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Article pp.7-18 du Vol.21 n°118 (2003)

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Erik NEVEU

Un retour sur vingt ans de sommaires de Réseaux vient suggérer une surprise. Alors que le thème de la politique à la télévision constitue un sujet de publication et d’intérêt traditionnel des revues de communication, nous n’avions en effet à ce jour jamais consacré un entier numéro à cet objet.

Réseaux a certes publié divers articles consacrés en tout ou partie à des émissions politiques telles que Questions à domicile, L’Heure de vérité ou Les absents ont toujours tort ou le Bébête Show1. Mais la sensibilité constante de la revue au rôle et aux effets des médias sur le fonctionnement de l’espace public s’est plus fortement fixée sur d’autres objets. Nous avons spécialement exploré les modes de définition et de constitution de

« l’événement2 », la façon dont les journalistes concevaient son traitement et sa couverture3, les relations entre mouvements sociaux et médias4. L’attention de la revue à la mise en scène du débat au petit écran, apparaît donc rétrospectivement comme davantage centrée sur des émissions qu’on nommera de « débat social » : talk-shows ou forums se déroulant en général hors la présence du personnel politique et abordant souvent des questions de société ou de mœurs qui ne sont pas (encore) constituées en enjeux politiques5. L’autre vecteur d’attention aux relations entre médias et espace

1. Respectivement par LE GRIGNOU et NEVEU, 1988 ; PAJON et SALAUN, 1990 ; DARRAS, 1994 ; DERVILLE, 1995.

2. Réseaux, n° 75 et 76.

3. Réseaux, n° 51 et 111.

4. Réseaux, n° 98.

5. Voir Réseaux, n° 63.

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public a souvent pris la forme de recherches liées à une problématique de la socialisation, des apprentissages rendus possibles par les médias6.

Ce relatif sous-investissement du politique dans sa version cathodique tient à de multiples raisons. Les unes sont prosaïquement liées à une cartographie disciplinaire, tant des grands équilibres que des spécialisations individuelles au sein des équipes des revues françaises de communication. C’est le mot

« société » et non celui de « politique » qui figure sur chaque couverture de Réseaux comme une indication domiciliaire, et le centre de gravité de son équipe rédactionnelle a traditionnellement été plus proche de la sociologie que de la science politique. Au sein de cette dernière discipline, une génération de jeunes chercheurs qui a contribué depuis les années 1990 à renouveler les façons de définir et de questionner la « communication politique » s’est plus volontiers exprimée dans une revue comme Politix.

On ajoutera que ce terrain de la communication politique n’était pas forcément le plus propice à activer les réflexes de traduction et d’ouverture internationale qui constituent un autre marqueur identitaire de Réseaux. Si les sociologies du journalisme anglophone sont fortement inventives, assises qu’elles sont sur des cadres théoriques solides, le flot incessant des travaux de communication politique qui se polarisent sur l’étude des campagnes électorales y conjugue trop souvent empirisme sans imagination et questionnements réduits à une vision réductrice des « effets7 ». S’ils existent, les travaux capables de motiver en ce domaine un zèle de passeur ou de faire penser la traduction comme urgence scientifique sont sensiblement moins nombreux qu’en matière de sociologie des techniques, du journalisme ou de la réception.

Une triple genèse

Comment dès lors le projet de ce numéro est-il né ? Répondre à pareille question revient toujours à sacrifier à deux biais. L’un consiste à souligner la clarté d’un projet intellectuel initial, à injecter dans le produit fini une cohérence qui existait rarement à sa conception. L’autre repose sur l’occultation des « cuisines ». Tout responsable d’un numéro de revue sait en

6. Voir Réseaux, n° 70, 92-93, 107.

7. Ce qui ne veut pas dire que la recherche anglophone s’y réduise, comme le montrent, entre autres, les travaux d’IYENGAR, REEVES et KINDER, 1987, 1997, ceux d’ELIASOPH, 1990.

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effet l’écart fatal qui sépare un sommaire programmé de la publication finale. Dans la recherche comme dans la restauration, le menu définitif est souvent tributaire d’aléas prosaïques en termes d’approvisionnement, de délais de livraison, d’arbitrages sur l’offre finale.

