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Tranches de vies. Robert Marquis

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Tranches de vies

Robert Marquis

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Avant-propos

Entre les mois d’août et de novembre 2019, deux événements majeurs ont bouleversé mon quotidien de jeune retraité actif : l’agonie de Claire et une expédition professionnelle en Nouvelle- Calédonie, territoire de la Polynésie française situé aux confins du Pacifique Sud.

Profitant du confinement printanier causé par la pandémie attribuée à la Covid-19 et mettant à profit une longue convalescence à la suite d’une chirurgie plastique au visage, j’ai cru bon de rédiger le récit qui prend son envol dans les pages suivantes.

Le titre a été difficile à trouver. Inspiré par une remarque du prêtre anonyme qui a célébré les funérailles de Claire sous un vent funeste, j’aurais voulu exprimer le contraste entre l’appétit de notre mère pour la vitesse automobile et l’inéluctable ralen- tissement associé aux affres de la vieillesse. Finalement, j’ai opté pour une étiquette descriptive.

Alimenté par les notes manuscrites du journal que je tiens de façon plus ou moins épisodique depuis bientôt cinquante ans, ce récit est destiné à une circulation restreinte au sein de la cellule familiale des Marquis/Lussier, et auprès des gens identifiés dans le texte.

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Pour en agrémenter la lecture, j’y ai inséré quelques photos dépourvues de vignettes, car à mon avis, elles s’insèrent aisément dans le récit sans nécessiter d’explication additionnelle.

Vaguement inquiet de la qualité rédactionnelle et ne voulant offenser personne par des remarques inappropriées, j’ai demandé à ma fille Jade et à mon ami de toujours, Jean C., de lire et de commenter quelques chapitres au fur et à mesure de leur rédaction. Leurs suggestions ont permis d’améliorer sensiblement la première mouture du manuscrit, ce dont je les remercie chaleureusement. Bien sûr, je demeure le seul responsable du contenu et du déroulement de ce récit.

À l’occasion de son anniversaire de naissance, notre sœur Isabelle a également eu droit à une primeur. Toutefois, la version finale diffère en plusieurs points de celle que je lui ai offerte le 15 juin dernier, notamment à cause des remarques de tout un chacun, et de la correction finale, effectuée par André avec l’application qu’on lui connaît.

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Chers frères et sœurs, belle-sœur et beau-frère Enfants, petits et grands et par alliance

Neveux et nièces, au naturel et par association Chère Tuong Vi

En toute modestie Bonne lecture

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1 Dallas, Texas, le 22 août

Dans l’immense prairie texane, depuis longtemps délaissée par les hordes de bisons et les troupeaux de longhorns, le gigantesque espace dévolu à l’aéroport Dallas Forth Worth, DFW, regroupe 5  aérogares. Chacun a la dimension de celui de Montréal YUL. La taille de cette installation aéroportuaire desservie par un monorail aérien qui tourne en boucle 24 h par jour impressionne.

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Dans son cadre démesuré mais très peu achalandé en ce jeudi soir estival, la mégapole DFW dégage une étonnante impression de langueur, une discrète moiteur tex-mex qui atténue la tension nerveuse éprouvée par un pauvre voyageur solitaire en transit. Une classe de maternelle entière pourrait se cacher dans la benne mobile surdimensionnée qu’un préposé dédié à la vidange des poubelles déplace lentement dans le hall où j’attends patiemment.

Le départ du vol Qantas Airlines 008 à destination de Sydney, Australie est prévu dans deux heures. Je voyagerai dans la section Économie Plus, l’offre monétaire proposée pour un surclassement Affaires n’ayant pas été retenue par la compagnie aérienne. Installé à proximité du quai d’embar- quement D16, je consacre cette attente à une relecture d’une enquête d’Hercule Poirot, figure emblématique des romans d’Agatha Christie. Suffisamment de temps s’écoulera encore avant l’appel des passagers pour que je termine ce roman et poursuive ma préparation mentale en plongeant corps et âme dans une seconde enquête du policier belge rondouillard, émigré dans l’Angleterre de l’entre-deux guerres.

Chez Applebee’s, restaurant tex-mex pas plus achalandé que le reste de ce monstrueux aéroport, un serveur moustachu et tatoué m’apporte une épaisse tranche de steak accompagnée de brocoli bouilli et d’un amas informe de patates pilées.

La viande de qualité et grillée à point aide à faire passer les légumes trop cuits et à pardonner l’absence de salade.

Même si j’avais pris la peine d’avertir à l’avance La Caisse populaire Desjardins de toutes les étapes de ce long déplacement, incluant cet arrêt à Dallas, en territoire américain, au moment de régler la douloureuse, le terminal numérique refuse tout de même ma carte de crédit. Heureusement, un échange rapide par messagerie électronique, suivi d’un deuxième essai concluant, permettent au serveur moustachu et tatoué d’annoncer sans broncher qu’après mûre réflexion, il ne confisquera pas ma carte VISA.

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Voyager implique nécessairement une confrontation quotidienne avec un certain nombre de situations imprévues.

Devant cette menace de saisie intempestive de mon unique carte de crédit, j’anticipe tout de même avec appréhension une récidive à Sydney ou, pire encore, à Nouméa. Ça semble d’autant plus plausible que, depuis le vol massif de données personnelles dont la Caisse a récemment fait les frais, grande est la méfiance de Desjardins. Tout de même, quel souci inutile que cette phobie sur la fiabilité de mon crédit ! À tout hasard et pour pallier d’éventuelles défaillances systémiques, j’ai prévu le coup en me munissant d’une bonne quantité de grosses coupures américaines, européennes et australiennes.

Il est maintenant 23 h, heure de Montréal. L’attente, pain quotidien du voyageur, se poursuit désormais à bord de l’élé- phantesque Airbus 380-800 affecté au vol Qantas Airlines 008 à destination de Sydney. J’occupe le siège 25F logé au deuxième étage de ce mastodonte volant. Pendant un très long vol, estimé à 18 heures, ce gros oiseau d’acier franchira les Rocheuses, traversera le Pacifique et passera de l’été boréal à l’hiver austral en enjambant l’Équateur pour rallier l’hémisphère Sud. Une longue route. Hélas, elle ne mène qu’à une éphémère escale australienne, troisième transit d’un interminable périple.

Un dernier effort sera alors nécessaire, une ultime envolée pacifique, à rebours, vers le Caillou calédonien et Nouméa sa modeste capitale.

2 St-Irénée et Granby, le 9 août

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une chaude pluie estivale marteler la toiture en zinc d’une vieille demeure rustique. Sa silhouette massive, encastrée dans une courbe serrée de la rue Principale, domine la pente abrupte qui marque la sortie du village vers la Malbaie. En sortant du lit, chacun de mes pas fait craquer le plancher en lattes disjointes.

