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Ironie et mémoire dans les chansons du groupe polonais « Kury ». (« Les Poules ») − les années 90

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Texte intégral

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Acade´mie Polonaise des Sciences, Varsovie

IRONIE ET ME

´MOIRE DANS LES

CHANSONS DU GROUPE POLONAIS « KURY ».

(« LES POULES ») − LES ANNE

´ES 90

IDEAŁY SIERPNIA

(słowa : T. Tymański, M. Handschke, muzyka : T. Tymański)

nie zapomnijmy o Ideałach Sierpnia o ludziach, którzy walczyli o wolność o Kościele, który stał na straży polskości

o Odrowężu, który ostatecznie wyssał pijawkę zdrady nie zapomnij o tych, którzy poniżali

ani o tych, co saneczkowali na trzecie piętro o Sprawie, co ważniejsza jest niż osobnicze życie o Matce Polsce wyśnionej, nieudanej

Matka, Matka, Matka Respektuj Ideały Sierpnia Matka, Ciotka, Babka Polska

Solidarność, Solidarmość, Solimarność− solej nie zapomnijmy o szabelkach i konikach o ułanach, buzdyganach, batonikach

o Batorym z mosiądzu i majteczkach z brązu o gonitwach i rybitwach Matki swej, solej nie zapomnij o nagłych skrętach kuny nie zapomnij o smutnych oczach drobiu nie omieszkaj dać świadectwa polskości bądź patriotą, zmyślnie produkując miód Matka, Matka, Matka

Respektuj Ideały Sierpnia Matka, Ciotka, Babka Polska

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IDE´ AUX DE SOLIDARNOŚĆ

(paroles : T. Tymański, M. Handschke, musique : T. Tymański)

n’oublions pas les Ide´aux de Solidarność ni les gens qui ont lutte´ pour la liberte´

n’oublions pas l’Eglise, gardienne de la polonite´ ni Odrowąż1qui a suce´ la sangsue de la trahison

n’oublie pas ceux qui ont humilie´ ni ceux qui brassaient de l’air

ni l’Ide´al, plus important que la vie d’un homme seul ni la Me`re patrie, la Pologne reˆve´e et rate´e

Me`re, Me`re, Me`re

Respecte les Ide´aux de Solidarność Me`re, Tante, Grand-Me`re Pologne Solidarite´, Solinutilite´, Solivanite´ − s’ole’ey n’oublions pas les petites e´pe´es

ni les petits chevaux de bois ni les uhlans, ni les bozdogans2,

ni les bonbons de zan

n’oublions pas le Roi Bathory en laiton, ni la petite culotte en bronze ni la chasse aux victuailles de notre Me`re, s’ole’ey

n’oublie pas la ruse de la Fouine n’oublie pas les yeux tristes de la volaille ne manque pas de montrer ta polonite´ et soit Patriote, un producteur fute´ du miel Me`re, Me`re, Me`re

Respecte les Ide´aux de Solidarność Me`re, Tante, Grand-Me`re Pologne Solidarite´, Solinutilite´, Solivanite´ − s’ole’ey

N’oublions pas...

Avant de nous souvenir de ce qui nous a e´te´ justement interdit d’oublier, je me permettrai de faire quelques re´flexions qui peuvent s’ave´rer utiles pour un lecteur franc¸ais.

La chanson Ide´aux de Solidarność (m.a` m. Ide´aux du mois d’Aouˆt) est une chanson de l’album P.O.L.O.V.I.R.U.S. du groupe de rock Kury (« Poules »). Le P.O.L.O.V.I.R.U.S. se compose de parodies et de pastiches de la musique 1Odrowąż, blason de noblesse polonaise. Ce nom contient le mot « wąż », « serpent » en

polonais. De´cline´ de manie`re errone´e, il acquiert dans ce texte toutes les connotations lie´es a` cet animal (ndlr).

