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Article pp.243-262 du Vol.123 n°1 (2002)

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ESPACES ET VOYAGEURS

Voyages et voyageurs à Byzance et en Occident du VIe au XIe siècle. Actes du colloque international organisé par la section d’histoire de l’Université libre de Bruxelles, en collab. avec le département des sciences historiques de l’université de Liège (5-7 mai 1994), éd. par Alain DIERKENS et Jean-Marie SANSTERRE, avec la collab. de Jean-Louis KUPPER. Liège/Genève, Bibliothèque de la faculté de philosophie et lettres de l’université de Liège/diff. Droz, 1999. 16 ¥ 24, 438 p. (Bibliothèque de la faculté de philosophie et lettres de l’université de Liège, fasc. CCLXXVIII).

Ce colloque s’inscrit dans une série de manifestations similaires consacrées à l’histoire comparée de Byzance et de l’Occident du haut Moyen Âge. Leurs organisateurs et éditeurs, Alain Dierkens et Jean-Marie Sansterre, les évoquent en avant-propos : d’autres colloques eurent ainsi pour thème le « souverain » (1990) et le « monachisme » (1992), auxquels on peut depuis adjoindre la rencontre dédiée aux « femmes et pouvoirs des femmes » (1996). Comme le rappelle Jean-Louis Kupper dans ses conclusions, l’intérêt spécifique de ces contributions autour des

« voyages et voyageurs » s’inscrit dans une grande tradition de l’historiographie belge : sur elles plane l’ombre d’Henri Pirenne et des débats ouverts par son Mahomet et Charlemagne. La problématique ainsi dégagée incite à interroger les conséquences éventuelles des cloisonnements politiques, comme l’y invitait Pirenne.

Mais elle suggère tout autant les multiples possibilités de franchissement de ces barrières, selon les hypothèses avancées par Maurice Lombart.

L’axe historiographique de ce colloque peut se décomposer en quelques grands thèmes, dont le premier concerne la géographie des routes et des transports.

Hossam Elkhadem montre la place centrale dans l’image médiévale du monde de la géographie de Ptolémée, en particulier sa théorie des sept climats. Mais les savants du haut Moyen Âge, tel Isidore de Séville, n’en eurent qu’une connaissance déformée. Il fallut attendre les traductions des textes arabes au XIIe siècle pour que ce savoir soit précisément diffusé en Occident. Dietrich Claude analyse la densité du réseau des communications entre Occident et Orient. À la suite de la synthèse de Richard Hodges et de David Whitehouse (Mohammed, Charlemagne and the origins of Europe), il rappelle combien l’archéologie atteste leur vitalité commerciale.

Michel Kaplan montre la singulière qualité, dans le contexte de cette époque, des

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routes à grande circulation de l’Empire byzantin, en particulier la fameuse via Egnatia. À partir d’un riche dépouillement de sources comprises entre le IVe et le XIIe siècle, Élisabeth Malamut fait vivre les itinéraires byzantins décrits par Kaplan. On peut mesurer ainsi l’unité et l’organisation de l’empire d’Orient à l’aune de la grande diversité sociale des voyageurs. Même si les récits de voyage émanent surtout d’Occidentaux, ils n’en témoignent peut-être que davantage sur l’intensité des circulations et des rencontres de peuples au sein de l’espace byzantin.

Enfin, Michel de Waha évoque la spécialisation des bateaux et des ports comme gage d’efficacité des communications en Europe du Nord-Ouest : c’est la démons- tration, après la thèse de Stéphane Lebecq, de l’essor commercial tout particulier de cette région. Au total, le monde connu du haut Moyen Âge est repéré et parcouru avec davantage d’efficacité qu’on l’a longtemps cru.

Le réseau des communications s’avère d’abord au service des échanges commerciaux, deuxième thème central du colloque. Lebecq montre le dévelop- pement original dans la Scandinavie des Xe et XIe siècles de formes précapitalistes d’association de marchands, contrastant avec la petite entreprise de transport commercial qui semble constituer la règle de l’époque ; il avance l’hypothèse séduisante de l’influence du droit byzantin, qui aurait emprunté la célèbre « route des Varègues aux Grecs ». Jean-Pierre Devroey et Christian Brouwer mettent l’accent sur un autre changement des Xe et XIe siècles : alors que les commerçants juifs dans le monde franc étaient jusque-là concentrés dans les cités méridionales, ils sont dès lors attestés dans l’espace germanique et dans le monde rural : ils se spécialisent dans le commerce d’esclaves païens, de Slaves, car la possession de captifs chrétiens leur était interdite. Nicolas Oikonomidès s’interroge sur la pénurie byzantine de récits de voyages, en particulier ceux qui émanent de marchands. Il rappelle que la culture savante, très tributaire des modèles antiques, était l’apanage des élites de Constantinople et suggère que les marchands cultivés, susceptibles d’écrire de tels textes, ne l’ont pas fait car ils quittaient peu la capitale. Enfin, Michel Balard montre que les commerçants italiens à Byzance ne nous ont fourni que peu de détails sur leurs voyages, au contraire des ambassadeurs laïques et ecclésiastiques ; les deux récits de Liutprand de Crémone, au Xe siècle, livrent, par leurs contrastes, un témoignage unique sur la splendeur affichée de Byzance et l’envers de son décor. Ainsi, les auteurs mettent finalement en avant le rôle décisif des facteurs juridiques et politiques dans les échanges commerciaux : comme pour d’autres périodes, l’histoire économique ne peut être séparée de l’étude des sociétés et des civilisations.

Les frontières politiques constituent évidemment le cadre des problèmes posés par les échanges diplomatiques, troisième thème du colloque. Les « messagers et intermédiaires » de l’époque carolingienne étudiés par Janet L. Nelson témoignent bien de la naissance d’une première civilisation européenne. Mais ils restent les envoyés des cours royales rivales, qui utilisèrent avec un pragmatisme intéressé des agents de tous niveaux sociaux, dans des buts parfois très mêlés. Dans le contexte du système impérial byzantin du IXe au XIe siècle, Jonathan Shepard montre l’arti- culation entre les diplomaties centrale et frontalière. L’une des clefs de la stabilité du régime tenait bien dans la capacité impériale à domestiquer l’aristocratie frontalière

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au profit des intérêts diplomatiques de Constantinople. Les frontières politiques recoupent en grande partie des barrières culturelles, dont témoignent les communi- cations entre Grecs et Russes évoquées par Francis J. Thomson. Il faut en effet réviser à la baisse le nombre des Russes présents dans l’Empire byzantin, qu’il s’agisse par exemple des marchands ou des moines. Chez les Russes, la connais- sance de la langue grecque se limitait largement au grec populaire, tandis que les textes savants ne furent ni connus ni traduits. Le cas des voyageurs arméniens à Byzance révèle une bien plus grande perméabilité des frontières. Robert W. Thomson démontre la véritable attraction exercée par les écoles de Constantinople sur les lettrés arméniens, qui furent ainsi capables de traduire de nombreux textes allant de la théologie aux sciences. Mais cette dépendance culturelle témoigne aussi de l’intégration politique, et même pour partie religieuse, d’une fraction des élites arméniennes au sein de l’Empire byzantin. Ainsi, le monde du haut Moyen Âge reste bien cloisonné en différentes entités politiques : leurs liens avec la genèse d’identités culturelles est d’ailleurs l’un des axes des recherches auxquelles s’attachent maintenant ensemble les médiévistes de Bruxelles et de Lille.

Mais les voyageurs du VIe au XIe siècle parcourent peut-être avant tout un espace chrétien, dont un dernier thème de ce colloque décrit les diverses facettes. Pierre Maraval suit ainsi les traces des pèlerins orientaux dans l’Empire byzantin du début du IVe siècle au milieu du VIIe. Le succès généralisé du culte des reliques se nourrit de la dispersion des lieux saints, dont il constitue réciproquement un facteur de multiplication. En effet, le long voyage individuel de dévotion, dont le but est la Terre sainte, n’épuise pas la pratique des pèlerinages. Le culte des saints s’enracine à une échelle locale, en bénéficiant de panégyries collectives, sinon poliades.

Derrière l’objectif d’une étude des « pèlerins occidentaux à Jérusalem » aux VIIIe et

IXe siècles, Michael Mc Cormick réexamine l’ensemble des communications entre Orient et Occident au haut Moyen Âge. Depuis le colloque de 1994, ses travaux ont d’ailleurs abouti à une vaste synthèse intitulée Origins of the European economy.