Finalement débarbouillé de ce rêve, face au miroir d’une salle de bain où une vaste cuve à pattes de lion remplace la douche anonyme de tous les hôtels de la Terre, je réalise que je préférais nettement le doux bruissement de la pluie.

À quelques minutes d’un départ matinal vers Granby, la pluie martèle à nouveau les toits pentus de cet hôtel champêtre. Elle pleure sans doute les tourments de Jade plutôt que le supplice de St-Irénée, froment du Seigneur, dévoré par les lions dans l’antique arène d’un cirque romain. Qui s’en souvient encore ?

Je suis venu ici dans le but de célébrer avec Jade son 33e anniversaire de naissance. Hélas, l’âge de la passion du Christ est aussi plus souvent qu’à son tour un crisse d’âge.

Cette année, malgré le cadre champêtre et musical du Domaine Forget où elle travaille, c’est malheureusement le cas pour ma fille chérie. Jade est acceptée au doctorat en psychologie et elle éprouve un grand vertige face à cette nouvelle aventure qui mènera à l’obtention d’un permis de pratique assurant son avenir professionnel. Par contre, elle est aussi confrontée à un échec amoureux tout récent qui bouleverse sa vie personnelle.

Au cours de ce bref séjour, elle et moi avons pris le temps de profiter des plages sablonneuses au bord du fleuve et d’admirer les paysages montagneux de l’arrière-pays. Hier, nous avons aussi partagé, trois jours à l’avance, un souper de fête somptueux. Ce matin, le petit-déjeuner en tête à tête que nous prendrons dans quelques minutes à la salle à manger rustique de l’hôtel éponyme sonnera l’heure de mon départ vers Granby.

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La Croisée de l’Est, érigée à l’intersection des rues Évangéline et Bourget, est sans contredit la plus orgueilleuse maison de retraite de Granby. Depuis un appartement du 5e étage, le carillon de l’église St-Luc, aperçue par une large porte-fenêtre, sonne à toute volée. Un mariage sans doute ou alors des funérailles. Contrairement à ma mère, je ne sais pas décoder le langage des cloches.

Immobile, recouverte d’une légère mousseline blanche comme ses cheveux, Claire dort la bouche ouverte dans ce vaste et lumineux appartement entre ciel et terre. Elle peut accueillir facilement une demi-douzaine de personnes dans cette impressionnante résidence, édifiée sur la terre fertile dont mon grand-père maternel Honorat L. fut l’ultime cultivateur.

Hier, en compagnie de Charles, de Lorraine et d’Alain, nous avons partagé un repas en famille. Lorraine et Alain sont arrivés les bras chargés d’un gros sac.

— J’ai apporté du maïs frais, dit Alain. Il sera sans doute meilleur que celui que tu achètes à Val-d’Or.

Ma réplique ne se fait pas attendre.

— Ce n’est pas difficile à battre. En Abitibi, le maïs prend un goût d’amertume et de goudron, car il souffre le pauvre pendant la longue route qui mène à nos assiettes boréales.

Produit localement dans les champs avoisinants, le maïs partagé à cette occasion est effectivement plus goûteux que celui qu’on trouve à Val-d’Or, une appréciation confirmée en peu de mots par Claire, experte en la matière. Son jugement définitif et sans appel clôt le sujet.

— Il est bon ton maïs, Alain. Je l’aime.

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produit dans un petit vignoble établi le long du rang de la Montagne, au pied de la colline montérégienne, visible depuis la paroisse St-Luc où nous avons grandi.

Ce simple repas agrémenté d’un vin local dépose un peu de joie au cœur meurtri de Claire. Malgré le mal chronique qui l’afflige, bien vêtue et un collier de perles au cou, elle poursuit vaillamment son combat pour la vie. Un repas le matin suffit à apaiser sa faim. Le midi et le soir, Claire avale difficilement des aliments désormais dépourvus d’arôme et de goût sauf si, comme hier, elle partage un mets qu’elle a toujours aimé en compagnie d’une proportion significative de sa vieillissante progéniture.

Le lendemain de ce repas festif apprécié de tous, je me repose un peu malgré moi, à l’exemple de ma mère fréquemment endormie dans son fauteuil à bascule. Essoufflée au moindre effort pour cause de cœur fragile et de poumons avariés, elle somnole de plus en plus, ce qui lui permet d’oublier un instant l’inconfort du mince tuyau flexible qui l’alimente en oxygène tout en réduisant ses déplacements.

Ayant prolongé d’une journée mon séjour dans ce logis aussi calme que spacieux, je m’assoie au chevet de Claire endormie.

Ma pensée vagabonde. Spontanément, l’image de mon défunt père prend forme. Depuis quelque temps déjà, nombreux sont mes gestes familiers qui rappellent les siens  : une mimique en bougeant la tête, le reflet de mon visage ridé aperçu du coin de l’œil dans une fenêtre ou encore la vue d’un épi en rosace, d’une blancheur éclatante, dans ma tignasse encore dense. Cette impression prend davantage de consistance ici, dans l’appartement qui fut son dernier logis avant que l’Oubli l’amène ailleurs.

Ce soir, Jean aurait pu être à ma place et consacrer sa vieillesse à prendre soin de son épouse malade. Hélas, la vie en a décidé autrement. Son esprit aiguisé l’a quitté par petites étapes, tout doucement, sans faire de bruit. Longtemps avant que son cœur ne cesse de battre, l’ego de Jean s’était envolé

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vers d’autres cieux. Au moment ultime, seul dans une petite chambre sombre, à l’aube d’un jour printanier des Cantons de l’Est, il est parti en silence, encore digne mais dépersonnalisé, dépouillé de toute autorité et de toute gloire.

3 Dallas, Texas, le 22 août

Au départ de DFW, l’attente à bord du vol Qantas Airlines 008 se prolonge sans cause apparente. Puis la voix chaude et apaisante du capitaine avise les passagers qu’un feu de position, une minuscule ampoule lumineuse verte logée stratégiquement à l’extrémité de l’aile droite, cause problème. Un agent de bord, du genre surfer blond aux dents très blanches, s’approche alors de moi en affichant son plus beau sourire :

Sir, at this time there is a strong possibility that you could miss your connecting flight to Noumea.

Really ? Are you sure ?

Up to now it is highly possible. I will be able to confirm two hours prior to landing.

Ainsi donc, je pourrais rater la correspondance prévue sur Nouméa. En plus, l’agent de bord se fera un plaisir de confirmer cette mauvaise nouvelle deux heures avant l’arrivée à Sydney.

