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La question sociologique du stress chez les routiers de zone longue : l’enjeu de la lutte sociale comme remise en cause du pouvoir au travail

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Academic year: 2021

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Submitted on 10 Oct 2018

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La question sociologique du stress chez les routiers de zone longue : l’enjeu de la lutte sociale comme remise en

cause du pouvoir au travail

Raphaël Pirc

To cite this version:

Raphaël Pirc. La question sociologique du stress chez les routiers de zone longue : l’enjeu de la lutte sociale comme remise en cause du pouvoir au travail. Sociologie. Université Rennes 2, 2018. Français.

�NNT : 2018REN20034�. �tel-01891856�

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Présentée par

Raphaël PIRC

Préparée au LiRIS (n° EA 7481) Université Rennes 2

Laboratoire interdisciplinaire de Recherche en Innovations Sociétales.

Thèse / Université Rennes 2

sous le sceau de l’Université Bretagne Loire pour obtenir le titre de DOCTEUR EN SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES

Ecole doctorale SOCIETES TEMPS TERRITOIRES

ca

Devant le jury composé de : Ali AÏT ABDELMALEK,

Professeur des Universités en sociologie (E.A. LiRIS Rennes 2).

Directeur de thèse.

Bruno LEFEBVRE,

Professeur des Universités en sociologie (Nantes).

Rapporteur.

Isabelle ASTIER,

Professeure des Universités en sociologie, () Rapporteuse.

« La question sociologique du stress chez les routiers de zone longue : l’enjeu de la lutte sociale comme remise en cause du pouvoir au travail. »

Joëlle DENIOT

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UNIVERSITÉ RENNES 2

Unité de Recherche

Ecole Doctorale – Sociétés, Temps, Territoires Sous le sceau de l’Université Bretagne Loire

« La question sociologique du stress chez les routiers de zone longue : l’enjeu de la lutte sociale comme remise en

cause du pouvoir au travail. »

Thèse de Doctorat

Discipline : sociologie Présentée par Raphaël PIRC Directeur de thèse : Ali AÏT ABDELMALEK

Jury :

M. Bruno LEFEBVRE, Professeur de sociologie, Université de Nantes et CNAM (Paris), Rapporteur

Mme Isabelle ASTIER, Professeure de sociologie, Université de Picardie Jules- Verne, CURAPP, Rapporteure

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« La question sociologique du stress

chez les routiers de zone longue : l’enjeu

de la lutte sociale comme remise en cause

du pouvoir au travail. »

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Sommaire

Sommaire ... 3

Remerciements ... 5

Abréviations et sigles ... 7

Introduction ... 9

PARTIE 1 : SOCIOGENESE DU STRESS ET PRESENTATION DU TRANSPORT ROUTIER DE MARCHANDISES ... 21

Chapitre 1. Le stress à l’épreuve des sciences contemporaines ... 23

1. La question religieuse du stress ... 26

2. Vers une approche contemporaine du stress à la Révolution industrielle : l’enjeu d’une reconnaissance institutionnelle ... 33

3. Les routiers, vers un processus de civilisation ? ... 48

Chapitre 2. Données quantitatives du transport routier de marchandises ... 57

1. Démographie des routiers en France ... 60

2. Les types d’entreprises du transport routier ... 66

3. Généralités économiques et sociales des entreprises du T.R.M. ... 74

4. La formation des routiers : la condition du formatage à l’emploi ... 79

5. Les trois axes de la mobilité professionnelle chez les routiers ... 86

PARTIE 2. L’ORGANISATION ENDOGENE ET EXOGENE A LA COMPLEXITE DU TRANSPORT ROUTIER DE MARCHANDISES ... 95

Chapitre 3. L’organisation multimodale en France au début du XXe siècle à l’ouverture européenne : l’épreuve du contingentement routier au fondement de l’esprit de lutte et de la résistance au travail ... 97

1. De l’inter modalité à la domination ferroviaire ... 100

2. De la libéralisation à la régulation commerciale du transport routier de marchandise ... 113

Chapitre 4. Les règles du temps de travail, entre social et optimisation organisationnelle : le temps comme processus de civilisation ... 125

1. La mesure du temps de travail ... 128

2. Le pavillon français face au pavillon européen ... 147

Chapitre 5. Le pôle organisationnel endogène ... 167

1. L’organisation dans la division du travail... 170

2. L’organisation logistique du transport ... 182

3. Organiser l’espace et le temps dans le T.R.M. aujourd’hui : l’enjeu de l’articulation entre organisation et la réglementation du transport ... 193

PARTIE 3.LE STRESS COMME UNE LUTTE SOCIALE ... 201

AU TRAVAIL ... 201

Chapitre 6. La place des routiers dans l’organisation ... 203

1. La question de la solidarité comme protection à la souffrance et au stress ? ... 206

2. Du rôle martial des règles aux « stratégies paradoxales » ... 221

3. Le bar et les restaurants routiers : au-delà du lieu de repos ... 236

4. Récit de voyage, trajet Rennes-Besançon aller-retour ... 241

Chapitre 7. Les trois types de résistances au stress : l’enjeu du pouvoir social des routiers . 255 1. La rationalité réflexive : la voix de la résistance au prolétariat du routier ... 259

2. La rationalité progressiste : l’idéal de la règle ... 276

3. La rationalité synchronisée et technique : l’organisation de la persuasion ... 295

Conclusion générale ... 323

Annexes ... 335

Bibliographie ... 495

Table des matières ... 515

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Remerciements

A la suite de la réalisation de ce travail de recherche, je tiens à remercier mon Directeur de thèse et Professeur des universités en sociologie, Monsieur Ali Aït Abdelmalek, pour ses éclairages, son soutien, mais aussi pour sa patience et sa confiance.

Je tiens à remercier particulièrement les transporteurs et leurs représentants qui m’ont accueilli dans leurs locaux et le respect pour eux. Par souci d’anonymat, je ne les nomme pas, mais la reconnaissance que je leur dois est pleine et entière. C’est aussi avec un grand remerciement aux Routiers sans lesquels cette enquête n’aurait pu être effectuée.

C’est aussi un grand merci à ma famille, qui m’a appuyé pendant toute la durée de mes recherches, à mes parents, mon frère, mes oncles et tantes. Mes remerciements vont aussi à tous les enseignants, avec qui j’ai pu débattre et apprendre, dans l’enceinte du département de sociologie (U.F.R. « Sciences Humaines ») de l’Université Rennes 2.

C’est enfin, une très grande reconnaissance en leurs conseils pour leurs relectures, leur empathie et leur écoute envers mes camarades du laboratoire, l’E.A.-LiRIS (U.F.R.