Communications and commerce, AD 300-900 (Cambridge, Cambridge University Press, 2001). À l’instar des commerçants byzantins ou même de ceux issus des républiques maritimes italiennes, les marchands carolingiens ont laissé fort peu de traces dans la documentation, tant l’écrit est largement monopolisé par des clercs aristocrates. Pour contourner cet obstacle, l’auteur traque au moyen de la méthode prosopographique toutes les allusions, parfois anecdotiques, aux communications entre les mondes franc et byzantin. Trois conclusions importantes se dégagent de cette enquête minutieuse. D’une part, après le nadir des échanges, vers 700, les

VIIIe et IXe siècles se caractérisent, au contraire de ce que pensait Pirenne, par une reprise des communications. On aboutit ainsi à une réévaluation du monde de Charlemagne, beaucoup plus ouvert et dynamique qu’on ne pouvait l’imaginer.

D’autre part, la grande majorité des pèlerins sont issus d’une région européenne dotée d’un emporium propice au grand commerce : Mc Cormick voit de la sorte les « infrastructures de voyage commandées par le commerce maritime ». Enfin, à partir de la fin du VIIIe siècle, les pèlerins occidentaux en Terre sainte tendent à délaisser l’Empire byzantin au profit des itinéraires du monde de Mahomet : on dispose ainsi d’un indice de l’attraction exercée par l’immense Empire abbasside.

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Le dynamisme du monde carolingien repose aussi sur une unité culturelle interne, dont Michel Banniard fait progresser la connaissance à partir de l’étude des missions de saint Boniface. Les épisodes célèbres rapportés par l’« apôtre de la Germanie » doivent être passés au crible d’une analyse de ses stratégies d’évangé- lisation. Boniface veut montrer la nécessaire progression de la maîtrise du latin par le clergé et démontrer son propre zèle au service du pape. Dans la réalité, les faiblesses pointées par lui dans la maîtrise du Credo renvoient plutôt à des décalages banals entre langues savante et vernaculaire. Finalement, les clercs carolingiens parviennent plutôt aisément à s’affranchir des frontières linguistiques. Dans le domaine monastique, Jean-Marie Sansterre étudie les tensions entre stabilité et mouvement, clôture et errance, essentiellement à partir de l’hagiographie occidentale du VIe au IXe siècle. L’emprise de la règle bénédictine sur le monachisme européen conduisit, particulièrement sous l’Empire carolingien, à une condamnation de l’errance bien plus sévère qu’à Byzance. Dans l’amont et l’aval chronologiques des VIIIe et IXe siècles, l’Occident ne put résister aux sirènes de la peregrinatio, tant elle répondait à l’idéal biblique d’un déracinement fondateur. Au total, le pèlerinage, la prédication, l’errance monastique montrent que le voyage aux sources chrétiennes se défie de tous les cloisonnements géographiques. Bien plus, le christianisme construit des représentations de l’espace consubstantiellement liées aux pratiques spirituelles.

Les conclusions de ce colloque mettent l’accent sur la densité des communications durant le haut Moyen Âge, à rebours d’une longue tendance historiographique.

Elles tirent paradoxalement leur force d’un nouvel examen des obstacles imposés aux échanges : l’état des techniques, les structures politiques, les frontières linguistiques peuvent se conjuguer pour freiner voyages et voyageurs. Mais, à l’inverse, la démonstration est faite que le haut Moyen Âge eut la capacité de triompher de ces contraintes. C’est finalement l’association, et parfois la confusion, du marin, du marchand, du diplomate, du clerc, du pèlerin, qui permirent cet essor des communications. On dispose ainsi de la preuve que cette époque sut s’affranchir non seulement des barrières géographiques, mais aussi de quelques rigidités sociales.

Vincent PUECH

Frédéric TINGUELY, L’Écriture du Levant à la Renaissance. Enquête sur les voyageurs français dans l’empire de Soliman le Magnifique. Genève, Droz, 2000.

15 ¥ 22, 303 p., bibliogr., index (Les Seuils de la modernité, vol. III, Cahiers d’humanisme et Renaissance, 58).

Il convient d’abord de préciser l’objet et la nature de l’ouvrage, car le titre pourrait laisser croire que l’on a affaire à une recherche portant sur tous les récits de voyageurs français dans l’Empire ottoman à l’époque de Soliman le Magnifique : il s’agit en réalité d’une étude dont le corpus est plus limité, mais qui va cependant

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plus loin que ce qu’annonce l’intitulé sur la question du rapport de la France au milieu du XVIe siècle avec l’ailleurs proche-oriental.

L’Écriture du Levant à la Renaissance de Frédéric Tinguely est en effet un essai aussi intéressant que passionnant sur le discours du Levant pendant la Renaissance française. L’auteur, en offrant à ses lecteurs une analyse approfondie de la rhétorique sous-jacente au corpus d’écrits rédigés par des personnalités évoluant dans l’entourage de l’ambassade d’Aramon à Constantinople, cerne non seulement les modalités de construction de l’écriture du Levant, mais aussi montre les avatars de l’« imago Turci » dans la France de l’époque.

La documentation à partir de laquelle cette étude est construite est donc constituée de textes, à la fois diversifiés et ancrés dans un contexte précis, la célèbre ambassade d’Aramon auprès de Soliman Ier, rédigés par des voyageurs écrivains qui visitent le Levant de 1546 à 1553 : le botaniste Pierre Belon, Jacques Gassot (envoyé à Constantinople comme messager auprès de Gabriel de Luels, seigneur d’Aramon), le naturaliste et humaniste Pierre Gilles, Jean Chesneau, le franciscain André Thévet, le géographe et cartographe du roi Nicolas de Nicolay et l’humaniste Guillaume Postel. Ces récits sont étudiés à la lumière de sources secondaires comprenant notamment les textes classiques de référence de ces voyageurs écrivains (Aristote, Pline l’Ancien, saint Augustin, etc.) et d’autres récits de voyage de l’époque.

Grâce à l’appendice placé en fin de volume, on peut avoir une idée précise des itinéraires suivis par ces voyageurs écrivains (voir p. 265-269). Un dossier icono- graphique, accompagné de deux cartes assez schématiques (l’un des itinéraires des ambassades d’Aramon en 1547-1550 et en 1551 ; l’autre du voyage au mont Athos de Pierre Belon, fin mai-début août 1547), offre la reproduction de quelques images tirées du corpus aramontin (la Cosmographie du Levant (Lyon, 1536) d’André Thévet, les Navigations (Anvers, 1576) de Nicolas de Nicolay et des Observations (Paris, 1554) de Pierre Belon – sauf une qui est extraite de l’ouvrage de Pierre Cœck : Mœurs et fachons de faire de Turcz, Anvers, 1553).

Le livre est divisé en deux parties, qui traitent de deux problématiques différentes, mais étroitement imbriquées l’une dans l’autre : d’une part, la question de l’imitatio (la réécriture des modèles traditionnels) et, de l’autre, celle de la mimesis (la représentation directe d’une réalité extratextuelle).

La première concerne donc le rapport des textes aux auctoritates, au savoir humaniste des auteurs des récits (p. 27-143) : Tinguely y fait une analyse des stratégies intertextuelles utilisées par les voyageurs écrivains, afin de démontrer que le récit de voyage au Levant ne se limite pas à un parcours de reconnaissance sur les traces de l’Antiquité païenne et de la tradition biblique.

Plus l’écriture du Levant s’affranchit de la tradition littéraire, plus elle est en effet directement confrontée à l’altérité orientale : Tinguely passe alors à la seconde problématique de son ouvrage (p. 147-260), l’analyse de la rencontre de la France du milieu du XVIe siècle avec le monde du « Grand Turc ».

Le rapport de l’écriture du Levant à l’ailleurs est encore étudié ici par le biais de la grille interprétative des stratégies intertextuelles : elles ne sont cependant pas seulement considérées pour elles-mêmes, mais principalement en tant qu’instruments

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anthropologiques pour la construction de l’image du monde turc. Pour cela, Tinguely se sert de la typologie des relations possibles à l’autre dressée par Tzevetan Todorov dans son étude fondamentale sur la question de la découverte de l’autre par l’Europe au seuil de l’Âge moderne (Tzevetan Todorov, La Conquête de l’Amérique.