2Bozdogan (tur. bozdogan − baˆton), type d’arme d’origine turque, utilise´e en Pologne au

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polonaise des anne´es 1990, tels que le reggae, le disco, le death metal, le hip-hop, la techno, le jazz, la country ou la chanson patriotique, ce dernier genre e´tant repre´sente´ par la chanson Ide´aux de Solidarność. L’univers de la musique de varie´te´ polonaise a e´te´ traite´ par les Kury comme un domaine artificiel et factice. Mais il ne s’agit pas uniquement de critique, il ne s’agit pas non plus de ridiculiser un style ou un auteur en particulier, c’est plutoˆt une certaine vision du monde, dissimule´e dans le langage des chansons de varie´te´, qui devient la cible de la parodie. Le parodiste− dans le cas des Kury, c’est un ironiste − discerne en effet tout un univers cache´ derrie`re le mode`le parodie´. Cet univers est peuple´ de gens pour lesquels le langage parodie´ par les Kury est un moyen de communication bien naturel et habituel. C’est pour cela que meˆme si leurs chansons nous font souvent rire, il s’agit d’un rire amer, d’un rire qui met a` nu nos illusions communicatives, ce que Michał Głowiński appelle « parodie constructive ».

Cette parodie n’a pas grand-chose a` voir avec un jeu ordinaire, l’aspect ludi-que n’e´tant jamais son objectif. Une telle parodie construit « son propre monde, elle exprime aussi sa propre proble´matique, celle qui dans les mode`les parodie´s n’a jamais pu voir le jour »3. Nous vivons dans un monde contamine´, diraient les Kury. D’ou` le titre de leur album « P.O.L.O.V.I.R.U.S. » qui, a` travers l’analogie avec le poliovirus, fait comprendre a` un auditeur polonais qu’une certaine forme de polonite´ re`gne en maıˆtre aussi dans le monde de la musique et qu’elle domine, discre`tement, inconsciemment, dans le langage de la chanson moderne. Un vaccin paraıˆt indispensable, c’est ce que les Kury se proposent de re´aliser.

N’oublions pas...

Il n’est pas bon que l’ironie pe´ne`tre dans l’univers de la me´moire. Rappelons-nous les paroles de Mickiewicz :

Va-t’en loin de mes yeux !... a` l’instant, j’obe´is ;

Va-t’en loin de mon cœur !... et mon cœur n’en appelle ; Va-t’en loin de mon souvenir !... − cette fois-ci,

Mon souvenir, comme le tien, seront rebelles !4

Il va sans dire que meˆme pour un romantique la me´moire repre´sente plus que l’amour ou, du moins, l’amour doit eˆtre fonde´ sur la me´moire. (Plusieurs anne´es plus tard, dans La Chute, Camus tentera de concilier ces deux choses, en disant que « le cœur a sa me´moire »5).

3M. Głowiński, Intertekstualność, groteska, parabola. Szkice ogólne i interpretacje, Kraków,

Universitas, 2000, pp. 227-228.

4Adam Mickiewicz, « A M*** » (poe`me e´crit en 1823), dans : Ballades, romances et autres

poe`mes, choisis, pre´sente´s et traduits du polonais par Roger Legras, Lausanne, L’Age d’Homme,

1998, p. 79.