Formidable ! Cette charmante perspective annoncée avec classe me laisse tout le temps nécessaire pour angoisser à volonté.

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Indécrottable optimiste, tout en poursuivant une lutte énergique contre le sommeil qui m’envahit, j’ajuste ma montre à l’heure australienne, dans l’espoir fugace de minimiser un important décalage horaire à l’approche de mon 66anniversaire.

Si rallier Nouméa devient impossible dans les temps prévus, à cause d’un délai inopiné à Dallas, je patienterai un peu plus longtemps en Australie, point final. C’est la vie ! Inutile d’en faire tout un plat.

Depuis l’annonce du capitaine, une pensée fugace me turlupine. Pourvu qu’il n’exige pas l’évacuation du gros oiseau à la lumière brulée ! Passé minuit, heure de Montréal, et après une longue attente à bord de cet Airbus 380-800 le capitaine reprend la parole et ordonne sobrement de quitter tempo- rairement l’avion. Il semble maintenant inéluctable que je ne parviendrai pas à Nouméa dans les temps prescrits.

Pas de doute, même au XXIe siècle, la maintenance des mastodontes volants demeure problématique. L’impact de cette insignifiante déficience technique affecte environ trois cents voyageurs, sans compter la bavure sur la réputation d’une compagnie aérienne incapable de maîtriser la plus récente technologie disponible pour l’entretien préventif de ses appareils volants.

Dans la nuit texane un avion avarié vomi sa cargaison humaine L’écho du grand hall déforme les discussions d’inconnus affligés Dans le brouhaha général une voix d’outre-tombe s’exprime par bribes J’en manque la moitié et crois difficilement le peu que j’entends

L’avatar de ce voyage devient une course à obstacles inscrite dans la durée Au mépris des jours et des nuits américaines australiennes calédoniennes

De retour sur le plancher des vaches ou plus exactement dans un vaste hall de DFW bâti au moins 10 m au-dessus du sol texan, bien malin celui d’entre nous qui peut prédire la suite des choses ? Le scénario optimiste implique une autre heure

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d’attente, un réembarquement en pleine nuit et un départ avec 4 heures de retard sur l’horaire initial. Hélas, ça va de mal en pis ! Le vol Qantas Airlines 008 cloué au sol ne quittera pas le Texas avant plusieurs heures.

Assurément, cette première année de retraite me trouve encore bien agité, à preuve ce périple rocambolesque qui alourdit mes paupières et me courbe le dos.

En guise de prix de consolation, alors que je m’apprêtais à passer la nuit à 10 km d’altitude, recroquevillé dans un fauteuil à bascule, je dormirai au Marriott Addison, hôtel banal d’une localité satellite, intégrée à la mégalopole qui regroupe l’impressionnante constellation urbaine étalée entre Forth Worth et Dallas.

À 5 heures du matin, heure de Montréal, ce voyage aérien se transforme en course effrénée en taxi vers cet hôtel inconnu.

La longue balade à grande vitesse sur les voies rapides désertes qui sillonnent la prairie texane au départ de l’aéroport DFW coûte la coquette somme de 70 $ US. Ainsi se termine cette interminable journée, pleine de rebondissements tous plus frustrants les uns que les autres.

Apaisé et confortablement allongé dans la chambre 767 de l’hôtel Marriott Addison, je vois finalement venir l’heure du repos, aux frais de Qantas Airlines. Demain, si tout rentre en ordre, ce voyage reprendra avec 24 heures de décalage.

Dallas, alas, you make me shit !

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4 Val-d’Or, le 19 août

Ces derniers temps, mes petits-enfants ont répandu leurs cris de joie au chalet de Dubuisson. Leur enseigner les rudiments du baseball au lac Lemoyne pendant une semaine fut un plaisir aussi grand qu’à l’époque où je faisais de même pour Jean-Guillaume et Olivier, dans un parc donnant sur la rue Jacques-Cartier, à St-Jean-sur-le-Richelieu. En ce temps-là, Jade, aujourd’hui trentenaire, était encore au berceau, fort occupée à percer ses dents de lait.

Immédiatement après le départ de Noa et de Yoan, une ambitieuse tournée automobile m’a mené tout d’abord à Québec. Hébergé une nuit chez Jean C., j’ai tout d’abord rallié St-Irénée pour visiter Jade. Puis, j’ai poursuivi jusqu’à Granby, où quelques jours additionnels furent consacrés à prendre soin de Claire, souffrante et de plus en plus désespérée.

Ce matin, je déjeune seul dans la pièce du Nord, séjour de prédilection au chalet de Dubuisson. Tuong Vi est au travail depuis 6 h 30 et il fait trop beau pour descendre m’enfermer au bureau du sous-sol. J’aimerais plutôt sortir au grand air, aller faire des courses, concevoir une nouvelle collection d’épées en bois ou préparer un feu de camp pour remplacer celui consommé hier, à la tombée du jour. Finalement, le temps passe doucement à sélectionner avec circonspection une petite pile de vêtements de voyage.

Bientôt, je franchirai terres étrangères et océan hostile à la rencontre d’inconnus, à qui donner conseils et conférences. De nouveau seul avec moi-même, j’irai découvrir une île minière du bout du monde, très loin de la famille, des amis et d’une exigeante et réconfortante vie de couple auprès de la compagne de mes jours depuis bientôt 20 ans.

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Le démarrage de ce nouveau projet de retraite approche rapidement. Précautionneux, je constate en vérifiant les documents indispensables à ce voyage outre-mer qu’une signature importante manque à l’entente à conclure avec l’Institut national des mines. Pallier à cette lacune nécessite une visite impromptue à Val-d’Or, prétexte à un bref arrêt à la maison des Plaines où Tuong Vi assure à distance la garde du Département d’obstétrique tout en magasinant en ligne.

De retour à Dubuisson, avaler un sandwich à grosses bouchées, en écoutant le clapotis des vagues, douce musique émergeant de la plage sablonneuse qui s’étire devant mes yeux réjouis, met de la joie dans mon coeur. Ce n’est que tardivement que je descends au bureau du sous-sol, un café fumant à la main, enfin déterminé à classer la paperasse accumulée et à payer des comptes, morne activité sans fin.

Plus que deux jours avant l’envol à destination du Caillou, territoire français d’outre-mer qui vibre au rythme d’aspirations identitaires en pleine mouvance. J’ignore presque tout de cette juridiction minière australe. Par conséquent, les sujets d’ap- préhension ne manquent pas. Occasionnellement, ils éclipsent la perspective des mirobolantes découvertes associées à ce déplacement aux confins du Pacifique Sud. La démarche elle-même sous l’égide de la géologie sociale est intéressante mais semée d’embûches. À ce stade, les résultats du projet qui débute demeurent imprévisibles et rien ne garantit l’issue favorable de cette mission.