La question de l’autre, Paris, Seuil, 1982) : le plan praxéologique (l’action de rapprochement ou d’éloignement) ; le plan épistémique (les connaissances) et le plan axiologique (les jugements de valeur).

Grâce à ce double parcours d’analyse, l’auteur parvient ainsi à connaître les moyens et la démarche que ces voyageurs écrivains, qui gravitent autour de l’ambassade d’Aramon, utilisent dans la construction de l’image (complexe et parfois contradictoire) que la France de l’époque avait du « Grand Turc ». S’en dégage le portrait d’un peuple ami et qui était dans le même temps le détestable ennemi de la religion du Roi Très-Chrétien : une image qui exprime en même temps fascination, admiration, crainte et réprobation. Cette ambivalence des valeurs, qui se manifeste dans la représentation que ces textes donnent des « redoutables infidèles » – explique Tinguely en conclusion de son étude –, imprègne à des degrés divers tout le discours orientaliste de l’époque et, constate-t-il, se manifeste avec une intensité particulière dans le contexte de l’alliance franco-ottomane.

Le propos de L’Écriture du Levant à la Renaissance est donc de saisir, à travers l’analyse du corpus aramontin, le regard que la France du milieu du XVIe siècle portait sur le Levant, et surtout les enjeux épistémologiques de toute écriture du lointain.

Si le premier volet du livre accompagne le lecteur dans un voyage captivant dans l’univers livresque et du savoir de l’époque, en saisissant les nouveautés par rapport au modèle de références, le second volet laisse en partie le lecteur sur sa faim.

L’auteur déchiffre en effet toutes les modalités de construction de ce regard, mais laisse parfois trop en arrière-plan l’objet de ce regard, c’est-à-dire l’Empire ottoman. On note en effet une sorte d’indifférence de la part de l’auteur à ce qu’était à l’époque le Levant : le livre, certes, ne se propose pas de donner un tableau de l’alliance franco-ottomane, et encore moins de l’histoire ottomane du siècle de Soliman le Magnifique (Tinguely déclare même qu’« il ne saurait être question d’évoquer ici dans le détail la longue et tumultueuse histoire de l’alliance franco-ottomane à l’époque de Soliman le Magnifique », p. 17).

On aurait néanmoins pu souhaiter, étant donné que des études récentes le permettent, que l’auteur eût tenu un peu plus compte de la réalité avec laquelle se confrontaient ces voyageurs écrivains. On s’étonne en effet que dans la bibliographie (section « Littérature secondaire »), non seulement les ouvrages cités sur l’histoire ottomane soient très peu nombreux, mais aussi qu’il ne soit pas mentionné l’ouvrage de synthèse édité par Robert Mantran, Histoire de l’Empire ottoman (Paris, Fayard, 1989). Cela aurait permis à Tinguely, non seulement de compléter la seconde partie de son analyse en ayant à sa disposition de nouveaux instruments de recherche (lui ouvrant peut-être de nouvelles pistes de réflexion), mais aussi d’approfondir la rapide présentation historique du début de l’ouvrage (p. 17-21), et d’éviter également quelques imprécisions. Ainsi, il aurait été par exemple souhaitable

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de nuancer l’affirmation selon laquelle François Ier et Soliman le Magnifique conclurent le traité des « Capitulations » en 1536 (p. 17). En effet, comme il a été signalé dans l’essai de Gilles Veinstein (« L’Empire dans sa grandeur (XVIe siècle) », in Robert Mantran, op. cit. supra, p. 222), si les premières « Capitulations » entre la France et l’Empire ottoman furent négociées en 1536 entre Ibrâhîm Pacha et l’ambassadeur Jean de La Forêt, elles ne semblent pas avoir été ratifiées : ce furent les « Capitulations » de 1569 qui jetèrent les bases juridiques de la présence française au Levant.

Cela dit, il n’en demeure pas moins que l’ouvrage de Tinguely, par son analyse subtile et dense des stratégies intertextuelles implicites dans l’écriture du Levant et son démantèlement des mécanismes de la construction de l’image de l’autre

« Turc » dans les esprits de la France du milieu du XVIe siècle, est voué à devenir un ouvrage de référence pour quiconque s’intéresse à l’histoire des rapports complexes à l’altérité de la civilisation occidentale.

Elisabetta BORROMEO

Isabelle LABOULAIS-LESAGE, Lectures et pratiques de l’espace. L’itinéraire de Coquebert de Montbret, savant et grand commis d’État (1755-1831). Paris, Honoré Champion, 1999. 16,5 ¥ 24, 754 p., sources, index, fig., cartes, tabl.

(Les Dix-Huitièmes Siècles, 31).

Le pari formel du livre est de faire tenir ensemble deux approches épistémolo- giquement antagonistes : une approche analytique de la genèse d’une pensée géographique dans un contexte où la discipline n’est pas encore constituée comme telle ; une démarche narrative, d’un parcours biographique. En d’autres termes, il s’agit de mettre l’interrogation biographique au service de la compréhension d’un itinéraire intellectuel, c’est-à-dire de processus d’abstraction et de procédures d’expressions, sans renoncer à la continuité narrative, ni rompre avec la plénitude du récit biographique. De ce choix initial naît la richesse du livre, qui suscite en retour le sentiment d’une excessive profusion, lorsque le récit submerge de sa volubilité l’ambition initiale et la déborde en quelque sorte par excès, procurant au lecteur bien plus qu’il n’est nécessaire à l’objectivation des pratiques, des gestes et des expériences concrètes à la faveur desquelles se joue et se noue la genèse des abstractions. Pour mieux faire comprendre l’enjeu de connaissance qui inspire le propos, peut-être est-il plus facile de commencer par la fin, en se reportant au temps de la Restauration.

Coquebert de Montbret, grand commis ayant alterné des fonctions dans la carrière diplomatique et au ministère de l’Intérieur, où il fut chef du bureau de la statistique entre 1806 et 1810, coule alors une retraite studieuse, partageant son temps entre voyages, travail de cabinet et collaboration assidue à deux des nombreuses sociétés auxquelles il appartient : l’Académie des sciences qui l’a reçu en 1816 en qualité d’académicien libre, et la Société de géographie dont il est

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membre fondateur. De son labeur savant, aucune trace saillante, n’émerge pour la postérité : comme le remarque l’un de ses biographes, peu d’hommes ont aussi peu publié pour avoir par ailleurs autant écrit que Coquebert de Montbret. Grâce à la splendide collection Montbret de la bibliothèque de Rouen et aux archives des institutions concernées, c’est donc le matériau manuscrit qui, au prix d’une lecture minutieuse et d’une patience qu’on imagine sans peine, livre les indices concrets d’une interrogation obstinée, poursuite intuitive autant qu’accumulation documentaire vorace, sur ce qui constitue l’identité d’un territoire et permet d’en appréhender son découpage et sa logique spatiale. Qu’il parcoure les routes d’Europe le crayon à la main, qu’il emprunte le chemin de la statistique à l’Académie des sciences ou celui des descriptions et récits de voyage sur lesquels il est amené à se prononcer à la Société de géographie, tout le ramène vers cette quête, jamais pleinement expli- citée, d’un principe d’organisation des savoirs sur le territoire et les hommes, propre à objectiver les déterminations spatiales des phénomènes. Cette quête le mène au bord d’une problématique pleinement géographique au sens que la discipline assigne à ce terme, c’est-à-dire l’analyse des rapports entre l’homme et les milieux qu’il façonne. Elle le conduit tout près des notions de « région naturelle », qu’il envisage comme la résultante d’un zonage des sols et de « milieu » ; tout droit enfin, à celle d’« anthropologie » qui résume, le concernant, l’inquiétude présente au fondement de tout désir de connaissance : embrasser les réalités naturelles et sociales et comprendre comment elles se déploient dans l’espace, en se plaçant du point de vue de l’homme, qui occupe, exploite, façonne son environnement. Confrontée à la pensée dominante de l’époque, en particulier à celle de Malte-Brun qui, à la Société de géographie, en est encore à exalter la figure du géographe de cabinet, la réflexion de Coquebert de Monbret, comme sa démarche toujours proche du terrain, est incontestablement hardie et novatrice. En témoigne le classement atypique de sa bibliothèque par l’intéressé lui-même, qui, en rupture avec les canons contemporains de la bibliothéconomie, individualise dans son catalogue les catégories « géographie » et « anthropologie », instituant ainsi un partage porteur d’une véritable rupture épistémologique.