« Sciences Sociales »), et à leurs précieux conseils.

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Abréviations et sigles

ADEME : Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’énergie A.F.P.A. : Association pour la formation professionnelle des adultes B.T.P. : Bâtiment travaux publics

C.E.E. : Communauté Economique Européenne

C.F.D.T. : Confédération française démocratique du travail C.F.T.C. : Confédération française des travailleurs chrétiens C.G.T. : Confédération générale du travail

C.N.R. : Comité national routier

DREAL : Direction Régionale de l'Environnement, de l'Aménagement et du Logement F.N.C.R. : Fédération nationale des conducteurs routiers

F.N.T.R. : Fédération nationale des transporteurs routiers F.O. : Force Ouvrière

IFSTAR : Institut français des sciences et technologies des transports, de l'aménagement et des réseaux

INRETS : Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité K.F.O.R. : Force de l'Otan au Kosovo

L.G.V. : Ligne à grande vitesse

Loti : Loi d’orientation des transports intérieurs

N.T.I.C. : Nouvelles technologies d’information et de communication

O.P.T.L. : Observatoire Prospectif des métiers et des qualifications dans les Transports et la Logistique

O.T.R.E. : Organisation des Transporteurs Routiers Européens P.N.C. : Personnel navigant commercial

P.N.T. : Personnel navigant technique P.T.A.C. : Poids total autorisé en charge P.L. : Poids lourd

R.A.T.P. : Régie autonome des transports parisiens R.S.E. : Réglementation sociale européenne

S.A.S.R. : Syndicat Autonome des Chauffeurs Routiers S.N.C.F. : Société nationale des chemins de fer

S.P.L. : super poids lourd TGV : Train à grande vitesse T.R.F. : Transport routier de fret

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8 T.R.O. : Tarification routière obligatoire

T.R.M. : Transport routier de marchandises T.R.V. : Transport routier de voyageurs

T.S.V.R. :Taxe spéciale sur certains véhicules routiers U.E. : Union européenne

V.L. : Véhicule léger

V.U.L. : Véhicule utilitaire léger (> 3,5 T.).

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Introduction

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Routier : le travail évalué dans une autonomie contrainte

Le stress symbolise l’un des maux les plus contemporains de notre société. Au travail, il s’articule entre l’engagement de l’acteur et la pression sociale qu’il subit pour répondre aux prescriptions. Alors, les tensions apparaissent en raison d’un manque de reconnaissance sociale et de moyens. Elles suscitent alors beaucoup d’incertitudes au travail, dans un climat où le changement d’organisation, les restructurations d’entreprises, de services, le renouvellement sans cesse des procédures impliquent de se resocialiser en permanence, dans l’idéal de produire mieux, plus vite et moins cher. Selon une enquête menée par le Cabinet Stimulus1 (2017), « 24% des salariés sont dans un état d’hyperstress, c’est-à-dire à un niveau de stress trop élevé et donc à risque pour leur santé. […] 52% des salariés présentent un niveau élevé d’anxiété (manifestations importantes d’anxiété ou probabilité de pathologie) et 16% ont probablement un trouble anxieux, au sens médical du terme. Les femmes sont nettement plus concernées que les hommes (57% avec un niveau élevé d’anxiété contre 47%, et 18% de pathologie anxieuse contre 14%) »2. A l’opposé, le métier de routier est souvent perçu sous l’angle de la liberté et l’autonomie professionnelle. Les chauffeurs sont cependant responsables de leur véhicule, de leur marchandise et de l’organisation de leurs trajets. Ils doivent aussi composer avec les aléas mécaniques, techniques et commerciaux qu’impliquent leur travail, c’est-à-dire une totalité de temporalités, de tâches à réaliser, dont ils ont la maîtrise.

Pourtant, c’est une toute autre réalité que je souhaite démontrer : les routiers sont, au contraire, tracés, localisés, mesurés, minutés par l’informatique de bord de la cabine de conduite par la géolocalisation, dans un système de gestion de réseau en temps réel. Ils ne sont, finalement, qu’un maillon d’une chaîne de production, représentant un ensemble de tâches séquencées en temps et en espace. Dans ce contexte, le stress est aussi une réalité pour ces travailleurs itinérants. La combinaison des contraintes qui pèsent sur eux ne sont pas qu’organisationnelles, elles sont aussi réglementaires. Ils ne doivent pas dépasser leur

1 L’enquête est constituée d’un panel de 32 137 salariés issus de 39 entreprises, évalués selon l’échelle de Mesure du Stress Psychologique (M.S.P.) à 25 ou à 9 items.

2 Patrick LÉGERON (sous la dir. de), « Observatoire de la santé psychologique au travail, évaluation stress », Stimulus, 2017, pp. 2-3 (7 p.).

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amplitude de temps de service3, tout en livrant à l’heure et faisant preuve d’une bienséance, malgré les comportements violents dont ils font parfois l’objet de part et d’autre. La sociologie admet que les règles protègent de l’arbitraire impulsif (Merton, 1957 ; Crozier et Friedberg, 1977). C’est un fait, mais elles ne protègent absolument pas d’un arbitraire d’une ascendance sociale en utilisant les marges des normes, d’un autre groupe social. Au début de cette recherche, je me suis alors demandé comment les routiers pensaient-ils aujourd’hui leur engagement social au travail ?

La rationalisation du travail a amené à remodeler les savoir-faire des routiers, leur code d’honneur, et leurs transmissions des connaissances. Certaines tâches qui leur étaient dévolues sont désormais redistribuées à d’autres catégories d’acteurs. A l’image d’un système fordien, les transporteurs ont massivement établi des sous-traitances, qui vont de la location et l’entretien des véhicules, aux dépannages, comme une division à la fois verticales et horizontale du travail. Celui des chauffeurs ne constitue plus de finalité visible, mais recoupe un ensemble de tâches parcellisées. Toutefois, on pourrait penser que cette réorganisation représenterait des contraintes en moins à assumer, ce qui rend leurs conditions physiques moins éprouvantes.

Or, elles ont été compensées par d’autres, aux marges de manœuvres plus exiguës.

Chaque activité fait l’objet de mesures, de calculs et d’évaluations. Selon Stéphane Carré et Hélène Desfontaines (2017), « le travail est donc assimilé à sa mesure, qui nivelle en une catégorie abstraite les dimensions concrètes de l’activité productive »4. Ces dimensions sont objectivées par leur traçabilité numérique. Leur précision limite les erreurs d’interprétation ou des discussions d’arbitrage, auxquelles s’ajoutent l’informatique de bord et la géolocalisation.