D’autres soucis beaucoup plus personnels assombrissent également mon humeur. Penser à Olivier nourrit une angoisse perpétuelle. Jade passe un été ardu malgré le paysage enchanteur de Charlevoix et la musique classique distillée à toute heure du jour sur le terrain de l’élégant Domaine Forget où elle travaille. Toutefois, c’est surtout la santé déclinante de

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L’expérience encore récente de la retraite m’amène vers de nouvelles réalisations, tel ce voyage en Nouvelle-Calédonie.

Pourtant, j’ai encore du mal à décrocher du rythme quotidien, propre au travailleur. Je renonce encore à reculons à la vision rassurante à laquelle je suis habitué qui fixe des objectifs, des échéances et impose l’atteinte de résultats mesurables, une démarche éprouvée qui garantit la cohérence des actions professionnelles.

Désormais jeune retraité, je multiplie les activités ponctuelles qui occupent les heures, les jours et les semaines, les mois et bientôt les années. Cependant à ma grande stupeur, force est de constater qu’une activité fébrile ne suffit pas. L’absence de vision globale se traduit par une perte de sens. Tonnerre de Brest ! Est-il possible de concevoir un plan stratégique pour retraité ?

Mon défunt père, alors beaucoup plus jeune que je le suis aujourd’hui, fut confronté lui-aussi au besoin viscéral de donner un sens à sa vie. J’en veux pour preuve la pensée suivante qu’il confiait à son journal intime le 8 mars 1959, à l’âge de trente ans, alors qu’il entamait une retraite à l’abbaye de St-Benoît du Lac :

— Je trace un programme de vie que je veux suivre…

J’ai déjà vécu la moitié de mon existence, peut-être plus, et j’en suis encore aux fondations. Je demande à Dieu que cette pauvre retraite serve de début à l’édification de ma cathédrale et qu’elle s’élève vers lui, simple et pieuse, comme l’œuvre d’un artisan. 

La quête de sens reste d’actualité pour tous et à toutes les époques mais contrairement à Jean, je ne cherche pas une réponse dans la religion, plutôt dans la philosophie, mère de toutes les sciences.

Sombrant dans un spleen engourdissant, j’évoque, pour me changer les idées, l’image du gros crapaud léthargique observé récemment sous mon canot de chasse, renversé à l’orée de

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la forêt. Les crocs d’une jeune couleuvre verte s’enfonçaient dans sa cuisse. Les deux protagonistes, unis par cette morsure cruelle, demeuraient immobiles, lui dépourvu de tout moyen de défense, elle se demandant comment faire pour avaler une proie beaucoup trop grosse pour sa petite taille. Mon intrusion a fait fuir la couleuvre. Peu après, le crapaud, remis de ses émotions, reprit sa vie contemplative de batracien.

Dans le même registre des évocations animalières, hier soir, un aigle à tête blanche a survolé un instant, ailes déployées, le lieu exact de notre souper chez des amis. Si jamais ma route croise à nouveau celle de cet oiseau majestueux, au retour de la Nouvelle-Calédonie ou plus tard, je saurai le reconnaître, car une longue plume de vol manque à son aile droite.

La maison forestière où habitent nos deux amis Steve B. et Louise V., médecins et collègues de longue date de Tuong Vi, est située sur la rive est du lac Blouin. Bien dégagé, ce havre de paix construit sur un site escarpé offre, à répétition, le spectacle toujours renouvelé de magnifiques couchers de soleil.

Steve, né et élevé en Nouvelle-Angleterre, est le seul mortel que je connaisse qui a abandonné sa citoyenneté américaine pour devenir canadien. Nous avons le même âge, la même taille et il est un peu artiste, peintre et musicien. Nous partageons également un certain goût pour la philosophie. Aussi avons-nous souri de concert en observant ce pygargue profiler sa stature imposante dans le ciel au-dessus de nos têtes. Ça nous a semblé de bon augure.

Pendant le repas qui fut un autre temps fort de cette rencontre amicale, j’ai profité d’une pause dans les discussions médicales entre Tuong Vi et ses éminents collègues pour partager mes réflexions récentes sur la recherche d’harmonie et de sens lors du passage à la retraite. Steve m’a alors demandé :

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— Le I Ching ! Pas vraiment, non.

— Je sais construire les hexagrammes auxquels réfère le Livre des mutations. Si tu veux, je peux le faire pour toi.

— Pourquoi pas ? Je connais le I Ching pour en avoir entendu parler sans plus. Je n’y ai jamais eu recours, mais ça pourrait être une bonne idée.

— On le fait alors.

— Ok Steve, on le fait.

Après l’augure favorable attribué au survol d’un aigle à tête blanche, cette proposition idoine m’a semblé une excellente idée. J’ai vraiment pris plaisir à cet exercice de divination basé sur un rituel millénaire qui remonte à l’antiquité chinoise, à l’époque de Lao Tseu et des royaumes combattants.

J’avoue aussi bien humblement avoir ressenti de l’apaisement en prenant connaissance des commentaires accompagnant les hexagrammes 48 et 40 sélectionnés avec le soutien de Steve parmi les 64 possibilités du I Ching. Ces deux hexagrammes réfèrent à des thèmes distincts, l’Eau pure tirée du puits et la Délivrance. Dans le contexte actuel de ma quête du sens à donner aux actions de tous les jours, la pertinence des commentaires du Livre des mutations ne manque pas d’étonner.

La retraite est souvent attendue avec impatience comme une délivrance, une source de paix intérieure. Chaque instant de la nouvelle vie du retraité devient alors privilégié dans la mesure où ces moments sont dédiés à des actions de première importance, en lien avec quelques valeurs fondamentales largement partagées par la communauté humaine : la famille, l’amitié et le respect de la vie qui est une forme épanouie de l’amour. La retraite vécue dans cette perspective nourrit la paix intérieure aux fruits d’une sélection harmonieuse des actions de tous les jours. Actuellement, le chemin menant à la délivrance me semble encore long et parsemé d’embûches.

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Les commentaires associés à l’hexagramme de l’Eau pure tirée du puits enrichissent ma réflexion, car je me sens directement concerné. Nécessaire à la vie, l’eau représente la connaissance, le savoir-faire et le savoir-être qui ensemble orientent le destin de l’espèce humaine, plus complexe d’une génération à la suivante. La personne nouvellement retraitée qui détient une parcelle de cette connaissance est comme un puits regorgeant d’eau pure. Elle a le devoir de partager ce trésor. À contrario, le garder par devers elle serait un gaspillage de richesse, générateur de frustration et d’ennuis. La retraite peut favoriser ce partage d’expertise sous plusieurs formes, enseignement, coaching, conférences, mentorat, recherche, rédaction et diffusion. C’est exactement ce que je compte faire en Nouvelle-Calédonie.