Le figer à partir d’un tel constat dans la figure anhistorique du précurseur n’apporterait aucune réponse au défi que cette singularité lance à notre compréhension.

Tel n’est pas le propos de l’auteur de l’enquête, qui s’affronte au contraire résolument au problème, et préfère opérer par une mise en contexte précise et une analyse serrée des pratiques et des gestes par lesquels se disent le cheminement, les écarts ou les ruptures d’une pensée. Nulle téléologie non plus dans les développements qui s’attachent au contraire à retracer les détours, les hésitations et les impasses, dans la veine d’une authentique histoire intellectuelle. C’est même, on peut le supposer, cette défiance à l’égard de l’écueil téléologique, cette attention à restituer les possibles, les occasions qui apparaissent rétrospectivement comme manquées par Coquebert de Montbret d’aboutir à une pensée rigoureusement formalisée, qui gouverne le parti pris d’exposition, les séquences narratives replaçant le lecteur dans l’incertitude du vécu. De ce trajet, riche de bifurcations professionnelles et intellectuelles, les deux premières parties du livre rendent compte, alternant récit des étapes d’une carrière et analyse des pratiques et des approches de l’espace qui

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leur sont associées, l’une et l’autre admirablement servies par une documentation que peu d’études de cas peuvent revendiquer. On découvre ainsi dans un premier temps le consul au travail, au gré de ses différentes affectations de Hambourg à Dublin, informateur zélé du gouvernement qu’il abreuve de rapports, genre qui tient à peu près lieu au chargé d’affaires de ce que le devis est à l’ingénieur, son morceau de bravoure le plus accompli. La position qu’il occupe le porte à privilégier l’observation des ports, l’analyse des trafics et de la balance des forces en présence, sans toutefois que cette orientation le conduise jamais sur les terres de l’arithmétique politique à laquelle sa démarche demeure profondément étrangère.

Avant tout descriptive, celle-ci trahit une vision ponctiforme de l’économie et de son inscription spatiale, progressivement complexifiée par l’exploration des hinter- lands ou la découverte des grands espaces irlandais, c’est-à-dire la perception de l’étendue, qui pose le problème des délimitations et des combinaisons des phénomènes dans l’espace.

Si Coquebert de Montbret n’a laissé curieusement aucun témoignage de ses réactions à l’événement révolutionnaire, celui-ci n’en fut pas moins d’une grande portée pour lui, tant sur le plan professionnel qu’intellectuel. C’est à cette rupture et à ses répercussions qu’est consacrée la seconde partie du livre. Guerre et coalition obligent, c’est la Révolution qui le ramène vers l’intérieur, et, à la faveur d’une vacance professionnelle involontaire, le rapproche des milieux savants par un jeu subtil de relations, dans un contexte de mobilisation des cerveaux et des compétences au service de la construction républicaine. Tout semble se jouer autour de la Société philomatique, par le truchement de ses deux fondateurs, son futur gendre Alexandre Brongniart et l’inévitable François-Augustin Silvestre. Et c’est par la médiation de personnalités évoluant au sein de la société qu’il se voit propulsé dans l’orbite gouvernementale, d’abord à l’Agence des poids et mesures, puis à l’Agence des mines, où il assume la direction du Journal des mines. S’il retrouve à sa demande sous le Consulat et l’Empire des fonctions diplomatiques, ce recen- trage sur l’intérieur ne s’en trouve pas moins confirmé par son accession en 1806 à la direction du Bureau de la statistique, où l’attend la lourde tâche d’impulser un nouveau souffle à l’entreprise de description du territoire initiée dans la décennie écoulée par François de Neufchâteau puis Jean-Antoine Chaptal. De fait, dans les différentes positions qu’il expérimente au sein de la sphère ministérielle, les missions qu’il assume sont bien de nature à favoriser de sa part l’objectivation du territoire national, non seulement comme cible de l’intervention étatique, lorsqu’il s’agit d’en construire l’unité métrique par exemple, mais aussi comme objet de connaissance et d’analyse, lorsqu’il s’agit d’en inventorier les ressources ou d’en écrire les particularités. Au croisement de la statistique descriptive et de la description minéralogique s’ajuste précisément la focale qui confère sa singularité au regard du grand commis d’État. Et, si l’on entend bien le propos qui relativise la portée de son passage à la direction de la statistique, nul doute que sa contribution à l’inventaire et à la cartographie des ressources minéralogiques, sous la forme des « notices » qu’il rédige pour le Journal des mines, n’ait joué un rôle décisif dans le déplacement qui s’amorce alors. En effet, de l’inventaire localisé des avantages portuaires à la saisie et à la description ordonnée du territoire, de celle-ci à l’aspiration et à l’intuition

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d’un système explicatif de l’organisation de l’espace, le détour par la description géographique des terrains et des sols apparaît comme la clé du dépassement de l’horizon accumulatif, lui procurant simultanément le fondement naturaliste d’un système dont il n’aura pas eu le loisir, l’audace ou la vision suffisamment claire pour en formaliser les implications théoriques.

La force et la séduction du livre reposent de toute évidence sur le talent et la rigueur d’analyse de son auteur, qui s’attache, à partir des différents types d’écri- ture de l’espace, de la simple note de voyage à la forme plus élaborée des rapports, ou encore des différentes traces de projets cartographiques, à restituer les gestes intellectuels à l’œuvre dans l’entreprise de saisie et de compréhension du territoire.

On regrette d’autant plus que le corpus pourtant remarquable sur lequel elle s’appuie ne renferme apparemment pas les éléments qui lui eussent permis d’approfondir les modes de relation et d’appropriation entretenus par Coquebert de Montbret avec le savoir de son temps. L’analyse de sa bibliothèque, rendue possible non seulement par l’existence d’un catalogue dressé par son propriétaire, mais encore – fait rarissime – grâce à la présence matérielle des volumes conservés à la bibliothèque de Rouen, laisse ainsi le lecteur sur sa faim. En dehors des annotations, forcément succinctes, portées par l’intéressé dans les marges ou les dos de couverture au fil de ses consultations, aucune note de lecture ne semble avoir subsisté, qui aurait permis de suivre Coquebert de Montbret plus avant dans l’intimité de sa réception. La note de bas de page n’apparaît pas davantage d’un usage banal chez cet auteur il est vrai peu porté à l’impression, mais qui laisse tout de même un joli lot de contributions périodiques. Sans parler d’« influence », concept mou qu’il convient d’écarter, on peine à déceler les références, les complicités qui l’accompagnèrent dans son cheminement réflexif, à saisir enfin les circulations qu’il accomplit dans l’immense réservoir documentaire dont il disposait, et dont la portée se trouve de ce fait minorée au profit d’une surestimation, peut-être, de la dimension pragmatique et de l’emprise de son habitus professionnel sur le paysage mental de l’intéressé. Un seul exemple suffira à faire comprendre le sens de cette réserve. La mise en cause de la légitimité du découpage départemental comme cadre de recueil statistique ou de description du territoire par Coquebert de Montbret et sa préférence affichée pour une grille plus fine, dont il trouve le modèle chez Vauban, ne résultent ni d’une inspiration fortuite, ni d’ajustements purement empiriques. Le membre de la société d’agriculture de la Seine, au demeurant piètre collaborateur de l’institution, n’avait pu cependant manquer d’entendre de la bouche de son confrère, François de Neuf- château, ou de lire sous sa plume, l’argumentation qu’il développe en ce sens à la faveur de sa présentation de plusieurs mémoires du Maréchal, tout spécialement dans un plan de recueil statistique soumis à la compagnie en 1815 et publié dans les Mémoires d’agriculture. Comme le remarque Laboulais-Lesage, la possession des livres est impuissante à rendre compte des processus de transmission et d’appropriation qui ont pourtant dû accompagner, dans un sens ou dans un autre, la maturation d’une pensée et l’évolution de celle-ci. De la même façon, l’apparte- nance à une société savante dit peu de l’investissement ou du profit intellectuel qu’elle sous-entend.