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Dans le texte de Ryszard Tymański des Kury, le cœur et la me´moire sont eux aussi situe´s dans une relation de re´ciprocite´. L’amour de la patrie et la me´moire de la patrie, sur l’exemple de l’e´ve´nement historique extraordinaire qu’a repre´sente´ le soule`vement de Solidarność en aouˆt 1980, en constituent le sujet principal. La musique de cette chanson est un pastiche parfait des compositions des poe`tes chanteurs de Solidarność, ce n’est pas une personne en particulier qui est vise´e, mais plutoˆt un type de chansons. La guitare acoustique, l’attribut de ces musiciens, est l’instrument principal. Il est accompagne´ de l’accorde´on, qui par ses notes pathe´tiques, renvoie ine´vitablement a` l’imagerie de la province polonaise, et transforme ainsi ce pastiche en parodie. Cette impres-sion est amplifie´e par les sonorite´s du tambourin et du tambour, lesquels en compagnie de la guitare et de l’accorde´on, e´voquent des orchestres de foire. Une telle association d’ide´es n’est pas due au hasard : Ide´aux de Solidarność fait re´fe´rence a` une chanson, pre´sente probablement dans la me´moire de chaque Polonais, Foires en couleurs de Janusz Laskowski. Il est e´vident que la chanson des Kury se constitue avant tout par le lien avec l’hypo-texte de Foires. Il semble pourtant que l’allusion a` Foires en couleurs est importante en tant que repe`re d’interpre´tation. En effet, la ressemblance n’est pas seulement musicale, elle est aussi textuelle. Dans les deux chansons, on e´nume`re des objets kitsch, de pacotille, des jouets. Chez Tymański, les mots surprennent par leur forme de diminutif (par exemple les petites e´pe´es, les petits chevaux de bois), ou par leur contexte ou encore par la proximite´ d’autres mots (par exemple les bozdogans place´s juste a` coˆte´ des bonbons). Citons encore le roi Bathory ainsi que les uhlans, ramene´s au roˆle d’objets, de soldats de plomb. « Les uhlans » e´voquent immanquablement le patriotisme polonais : nous, en tant que Polonais, nous devons toujours nous souvenir des charges he´roı¨ques de ces soldats, et leurs chants anciens doivent re´sonner dans nos oreilles. L’uhlan au milieu de bonbons, de culottes en bronze, la statuette en laiton du roi Bathory, e´quipe´ d’un petit cheval de bois et d’une e´pe´e miniature, tout cela met a` nu l’aspect artificiel et permet de visualiser les symboles patriotiques auxquels les Polonais ont sans cesse recours, ainsi que notre besoin d’immersion dans une me´moire inter-subjective. Les objets e´nume´re´s dans la chanson des Kury correspondent, dans la chanson de Laskowski, a` l’e´tal avec des petits coqs en plumes, des petits ballons accroche´s, des papillons en bois, des petits chevaux a` bascule, des barbes a` papa, des maisonnettes en pain d’e´pices. Alors que Laskowski traite ces objets avec se´rieux et nostalgie puisqu’ils e´voquent son bonheur d’enfant, les Kury ne symbolisent rien d’autre dans leur panoplie que ce besoin polonais d’un retour en arrie`re. Nous revenons sans cesse a` ces symboles, souvent de´pourvus de toutes significations, comme cet uhlan, aussi anachronique que kitsch. Il en est de meˆme avec le roi Bathory re´duit au roˆle d’une statuette enferme´e derrie`re une vitrine en compagnie d’autres e´clats de la gloire polonaise d’autrefois.

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Mais qui veut ruiner ainsi la me´moire nationale dans le texte de Tymański ? Jusqu’a` pre´sent, je n’ai pas parle´ du caracte`re ironique de ce texte qui e´volue vers l’absurde. Le sujet poe´tique traverse un de´doublement de la personnalite´ : c’est un individu qui, de´ja` a` la fin du premier couplet, passe a` coˆte´ de l’image habituelle du chanteur de Solidarność. C’est un personnage a` qui on n’aurait jamais fait chanter les paroles « Solidarność, Solidarmość, Solimarność − solej ! » et qui correspond en franc¸ais a` « Solidarite´, Solinutilite´, Solivanite´, s’ole’ey ! ».