Désormais, les seuils de tolérance sont à la minute et au km/h près et sur des trajectoires établies à l’avance. En articulant tous ces facteurs au dispatching des trajets, l’organisation du fret est plus prévisible quelque soit l’opérateur. Toutes les données en temps réel s’affichent sur écran, tandis que sont conservées celles du passé. En tant que telles, ce sont des outils de pouvoir du management sur les routiers. Il est, alors, plus aisé d’assurer leur productivité et

3 Le temps de service inclut toutes les temporalités de travail des routiers qui sont mentionnées dans le règlement n° 561/2006.

4 Stéphane CARRE et Hélène DESFONTAINES « De l’engagement au service du transporteur au temps de service des conducteurs. Mesure et norme temporelle du travail des chauffeurs routiers en France », Droit et société, 2017/1 (N° 95), pp. 131-152.

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leurs contrôles, d’anticiper les besoins en sous-traitance ou en partenariat de transport. En des termes fonctionnalistes, les transporteurs routiers ont su faire des contraintes réglementaires un atout organisationnel, dans une optique tout à fait taylorienne. C’est-à-dire qu’ils ont aligné leurs modèles de productivité autour des règles du temps de travail.

La problématique : le stress comme processus et phénomène sociologique

C’est en ce sens que ce métier d’origine plutôt physique devient de plus en plus mental, en faisant face aux contraintes relationnelles, réglementaires ou de temps. Philippe Askenazy (2005) conforte cette analyse : « Les salariés qui enduraient seulement des contraintes mentales (pression du client, tension, etc.) voient s’ajouter des contraintes physiques.

Inversement, les contraintes mentales touchent désormais les professions auparavant soumises à des contraintes physiques »5. En sciences humaines, le stress au travail est défini de différentes manières ; selon les moyens et les latitudes décisionnelles (Karasek, 1979) ou selon la reconnaissance sociale (Siegrits, 1996). Il renvoie aussi à l’épuisement émotionnel, à la diminution de l’empathie, ou au sentiment d’incompétence (Maslach & Jackson, 1981). Si différents et performants soient ces modèles, le stress reste très individualisé, sans que les normes, l’identité sociale de ces mêmes individus ne soient réellement analysées.

Selon moi, le stress représente la synthèse sociale des contraintes, car il s’inscrit en deux positions jointes entre elles par rapport à l’histoire des acteurs : la première est propre à l’action professionnelle (stress d’action), sans qu’il n’y ait nécessairement d’interaction avec autrui ou quelconque forme d’organisation sociale. Ce stress est contingent à la nature technique du métier et ses façons de faire. Par exemple, il est relatif au contrôle et à la dextérité de l’acteur. Chez un routier, on peut tout à fait admettre que descendre une route verglacée représente une source de stress, même avec une bonne maîtrise du véhicule à pleine charge, plus particulièrement si la circulation est dense, au risque d’une mise en portefeuille6. La seconde est de l’ordre de la négociation sociale (stress de négociation), au sein des zones d’incertitude et qui se distribuent ou qui se chevauchent entre les différents groupes sociaux.

Par exemple, quelles vont-être les moyens que va mobiliser un routier face à un client difficile

5 Philippe ASKENAZY, Le désordre du travail, enquête sur le nouveau productivisme, Paris : Éditions du Seuil et La République des idées, 2005, p. 42 (95 p.).

6 Une mise en « portefeuille » se définit par le repli de la remorque vers la cabine de conduite, suite à une perte de contrôle, où le poids et la vitesse de la remorque emporte l’ensemble du véhicule.

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ou face aux ordres contradictoires qu’il reçoit ? Comment va-t-il négocier sa position et sa stratégie sociale dans une telle configuration, si contraignante ou coercitive soit-elle ? Dans les deux cas, le stress comporte des normes de régulation, d’autocontrôle et de comportement sociaux.

Au niveau théorique, il existe deux niveaux de signification du stress. En premier lieu, il est à comprendre selon un processus de civilisation (Elias, 1939). L’impulsivité et l’agressivité sont refoulées de la sphère sociale par les valeurs, les normes, les lois et des règles implicites du milieu social concerné. Ainsi, la définition que je propose du stress tire son ancrage conceptuel à partir de cette citation de Norbert Elias : « le niveau qui est ressenti comme "pénible" trouve son reflet dans les interdictions réglant le comportement en société.

Ces tabous ne sont rien d’autre, pour autant qu’on puisse en juger, que des sensations de déplaisir, d’embarras, de dégoût, d’angoisse ou de pudeur qu’on a inculqué aux hommes dans des circonstances sociales déterminées et qui ont été ritualisées et institutionnalisées ; elles se reproduisent non exclusivement mais surtout par leur ancrage institutionnel dans les rituels et des formes de comportement déterminés »7. Dans l’entreprise, la normalisation, la mécanisation et l’automatisation des systèmes de production rendent moins physique et épuisant le travail. Mais la productivité est alors accélérée en même temps qu’elle est mesurée : la nature de la tension change, elle devient aussi mentale. Comme les contraintes sont partagées par les groupes professionnels, les dimensions sociales ne peuvent alors être négligées. De la même façon que l’impulsivité soit réprouvée, on n’exprime pas son stress sur la scène sociale. C’est là tout mon objet : d’un métier aux contraintes physiques, on passe alors à un métier aux contraintes de plus en plus bureaucratiques. On travaille moins longtemps mais plus intensément et de façon plus contrôlée. Le système social et productiviste du transport routier de marchandises est très frappant à cet égard. Toutefois, comprendre ce mouvement implique de facto à remonter dans l’histoire de ce secteur d’activité.

Le transport routier, tel qu’on le connaît aujourd’hui, commence à partir de la fin de la Première guerre mondiale. Certes, les premiers véhicules lourds sont apparus dès la seconde moitié du XIXe siècle, en même temps que les réseaux de chemin de fer. D’ailleurs, la

7Norbert ELIAS, La Civilisation des mœurs, Paris : Éd. Pocket (Coll. « Agora »), 1969ǀ2013, p. 271 (509 p.).

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configuration roulante des véhicules était presque identique aux locomotives : les roues motrices disposaient d’un grand diamètre, tandis que les roues directrices étaient de plus petite taille. Deux individus étaient présents pour faire avancer la machine : un qui versait à la pelle le charbon, l’autre qui dirigeait et conduisait le véhicule. Des deux, on ne retient aujourd’hui que le premier : le chauffeur. De même que le terme ʺtracteurʺ est plus connu sous cette appellation dans le monde agricole, il est aussi commun au transport routier de marchandises pour qualifier la cabine de conduite.