Trois impulsions ont cependant joué un rôle dans le lent cheminement de cette livraison dont l’idée a émergé en 2000. La première tient au désir partagé de chercheurs, les uns plus proches d’une culture et de problématiques

« sémiologiques », les autres plus résolument inscrits au pôle sociologique, de confronter leurs points de vue et de se demander s’il était possible, sans sacrifier à un œcuménisme mou, de faire autre chose que de se regarder en chiens de faïence, comme appartenant à deux camps qui devaient absolument s’ignorer ou se combattre, sans explorer des possibilités de coopération plus constructives8. D’où l’idée, qui demeure visible dans certains articles de ce numéro, de partir d’un matériau similaire (des émissions mettant en scène une politique sous forme distrayante) et de questionner à partir de là ce que nos démarches rendaient visibles (ou occultaient), la possibilité (ou non) d’articuler nos approches, les conditions pour le faire de façon cohérente.

Sur ce projet, qui connut quelques péripéties, sont venues se greffer deux influences assez distinctes. La première tient au développement dans la communauté scientifique internationale – on veut dire par-là celle qui se fait entendre dans les forums d’échanges anglophones – d’une âpre polémique prenant sa source dans l’évolution des modes de couverture de la politique à la télévision. Certaines évolutions des modes de passage à l’écran des dirigeants politiques qui s’observent aujourd’hui en France ont, en effet, eu des antécédents, spécialement aux Etats-Unis. L’un des éléments-clés de ces évolutions tient à la place croissante prise par des émissions de talk-show, animées par des professionnels des médias qui ne sont pas des journalistes politiques (Larry King, Oprah Winfrey) comme espace de prise de parole privilégié par les candidats lors des élections. Au-delà même du cas de Bill Clinton jouant du saxophone sur un plateau de télévision, tout un ensemble de travaux est venu questionner ce qui serait la contamination de l’information politique par les logiques de la variété ou du divertissement, ce dont témoigne toute une série d’expressions et de néologismes : « infotainment »,

« tabloïdization », « dumbing-down », « démocratie du talk-show ».

L’ampleur de ces analyses critiques, fort diverses tant par leurs producteurs

8. Dont le travail récent d’ESQUENAZI, 2002, offre une illustration.

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(journalistes, universitaires, élus) que par les argumentations déployées, a suscité à son tour une contestation qui a graduellement pris assez d’ampleur pour dessiner peu à peu les contours d’une autre matrice interprétative.

Porté par le Néerlandais Kees Brants, le Britannique Brian McNair et Pippa Norris aux Etats-Unis9, ce courant de recherche – duquel il ne faut pas donner une image monolithique – en est venu à contester ce qu’il désigne parfois comme « l’orthodoxie critique ». Les questions qu’il pose sont simples dans leur principe : l’infotainment a-t-il vraiment dévoré toutes les mises en scène du politique au petit écran ? Ne produirait-il que des effets détestables ? Ne peut-il engendrer une représentation du politique plus accessible, davantage capable de faire le pont entre l’expérience ordinaire des citoyens et les grands enjeux ? La dénonciation des évolutions en cours ne comporterait-elle pas des composantes aristocratiques ? Ne réactive t-elle pas le vieux fantasme de la toute puissance des médias, de leur effet dormitif auxquels seuls sauraient résister les intellectuels qui seraient immunisés par une exceptionnelle compétence réflexive ?