J’insiste sur le fait qu’il y a plus d’un sujet dans cette chanson, et pas seule-ment parce que l’e´nonce´ est fait a` la premie`re personne du pluriel (on pourrait constamment avoir affaire a` un monologue, a` la confession d’une seule con-science intersubjective). Dans le texte des Kury, cette unite´ est a priori de´stabilise´e. Ide´aux de Solidarność est le re´sultat commun d’au moins deux points de vue, re´unis dans une situation ironique. L’un de ces points de vue est une sorte de supra conscience de l’autre : il de´montre les limites, et surtout, ce qui a e´te´ ici ridiculise´ par le grotesque, il montre son objectif de devenir le langage de tous, d’une certaine − je vais inlassablement re´pe´ter ce mot − communaute´ inter-subjective qui serait anime´e par la me´moire (la me´moire du sort commun, de l’identite´ qui unit, des exploits des anceˆtres, etc.). C’est de cette fac¸on que le premier langage pre´sent dans le texte des Kury re´clame un droit presque totalitaire : il veut l’exclusivite´, il chasse d’autres langages, plus particulie`rement ceux qui pourraient poser un proble`me a` la me´moire intersubjective des Polonais. Pourtant, derrie`re le sujet qui chante « N’oublions pas les Ide´aux de Solidarność, les gens qui ont lutte´ pour la liberte´... » se dissimule un sujet ironique, un sujet grimac¸ant, car il ne lui est pas facile d’accepter la convention, telle qu’elle est propose´e par le chanteur de Solidarność.

La dualite´ de cette situation de communication est de´crite notamment par Oswald Ducrot. Il introduit la de´finition de l’ironie dans ses re´flexions sur l’e´nonciation polyphonique, donc celle qui a plus d’un sujet. L’ironie serait un exemple tre`s clair de ce type d’e´nonciation. Ducrot e´crit :

Parler de fac¸on ironique, cela revient, pour un locuteur L, a` pre´senter l’e´nonciation comme exprimant la position d’un e´nonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L n’en prend pas la responsabilite´ et, bien plus, qu’il la tient pour absurde. Tout en e´tant donne´ comme le responsable de l’e´nonciation, L n’est pas assimile´ a` E, origine du point de vue exprime´ dans l’e´nonciation [...]. D’une part, la position absurde est directement exprime´e (et non pas rapporte´e) dans l’e´nonciation ironique, et en meˆme temps elle n’est pas mise a` la charge de L, puisque celui-ci est responsable des seules paroles, les points de vue manifeste´s dans les paroles e´tant attribue´s a` un autre personnage E6.

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Dans Ide´aux de Solidarność, les relations se pre´sentent de fac¸on quasi analogue. On pourrait avoir dans la chanson plus d’un sujet : un locuteur (L) et un e´nonciateur (E) qui serait un sujet conc¸u en quelque sorte par L. C’est le groupe Kury qui serait le locuteur, et le chanteur de Solidarność serait l’e´nonciateur, celui qui exprime la vision du monde qui lui a e´te´ attribue´e par les Kury. On peut donc dire que ce groupe n’est qu’un de´positaire de l’e´nonciation. Nous identifions le discours de L comme e´tant le discours d’une autre personne, ce qui garantit la distance entre le locuteur et l’e´nonciateur. Pour le rendre encore plus lisible, c’est le locuteur qui « laisse entendre » le discours, mais ce n’est pas une citation, cela donne re´ellement l’impression d’un discours prononce´ par E. C’est pour cette raison que le locuteur nous paraıˆt ne´cessaire, aussi bien pour exprimer le discours d’une personne que pour cre´er la distance (c’est peut eˆtre avant tout son premier roˆle). En conse´quence, c’est une moquerie par rapport a` l’e´nonciation du sujet E, elle est une base de la parodie. Le fait de savoir qui est l’auteur de la raillerie est peu important, sa personnalite´ reste cache´e. Ce qui est re´ve´le´ et de´voile´, c’est la distance par rapport a` l’e´nonciation, en apparence authentique, du sujet E.

Le langage du poe`te de Solidarność devient grinc¸ant : par exemple lorsque, dans le nom de Solidarność, sont inscrits les mots vanite´ et inutilite´, ou quand la me`re patrie se fait traiter en plus de grand-me`re et de tante. Me`re, tante, grand-me`re personnifient la surprotection familiale, une affection e´crasante et e´touffante, a` laquelle il est difficile d’e´chapper. Le fait de traiter la Pologne de « me`re, tante, grand-me`re » souligne la nature des revendications : tout le monde doit obe´ir aux symboles de Dieu et de la patrie, et a` l’ide´e meˆme de la polonite´. Empruntant a` Gombrowicz son langage, on pourrait dire que la grand-me`re Pologne fait tout pour empeˆcher que naissent en elle une quelconque filisterie.