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Au fond, de ces lectures et pratiques de l’espace qui nous reviennent avant tout à travers une écriture de l’espace, il ressort avec force ce qui demeure le trait le plus saillant de la démarche, de l’état d’esprit et peut-être de la personnalité du grand commis d’État : il fut avant tout un homme de terrain, un voyageur et un observateur pour lequel la perception sensible l’emportait résolument sur toute approche médiate de l’univers, un vagabond enfin à dire vrai assez capricieux et rarement satisfait des affectations pourtant sollicitées par lui. On le suit en tout cas avec plaisir et profit sur les routes au gré de ses pérégrinations.

Dominique MARGAIRAZ

Jean VASSORT, Les Papiers d’un laboureur au siècle des Lumières. Pierre Bordier : une culture paysanne. Préf. de Daniel ROCHE. Seyssel, Champ Vallon, 1999.

15,5 ¥ 24, 256 p., bibliogr., ill. (Époques).

L’ouvrage a pour objet d’appréhender l’horizon mental et culturel d’un villageois des Lumières, Pierre Bordier, qui a régulièrement tenu pendant des années un Compendium (1741-1781) et un Journal (1748-1767). Les papiers originaux ont aujourd’hui disparu. Leur publication, au début du XXe siècle par des érudits locaux, a permis à Jean Vassort de tirer tout le parti possible d’une source exceptionnelle, en raison de sa rareté, pour comprendre l’univers d’un laboureur du XVIIIe siècle.

Vassort a reconstitué l’essentiel de la biographie de Pierre Bordier, à partir des sources locales. Bordier est né en 1713 dans le Vendômois. Son père, Jean, laboureur, s’est marié l’année précédente ; une petite fille naît avant 1719, puis la mère disparaît entre 1719 et 1732. Pendant les années 1720, la famille s’établit à Lancé : Jean Bordier devient fermier de la métairie du Pont et le reste jusqu’en 1750.

Pierre se marie jeune, le 1er mars 1734 ; il épouse Anne Brethon, fille de laboureur, de trois ans son aînée. Le couple demeure sous le toit paternel et Pierre exploite la ferme avec son père. Quand ce dernier l’abandonne en 1750, Pierre s’installe à la Petite Musse, toujours à Lancé, une maison qu’il a acquise quelques mois plus tôt.

Le ménage n’a pas eu d’enfants et n’en aura pas. Anne Brethon meurt le 4 novem- bre 1770. Cependant, Pierre va être père : à 59 ans, le 1er mai 1772, dix-huit mois après le décès de sa femme, il a une fille illégitime, événement exceptionnel dans la paroisse. La mère, Marie-Louise Rimbault, 22 ans, fille d’un charron, est sa servante, et sa filleule. Cette parenté spirituelle leur a interdit de régulariser plus tôt leur situation. Une fois obtenues les dispenses nécessaires, Pierre épouse Marie- Louise le 15 juin 1772 et le couple reconnaît aussitôt la petite Marie-Louise pour leur enfant légitime. Elle aura trois frères et une sœur. Leur père s’éteint à 68 ans, le 28 novembre 1781.

Issu d’une famille de fermiers, fermier laboureur lui-même, marchand aussi, Bordier jouit d’une certaine aisance, d’une position sociale plus importante dans la société rurale que ne l’est sa situation matérielle. Syndic, paysan et marchand, ses revenus s’élèvent de 1 000 à 1 500 livres pour les terres qu’il donne à bail,

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de 150 à 200 livres pour celles prises à bail, à quelques centaines de livres pour celles qu’il exploite directement ; soit 2 000 livres environ de revenus agricoles. Viennent s’y ajouter les ressources impossibles à évaluer de ses activités commerciales (le bois), de prêteur, de rentier, car il dispose de liquidités.

Qui cite-t-il dans son Journal ? Jamais ses proches ni sa parenté. En dehors des noms évoqués suite à des circonstances exceptionnelles (crimes, délits, accidents) qui touchent n’importe quel villageois, Bordier met surtout en scène des notables.

Parmi eux, les ecclésiastiques, curés ou chapelains, qui représentent entre un quart et un tiers des personnes mentionnées, apparaissent les plus nombreux. Vient en second lieu le monde des seigneurs, puis les individus ayant un rôle important dans la vie villageoise, comme les notaires, les gros fermiers, voire les fermiers de métairies. Le reste des villageois est quasi absent. Comme le souligne Vassort, Bordier offre ainsi une vision déformée du monde rural, vision qui néglige la masse de la population.

Après l’horizon social, apparaît l’horizon géographique de Bordier : le terroir de Lancé, les paroisses avoisinantes. Ses relations familiales s’étendent par exemple sur 4 lieues. Les places commerciales qu’il fréquente assidûment se situent dans un rayon de 16 kilomètres : Vendôme, Château-Renault, Montoire et Herbault. En comptabilisant les mentions des différentes paroisses dans son Journal, Vassort montre que l’espace familier du laboureur se révèle doublement structuré : par son centre, la paroisse où il réside, à partir de laquelle s’organise d’abord cet espace ; par les lieux d’échanges ensuite, là où se tiennent les foires et les marchés, Herbault, Château-Renault, Montoire, Thoré, Villiers et, bien sûr, Vendôme. C’est cette dernière ville qui joue le rôle le plus important dans l’espace proche de Lancé. Les notes sur Vendôme abondent dans les papiers de Bordier, et les prix qu’il rapporte sont le plus souvent tirés des mercuriales de son marché. Au-delà des marchés fréquentés régulièrement, donc de l’espace vécu, les références géographiques se font rares et plus imprécises. L’espace régional est cependant structuré, en particulier par les réalités économiques, les activités viticoles, et par l’axe ligérien, Bordier étant par exemple attentif aux crues de la Loire. Une fois franchies les limites régionales, l’espace devient indifférencié. L’intérêt de Bordier faiblit, il est parfois approximatif, comme dans le cas de l’attentat de Damiens, situé d’abord à Paris, puis à Versailles, mais alors que le Roi sortait du Louvre… Deux principes organisent ses références spatiales, la direction et la proximité, autrement dit, en conclut l’auteur, Bordier témoigne d’une approche concrète de l’espace, familière aux ruraux.

Dans le troisième chapitre, Vassort s’attache à cerner les fondements de la culture de Bordier, les différents savoirs sur lesquels reposent les représentations ou visions globales qui s’expriment dans le Journal. Il distingue trois grands ensembles de savoirs. Le premier, acquis dès l’enfance « par imprégnation », comporte deux univers de référence : la nature et la religion. La nature, familière et redoutable, fait l’objet d’une attention soutenue : Bordier tient registre de ses dérèglements, de ses écarts, surtout en matière de météorologie. Quant à la religion, son importance se repère dans l’évocation des carrières ecclésiastiques, des gestes religieux comme les processions, mais aussi dans le recours commode qu’elle

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constitue pour penser des faits difficiles à expliquer, tenus alors pour quasi miraculeux.

Le deuxième type de savoirs consiste dans les « nouvelles », les informations que Bordier reçoit et collecte régulièrement et dont la provenance s’avère très diversifiée.

Une part d’entre elles lui parvient par transmission orale, au gré des rencontres, en particulier sur les marchés, d’où un risque de déformation. L’accès à l’imprimé est plus délicat à évaluer. Bordier fait une seule référence explicite à une gazette, à propos de l’attentat de Damiens. Qu’en est-il de la culture savante ? L’auteur considère que Bordier, qui n’a pas été au collège et qui ne possède aucun livre d’après son inventaire, y a indirectement accès par ses contacts avec le curé, le notaire et des notables vendômois. Enfin, le troisième savoir distingué ici, qui est également un savoir-faire, est la maîtrise de l’écriture. Si Bordier apparaît comme un « homme de l’écrit », c’est avant tout par son ambition comptable, la volonté d’établir une sorte de mercuriale afin de disposer d’une base pour un bilan et de se livrer à des calculs. Selon l’auteur, sa maîtrise du calcul, qui n’aurait rien d’exception- nelle, aurait été surtout acquise dans le cercle familial, tandis que l’école jouerait un rôle déterminant dans l’apprentissage de l’écriture et de la lecture. Seulement 17 % des hommes savent signer lorsque Bordier se marie en 1734 : il occupe donc une position culturellement privilégiée. Aucune de ses deux femmes ne sait écrire son nom et l’auteur souligne le partage sexuel des rôles lié à l’alphabétisation, instrument de la communication extrafamiliale.