En conclusion, ma quête actuelle de paix intérieure passe sans doute par un dosage mieux équilibré entre des activités de transfert de connaissance et celles d’un autre ordre, plus personnelles et familiales.

5 Dallas, Texas, le 23 août

Quelque part le long d’une autoroute entre Forth Worth et Dallas, je suis saisi impérativement, tel le commissaire Montalbano sortant de «  Chez Enzo  », d’une incontrôlable envie de sortir marcher au grand air. Ce midi, au restaurant de l’hôtel Marriott Addison, j’ai échangé un coupon-repas de 25  $ US, gracieuseté de Qantas Airlines, contre un énorme burger et un café géant. Maintenant, une promenade digestive

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Dans ce décor ubuesque de buildings modernes resplen- dissant sous un soleil de plomb, entourés de stationnements spacieux eux-mêmes ceinturés de larges avenues se déployant à perte de vue, dénicher une destination pédestre de proximité fait appel à la pensée magique. Aucun trottoir en vue ni âme qui vive. Les citoyens fantomatiques d’Addison se déplacent discrètement dans des véhicules climatisés aux vitres teintées et le concept de sentier piétonnier relève de l’utopie.

La piscine extérieure de l’hôtel, où grillent joliment les fesses brunes de cowgirls en petite tenue, est elle-aussi encastrée dans un environnement entièrement cimenté, aux couleurs pastel et décoré de plantes tropicales charnues, mais artificielles.

Désespéré, une ultime exploration virtuelle du secteur par Google View confirme l’évidence  : un terrain de golf privé appartenant peut-être à un président millionnaire représente le seul espace vert dans un rayon de plusieurs kilomètres.

La promenade digestive tant espérée, réduite comme peau de chagrin à un petit tour de stationnement au fumet d’asphalte surchauffé, me ramène vite dans la chambre 767 à ma disposition jusqu’à 17 h. Étonnamment, un voyant lumineux indique que quelqu’un tente de me contacter. Le message électronique transmet un numéro de téléphone à composer de toute urgence pour rejoindre la compagnie aérienne et confirmer l’enregistrement sur le vol de ce soir vers Sydney.

Après cet important coup de fil et ayant peu dormi la nuit dernière, je profite de la disposition tardive de cette chambre pour poser un autre geste stratégique capital, faire une sieste.

Submergé par la torpeur ambiante, je m’étends sans me déshabiller en spéculant vaguement sur la laborieuse digestion du burger dont j’ai partagé la photo sur Internet tellement sa taille gargantuesque impressionne.

Deux heures plus tard, un clairon pré-programmé sonne une charge de cavalerie digne de RinTinTin. Après l’ultime vérification des bagages, je rejoins le hall où d’autres passagers somnolents se regroupent déjà, en route eux aussi pour Sydney

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sur les ailes de Qantas Airlines. Notre imposante cohorte nécessite le nolisement de deux autobus à destination de DFW.

Voilà enfin une bonne nouvelle qui permettra l’économie d’une seconde balade en taxi à tombeau ouvert et en lançant l’argent par les fenêtres.

En attendant le départ imminent de ce groupe hétéroclite de voyageurs désabusés auquel j’appartiens un peu malgré moi, le mari de Sharon, un birman anglais devenu récemment australien, m’offre une Stella Artois. La courte discussion qui s’ensuit porte essentiellement sur son frère canadien qui se meurt du cancer à Toronto. Ces gens sont de parfaits étrangers pour moi. Cependant, la nuit dernière j’ai partagé un taxi avec eux dans un contexte de rareté des transports nocturnes et, comme j’ai réglé la douloureuse, ils se sentent sans doute redevables.

De retour à DFW, attablé au second étage du Flying Saucer, restaurant paisible situé entre les portes 1 et 20 du terminal D, je m’interroge sur l’heure exacte du départ. Ce n’est que beaucoup plus tard que je comprendrai la confusion qui m’habite. Elle découle d’un fait inhabituel. Exceptionnellement, deux vols de Qantas Airlines partent ce soir vers Sydney à une heure d’intervalle. En cet instant, je n’ai pas bien compris l’importance de ce détail. La musique des Beatles en toile de fond, la fraîcheur d’une Blonde Ale givrée à portée de mes lèvres ravive un vieux souvenir texan, une scène d’un autre âge.

Il y a plus de 40 ans, un bon samaritain motorisé est venu en aide sans raison apparente au juif errant que j’incarnais sans doute à ses yeux. Il m’a offert un lift sur le pouce en pleine nuit alors que je marchais, innocent et paumé, sur l’accotement d’une autoroute urbaine du voisinage, peut-être une de celles où j’ai roulé en taxi la nuit dernière. Ce type dont je n’ai pas retenu le nom m’a aussi proposé une Lone Star servie dans un bock

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un tremblement de terre. Mes ressources monétaires limitées n’autorisaient qu’un seul repas par jour. Cette Lone Star m’a longtemps semblé la meilleure bière au monde.

En sortant de cette rêverie éveillée, je reporte mon attention sur le Fish’s Chips apparu devant moi et garde un œil ouvert sur le quai d’embarquement du vol Qantas Airlines 008 à destination de l’Australie. Les Beatles se sont tus. Désormais, c’est sur un air de salsa mexicaine que les passagers vers Madrid sont appelés en anglais et en espagnol à se présenter au quai adjacent à celui que je surveille attentivement.

Pendant que je cogite encore sur les embûches et sur un potentiel trajet alternatif à ce déplacement vers la Nouvelle- Calédonie passe lentement le parfait sosie d’une ancienne employée de l’Institut national des mines, grande, blonde, souriante. Étonnante ressemblance.

Depuis mon arrivée aux USA, l’application What’sapp facilite les échanges réguliers avec Tuong Vi. Nous l’utilisons pour garder un contact visuel et échanger des nouvelles concernant les travaux entrepris de toute urgence à Dubuisson. À la suite d’un dégât d’eau, aussitôt constatée une contamination aux champignons, une grande partie du plancher du sous-sol a été arraché. Puis, un malheur ne venant jamais seul, Tuong Vi m’annonce que la salle de bain devra être refaite complètement.

Ce chantier dont la mise en branle coïncide avec mon départ s’inscrira certainement dans la durée. Je prendrai le relais à mon retour, pendant la nouvelle saison qui frappe déjà aux portes de l’Abitibi.

Dans l’immédiat, seul et anonyme au milieu d’une foule bigarrée, plonger dans une relecture des enquêtes d’Hercule Poirot apporte un certain réconfort. Au rythme auquel cette lecture avance, je manquerai bientôt de pitance romanesque.