Dans tous les cas, les conditions de travail des routiers étaient rudes. Ils étaient voués à leur sort sur la route, en faisant face aux contraintes météorologiques, climatiques, aux aléas mécaniques dans des conditions de travail particulièrement physiques. Dans le même temps, chaque transporteur tentait de s’accaparer pour lui la marchandise dans un système de concurrence totalement ouverte. Comme l’affirmait Maurice Wolkowitsch (1954), « les débuts du transport routier se sont faits en France sous le signe de la liberté la plus complète : cars et camions pouvaient circuler sans autorisation, sur n'importe quel itinéraire, avec ou sans régularité, pour assurer n'importe quel transport, avec n'importe quel tarif »8. Cependant, cette concurrence du mode routier remet en question le mode ferroviaire, qui voit le transport routier comme une menace économique. C’est dans ce contexte qu’est née la première loi de coordination des transports en avril 1934. Face à ce décret, les transporteurs commencent alors à s’organiser et se coordonner, avec l’Association nationale des Transporteurs (Neiertz, 1999). Les successives coordinations du transport ont souvent été critiquées dans la mesure où elles donnaient un avantage commercial sur la distribution et la répartition du fret au ferroviaire sur l’ensemble de la Métropole (Wolkowitsch, 1954 ; Spill, 1973). On l’oublie souvent, mais elles ont eu aussi comme effet de pacifier le T.R.M. dans ses échanges commerciaux, selon qu’elles imposaient des spécialités de marchandises, un modèle de régulation et une déclaration d’activité. Jusque dans les années 1980, les routiers étaient relativement indépendants de leur employeur dans une production encore très artisanale, où le contrôle du temps de travail restait difficile à établir avec exactitude.

Face à cet écueil, un premier règlement européen fut publié en ce sens dès 1969, puis remplacé en 1986 par les Règlements CEE n° 3820/85 et 3821/85 où s’ajoutaient les

8 Maurice WOLKOWITSCH, « Les transports routiers en France » In : Annales de Géographie, t. 63, n°336, 1954, p. 100 (pp. 99-112).

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chronotachygraphes et les disques journaliers à bord des cabines de conduite. Ils permettaient une meilleure transparence de l’activité de travail des routiers, entre les cycles de conduite, de travail et de repos. Seulement, la prescription du temps de travail se heurtait à un mouvement libéral à la suite de la suppression des licences d’exploitation des transporteurs et de la Tarification routière obligatoire (T.R.O.), entre 1986 et 1988. Il s’en est suivi une période de relative instabilité économique du T.R.M., au risque d’une offre commerciale excédentaire, qui s’accompagnait d’une baisse de productivité, d’une perte de rentabilité, d’une baisse du taux de marge et une concurrence des prix exacerbée (Dobias, 1993 ; Biencourt, 1996).

L’industrie du secteur fut alors amenée à signer un Accord en fin 1994 avec l’État et les partenaires sociaux, dans le but de systématiser un principe d’autorégulation. Ce dernier se caractérisait à la fois par une limite du temps de service et une rémunération prescrite en heures de travail des routiers. Ce ne fut pas tout : à partir de là, des méthodes d’organisation logistique de la marchandise et de la division du travail transparaissaient comme un moyen d’établir une nouvelle forme de concurrence : la compétitivité de marché.

C’est dans ce contexte que les techniques de géolocalisation, d’informatique embarquée et de gestion informatique de réseau se sont développées. Les routiers deviennent de plus en plus connectés et la chaîne logistique est de plus en plus centralisée. De la même manière que la pulsion tend à être réfrénée par la bourgeoisie à la Renaissance (Elias, 1939), le même mécanisme émerge au travail : à l’image des règles de civilité, apparaissent des standards qualité (Iso, Afnor, etc.) et des codes éthiques se développent dans l’industrie du T.R.M. ! Les règlements instaurent de nouveaux cadres de travail qui visent à diminuer la fatigue physique.

Cependant, les changements systémiques ont peu à peu imposé des règles que le travail dans l’urgence, les aléas ou la concurrence ne permettent pas toujours de respecter. Au côté de la de la productivité dont font l’objet les routiers (Desfontaines, 2005), ils sont aussi confrontés aux poids des normes réglementaires.

En second lieu, on peut analyser le stress en tant que phénomène bureaucratique dans un rapport de pouvoir social (Crozier et Friedberg, 1977). Si on perçoit, jusqu’à présent, cette transformation entre un état physique, comme l’expression de la dureté au travail, vers sa transformation en stress, résultant du processus de civilisation (Elias, 1939), il ne dit pas comment l’acteur met en place ses stratégies dans une configuration stressante. C’est ainsi que le pouvoir, c’est-à-dire l’agilité à mobiliser des zones d’incertitude dans la contingence

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des règles du jeu est un moyen de faire face aux contraintes. Ainsi, j’ai mis l’accent sur les règlements du transport, les technologies informatiques et les méthodes de quantification managériale comme un moyen de mise au travail des routiers. Les groupes d’acteurs tentent l’un après l’autre d’instaurer des contre-pouvoirs afin de garder leurs marges de manœuvre.

C’est à la fois à l’intérieur des règles et de la division du travail qu’émergent des jeux de pouvoir, en intra comme en intergroupe. Ces conduites permettent de voir comment le stress émerge et les stratégies sociales mises en œuvre en tant que moyen de régulation.

Fondamentalement, j’ai fait le choix de comprendre la signification subjective des routiers, dans la façon dont leurs contraintes sont perçues, plus qu’elles ne s’imposent à eux dans les faits. J’ai donc effectué des entretiens et les observations directes, à la fois à bord de des camions, en zone moyenne et en zone longue, qu’en des lieux de sociabilité des chauffeurs (aires de service et relais-restaurants). Parallèlement à mon terrain d’enquête, j’ai analysé le droit du transport routier et plus particulièrement les règlements CEE n° 543/69 puis CEE n° 3820/85 et CE n° 561/2006, de sorte à avoir une idée très précise de leur évolution et des moyens de contrôle qui se développent au fil du temps. J’ai aussi consulté des manuels de management, de logistique et des techniques d’exploitation du T.R.M. Ils m’ont permis de recouper des éléments qui ne sont pas toujours énoncés par les acteurs, tant les routiers que les exploitants. Les règles sont toutes relatives à la perception qu’en font les acteurs et dans leur manière d’agir, selon les marges de liberté qu’ils estiment ou qu’ils veulent bien en dire.