On doit reconnaître à ces contributions de réels mérites. Elle constituent, d’une part, un signal d’alarme, une invite pour les chercheurs travaillant sur l’espace public tant à se défier de leurs préjugés, qu’à expliciter leurs représentations normatives de ce que serait un fonctionnement acceptable ou désirable de l’espace public. Elles posent en deuxième lieu – et Kees Brants le souligne dans ce numéro – la question des conditions de la démonstration et de la montée en généralité. Beaucoup de travaux relatifs à l’information et aux médias reposant sur des monographies, comment peut-on tirer de l’observation d’une campagne électorale au Royaume-Uni, de l’ethnographie d’une rédaction de tabloïd en Norvège ou des talk-shows français des conclusions qui aillent dans le sens de l’identification de tendances lourdes et internationales sans généralisations hâtives ? Enfin, et ce troisième point est davantage qu’un prolongement du précédent, ces remises en cause de la veine « critique » reposent la redoutable question des effets : de quel droit, par quels protocoles peut-on inférer d’une analyse – même irréfutable – de tel cadrage, biais, structuration de l’agenda des médias que ceux-ci produisent des effets réels, universels et mesurables sur les publics ? A travers des notions comme celles de « cadrage » et d’« amorçage », la sociologie des médias fournit des outils pour penser ces mécanismes diffus

9. Ces recherches ont fait l’objet de longues présentations critiques dans Réseaux, n° 112-113, 2002, p. 399-406 et dans Réseaux, n° 108, 2001, p. 207-212.

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d’influence10. Encore faut-il se doter des moyens d’enquête pour les opérationnaliser, sous peine d’en faire un usage indécidable, consistant à asséner sans élément de preuve ce que tel mouvement de l’opinion doit à telle information, ou a tel cadrage de l’actualité. Un journaliste titrait récemment un commentaire de cote de popularité « Les réformes de l’ISF et des modes de scrutin font chuter Jean-Pierre Raffarin dans les sondages11 ».

L’explication ne repose bien entendu sur aucun matériau quantitatif ou qualitatif permettant de saisir les motivations des sondés. Tout étudiant en sociologie politique pourra citer maints travaux sur la politisation qui permettent de douter qu’une réforme des modes de scrutin régionaux suscite de grands émois populaires. On pourrait tout aussi bien suggérer que la considérable accumulation de « plans sociaux » dans les semaines qui précédèrent le sondage, ou l’échéance de réformes difficiles sur les retraites furent à l’origine de ces mouvements d’opinion.

Il ne s’agit pas ici de substituer une explication-spéculation à une autre de même nature, mais de montrer sur un exemple – dont les équivalents ne manquent pas dans des travaux savants – combien la mise en relation sauvage de courbes d’opinion et de thèmes et cadrages de l’information politique peut contribuer à des exercices de ventriloquie sur l’opinion qui ne sont pas sans parenté avec ceux reprochés à juste titre aux sondeurs. On mentionnera comme un autre mérite des travaux évoqués ici le regard compréhensif qu’ils tentent de porter sur les talk-shows. Les travaux de McNair ou Brants sont aussi une invite à penser, contre un réflexe de défiance élitiste, l’apport de ces forums, sans doute brouillons, peu conformes aux canons de la rhétorique académique, à l’émergence d’espace de parole des profanes, de sites d’interpellation directe et parfois tonique des titulaires de positions de pouvoirs.

L’humeur anticritique montante a donc le mérite de charrier quelques caveat qui valent d’être entendus. Faut-il pour autant s’y rallier ? Ce numéro peut donner à ses lecteurs des éléments pour en juger sur pièce. Précisons cependant qu’on y a donné place à l’un des porte-parole les plus rigoureux et les plus prudents de ce courant. En essayant d’éviter la double entreprise de

« cadrage » et peut être d’« amorçage » qui consisterait à dévaluer des textes que le lecteur serait hypocritement invité à aborder sans préjugés, on soulignera tout de même les naïvetés, la démission empiriste devant des

10. Pour une mobilisation française de ces approches voir GERSTLE, 1997.

11. Le Monde, 19 février 2003, p. 8.

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chiffres dont la fabrication reste une boîte noire, que comportent les travaux des porte-parole les plus radicaux de cette nouvelle approche. De mauvais esprits ont pu comparer le Britannique McNair à un nouveau docteur Pangloss, prêchant une forme de « réalisme libéral » dans lequel à défaut d’être idyllique, la politique télévisée telle qu’elle évolue incarnerait du moins le meilleur ou le moins pire des modes de vulgarisation du politique possible, compte tenu des attentes et capacités du public.