Les e´nume´rations du premier couplet sont ramene´es dans le deuxie`me couplet a` l’absurde. Ici l’e´nonciateur se limite a` e´noncer, et tous ces regroupements de mots en de´pit du bon sens proviennent des adeptes de la descendance. Chaque rappel re´pe´titif « n’oublie pas/ n’oublions pas » est impre´gne´ de sarcasme. La de´formation est d’autant plus grande quand on compare le « n’oublions pas » marque´ de souffrance dans le premier couplet avec les revendications absurdes de l’autre couplet. D’un coˆte´ les ide´aux, la douleur, le sacrifice, et de l’autre la petite culotte en bronze, la chasse aux victuailles, les yeux tristes de la volaille et la ruse de la fouine. Ces associations sont grotesques et surre´alistes. Dans le dernier vers de la chanson, un signe d’e´galite´ a e´te´ pose´ entre le patriotisme et l’apiculture ; ce qui fait penser d’une part a` l’arche´type archi polonais « d’une campagne tranquille, d’une campagne joyeuse » (de´crite par le poe`te polonais de la Renaissance Jan Kochanowski) et d’autre part au coˆte´ sarmate du miel (hydromel).

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Et c’est avec certitude qu’on pourrait constater que P.O.L.O.V.I.R.U.S est profonde´ment Gombrowiczien. Aussi bien dans son attaque du paradigme romantique de la culture que dans sa critique des langages et des ide´ologies pe´trifie´s. Enfin, Ide´aux de Solidarność montre comment certains genres de musique polonaise plongent avec plaisir dans les gestes futiles, dans le passe´ de´pourvu de sens. Le titre de cet album, comme je l’ai e´voque´, pointe avec ironie le proble`me du risque de contamination par le virus de la polonitude et la manie d’un recours constant a` certains mythes. Pourtant, la vision a` la Gombrowicz n’e´puise pas l’ironie pre´sente chez Kury ; s’arreˆter la` serait faire du tort a` cette chanson. Nous n’avons pas le droit d’oublier qu’on nous a interdit d’oublier. Ryszard Tymański a saisi l’essentiel du chant patriotique : il s’exprime

dans le langage de la me´moire. La me´moire a e´te´ pre´sente´e ici en tant que

discours, celui qui essaie d’e´largir a` l’infini ses limites et son territoire. Le reˆve de ceux qui s’expriment dans le langage de la me´moire est la situation dans laquelle nous constituons nous-meˆmes le seul savoir intersubjectif, ce qui nous a amene´ a` l’endroit ou` nous sommes actuellement. Ils partent du principe qu’un tel savoir repre´sente dans sa globalite´ quelque chose de possible. C’est la raison pour laquelle il demande a` eˆtre articule´. La me´moire ainsi perc¸ue e´vite toute sorte de rayure, de vide, de fissure et d’incohe´rence. Dans un certain sens, cette me´moire serait l’incarnation de l’esprit de Hegel a` son stade final, quand il a fini par se comprendre lui-meˆme. Quand l’homme arrivera a` e´lever sa pense´e jusqu’au niveau que le philosophe appelle re´flexion absolue, il sera capable de se libe´rer du monde de la nature. Tant que cela n’arrive pas, l’auto-connaissance de l’homme n’est pas possible, car− et citons ici les mots cle´s de Hegel − il sera de´fini par la nature et il va de´pendre des choses exte´rieures. En revanche, s’il devient l’objet d’une autore´flexion absolue, il se libe´rera de tout caracte`re fortuit qui le de´finissait et qui le de´terminait jusqu’ici, ce qui lui permettra de voir au fond de son propre eˆtre.