Le quatrième chapitre, construit autour de deux questions, concerne le temps : comment les faits vérifient-ils ou non le système temporel de Bordier ? Comment parvient-il ou non à penser l’insertion temporelle des faits dont il constate l’exis- tence ? La tenue du Journal et du Compendium révèle la sensibilité de Bordier au temps qui passe et à la destruction qui s’ensuit dont seule la mémoire peut triompher.

Vient s’y ajouter la volonté d’organiser le temps, d’y introduire un ordre qui en permette la lisibilité. En 1751, Bordier lit le Prophécie perpétuel composé de Pitagoras en ses circules, Joseph le Juste et Daniel le Prophète, qui se renouvelle de vingt-huit ans en vingt-huit ans, et qui continuera jusqu’à la fin du monde ; il s’agit sans doute de l’édition de 1743, qu’il recopie sur un registre spécial. L’auteur ne s’attarde pas suffisamment peut-être sur la nature et la qualité de la copie, se fondant seulement sur les commentaires de Jean Martellière. Ce classique de la littérature des almanachs, dont la première parution remonterait à 1560, fournit à Bordier une théorie cyclique du temps – toutes les années se reproduisent à l’iden- tique tous les 28 ans, selon un cycle solaire, qui renvoie également aux âges de la vie et au cycle des saisons –, théorie qu’il s’efforce ensuite de confronter aux faits qu’il observe jour après jour. Non seulement le laboureur prend note des saisons qui se succèdent après qu’il a lu l’ouvrage, mais il intègre ensuite dans son Compendium les relevés effectués depuis 1741 et surtout il collecte des données antérieures. Il s’agit pour l’essentiel de prix et de remarques sur la qualité des récoltes. Mais l’auteur ne nous dit pas comment Bordier établit une relation entre le prix des grains et les conditions climatiques qui le préoccupent ici. Peu à peu, ses observations ne vérifiant pas le cycle de 28 ans, Bordier modifie la date de début de la progression, sans grand succès, sans pour autant se résoudre à abandonner son système. Cependant le laboureur, en dépit de la conception cyclique du temps

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qu’il a adoptée reste attentif à l’événement : le tremblement de terre de Lisbonne, l’attentat de Damiens, les guerres. Surtout, au fil du temps, sa curiosité s’élargit.

Après une approche « segmentée » de la culture de Bordier dans les précédents chapitres, le dernier est destiné à la saisir de façon globale, à appréhender

« comment Bordier pense le monde et comment il se pense dans le monde ».

L’auteur souligne le faible contenu autobiographique du Journal et du Compendium, ce qui distingue nettement Bordier de personnalités comme Jacques-Louis Ménétra ou Louis Simon. Ce silence sur sa vie personnelle est interprété comme une limite culturelle et mis en relation avec une formation intellectuelle inférieure à celle par exemple du parisien Ménétra. L’absence d’événements majeurs, extérieurs (la Révolution) ou intérieurs (le voyage), intervient également. Cependant, l’auteur fait aussi l’hypothèse que Bordier choisit à dessein de borner ses commentaires à la vie publique, aux événements qui affectent la communauté à laquelle il appartient, afin de constituer une sorte de mémoire collective. S’il n’envisage sans doute pas la publication de son manuscrit, peut-être y fait-il référence dans ses conversations pour éclairer le présent par le passé.

Enfin, il faut signaler que l’analyse des éléments qui relèvent de l’ordre politique dans les écrits de Bordier apporte un éclairage intéressant – et rare – sur les opinions des milieux populaires. Quoiqu’il livre peu ses sentiments personnels sur les événements qu’il évoque, le laboureur fait preuve d’un indéniable loyalisme monarchique et d’une certaine fibre patriotique, une conscience d’appartenir au royaume, qui s’exprime, lorsqu’il relate des faits de guerre, par l’emploi du « nous » et du « on » au lieu de tournures impersonnelles. Bordier surtout témoigne un intérêt soutenu, voire passionné, à l’égard des débats politiques qui agitent le pays. Les questions fiscales – ne fallait-il pas s’y attendre ? – retiennent tout particulièrement son attention. Il souhaite un impôt plus modéré et que « chacun paye sa part », dès 1741, avant que la pression fiscale ne s’accentue. Bordier réagit également aux mesures qui autorisent la libre circulation des grains dans les année 1760 : il déplore la hausse du prix qu’il associe implicitement au grand négoce, à l’exportation des blés depuis Nantes via Blois, lorsqu’il critique les activités d’un gros négociant blésois. S’il fait montre d’une sensibilité plutôt antilibérale, il réprouve surtout la liberté d’exportation, ce qui expliquerait, selon l’auteur, qu’il ne commente pas la politique menée par Turgot, dans les années 1770, en dépit des troubles qui s’ensuivirent.

Christine THÉRÉ

Heinrich HEINE, Tableaux de voyage. Trad., notes et postf. par Florence BAILLET. Paris, Cerf, 2000. 13,5 ¥ 21,5, 221 p. (Bibliothèque franco-allemande).

Les Tableaux de voyage de Heinrich Heine sont une série de textes en prose, publiés en quatre volumes à Hambourg entre 1826 et 1831. L’excellente traduction de Florence Baillet présente le premier texte du premier volume, Le Voyage dans le

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Harz, et le deuxième volume dans son intégralité, c’est-à-dire La Mer du Nord.

Troisième section et Idées. Le livre du Tambour Le Grand. La traduction des deux derniers volumes, consacrés à l’Italie, a déjà été publiée en 1997 dans la même collection.

Par deux fois, le voyage a, dans l’histoire de la littérature allemande, bouleversé l’approche de l’art et de la réalité. Quand Goethe se rend en Italie, les auteurs se détournent de la nature pour s’intéresser passionnément à l’art. Quarante ans plus tard, quand Heine part dans le Harz, la passion pour l’art fait place à l’enthousiasme pour la liberté. Les Tableaux de voyage représentent une rupture. Dans ces textes en prose d’un genre nouveau, Heine se détourne provisoirement de la poésie et se fait connaître comme écrivain politique. En 1830, il devient le modèle d’une nouvelle génération d’écrivains, la Jeune Allemagne, qui veut politiser la littérature.

Le Voyage dans le Harz est un récit autobiographique à la première personne.

Heine quitte Göttingen où il étudie le droit pour faire, en solitaire, contrairement à l’usage, une randonnée pédestre de six jours et cinq nuits. Les épisodes du récit correspondent aux étapes du voyage : Osterode, Clausthal-Zellerfeld, Goslar et finalement le Brocken, point culminant du massif du Harz. Le premier Tableau s’achève brusquement par la descente vers Ilsenburg. À la progression linéaire du récit se superpose une structure bipolaire qui se manifeste, d’une part, par l’alter- nance marquée entre la vie diurne et la vie nocturne. Le narrateur est hanté, la nuit, par les fantômes d’un passé refoulé. Il raconte quatre rêves, soit universitaires, soit érotiques, car contrairement aux philistins, il croit aux fantômes. D’autre part, cinq poèmes insérés à intervalles réguliers fournissent un contrepoint lyrique à la prose narrative. Du point de vue thématique, le texte s’organise autour de l’opposition entre convention bourgeoise et simplicité naturelle ou populaire, le second domaine offrant le point de référence à partir duquel Heine dénonce la société étouffante de la Restauration. Une brillante satire de la ville de Göttingen présente d’emblée une réalité sociale qui revient ensuite comme un leitmotiv. Le philistin est protéiforme : étudiant, professeur ou commerçant, il a cette même attitude apolitique, raisonnable et satisfaite. La critique de la raison abstraite atteint son point culminant dans le troisième rêve, où le philosophe Saül Ascher apparaît dans son habit étroit, « d’un gris transcendantal », comme « le pauvre homme » qui a « passé à la moulinette philosophique tout le charme de la vie ». Dès qu’il quitte la ville, Heine se départit de son ton irrespectueux de satiriste et jette un regard panthéiste sur la nature en attribuant des intentions humaines aux éléments et aux êtres. Si les bourgeois de Göttingen, de Berlin ou de Francfort sont intérieurement morts ou, plus exactement aliénés, tous ceux qui vivent encore en relation immédiate, organique, avec la nature offrent l’image de la vie authentique. Les personnages positifs du Voyage dans le Harz sont des bergers, des mineurs, des villageoises et des enfants. Cependant, le narrateur ne prêche pas un retour à la nature. L’idylle champêtre, délibérément stéréotypée, n’est qu’une contrefaçon malicieuse des affects romantiques. Le Brocken, lieu légendaire du rendez-vous des sorcières durant la nuit de Walpurgis, est démythifié : « Sa tête chauve, qu’il coiffe de temps en temps d’un bonnet de nuages blancs, lui donne en effet un air philistin. » Face au lever du soleil, le voyageur compose un chant d’amour mais n’oublie pas le désir tout physiologique

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de prendre son petit-déjeuner. Dans le même esprit, il mime l’idéalisation romantique du peuple pour mieux l’annuler. Le « peuple méditatif et innocent » des « vaillants mineurs » de Clausthal mène certes une « vraie vie » faite d’immédiateté, mais il fait preuve de ce « sentiment tellement allemand » qu’est la fidélité du vassal au prince. Voyage dans le Harz est un texte à double fond dont le sens apparaît en filigrane à qui sait le lire. La dernière scène du récit en offre un exemple flagrant.