Cette façon d’agir provient aussi d’un groupe dominant, en gardant pour lui le secret de sa technicité, comme moyen de maintenir sa supériorité sociale. En effet, le management entretient son pouvoir en héritage de l’organisation scientifique du travail (O.S.T.) de Frederick W. Taylor (1911). Ce pouvoir se fonde sur la maîtrise du marché, sur les différents types d’algorithmes utilisés dans l’organisation du travail, et par une connaissance plus approfondie du droit que n’en bénéficient les groupes subordonnés. Les marges d’action sont dépendantes de l’apprentissage et des niveaux de connaissance des acteurs. Or, plus celui-ci est connu et maîtrisé par les groupes dominants, plus les zones d’incertitude des routiers sont prévisibles par l’encadrement. Il peut donc anticiper et établir un nouveau contre-pouvoir. Les routiers doivent composer avec les manques d’information, les zones vides des procédures, les contradictions, etc. Le stress de l’acteur n’est donc pas uniquement déterminé par des

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caractères psychologiques, mais aussi par ses dimensions sociologiques, d’où l’enjeu de ma problématique : de quelle(s) manière(s) les rapports de pouvoir organisent-ils socialement le stress des routiers ?

Vers de nouvelles hypothèses :

Mon hypothèse principale m’amène à penser que le stress devient la traduction sociale des tensions sui generis face à l’intériorisation des contraintes. Il varie selon les rapports d’ascendance sociale en fonction du statut d’un acteur par rapport à un autre dans leur aptitude à mobiliser les zones d’incertitude (Crozier, 1963). L’individu est invité à se civiliser par la rétention de ses émotions en raison de ses interdépendances sociales (Elias, 1939 ; Loriol, 2000) qui s’inscrit dans un triple mouvement. En premier lieu, cette civilisation détient un coût dont le stress en est son émanation. Il obéit à des codes, des façons d’être, des comportements ritualisés, des rapports de statuts sociaux. Dans un système de production, l’acteur doit posséder les connaissances et les normes de travail, autrement dit, il doit être socialisé pour faire face aux contraintes. Or, l’acquisition des connaissances, des procédures au sein d’un système de production renvoient l’individu à lui-même et créé une tension qu’il doit maîtriser, avant que les contraintes ne soient totalement intégrées. En deuxième lieu, l’afficher en public reviendrait à un aveu de faiblesse sui generis, voire d’incivilité, au risque d’être mis au rebut, et à s’exposer à la désapprobation sociale. En troisième lieu, c’est l’aptitude sociale de l’acteur à articuler les normes dans la contingence des situations qu’il maintiendra un équilibre entre ses ressources et/ou celle de son groupe social. Or, le jeu de pouvoir et de contre-pouvoir restreint la capacité des acteurs à maîtriser leur environnement, par l’édification de nouvelles règles, de nouvelles procédures, visant à réduire les tricheries, les astuces et sans que celles-ci ne soient garantes d’un fonctionnement plus efficace. Elles apportent au contraire, de nouvelles contraintes non prévues.

La première sous-hypothèse concerne le niveau de la maîtrise des zones d’incertitude, c’est-à-dire des tâches qu’un routier peut exécuter, face à la demande d’autrui ou à la contingence de l’environnement. Il s’agit donc des moyens dont dispose l’acteur en savoir- faire, en compétences, et en savoir-être dans des enjeux déterminés. Le summum de cette maîtrise passe par la capacité sociale de l’acteur à pacifier un rapport conflictuel.

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En seconde sous-hypothèse, l’hétérogénéité des visions sociales du métier vont en conséquence manifester un rapport au stress différencié, selon la nature de l’autocontrainte des acteurs. Un même évènement ne va donc pas créer le même degré d’anxiété, selon les enjeux du prestige social des acteurs, de la légalité de l’action, ou l’adhésion sociale des chauffeurs envers la technicité managériale développée par l’entreprise dans le jeu de concurrence. En d’autres termes, le stress est relatif entre la cohérence des objectifs et des intérêts de l’acteur et ceux de l’entreprise.

En troisième sous-hypothèse, les acteurs d’un même groupe social professionnel (i.e. : les routiers) partagent des contraintes communes. En conséquence, leur identité sociale se fonde par les qualités dans lesquelles s’établissent plus ou moins clandestinement des tricheries, des astuces, des savoir-faire, qu’ils ont développés afin de surpasser les contraintes (Dejours, 2015 ; Linhart, 2015). En outre, la qualité de la transmission des informations entre acteurs, leur permettent de bénéficier des moyens de sociabilité nécessaires à une action donnée, afin de contourner les difficultés, les souffrances physiques et mentales des conditions de travail.

Enfin, en quatrième sous-hypothèse, travailler, c’est faire don de soi pour une cause plus générale : se mettre au service du reste de la société avec l’idéal de sa réalisation personnelle.

Or, l’émiettement du travail charge en tensions dans le sens où il aliène l’engagement de l’acteur à s’investir bien au dessous des contributions sociales qu’il est en mesure de réaliser.

C’est en ce sens que le stress apparaît moins par le poids des règles en elles-mêmes, que par les zones d’incertitudes permises par la division du travail que les routiers mobilisent afin d’assurer leur rapport de pouvoir.

Les trois axes de recherche :

Cette recherche de thèse se découpe en trois parties et sept chapitres. Le premier présentera la genèse du stress, de son bord religieux jusqu’aux analyses contemporaines développées par la psychométrie depuis les années 1970. Le second chapitre présentera les routiers et leur contexte de travail : qui sont-ils, combien sont-ils, dans quel type d’entreprises travaillent-ils ? Loin des apparences artisanales, le transport de marchandises est une industrie à part entière. Ainsi, on peut davantage voir l’ampleur sociale que représente le stress des routiers, en disposant de telles données.

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La deuxième partie consistera à montrer le système réglementaire et organisationnel du transport en tant que moyens de mise au travail et de contrôle social. Dans cette perspective, le troisième chapitre présentera l’histoire du transport. Comprendre le système actuel nécessite de remonter dans le temps. Le quatrième chapitre présentera les règlements du transport tandis que le cinquième évoquera les méthodes managériales, en tant que moyens de pouvoir sur les salariés. Comment fonctionne le règlement du temps de travail dans le T.R.M., et comment l’organisation logistique du transport s’y articule ?

La troisième partie viendra déchiffrer, voire décoder les données recueillies par mon terrain d’enquête. Le sixième chapitre viendra donner des éléments explicatifs de la rupture sociale que l’on peut observer aujourd’hui à partir des discours issus des entretiens. Puis, malgré le contrôle social dont font l’objet des routiers, comment peuvent-ils mobiliser les règles pour protéger leurs intérêts ? Enfin le septième chapitre abordera une analyse plus idéale-typique. Les routiers ont-ils une idéologie commune face aux règles, ou au contraire, sont-elles contrastées ? Quelles relations pourrait-on établir, entre leur idéologie et leur rapport social au stress au travail ?