L’un des arguments de McNair consiste à souligner que, loin de s’être rétractée, l’offre d’information politique à la télévision atteint aujourd’hui un volume sans équivalent, du fait de la multiplication des canaux. L’observation est indéniable. Elle peut se transposer au cas français où l’offre cumulée de CNN, LCI, ITV, celle des chaînes parlementaires et des réseaux locaux aboutit sans coup férir à un volume hebdomadaire de parole politique largement capable de compenser le déclin des émissions politiques sur les chaînes hertziennes. On peut donc suivre le plaidoyer McNairien lorsque celui-ci suggère que les évolutions de la décennie écoulée n’ont pas abouti à sevrer les publics désireux d’accéder à l’information politique. Doit-on en conclure que les démocraties de marché offrent pour autant une information politique optimale ? Si oui, ce serait alors sous la « clause brechtienne »… Brecht proposait en effet d’ajouter à l’article de la Constitution de Weimar qui trompetait le droit d’acheter des propriétés, la clause « si on a les sous ». Tout citoyen peut donc tirer profit d’une offre sans précédent d’information politique télévisée… s’il est abonné au câble ou au satellite, si la parole politique lui est intelligible ou lui semble parler de ses problèmes, si l’offre ne comporte pas ce soir-là un Arsenal-Juventus ou la sélection des moments les plus torrides de « L’Ile de la tentation ». Bref, il arrive qu’une forme de jusqu’au-boutisme naïf dans le dessein de positiver la télévision contemporaine en vienne, chez Norris par exemple, à ne voir que l’existence, l’importance et la nature de flux d’information politique, sans prêter grande attention à la diversité des consommations, des usages, des réceptions. Le risque est alors grand de substituer la comptabilité à la sociologie.

Curieusement – ou faut-il dire conformément à un tropisme provincial ? – ce débat qui suscite de vives confrontations dans les revues anglophones n’a guère reçu d’écho dans le monde académique français12. Or, et c’est là la troisième et dernière impulsion de ce numéro, l’avancement des premiers

12. Pour des éléments de cadrage de ce débat, NEVEU, 2002.

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articles rendait évidente au fil du travail de recherche à quel point les évolutions et débats qui agitaient la recherche anglophone, trouvaient leur répondant dans le cas français. Comment ne pas poser la question du déplacement de la politique vers les talk-shows quant la trilogie Ardisson- Drucker-Fogiel13 devenait le premier espace d’expression des politiques ? Comment ne pas s’arrêter sur la signification possible de modes d’intervention des représentants politiques où ceux-ci se trouvent avant tout questionnés sur leur biographie et leur personnage privé, ou divers registres d’expression de leurs affects, d’exercices inédits d’expression semblaient définir un cadre sensiblement renouvelé de déploiement de la parole politique ? Cette double attention, aux débats étrangers et aux évolutions françaises, née d’un travail de recherche en mouvement, s’est alors traduite par un double enrichissement du projet initial de ce numéro vers l’international, vers une prise en compte plus systématique des mises en scènes à connotations distrayante de la parole politique, via l’intraduisible notion d’infotainment.

Questionner l’infotainment

Ce numéro s’ouvre sur deux contributions à tonalité panoptique. Fidèles à une vocation de Réseaux qui est de donner leur chance à de jeunes chercheurs, nous avons sollicité le travail d’un jeune doctorant, Aurélien Le Foulgoc, qui propose une mise en perspective de plus de dix ans de politique à la télévision. Il le fait sur un registre objectivant qui met en évidence une série de changements nettement quantifiés. Ceux-ci concernent à la fois un renouvellement sensible des professionnels de la télévision spécialisé dans le questionnement du personnel politique, un déclin des émissions politiques classiques et la mise en évidence du rôle désormais premier des talk-shows à composante récréative comme site premier d’invitation des politiques. Le Foulgoc met aussi en lumière l’importance prise par les oppositions entre séquences d’élection et intervalle de ces périodes, l’importance croissante du journal télévisé comme espace de repli de formes plus traditionnelles d’entretien avec les élus.