Après son ascension périlleuse de l’Ilsenstein, Heine, pris de vertige, s’agrippe comiquement à la croix plantée au sommet. Sans elle, il serait tombé dans les gorges de l’Ilse. Cette croix salvatrice a un double sens. Heine, converti au christianisme en 1825, demande à ses amis juifs de comprendre sa conversion et de l’absoudre en reconnaissant qu’à sa place un autre aurait agi de même. « Personne assurément ne me reprochera d’avoir agi ainsi dans une position si périlleuse » : cette phrase ne saurait à l’évidence pas s’appliquer à la situation concrète du promeneur, mais à l’énoncé ésotérique du passage.

La Mer du Nord se présente comme un texte plus ouvertement polémique. Il s’agit moins d’un récit de voyage que d’un entrelacement de thèmes divers, rattachés de près ou de loin à Nordeney, île de la Frise orientale. Le narrateur, qui y séjourne, jette un regard rétrospectif sur la saison passée et laisse vagabonder son esprit. Sa réflexion se concentre tour à tour sur la communauté traditionnelle des insulaires, sur l’orgueil de caste de la noblesse de Hanovre, sur Goethe, sur la grandeur de Napoléon et sur la misère littéraire allemande. L’auteur a choisi la variation théma- tique permanente comme technique de composition, au rythme du ressac. L’unité du récit est constituée par la présence constante de la mer, symbole de liberté pour laquelle il plaide en plaçant Goethe et Napoléon au centre du Tableau. Inspiré par la Phénoménologie de l’esprit (1807), Heine raisonne de façon dialectique et dans un vocabulaire hégélien : il n’est point de liberté spirituelle et individuelle sans perte de l’harmonie et de l’unité ; le « déchirement » moderne n’est que le revers du progrès humain. Heine dénonce ici, beaucoup plus clairement que dans Le Voyage dans le Harz, la tutelle de l’Église comme le principal obstacle à l’émanci- pation de l’esprit. Il approuve Goethe dans son aversion pour les calotins, mais il se moque du culte qu’on lui voue dans les salons. Face aux déchirements de son temps, il admire surtout Napoléon, grand esprit intuitif et synthétique, à la fois révolutionnaire et contre-révolutionnaire. Si les poètes allemands ressuscitent d’antiques légendes, les Français offrent l’exemple d’une littérature tournée vers la réalité contemporaine car ils peuvent chanter l’épopée napoléonienne.

La vision idéalisée de l’Empereur habite également les pages du Tableau de voyage intitulé Idées. Le livre du Tambour Le Grand. Mais s’agit-il encore d’un tableau de voyage ? L’auteur, mêlant vie privée et histoire collective, s’adresse à une femme. Cette conversation fictive lui permet de passer d’un continent à l’autre, de traverser les âges en jouant avec sa propre identité. Il évoque, dans les cinq premiers chapitres et dans les quatre derniers, l’histoire d’un amour malheureux qui l’a presque conduit au suicide, encadrant ainsi les onze chapitres centraux, consacrés à l’histoire contemporaine et à sa passion, également malheureuse, pour la raison. C’est ici qu’il présente quelques souvenirs de son enfance à Düsseldorf, en particulier l’événement qui fit que « soudain, tout changea » : l’arrivée de

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Murat, puis de Napoléon. Le soldat Le Grand, cantonné dans la maison familiale, enseigne au jeune Heine l’histoire de la Révolution française et les batailles napo- léoniennes, à grand renfort de roulements de tambour. Cette musique proclame l’avènement de la liberté dans une langue universelle. Cependant, l’auteur ne s’en tient pas à une conception optimiste de l’histoire. Après la gloire vient la défaite, la retraite de Russie et la mort pathétique du soldat Le Grand. « Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas. » Cette citation, attribuée à Napoléon, suggère une vision baroque de l’histoire comme theatrum mundi. Elle est aussi un programme esthétique pour Heine, qui allie constamment le pathétique et le comique, l’épique et le grotesque. Au chapitre XI, les « gros Bourbons » remontent, tels des clowns, sur la scène du pouvoir. Ensuite, jusqu’au chapitre XVI, l’auteur se penche sur la condition misérable de l’écrivain allemand à l’époque de la Restauration. Il règle ses comptes avec les autorités académiques, dont il parodie la pédanterie et l’obsession de la référence aux Anciens. Il oppose à l’image de l’érudit sa conception du poète-roi, exploitant la folie des hommes pour en faire un bon livre, ou du bouilleur de cru qui fait fermenter les Idées. Il se veut surtout un écrivain militant, suivant l’exemple du Tambour Le Grand, à la fois soldat et artiste. « Madame, c’est la guerre ! » Au chapitre XV, la métaphore de la guerre rompt avec la vision dépassée du poète détaché de son temps. Les Idées, évoquées dans le titre de l’ouvrage, sont les charges explosives avec lesquelles Heine, chevalier de l’esprit, déclare la guerre à son époque, aux philistins, aux fous et à ceux qui croient qu’une idée n’est « qu’une sottise que l’on s’imagine ». Mais cette conception héroïque de l’écrivain semble elle-même ridicule face à la censure et aux conditions commerciales du marché de la littérature. Sa « malheureuse passion pour la raison » condamne en définitive l’auteur à revêtir le costume du bouffon, conciliant en un paradoxe douloureux l’engagement du militant et le scepticisme du marginal.

Cette double attitude et le choix d’une écriture fragmentaire, qui suggère infiniment plus qu’elle n’explicite, font des Tableaux de voyage des textes d’une incroyable modernité.

Isabelle RUIZ

Harvey LEVENSTEIN, Seductive journey. American tourists in France from Jefferson to the jazz age. Chicago-Londres, The University of Chicago Press, 1998. 15 ¥ 22,

XIV-378 p., index.

L’auteur étudie l’évolution du tourisme – cette manière de voyager pour se cultiver, pour le plaisir ou pour les deux – à travers le voyage des Américains en France (destination privilégiée des « touristes purs »). Il inventorie les raisons du voyage en examinant la manière dont elles évoluent de 1786 à 1930, tout comme les voyageurs. Observateur attentif du jeu entre le tourisme culturel et le tourisme de loisirs et de plaisirs, il s’efforce de souligner à la fois les permanences et l’originalité de ce voyage.

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Il s’intéresse au tourisme américain, mais ses observations reflètent l’esprit d’une époque et sont souvent valables pour d’autres étrangers arrivés à Paris. Les touristes américains ont leurs particularités, que Harvey Levenstein esquisse. Il montre comment d’un acte individuel (à la fin du XVIIIe siècle), le tourisme devient l’apanage d’une classe – la haute société – vers le milieu du XIXe siècle, que s’approprie ensuite la classe moyenne (vers la fin du XIXe siècle), pour se transformer en tourisme de masse, branche importante de l’économie nationale. Le discours est panaché d’éléments d’histoire américaine et française qui éclairent cette évolution et mettent en évidence les transformations qu’engendrent les voyages des deux côtés de l’Océan.

Par sa manière de l’aborder, l’auteur démontre que le sujet est transversal et ne peut être enfermé dans un champ disciplinaire précis. L’histoire du voyage croise celle des classes, des genres ou de la division raciale – faisant ressortir les tensions de la société américaine –, mais aussi l’histoire de la France – mettant en exergue l’influence des événements politiques français sur le tourisme américain. L’auteur se situe souvent dans une perspective comparatiste entre la France et l’Amérique, offrant des explications possibles et ouvrant des horizons pour l’écriture de l’histoire.