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P

ARTIE

1 : S

OCIOGENESE DU STRESS ET PRESENTATION DU TRANSPORT ROUTIER DE MARCHANDISES

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Chapitre 1. Le stress à l’épreuve des sciences contemporaines

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Chapitre 1. Le stress à l’épreuve des sciences contemporaines

« Au sens biologique, le stress est l’interaction entre les dommages et les défenses, de même que la tension physique ou la pression interagit avec la force et la résistance qu’elle permet. » Hans Selye, « Stress and the General Adaptation Syndrome», British Medical Journal, (June 17) 1950, pp. 1383-1392.

De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque le stress ? Selon Marc Loriol (2008), les sciences ont dû faire face à un double écueil. « Tout d’abord, cette définition rigoureuse du stress n’a pas évincé toutes les représentations profanes du stress et l’imagination sociale a permis d’élargir largement les significations de ce terme plutôt que les restreindre. Ensuite, les scientifiques eux-mêmes, malgré leurs méthodes sophistiquées, ne sont pas parvenus à s’entendre sur ce qu’il fallait étudier sous l’étiquette du stress : un mécanisme physiologique d’adaptation aux conséquences cliniques observables »9.

Dans un premier temps, je développerai les origines étymologiques du mot stress, afin de comprendre son usage et ses origines linguistiques. Mais j’axerai essentiellement mon analyse sur la question de l’usure, la fatigue, le désinvestissement et l’isolement social. Au IVe siècle après Jésus-Christ, le moine origéniste Évagre le Pontique a constitué une doctrine pour lutter contre l’acédie, c’est-à-dire un sentiment d’abandon ressenti par les moines de la Basse Égypte. Ce sentiment est interprété selon lui, comme l’emprise d’un démon. En second temps, en pleine Révolution industrielle, j’aborderai le versant plus contemporain du stress.

En effet, au cours du XIXe siècle, les premières études sont entamées en médecine. Les conflits militaires – guerre de Sécession, Première et Deuxième guerres mondiales, les conflits de Corée et du Vietnam – ainsi que les accidents ferroviaires mettront progressivement à jour le syndrome post traumatique. Son inscription dans le DSM III (1980) marque l’aboutissement politique dans sa difficile reconnaissance sociale. En troisième, je présenterai les travaux physiologiques de Hans Selye. Ses recherches vont donner une nouvelle impulsion à partir des années trente, qui inspirera plus tard la psychologie. A ce titre, en quatrième lieu, le développement de la psychologie différentielle, en pleine Trente glorieuses permettra d’affirmer des modèles d’analyse contemporains d’un mal nouveau, dont ses manifestations cliniques sont pourtant très proches de l’ancienne acédie : le burnout. En quatrième point, je mettrai en évidence que la prise en charge institutionnelle du stress

9 Marie BUSCATTO, Marc LORIOL, Jean-Marc WELLER (sous la dir. de), Au-delà du stress au travail. Une sociologie des agents publics au contact des usagers. Toulouse : Éd. Érès (Coll. « Clinique du travail »), 2008, p.

16 (287 p.).

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demeure encore difficile. Alors que l’individu est central dans les recherches du stress, les dimensions organisationnelles relatives au burnout et la prise en charge sociale du syndrome post traumatiques montrent une réalité sociale. Enfin, en cinquième point, je développerai dans la continuité de la prise en charge du stress selon le modèle constructiviste en articulant cette problématique chez les routiers aujourd’hui.

1. La question religieuse du stress

1.1 Une double étymologie du mot « stress »

L’histoire étymologique du « stress » est complexe et elle précède amplement celle des sciences mécaniques, de la médecine, la biologie ou la psychologie. Les premières significations connues ont émergé dès l’Antiquité, à la fois en latin et en grec. Sa base provient du latin stringĕre10, issu du radical stringō, qui signifiait « étreindre », « serrer »,

« resserrer ». Le terme était utilisé dans le but d’« arracher » afin de tirer le fruit de l’arbre, particulièrement l’olive. De façon plus imagée, c’est aussi l’acte de « serrer le cœur »,

« blesser », « offenser ».

En faisant référence au Dictionnaire étymologique de la langue latine, dans le langage militaire, c’est l’action « d’étreindre l’épée » (s. gladium), pour la tirer ou la dégainer11. Stringō peut aussi être associé, selon ce dictionnaire, à prastestigiae et qui désigne « un tour de passe-passe, jongleries, ruses ». Parallèlement, du côté grec, στρέφω (strephein), signifie

« tourner », « détourner », « tordre » ou encore « réfléchir à ». Par élargissement, à partir de cette base radicale, mais « seulement présent à l’imparfait ou au présent, peut signifier aussi être épuisé, à bout de force, être tourmenté »12. Il y a donc deux sens admis et non exclusifs l’un à l’autre : celui de l’étirement ou la pression sur l’objet, du côté latin et la flexion ou la rotation, du côté grec. On constate aussi l’idée moins évoquée de la malice et d’astuce face à une contrainte.

10 Félix GAFFIOT, Dictionnaire Latin/Français, Paris : Librairie Hachette, 1934, p. 1484 (1719 p.).

11 Alfred ERNOUT et Antoine MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Histoire des mots, Nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée d’un index, Paris : Éd. Librairie Klinsksieck, pp. 987-988, 1939 (1184 p.).

12 Pierre CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Histoire des mots, Paris, Éd.

Librairie Klinsksieck, (Nouvelle édition), 2009, p. 1026 (1436 p.).

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En ancien français, selon le Dictionnaire d’historique de la langue française, fut

« d’abord écrit destrecer (1160), puis a évolué en destresse (début XIVe siècle), est issu du latin populaire °districtia "chose étroite", "étroitesse", dérivé de districtus. Ce dernier est le participe passé adjectivé de distringĕre, formé de dis, et de stringĕre »13. C’est au XIIIe siècle que les Anglais l’empruntent au français, puis le traduisent par distress. Dans la langue populaire, ce sont davantage les Anglais et les Américains qui l’utiliseront de façon plus courante, à partir du XVIIe et XVIIIe siècle, précise Élisabeth Rosnet14. Elle ajoute que le mot était rattaché à la dureté de la vie, les dualités en même temps que des états de détresse et d’oppression. Le sociologue américain Leonard I. Pearlin (1978, 1981, 1989) se réfère au stress en tant que phénomène existentiel, c’est-à-dire au fil des changements sociaux au cours de la vie (décès, divorces, licenciements, etc.). Puis, le terme a peu évolué avec le temps, il désigne l’idée avec « le sens moral de "situation désespérée", d’"angoisse", ou d’un "désir pressant", une "rigueur", une "contrainte", une "force", une "puissance", un "pouvoir" »15. Le terme détresse n’est cependant pas limité au travail, il est plutôt relatif à « un sentiment d’abandon, de solitude morale et d’angoisse »16. A travers ce phénomène sociétal et les définitions qui y sont proposées, stress et détresse laissaient entrevoir un fait social17 au sens d’Émile Durkheim (1895), au fil de son immuabilité. Autrement dit, l’acteur ne peut agir, penser, d’une façon plus ou moins déterminée, face à une puissance qui se resserre sur lui (latin) autant qui le tourmente (grec). Pour reprendre Yves Barel (2008), à l’image du système social, le stress ne peut être dépassé (contradiction), mais uniquement régulé (paradoxe). Ce fut justement la tentative d’Évagre le Pontique en tant que prescripteur envers les moines anachorètes.