Par-delà des différences de méthode et de lexique, le texte de Guy Lochard et Jean-Claude Soulages qui suit partage avec celui de Le Foulgoc le souci d’éclairer des évolutions qui s’étalent sur plus d’une dizaine d’années. Il

13. Pour des lecteurs qui ne sont pas tous des habitués de ces émissions, le dossier de Réseaux inclus une présentation du dispositif et du fonctionnement de la plupart des émissions évoquées au fil des articles.

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enrichit un constat partagé sur le remodelage du cadre central de prise de parole par le personnel politique. La perspective choisie est cette fois davantage (mais non exclusivement) sémiologique, plus centrée sur une typologie du régime des débats politiques à la télévision. A travers une trilogie logos/pathos/ethos, les auteurs s’emploient à rendre intelligible un ensemble d’évolutions, en évitant tout a priori dénonciateur. Lochard et Soulages soulignent en particulier au nombre des traits du registre en pleine expansion de l’ethos : « l’effacement du cadre englobant représenté par l’existence d’un univers de discours homogène convoqué par avance, au profit d’une fragmentation et d’un rubricage contraignant », la place prise par « la simple performance discursive des protagonistes, à travers un jeu de rôle cathodique autour du maintien et de la valorisation de la face d’invités très divers », le fait que « l’accès à la société du spectacle télévisuel est désormais ouvert à toutes les identités sociales, mais qu’il a un coût : le refus du sérieux et l’aptitude à l’autodérision, d’autant plus cher à payer que les personnes invitées se réclament de responsabilités et du sérieux de leur fonction ». Au-delà de cette contribution à une périodisation des débats, cet article est aussi à lire comme une contribution au débat sur l’articulation ou l’opposition entre lectures

« internes » et « externes ». S’ils insistent centralement sur la manière dont les logiques sociales propres à l’univers de la télévision et à sa logique de fonctionnement viennent peser sur les cadres et les grammaires du débat, Lochard et Soulages n’en proposent pas moins d’avancer vers un dépassement de ce clivage, vers un refus de l’obligation de s’identifier à un seul de ces deux pôles interprétatifs, pour chercher à la fois à saisir des régularités formelles, des régimes privilégiés d’expression et de cadrage dont leur grille d’analyse invite simultanément à chercher les déterminants sociaux, les déterminations dans un réseau complexe d’interdépendances qui tiennent au monde social de la télévision, au rapport des citoyens au politique.

La suite du dossier thématique peut se lire comme structurée par une logique de débat. Le texte d’Erik Neveu y a été en partie élaboré dans une logique de contre-argumentation critique par rapport à celui de Brants. La dynamique des échanges, messages, lectures et activités de traduction aboutissant au fil de l’avancée du numéro à compléter le côte à côte des deux articles, par une amorce de face à face, où les désaccords s’expriment et s’argumentent plus directement. A partir d’un échantillon d’une quinzaine d’émissions d’Ardisson, Drucker et Fogiel, le texte d’Erik Neveu tente de mettre en évidence tant un ensemble cohérent de dénominateurs communs (moindre formalisme des échanges, déplacement des thèmes de discussion vers le privé

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et le biographique, désacralisation des acteurs politiques) que des différences notables dans le degré de mise en danger des invités, différence qu’objective le profil des invités selon les émissions.

L’analyse prend dans un second temps une dimension plus critique qui met en cause l’essentiel des arguments de justification déployés par les promoteurs de ces émissions, qu’ils concernent l’impact en termes d’audience ou la revendication d’un dévoilement de la personnalité vraie des leaders politiques. Le règne des talk-shows serait davantage à interpréter comme la résultante d’un écheveau complexe de facteurs sociaux dont le résultat au petit écran est de légitimer un mode d’évaluation des acteurs politiques à l’aune de leur statut de « bon client », d’une aptitude à répondre aux attentes de performance du média, sans que cela ne garantisse en rien un bonus significatif d’intelligibilité ou de maîtrise des enjeux de la part d’un téléspectateur de plus en plus disjoint de la posture de citoyen.