Dans la chanson des Kury, cette « extension du domaine de la lutte » va jusqu’a` l’infini, englobant tous les emble`mes de la polonite´, et par conse´quent, elle menace le langage meˆme de la me´moire lequel devient monstrueux et absurde a` la fois. La foi dans le discours de la me´moire, tel qu’il est pre´sente´ par le chanteur des Ide´aux de Solidarność, est de´stabilise´e. Apparaissent des craintes quant a` son absolue transparence et ses conse´quences pratiques. La me´moire a ses caprices, comme le langage qui de´forme d’une fac¸on ironique le nom de Solidarność, et pourtant, nous venons de le dire, la me´moire est un langage qu’on essaie de controˆler, dont on essaie de maıˆtriser et d’apprivoiser les de´rapages. Les Kury bousculent donc les attentes que les discours philosophiques, repre´sen-te´s notamment par Habermas en Allemagne et par Ricœur en France, auraient lie´es au discours de la me´moire. La me´moire ne nous rendra pas transparents et ne nous permettra pas de retrouver un droit chemin.

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Graˆce a` l’ironie, les Kury arrivent a` visualiser la possibilite´ d’une autre conceptualisation du discours de la me´moire, la possibilite´ d’un autre langage, une autre fac¸on de regarder la me´moire. C’est pour cette raison que j’oserai avancer que l’ironie est une lec¸on. Cette conception serait oppose´e a` la conviction la plus radicale de Paul de Man qui dit que l’ironie ne gue´rit, ni n’instruit parce que le progre`s de la science est souvent ne´gatif. Quant a` moi, je serais d’accord avec la lec¸on donne´e par Platon : c’est parce que le savoir ironique posse`de un caracte`re ne´gatif qu’il laisse espe´rer un savoir diffe´rent, meilleur. Bien suˆr que l’ironie ne le montre pas, d’autant plus qu’elle ne fixe pas ses re`gles. Mais elle joue pourtant un roˆle non moins important. En identifiant le dogme en tant que dogme et l’ide´ologie en tant qu’ide´ologie, elle sugge`re, timidement (par le langage du dogme et de l’ide´ologie) l’oppose´ d’un savoir qui nous est familier, un espace comple`tement inde´finissable et vide, mais avant tout possible. Ce que nous apprenons c’est qu’il existe une e´ventualite´, une chance de perception comple`te-ment diffe´rente, une autre conceptualisation. En ce qui concerne De Man, disons brie`vement qu’il ne prend pas en conside´ration le fait que l’ironie ouvre la voie vers la connaissance de territoires encore inexplore´s, dont la perspective s’ouvre a` son tour sur les questions herme´neutiques. Nous ignorons − c’est-a`-dire que l’ironie elle-meˆme ne nous le dit pas− dans quel sens la question sera dirige´e et quelle re´ponse elle va sugge´rer. Ceci n’a pas beaucoup d’importance. De´ja` le fait de poser la question, qui du point de vue dialectique identifie l’ignorance, nous permet d’entamer une discussion sur ce qu’on croyait constituer un fonde-ment indestructible de la re´alite´.

Voila` ce qui est arrive´ a` la me´moire dans la chanson des Kury. Camus, e´voque´ tout a` l’heure, plaisantait lui aussi sur la me´moire. Dans La Chute, ou` il re´fle´chit sur la relation entre la me´moire et le cœur, il dit :

S’ils [les morts] nous obligeaient a` quelque chose, ce serait a` la me´moire, et nous avons la me´moire courte7.

Bibliographie

Albert Camus, La Chute, Paris, Gallimard, 1956.

Oswald Ducrot, Le Dire et le dit, Paris, Ed. de Minuit, 1984.

Michał Głowiński, Intertekstualność, groteska, parabola. Szkice ogólne i interpretacje, Kraków, Universitas, 2000.

Ju¨rgen Habermas, The Philosophical Discourse of Modernity : Twelve Lectures, trans. by F. Lawrence, Cambridge, MIT Press, 1987.

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Georg W. F. Hegel, Człowiek i jego obowiązki, w : Z. Kuderowicz, Hegel i jego

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Paul de Man, Blindness and Insight. Essays in the Rhetoric of Contemporary Criticism, introd. by W. Godzich, London, Methuen, 1983.

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Adam Mickiewicz, « A M*** » (poe`me e´crit en 1823), dans : Ballades, romances et autres

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d’Homme, 1998.

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