13 Alain REY (sous la dir. de) LE ROBERT, Dictionnaire historique de la langue française, Paris : Éd.

DICOROBERT Inc., 1993, p. 592 (1156 p.).

14 Élisabeth ROSNET, « Définitions, théories et modèles du stress », pp. 17-34, dans Dominique LASSARE (sous la dir. de), Stress et société, Reims : PUF (Coll. « Publications du Laboratoire de psychologie appliquée stress et société »), 2002, 359 p.

15 Alain REY, 1993, LE ROBERT, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., p. 592.

16 Ibid.

17 Émile DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique. Nouvelle édition, Paris : Éd. Flammarion (Coll.

« Champs classiques »), 2010, 333 p.

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28 1.2 La religion et l’acédie

1.21 La dualité des démons extérieurs face aux démons intérieurs comme prémisse à l’organisation productive ?

L’acédie, est aussi issue d’une double étymologie. La première est grecque ;

« ἀϰήδεια » akêdéia, qui signifie « négliger, ne pas prendre soin »18 et la seconde du latin ăcēdia dans une signification proche définie selon le dessein du « dégoût, d’indifférence »19. Ce qui est parfois appelé le « stress des moines », relève fondamentalement de l’acédie. Elle fut la figure principale amplement développée par Évagre le Pontique, Jean Cassien et Grégoire le Grand. Puis, on peut soulever la neurasthénie, au XIXe siècle. Elle fut étudiée par George Beard (1869), qui la définissait selon un sentiment de fatigue, ou comme il l’appelle lui-même un « épuisement nerveux », qui peut être l’origine d’autres maladies aiguës20.

La diffusion du christianisme fut progressive à partir du IIIe siècle après Jésus-Christ.

Les idéaux de la vie monastique étaient eux-mêmes variés, particulièrement en Orient. La rudesse de la vie dans le désert était idéale à l’humilité, à la charité et à la mortification. Ces moines anachorètes – qui vivent reclus du reste de la société, contrairement aux moines cénobites qui sont plus organisés en collectivité – étaient exposés à un danger : l’akèdia. Il existait différentes définitions judaïques chrétiennes. Pour la première, la Bible grecque des Septante, la définie par l’abandon de Dieu, qui ne préfigure donc pas un péché (Luciani- Zidane, 2009). Dans ce prolongement, l’auteur ajoute que « Le serviteur de Yahvé est abandonné de Dieu, poursuivi par ses ennemis et son être est frappé d’akèdia, exprime la condition du fidèle [...] »21. Au contraire, pour le christianisme, l’akèdia est considérée comme un péché. Car ce n’est pas Dieu qui abandonne le moine que l’inverse, le moine qui abandonne Dieu. Cette différence astreint davantage à la culpabilité de l’individu, et donc à la régulation sociale de ses émotions.

18 Anatole BAILLY, Le grand Bailly, Dictionnaire Grec Français, Paris : Librairie Hachette, 1963, p. 58 (2230 p.).

19 Félix GAFFIOT, Dictionnaire Latin/Français, op. cit., p. 20.

20 George BEARD, Neurasthenia, or nervous exhaustion, Ed. Massachusetts Medical Society, in Boston Medical and Surgical Journal, Vol. III, n° 18, 1869, (29 p.).

21 Lucrèce LUCIANI-ZIDANE, L'acédie le vice de forme du christianisme, de saint Paul à Lacan, Paris : Éd.

Cerf, 2009, p. 30 (324 p.).

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Une autre définition aura un impact plus important qui influença Évagre le Pontique, l’un des premiers théologiens de la pensée ascétique chrétienne. Il fut un des disciples de G.

de Naziance, qui désignait l’akèdia comme suit : « Mon trésor c’est Dieu et la crainte de Dieu avec l’espérance qui soulage les états acédiastes qui souvent si fort et de manière inattendue, m’ont atteint de leur morsure »22. L’espérance est intrinsèque à l’hésychia, c’est-à-dire un mode de vie qui correspond à l’isolement, au travail et à la prière, et à la lecture des livres saints. C’est à ce titre qu’Évagre le Pontique rédigea ses ouvrages théologiques, en Basse- Égypte. Il fut cependant inspiré par les écrits d’Origène23, rédigés pendant le IIIe siècle de notre ère. Évagre contribua donc amplement au développement approfondi de l'akèdia au IVe siècle, parmi l’un des huit premiers péchés capitaux.

1.22 Les règles de vie monastique : les huit péchés évagriens

Lucrèce Luciani-Zidane (ibid., 2009) précise qu'Évagre le Pontique est « l'un des moines du christianisme oriental, à avoir décrit et analysé les tentations de la notion empirique de l'akèdia. Il enrichi la signification évangélique d'Origène en incluant dans la liste octonaire des vices ascétiques »24. Il est, au-delà de la question de l'akèdia, l'un des guides les plus affermis à la fois dans l'anachorèse et dans l'âme. Évagre distingue trois parties de cette dernière : la partie concupiscible (epithymia) ; la partie irascible (thymos) et enfin la partie rationnelle (noûs). « Les deux premières parties sont liées au corps tandis que la dernière, est liée à l'âme »25. Il transmet la méthode spirituelle de l'impassibilité (apathèia) qui a pour but ultime la purification des passions de l'âme. Comme le précise Lucrèce Luciani-Zidane (2009), « L'impassibilité est un attribut divin où les Chrétiens sont appelés à participer »26. C'est la condition « d’un état de purification ultime pour atteindre le monde d'en haut, que le moine fasse don par la souffrance de l'impassibilité face à la nature passible »27, ajoute-t-il. En ce sens, Évagre le Pontique donne une définition plus précise des logismois : ils structurent l'akèdia, ce sont des pensées tentatrices – d'où qu'elles soient démoniaques – qui détournent

22 Lucrèce LUCIANI-ZIDANE, L'acédie le vice de forme du christianisme, de saint Paul à Lacan, op. cit, p. 31.

23 Origène fut théologien, né en 185 à Alexandrie, et décédé en 253 à Tyr. Il est considéré comme l'un des Pères fondateurs du christianisme – ainsi que le discours de Benoît XVI le rappelle le 25 avril 2007 (in : Libreria Editrice Vaticana).