Pour ouvrir cette livraison aux échos des débats anglophones, nous avons donné la parole à l’un des champions de la critique des interprétations jusque là majoritaires, en la personne de Kees Brants. Sa contribution reprend et actualise l’essentiel des arguments qu’il a pu développer dans diverses contributions initialement publiées dans des revues anglophones. L’offensive de Brants, dont la cible première est Jay G. Blumler, se déploie essentiellement sur deux fronts. Il souligne au premier chef l’extrême difficulté à formuler des conclusions générales sur l’état de la politique à la télévision dans les démocraties occidentales. Pour lui, trop de contributions théorisent en effet des évolutions de la télévision dans les démocraties à partir d’un ou deux exemples nationaux, là où la recherche aurait besoin de vastes comparaisons longitudinales (sur dix, vingt ans) et internationales.

L’esquisse de bilan des recherches relatives à l’Europe qu’il amorce le conduit à penser que les évolutions sont beaucoup plus ambiguës que ne le soutiennent certains analystes regardant avec nostalgie ce qu’aurait été un âge d’or de la politique dans des systèmes télévisuels dominés par les réseaux publics. Le second volet de son analyse, plus centré sur ses travaux relatifs aux Pays-Bas, tend à démontrer que la montée, réelle, de l’infotainment ne signifie nullement la disparition de formes plus traditionnelles, plus « sérieuses » de débat politique.

Le balisage de cette « politique saisie par le divertissement », se poursuit donc par un bref échange entre les auteurs des deux textes évoqués à

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l’instant. Il se clôt sous la forme inhabituelle d’une « conclusion », qui n’est en rien revendication du dernier mot, mais esquisse d’un programme de travail qui n’aurait pas la vertu œcuménique de réconcilier des approches profondément contradictoires, mais celle, scientifique, de suggérer des protocoles consensuels pour que les meilleurs gagnent.

Avec le concours de Marie Lherault, ce dossier se prolonge enfin par un Point sur… qui propose quelques fiches descriptives sur les principales émissions de talk-show analysées dans ce numéro. Peut-être s’agit-il d’ailleurs d’une initiative qu’il conviendrait de généraliser dans nos numéros centrés sur la télévision ? Non pour postuler que les lecteurs de revues scientifiques se doivent d’être ignorants ou non-pratiquants en matière de programmation télévisuelle, mais parce que l’expérience banale de tout chercheur, même téléspectateur assidu, est souvent celle de l’hésitation ou de la confusion lorsqu’il redécouvre cinq, dix ou quinze ans après la mention d’un programme disparu. Prévenir les quiproquos de réception, aider à la comparaison entre programmes, c’est aussi en produire des descriptifs qui soient pour demain des outils mnémotechniques. Avec ce thème de la mémoire, comment ne pas ajouter, pour clore cette présentation, qu’aucun des articles français publié ici n’aurait pu voir le jour sans la précieuse ressource qu’est l’INAthèque. Les chercheurs français disposent avec elle d’une source documentaire exceptionnelle. Au-delà d’un simple stock de documents vidéo, c’est une authentique ressource scientifique qui est ici accessible, par les possibilités de traitement informatique des données disponibles, grâce au concours d’une équipe de conservateurs/trices et technicien(ne)s toujours disponibles.

L’avancement de la recherche leur est également débiteur.

On trouvera deux articles en Varia. Marie-Gabrielle Suraud s’appuie sur la mobilisation contestataire consécutive à l’accident industriel de Toulouse en septembre 2001 pour montrer que le net s’est davantage avéré un outil de régulation que de communication, ce qui va à rebours des hypothèses communément proposées selon lesquelles ce média participerait essentiellement de la démocratisation du débat public.

Quant à Véréna Paravel et Claude Rosental, ils étudient le fonctionnement de la communication électronique dans le milieu de la recherche et la manière dont elle contribue à la fois, par de nouvelles mises en réseau, à la construction et à la destruction de réseaux relationnels.

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DARRAS E. (1994), « Un paysan à la télé. Nouvelles mises en scène du politique », Réseaux, n° 63, p. 75-100.

DERVILLE G. (1995), « Les différents rôles du Bébête show auprès de ses téléspectateurs », Réseaux, n° 74, p. 89-110.

GERSTLE J. (1997), « La persuasion de l’actualité télévisée », Politix, n° 37, p. 81-96.

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