle humaine", l'art, les monuments. Œuvres placées aux points les plus fuyants de la ville, métro, giratoires, gares et aéroports, comme pour arrêter cette fuite de l'espace, ancrer la ville au sol ; Apollon résistant aux sauterelles que nous sommes tous devenus, "lui, vous, moi, lisses et sans odeurs, les intestins aussi propres que la peau est laquée, transparents comme une vitre (…) privés d'œil et d'oreille, juste ce qu'il faut pour obéir aux signaux des feux et se brancher sur leur télécom portatif"

(Cauquelin A., 1977:400).

Un autre auteur, Armand Frémont, parlera quant à lui de cette "ville abstraite", en évoquant Le Havre, ville à laquelle il a dédié l'un des ses ouvrages les plus personnels. "Je cherchais Claude Monet et j'ai trouvé Braque. L'abstraction sur la ville s'inscrit dans les formes et les signes de l'urbanisme et de l'architecture. Elle exprime le détachement progressif des hommes aux choses, et peut-être bien aussi le détachement tragique des hommes entre eux" (Frémont A., 1997:169). Nous sommes ici bien loin de Lisbonne, même si le nom de la ville, Le Havre, conserve un rapport essentiel avec la nature même d'un port…

Pourquoi évoquer la ville abstraite et fugitive, la "ville planétaire"

déracinée, cette thématique qui a jalonné la littérature des sciences humaines dans les années 1970-1990 ? Sans doute, pour montrer que Lisbonne résistait dans ces années-là - le film date de 1982 - à cette évolution périlleuse de nos cités modernes. Est-ce par ses anciens quartiers du centre, qui savaient évoquer encore la saveur d'une ancienne temporalité et de rapports réels "des hommes entre eux" ? Est-ce par une population qui repoussait, forte des valeurs de sa culture, les assauts des courants et des modes venues d'ailleurs, et notamment de cet horizon qui lui fait face ?

Il est ainsi des villes qui sont davantage ancrées au sol, des villes qui ne se laissent pas déraciner facilement. Des villes où les rémanences du passé, les cicatrices et les espaces interstitiels font partie de la cité, tels les fantômes de Requiem. Nous ne parlons évidemment pas des

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monuments ripolinés, témoins d'un patrimoine codifié et prétendument conservé pour les générations futures, ni des quartiers "gentrifiés" et aseptisés dont l'aspect "ancien" est maintenu artificiellement, et encore moins des rues savamment "paysagées" dans l'espoir vain d'y voir renaître une "socialité" traditionnelle. Nous pensons aux quartiers qui ont simplement vieilli, en dehors des regards, qui ont échappé aux aménagements et aux pressions foncières, et qui ont gardé tout naturellement, tel un palimpseste, les couches sédimentaires bien apparentes d'une histoire sociale urbaine, d'une culture populaire charnelle et odorante.

Pour Tanner, Lisbonne est "la seule ville où l'on peut croiser des fantômes" (Tanner A., 2011), ville "sensuelle" avec laquelle il a entretenu un rapport quasiment amoureux.

Il est difficile de définir les raisons du succès de Lisbonne auprès des flâneurs, des artistes, des hommes et femmes qui trouvaient autrefois dans cette ville, dans ce "havre", un espace que nous pouvons qualifier d'"existentiel". Il est difficile aussi de savoir si aujourd'hui, Alain Tanner aurait réalisé un tel film, alors que Lisbonne - en particulier le quartier de l'Alfama dans lequel Paul essaye de se fondre, désormais haut-lieu touristique avec ses restaurants "authentiques" et ses "boîtes à Fado" - est devenue une "destination low cost" majeure, arpentée chaque fin de semaine par les "sauterelles" des temps modernes, clientèle d'un tourisme culturel de masse ne cherchant qu'à consommer une vision fugitive et stéréotypée de la capitale sans remettre le moins du monde en question leur propre existence. Peut-être, comme bien des villes côtières, Venise, Naples, Barcelone, Lisbonne a-t-elle largué les amarres ? Et à l'image du cacilheiro de Joana Vasconcelos, s'en va-t-elle chercher d'autres rivages ? Les rivages de l'art, de la fiction et de l'abstraction ? Ceux d'une culture mondialisée stéréotypée ? Certes, la ville a toujours pointé son regard sur l'horizon, ses habitants ont toujours eu leurs yeux tournés vers le Tage et la mer. Mais Lisbonne saura-t-elle inspirer encore de vrais artistes, Antonio Tabucchi, Wim Wenders, Alain Tanner ?

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LE GLOBE - TOME 153 - 2013 Fig. 4 : Alain Tanner à Lisbonne durant le tournage de Requiem.

Source : DVD du film Requiem, Pelican films, 2006.

Bibliographie

CAUQUELIN, A., 1977, "Urbs et les sauterelles", in : La ville n'est pas un lieu, Revue d'esthétique, Paris, Union Générale d'Editions, pp. 395-401.

CAUQUELIN, A., 1982, Essai de philosophie urbaine, Paris, PUF.

DE MELLO BREYNER, S., 1988, Navigations, Paris, Eds de la Différence.

FREMONT, A., 1977, La mémoire d'un port : Le Havre, Paris, Arléa.

SANSOT, P., 1983, Variations paysagères, Paris, Klincksieck.

TANNER, A., 2006, "Interview" et "Spécial cinéma", in : Dans la Ville blanche, [enregistrement vidéo (DVD)], Küsnacht, Pelican films.

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TANNER, A., 2007, Ciné-mélanges, Seuil, Paris.

TANNER, A., 2011, Un cinéaste au fond des yeux #80 : Alain Tanner. Propos recueillis par Jérémie Couston. http://www.telerama.fr/cinema/un-cineaste-au- fond-des-yeux-80-alain-tanner,66819.php

Notes

1. Pour des raisons de style, nous nous sommes permis d'écrire parfois La Ville blanche pour Dans la Ville blanche. Nous espérons que cette simplification du titre de l'œuvre de Tanner ne heurtera pas le lecteur cinéphile.

2. Nous faisons référence à la notion de "lieu" explicitée par Anne Cauquelin dans Essai de philosophie urbaine (Paris, PUF, 1982). Les concepts de Philia et de Doxa exposés dans l'ouvrage nous semblent se prêter à merveille à Lisbonne, en tous cas jusque dans les années 1980.

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