24 Lucrèce LUCIANI-ZIDANE, L'acédie le vice de forme du christianisme, de saint Paul à Lacan, Paris : Ed Cerf, 2009, p. 57 (324 p.).

25 Ibid., p. 60.

26 Ibid., p. 58.

27 Ibid.

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l'homme de Dieu. Ainsi, « la gourmandise, la fornication, l'avarice, la tristesse, la colère, l'acédie, la vaine gloire d'orgueil »28 sont les pêchés à purifier.

Il est impossible d'échapper au logismoi de l'un, si on n'a pas vaincu le logismoi qui le précédait, selon un ordre précis (L. Luciani-Zidane, 2009). D'où l'idée de concaténation pour passer ces stades. Ensuite l'akèdia est associée au démon méridien qui empêche le moine de rester concentré sur sa prière à l'heure du zénith solaire qui risque de l'endormir dans un sommeil bien différent que celui du sommeil naturel, tel que le conçoit Évagre29 :

« C'est ainsi que Dieu créa des esprits purs destinés à le contempler éternellement. A la suite d'une faute, ces esprits se refroidirent, devinrent des âmes et ces âmes furent alors unies à des corps : c'est la seconde création, la création matérielle qui n'était pas prévue au départ mais dont le but est d'offrir aux esprits déchus une possibilité de rachat. Les êtres triples ainsi constitués (esprit/âme/corps) ont la possibilité, en se détachant de leur propre corps, de retrouver progressivement leur statut d'esprits purs.

A la fin des temps, tous les êtres, peu à peu spiritualisés réintégreront l'unité autour de Dieu : l'apocatastase »30.

Les démons usent de stratégies pour morceler l’unité du moine : il tente de l'user, de le fatiguer, pour le détourner de sa prière. L'esprit refroidi devient une âme, elle-même attachée à un corps. L'esprit devient alors péché et doit suivre une purification pour l'Au-delà. La pureté de la prière va avec celle de l'esprit. Marie-Hélène Conjourdeau (cité par Luciani- Zidane, 2009) donne à ce titre une grille de lecture. « La prière est avant tout une relation intime de l'esprit avec Dieu31. L'akèdia est pour les moines origénistes, le démon le plus puissant, le plus fort, le plus écrasant, […] et spécifiquement, celui qui attaque l'homme au vif de sa spiritualité »32. Le moine demeure dans sa lutte dans un équilibre conditionné par l'hésychia, un point essentiel de sa doctrine d’Évagre le Pontique.

1.23 Les conditions à l'équilibre de l'hésychia

Sa doctrine comprend deux aspects (Guillaumont, 2004) : en premier lieu, il a donné une forme écrite à un enseignement oral concernant l'ascèse. En deuxième lieu, il mobilise des spéculations d'origine savantes (Clément d'Alexandrie, G. de Naziance, Origène, etc.), elles-

28 Lucrèce LUCIANI-ZIDANE, L'acédie le vice de forme du christianisme, de saint Paul à Lacan, op. cit, p. 62.

29 Ibid., p. 69.

30 Marie-Odile GOUDET et al, Évagre le PONTIQUE. De la prière à la perfection, Paris : Éd. Migne/Les pères dans la foi, 1992, p. 11 (129 p.).

31 Lucrèce LUCIANI-ZIDANE, L'acédie le vice de forme du christianisme, de saint Paul à Lacan, op. cit., p. 72.

32 Ibid., p. 33.

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mêmes issues de la philosophie et la théologie enseignées par les maîtres du désert (Guillaumont, 2004). Le moine doit prier tout au long de la journée dans le but de marquer sa soumission envers Dieu. Or, s'il était happé par un démon, il ne formerait plus cette unité.

D'où qu’apparaissent les nombreuses prescriptions successives dont Évagre le Pontique fait part. En premier lieu, « le moine doit se retirer de la vie publique, ou des affaires »33. Il doit parvenir à une retraite (anachorète), et parvenir à l'otium, c'est-à-dire à une forme de liberté sociale, et donc, se libérer des obligations d'autrui (famille, relations mondaine, etc.). Au-delà de la retraite, il apporte un regard inédit à l'hésychia, dont son principe fondamental repose sur une paix spirituelle monastique qui s’établit selon trois ordres.

Le premier est de mener une vie sociale limitée au strict nécessaire vital. Il doit se contenter juste de ce dont il a besoin et s'il n'a pas ce qu’on lui propose, il ne doit pas le refuser sous peine d'orgueil. « Le moine se contente d'aliments simples, peu onéreux et faciles à trouver. Que les devoirs d'hospitalité ne soient pas un prétexte pour rechercher des nourritures abondantes et chères »34. Surtout, dans la mesure où le moine ne doit pas être marié, il ne doit pas avoir d'enfant ni de disciple. Aussi, il doit rompre avec sa famille et les relations mondaines. Il ne formerait plus ce rapport symbiotique avec Dieu car elles préoccuperaient son esprit. « [...] Rompt les relations avec la foule, afin que ton intellect ne soit pas distrait et qu'il ne trouble pas la qualité de ton hésychia (1260 C) »35. La seule cohabitation n'est permise qu'avec d'autres qui ont les mêmes idéaux, en des lieux retirés et sans distraction. En ce sens, la xénitéia, où l'expatriation est nécessaire si elle sert l'hésychia, tant qu’il s’agisse d’une quête spirituelle. Le moine recommande de rester dans sa cellule pour travailler ou prier. « Le moine doit donc rester, autant que possible dans sa cellule et éviter les occasions d'en sortir »36 :

L'idéal monastique doit alors rester célibataire et de renoncer à la procréation, car l'homme qui s'est marié se soucie des choses du monde, de la manière dont il plaira à sa femme, et il est partagé ; et sa femme qui s'est mariée se soucie des choses du monde, dont elle plaira à son mari, alors que celui qui n'est pas marié, se soucie des choses du Seigneur, de la manière dont il plaira au Seigneur. (I Cor. 7, 32-34, cité par A. Guillaumont, 2004, p.179).

33 Antoine GUILLAUMONT, Un philosophe au désert, Évagre le Pontique, Paris : Éd. Vrin, 2004, p. 179 (430 p.).

34 Ibid., p. 179.

35 Ibib., p. 182.

36 Ibid.

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