Il y a fort à parier que cet exemplaire d’Agatha Christie ne quittera pas le Texas.

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Pendant cette longue, trop longue attente, je rêve de fouler à longues enjambées le sol australien. Je me vois courir en toute hâte et saisir au vol une ultime correspondance aérienne, celle qui permettra finalement de rallier Nouméa, mais arriverais-je seulement à quitter le Texas où je m’incruste un peu plus chaque minute ? Définitivement, se rendre en Nouvelle-Calédonie, ce n’est pas de la tarte.

Une autre pensée sournoise infiltre aussi mon esprit vagabond. Suis-je encore capable de m’émerveiller de la beauté du monde ? Les splendeurs de la Nouvelle-Calédonie et ses habitants encore dépourvus de visage deviendront-ils pour moi autre chose que des décors et des personnages de théâtre ? Vivement le passage au premier acte pour faire taire ce démon, mille milliards de mille sabords !

6 Pierrefonds, le 21 août

Maintenant installé à Pierrefonds à quelques kilomètres de YUL, j’ai le sentiment que c’est ici, dans le jardin de ma sœur Isabelle, rue des Cageux à la saison des concombres, que commence vraiment ce long périple austral. Demain, à la même heure, je serai déjà à Dallas, dans l’attente d’un autre trajet aérien, très long celui-là, à destination de l’Australie. Puis, une autre envolée sera également nécessaire pour rejoindre finalement Nouméa, capitale d’un territoire français d’outre-mer à consonnance polynésienne. À un certain moment, en quelque part le long de ce trajet qui franchit la ligne des jours, je fêterai silencieusement mon anniversaire de naissance.

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des travaux de restauration rendus nécessaires à la suite du gonflement d’un plancher par des eaux d’origine suspecte.

Pour l’instant, l’explication la plus vraisemblable semble une fuite provenant de la douche située au sous-sol. Cet aléa de la vie domestique démontre encore une fois que le sentiment de bien-être associé à la jouissance d’une propriété privée alterne souvent avec des tracas, générateurs de stress. Dans ce cas spécifique, la perspective de superviser un chantier toute seule pendant mon absence n’enchante guère ma compagne.

Hier, en sortant de YUL en provenance de l’Abitibi, la première étape de ce voyage au bout du monde accomplie sans trop de peine, Anne-Marie m’attendait en automobile au débarcadère assombri par la pluie et la tombée du jour. Quelques minutes plus tard, nous étions chez Isabelle, rue des Cageux, où ma nièce Véronique présentait officiellement son nouvel amoureux à sa mère, sa sœur ainée et son vieil oncle maternel.

Le nouveau venu ayant reçu l’approbation générale, le repas du soir, composé de lasagne et de salade verte arrosées de vin rouge, s’est déroulé dans une ambiance sereine et détendue.

Une ombre de tristesse s’invita dans la discussion lorsqu’elle prit le tournant éminemment prévisible des actualités familiales, au premier plan desquelles figure la précarité de la santé de Claire. Lorsque je reviendrai dans 17 jours, sera-t-elle encore de ce monde?

Ce matin, au réveil, les trombes d’eau déversées d’un ciel plombé cèdent la place à l’action bienfaitrice du soleil estival.

La pluie abondante des derniers jours, transmuée en vapeur brumeuse, laisse bientôt la place à Galarneau, qui brille de tous ses feux. Les légumes citadins cultivés par Isabelle gonflent à vue d’œil, profitant sans réserve de l’humidité ambiante, typique de l’archipel montréalais. Malgré l’invasion progressive de la cité devenue métropole, ce terroir considéré depuis le début de la colonisation française comme excellent pour l’agriculture déborde encore de générosité. Manifestement, cette ville est installée dans une campagne au terreau fertile, toujours propice aux cultures maraîchères.

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Quelques heures plus tard, en arrivant à YUL, le premier geste à poser pour me rendre à Dallas consiste à déposer un passeport valide au comptoir d’enregistrement d’Air Canada. J’y apprends alors que cette condition, bien que nécessaire, n’est pas suffisante. Un visa d’entrée pour l’Australie est également exigé des voyageurs en transit.

À mon grand désarroi, l’agence de voyage d’Amos à laquelle j’ai confié la planification d’un itinéraire optimal n’a jamais évoqué cette contrainte. Heureusement, la préposée souriante au comptoir d’Air Canada me tire du pétrin en expliquant gentiment comment joindre le site Internet australien émetteur de visas électroniques.

La manœuvre numérique accomplie avec succès, le vieux monsieur agité que je suis devenu attend anxieusement le courriel confirmant l’émission de ce visa. L’attente me semble interminable. Au signal sonore signalant la réception de ce courriel, à nouveau confiant dans ma bonne étoile, je prends aussitôt un air roublard, coupe la file d’attente et rejoint Helena.

Toujours souriante, elle complète l’enregistrement et imprime mes cartes d’embarquement, étape préalable au dépôt des bagages et au passage de la douane américaine. Chère Helena, je retiendrai ton prénom jusqu’à la fin de mes jours !

Avaler un sandwich insipide permet ensuite de relâcher quelque peu la tension nerveuse qui m’étouffe. Pendant ce temps à Dubuisson, Raynald a défait une grande partie du plancher flottant indûment gonflé et découvert la source du problème. La fuite provient effectivement du renvoi d’eau de la douche adjacente dont la construction remonte à Mathusalem ou même avant.

Tuong Vi, aux prises avec cette délicate situation alors que je m’apprête à quitter le Québec, m’offre tout de même un joli

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de la catégorie suivante pour rejoindre le siège 15C d’un Embrauer 175, perpétuel concurrent brésilien de Bombardier.

En définitive, ce voyage international se glisse comme un intermède au milieu de soucis familiers qui tournent autour de la santé précaire de ma mère, d’une désagréable vacuité entre deux mondes pour ma fille et de rénovations imprévues au lac Lemoyne. Il ajoute aussi une charge émotive additionnelle sur mes épaules de retraité actif en quête de sens et, je dois bien l’admettre, d’émotions fortes.

7 Sydney, Australie, le 24 août

Minuit ! Le vol Qantas Airlines 008 prend enfin son envol dans une nuit polluée par la lumière incandescente d’une mégalopole texane tentaculaire. Le hurlement et la turbulence générés par la poussée des moteurs indiquent que le gros avion grimpe encore, cherchant son altitude de croisière qui frôlera bientôt les 10 km.

À quelques minutes près, je manquais ce départ tant attendu.