Concernant l’étendue territoriale de son analyse, le titre semble un peu ambitieux, car le voyage en France se réduit souvent au voyage à Paris, où se trouvent concentrés les symboles de la gloire française. La France est un pays que l’on traverse, avant que les villes d’eaux et les sites pittoresques ne soient intégrés au circuit social.

Du point de vue de la terminologie, il reconnaît la difficulté à utiliser les termes

« tourisme » et « touriste » (« touring » et « tourist »), estimant que « voyager » et

« voyageur » (« travelling » et « traveller ») seraient plus appropriés. Le mot touriste est méprisant, car son expérience renvoie aux itinéraires inflexibles, aux guides et aux tours implacables, pratiques qui rendent impossibles l’action de se cultiver et le contact avec la culture d’accueil. Pour l’auteur, la dichotomie touriste/voyageur est une image fausse sur laquelle se fondent souvent les études actuelles, quelle que soit la discipline (sociologie, histoire sociale, histoire littéraire et anthropologie) et qui retarde la mise à plat de la question des touristes.

Les sources françaises interrogées sont des documents fondamentaux pour l’historien abordant ce domaine. Il se sert des sources littéraires, indispensables pour la connaissance des mentalités, de la presse et des guides. Mais la grande richesse de l’ouvrage consiste dans l’utilisation des carnets de voyages et journaux intimes de voyageurs américains. L’auteur investit un champ peu exploré où il puise de nombreux détails qui relativisent l’idée d’un point de vue unique ou d’une seule manière de voyager. Il élimine l’existence du touriste typique et montre que les raisons du voyage sont innombrables. Par le biais d’une mise en série de cas particuliers, il met en évidence des figures de touristes et analyse des événements concrets. Comme toute source, celle-ci a ses limites, le « Paris des plaisirs » étant rarement évoqué.

L’ouvrage, en quatre parties, suit un découpage chronologique classique, se rattachant aux dates établies par l’histoire événementielle : 1786-1848, 1848-1870, 1870-1914, 1917-1930, ce qui correspond selon l’auteur aux différentes phases du voyage en France. Cela montre que la remise en question de la chronologie

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communément admise par l’histoire demeure le grand problème de ce sujet. En effet, l’histoire du tourisme possède son temps propre, différent de celui de l’histoire politique, même s’il en est souvent influencé et il aurait été intéressant d’établir ses limites chronologiques.

L’auteur nous épargne une histoire linéaire. Plusieurs niveaux d’analyse s’entrecroisent : par classes, par genres et par étapes du voyage, donnant habilement l’impression que ceux-ci induisent la chronologie. L’étude couvre le voyage de l’ensemble des catégories sociales. La thématique est à peu près similaire pour chaque période : la traversée de l’Atlantique et les rituels engendrés, les événements politiques, culturels ou sociaux qui freinent ou encouragent le voyage en France, le rôle du voyage et les manières de voyager, quelques profils de voyageurs, la décou- verte de la France et des Français et les métamorphoses que le tourisme leur fait subir, la transformation du voyage par rapport à l’idéal d’origine.

Le Grand Tour, dont les origines remontent au XVIe siècle, représente jusqu’au milieu du XVIIIe siècle l’apogée de l’éducation aristocratique de l’Anglo-Saxon.

C’est une expérience rigoureuse qui doit l’imprégner de la connaissance parfaite des langues étrangères, des textes anciens et de la philosophie, lui permettant d’apprécier les beaux-arts. Sa métamorphose est due à l’arrivée d’une génération qui transforme le voyage en une occasion de dépenser son argent. Paris évolue d’un simple lieu de passage vers l’Italie, en une destination privilégiée. À cette époque, le tourisme est l’apanage de l’élite. Son ouverture vers les classes moyennes fera que le Grand Tour sera ultérieurement contesté, modifié et même écarté. Le tourisme culturel règne jusque vers 1850.

À partir de l’arrivée de Louis Napoléon, l’établissement de règles autoritaires rend le séjour en France agréable. Cela inaugure un second âge d’or du tourisme (le premier se situant entre 1820-1830). Les Américains qui arrivent sont différents de leurs prédécesseurs. L’auteur note la montée en puissance des nouveaux riches.

Le voyage en Europe est pour eux une nécessité, en vue de l’acquisition culturelle indispensable à une hégémonie politique et sociale. La simple possession de la fortune n’est pas suffisante pour légitimer leurs revendications. Peu à peu se déve- loppe le goût pour les agréments (théâtres, opéras, cirques, etc.). La prostitution devient un point d’attraction, mais le puritanisme américain empêche les touristes de rendre compte de leurs sensations, les journaux intimes donnant l’impression que Paris est une ville d’amusements innocents.

Jusque vers 1850, l’homme seul constitue la plus grande partie des passagers vers l’Europe. De retour dans son pays, celui-ci s’applique à démontrer que le voyage n’est pas fait pour le plaisir. Parmi les rituels masculins, Levenstein note celui du carnet de voyage, ultérieurement associé à la femme, qui permet de se souvenir du périple, concentrant de nombreux détails : prix, distances, dimensions des bâtiments, etc. Il s’agit plutôt d’un carnet de bord, car ne sont consignés ni réactions émotionnelles ni portraits.

La féminisation du tourisme à partir de 1850 permet d’établir une relation entre le voyage de la femme, le shopping et l’acquisition d’objets pour le décor des intérieurs. La collection d’objets d’art est une raison du voyage à Paris pour les Américains riches. Le tourisme féminin augmente beaucoup après la Première

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Guerre mondiale. L’auteur saisit aussi un des prolongements du tourisme, l’expatriation des Américains de l’élite sociale. Il amorce ici une histoire qui reste à faire, celle de la haute société étrangère installée à Paris, pour un temps ou pour toujours.

L’étude souligne le rôle de l’imaginaire dans le développement des voyages.

Voir le « déjà vu », les images familières publiées par les magazines à partir de 1850, est pour beaucoup de touristes plus rassurant que de voir des choses inconnues. La qualité culturelle de l’expérience se trouve ainsi remise en cause. Le voyage devient désormais accessible à la bourgeoisie. Dans la haute société, les relations sociales et les obligations mondaines prennent une telle importance que le tourisme culturel s’estompe. La bourgeoisie occupe les lieux jadis fréquentés par ces précurseurs.

L’augmentation des loisirs ostentatoires et la consommation extravagante de la très haute société à partir de 1870 l’éloignent définitivement des raisons initialement invoquées pour le voyage en Europe. Le tourisme culturel est remplacé par le tourisme récréatif. Remettant l’accent sur la haute culture, la grande bourgeoisie se construit un idéal touristique distinct de la haute société et des touristes de la classe moyenne, qui est le tourisme intellectuel. La santé, le patriotisme et l’éducation deviennent autant de prétextes pour la classe moyenne, dont l’expérience du voyage est totalement différente. Les contacts sociaux sont plus libres, mais plusieurs raisons (le manque de relations à Paris, les contraintes de temps et de moyens financiers ou la barrière de la langue) les obligent à faire appel aux agences de voyages, en les déshonorant aux yeux de l’élite.

Au début du XXe siècle, on remet en question la liaison entre l’enrichissement culturel de l’individu et le voyage. Cela conduira l’ensemble des classes à la conclusion que la France est plutôt une destination pour le tourisme récréatif. Le sexe est, enfin, cité comme une des raisons du voyage.

Levenstein s’attarde sur la Première Guerre mondiale, ce qui peut étonner, car il est évident que l’industrie touristique en est une des premières victimes. Cependant, l’arrivée d’Américains en grand nombre n’est pas sans conséquences. Ce ne sont, certes, pas des touristes, mais les dépenses de milliers d’officiers américains et volontaires civils renforcent l’idée que Paris est la capitale des plaisirs. Après la guerre, une nouvelle industrie apparaît : la visite des champs de bataille.

La dégradation des relations franco-américaines à partir de 1919 rend les Français hostiles à l’influence américaine : l’industrie cinématographique ou le tourisme sont pour eux des formes d’américanisation qui leur font connaître le racisme, la hausse des prix et la crise financière. Néanmoins, le tourisme américain de toutes les classes continue à croître. L’amusement est désormais l’argument principal pour la promotion du voyage en France devenu un produit de consommation.

Joanne VAJDA

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