Fourvoyé dans l’élaboration cérébrale d’un hypothétique récit d’aventures, j’attendais, bien calé dans un fauteuil en face du mauvais quai d’embarquement. À l’appel de mon nom, étonné de l’accueil glacial de l’équipage, je comprends finalement ma méprise. Il y avait deux vols ce soir. Pauvre de moi, dernier passager à monter à bord du premier vol, j’attendais le second ! Après toutes ces tergiversations, c’eût été le comble. À l’appel de mon nom, l’esprit préoccupé par l’élaboration d’un éventuel récit consacré à la géologie du Nunavik, j’ai tout de même réagi correctement.

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La géologie du Nunavik, une épopée nordique.

Ce récit, à peine ébauché, combine et juxtapose deux histoires  : l’élaboration méthodique de nouvelles cartes géologiques couvrant la totalité du territoire du Nunavik et le cheminement personnel du géologue chargé de la supervision de ces activités dans le Nord. Ce scénario met en lumière la grande importance accordée à la formation de la relève francophone. Il valorise aussi la collaboration scientifique nationale et internationale et accrédite certaines péripéties singulières vécues sur une période de 5 ans par les principaux protagonistes.

Cocasses, ces incidents parfois hasardeux mettent en lumière l’importance de la solidarité pour survivre, même en été, dans le milieu hostile et isolé du Nunavik. Une anecdote parmi d’autres, comment retourner à Montréal depuis Povungnituk sur le pouce ? Étant donné l’absence de route, ça semble utopique. Et pourtant !

En raison de forts bruits ambiants, les consignes qui sortent des haut-parleurs sur fond de discussions croisées entre des centaines d’adeptes de langues étrangères me parviennent comme des sons dissonants. Affligé d’une ouïe partiellement déficiente, je devrai sans doute me résoudre, un de ces jours, à porter une prothèse. Pour le moment, j’ai échappé au pire et me voici installé à côté d’une jeune passagère à la chevelure d’or. Elle sourit, se tait, ce qui est plus que je ne saurais espérer, et, une énorme paire d’écouteurs sur les oreilles, elle s’immerge littéralement dans un gros téléphone cellulaire dont l’écran diffuse un spectacle endiablé de musique et de danse.

Une heure plus tard, je veille encore, espérant faciliter ainsi la transition vers le biorythme austral qui m’attend à l’arrivée.

L’agent de bord australien, toujours blond aux dents blanches, propose alors un repas chaud qui, en plus de sustenter l’estomac, favorisera lui-aussi ce nécessaire ajustement d’horaire occasionné par un exigeant déplacement intercontinental.

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Une ambition nordique.

Au début de cette histoire, le principal protagoniste est un géologue temporairement sans domicile fixe à la suite d’un récent divorce avec la mère de ses trois enfants. Ce quadragénaire en rupture avec son passé devient alors gestionnaire par nécessité. Assigné en région nordique, il supervise pendant plusieurs années les équipes de cartographie déployées au Nunavik et sur le territoire de la Baie James. Consolidant au passage la collaboration scientifique avec ses homologues fédéraux, ontariens et terre-neuviens, il développe, en parallèle, les interventions nordiques de ses équipes géologiques et leurs connaissances des cultures crie et inuite. Le temps s’écoule.

Progressivement, le territoire de la Baie James passe sous le contrôle du Grand Conseil des Cris. Il porte dorénavant le nom d’Eeyou Itschee.

D’une année à l’autre, les échanges avec les gens d’Eeyou Itschee se raffinent au même rythme que s’élabore une carte géologique de plus en plus précise et attrayante pour l’exploration minière. De nouvelles amitiés se nouent autour de projets communs avec des entrepreneurs devenus des amis, Jack Blacksmith, Alfred Loon, James McLeod, Matthew Coon Come, Reggy Mark et son fils Rodney.

Dans sa vie privée, ce protagoniste tisse aussi des liens puissants avec une nouvelle conjointe d’origine vietnamienne, une  «  juive jaune  » rencontrée en Abitibi. Visiter sa famille, une diaspora répartie sur la planète entière, devient alors prétexte à de nombreux voyages, notamment en Asie. Éventuellement, fort d’une expertise unique et consolidée par de multiples partenariats nationaux et internationaux, il accueille de plus en plus de délégations géologiques étrangères de passage au Québec et participe à des missions gouvernementales. Au cours d’un congrès annuel incontournable au Château Frontenac, le premier ministre annonce sa nomination au poste de sous-ministre associé aux mines. Quatorze années se sont écoulées depuis l’arrivée discrète à Val-d’Or d’un géologue des Appalaches venu occuper le poste de Chef du Service géologique du nord-ouest.

Après avoir consacré trop de temps à rédiger ce scénario d’un récit que je n’écrirai sans doute jamais, j’ai beaucoup dormi. Complètement assommé par trois comprimés de

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Benadril avalés en séquence sur une période d’une heure, je me réveille trois heures avant d’atterrir à Sydney. Aussitôt, le surfer aux cheveux blonds et aux dents blanches m’apporte un petit- déjeuner composé de produits australiens. En le dévorant, je réalise que le souvenir de Dallas s’estompe déjà dans le fragment de ciel bleu qui se profile au hublot de ma voisine.

Trois heures de vol, une misère ! À l’atterrissage, le tarmac regorge de pluie. J’y accorde peu d’importance car le temps presse. La correspondance pour Nouméa est imminente. Une course folle s’engage alors dans les couloirs et les escaliers roulants d’un aéroport australien que je reconnais vaguement pour y être passé deux ans plus tôt. J’ai l’impression de rajeunir, coupant les files d‘attente un petit sac à l’épaule et me dirigeant au jugé vers le quai d’embarquement du vol Qantas Airlines 091, qui assure la liaison avec Nouméa.

Lorsque j’atteins finalement ma destination, après avoir franchi tous les contrôles en priorité rush, il ne reste que 5 minutes avant l’embarquement dans un appareil beaucoup plus modeste que le mastodonte étagé où j’ai passé trop de temps ces derniers jours.

Installé au siège 14C en plein centre de ce Boeing 737-800, sale, la gorge sèche et la barbe longue, assis à une sortie d’urgence, au coude à coude avec un couple de jeunes Français visiblement amoureux, je prends soudain conscience que j’ai maintenant 66 ans. J’étire les jambes et regarde enfin la pluie percuter les hublots pendant que le Boeing avance lentement.

Après ma récente course délirante, ce taxi à vitesse réduite vers la piste d’envol semble expressément destiné à retarder l’ultime envolée de ce voyage. Finalement, les moteurs grondent.

L’avion se cambre. Enfin, on décolle ! Je m’apprête à découvrir la Nouvelle-Calédonie.

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8 Montréal, le 8 septembre

À mes yeux fatigués d’avoir contemplé trop de paysages, ce jour de septembre célèbre un événement important  : le 41anniversaire de naissance de mon fils aîné.

Jean-Guillaume partage cette magnifique journée de congé avec sa femme et leurs deux beaux enfants, tandis que je déjeune seul au chic restaurant de l’ITHQ, rue St-Denis. En ce dimanche matin ensoleillé, le service est impeccable malgré ma tête affreuse, pas lavé, pas rasé et les traits tirés après 23 heures d’avion et 12 heures d’attente à Nouméa, Sydney et San Francisco, 3 aéroports éloignés les uns des autres par des milliers, voire des dizaines de milliers de kilomètres.

Une immense boucle sur le Pacifique est nouée et ce petit-déjeuner huppé en terre québécoise face au Square St-Louis proclame la fin heureuse d’une extraordinaire virée sur le Caillou calédonien. Me vient alors en tête une chanson de Richard Desjardins datant de la fin des années ‘90, « Y a rien qu’icitte qu’on est ben ».

J’ai peine à croire que le temps fuit à une vitesse aussi vertigineuse. Jean-Guillaume souffle aujourd’hui 41 bougies.

Satané bazar de fourbi de truc ! comme dirait le capitaine Haddock. Au réveil, le plus jeune de ses fils, un garnement, lui a servi sans broncher un café au lit et il n’a rien renversé, le sacripant.

Mon fils raconte aussi que Noa et Yoan se sont récemment illustrés au cours d’une partie de baseball, mettant en pratique les connaissances récentes acquises pendant leur camp d’en- traînement à Dubuisson. Les efforts du vieil homme, épuisé après deux manches, auront servi à quelque chose puisque les jeunes se sont démarqués face à leurs amis quelques semaines plus tard.

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Ça prenait quand même de l’imagination pour constituer deux équipes, lancer, frapper, recevoir, courir après la balle et remplir les buts avec seulement 2 joueurs et un moniteur ! J’en tire une certaine fierté et le subtil Jean-Guillaume le sait.

Le fils aîné rieur et imaginatif a beaucoup vieilli

Poupon frisé et joufflu devenu quadragénaire grisonnant Affligé d’un lumbago sa carrière au baseball achève Son père chamboulé par la marche du temps

Constate implacable et imperturbable mais avec stupeur Qu’après seulement deux manches il a la langue à terre

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Tuong Vi me rejoindra dans quelques heures. Elle a pris la route du sud aux aurores. Son arrivée imminente marquera la fin de mon célibat temporaire. J’anticipe déjà une vie de couple renouvelée, à la manière de la saison chaude qui doucement se métamorphose aux couleurs de l’été indien. Au cours des deux dernières semaines, Tuong Vi a supervisé d’importantes réparations à Dubuisson. De retour d’une folle escapade au bout du monde sur une ride océanique temporairement émergente, à mon tour maintenant de prendre la relève.

Tout près d’ici, Claire, de plus en plus souffrante, a délaissé pendant mon absence son beau logis granbyen de la Croisée de l’Est pour un modeste refuge bromontois, une chambre en demi-sous-sol qui pourrait devenir sa dernière demeure.

Prendre de ses nouvelles représente la priorité absolue.

Jade, sans adresse permanente pendant l’été qui s’achève, dépose finalement ses pénates en Outaouais. Ce déménagement hors de la métropole représente pour elle le début d’une nouvelle aventure professionnelle construite sur des bases universitaires différentes, psychologiques plutôt qu’artistiques.

D’une personne à l’autre, la recherche de sens prend des formes multiples, religieuses, philosophiques, psychologiques. Je la contacterai bientôt.

Un peu plus tard j’appellerai aussi ma sœur Isabelle mais auparavant j’ai rendez-vous à 10 heures avec Normand G., qui met à ma disposition un appartement de la rue Laval. Tuong Vi et moi y passerons les prochains jours avant de retourner à Val-d’Or. Au fil des ans et des aventures partagées, notamment un retour improbable à l’aéroport St-Hubert sur le pouce depuis Povungnituk, ce géologue et professeur à l’UQAM est devenu en 40 ans un ami solide comme le roc.

Pour le moment, je me repose à la fontaine du Square Saint-Louis. Elle murmure, définissant une zone de paix circonscrite au bruissement de l’eau vive. Tout autour se déploie un environnement urbain que je fréquentais déjà en 1973, jeune étudiant en mal de vivre, logé misérablement rue Drolet et nourri

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essentiellement à la draft de la taverne Cherrier. Ce dimanche matin me trouve assis sur un banc de parc scellé à une base en béton solidement ancrée face à la fontaine. J’observe sans me presser la danse céleste du soleil et des nuages. Elle alterne les jeux d’ombres et de lumière dans cette zone urbaine à l’abri de la virulence des activités citadines.

J’ai vécu tout près d’ici le temps d’une session universitaire dans une petite chambre où je fus malheureux comme une pierre.

Une pharmacie où je m’approvisionnais jadis a été remplacée par un restaurant crado. Les librairies, encore abondantes il y a peu, se font désormais plus rares et la taverne Cherrier s’est muée depuis longtemps en brasserie ouverte aux dames. Par contre, sa discrète porte arrière existe encore. Celle que j’ai empruntée à répétition, car elle donne sur la rue Drolet par une courte ruelle souvent encombrée de poubelles odorantes.

Depuis mon banc de parc, j’aperçois aussi la structure massive de l’ITHQ, à la fois école, hôtel et restaurant. De temps en temps, Tuong Vi et moi y passons la nuit. Jade pendant sa longue période montréalaise m’a donné rendez-vous à de multiples reprises à la sortie voisine du métro Sherbrooke.

Ce quartier de Montréal est celui que je connais le mieux.

Aujourd’hui encore il existe aux alentours du Square Saint-Louis quelques portes discrètes derrière lesquelles vivent des amis. Lan Vi, la jeune sœur de Tuong Vi, habite à proximité, rue Sherbrooke, dans l’immense bâtisse édifiée en pierres grises qui abrita longtemps des religieuses de la même couleur.

L’appartement de la rue Laval convient tout à fait à l’objectif vital fixé en ce jour par les exigences de la nature, me reposer.

À travers le feuillage dense d’un gros érable qui absorbe la lumière du soleil, quelques rayons percent la fenêtre principale.

Je me déplace lentement dans ce logement ombragé, à l’écoute

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Assez vite pourtant, après quelques coups de téléphone à droite et à gauche, une urgence familiale se dessine. Bientôt, la fratrie Marquis devra se réunir pour partager les biens de Claire, car notre mère ne reviendra plus à la Croisée de l’Est.

L’appartement qu’elle occupait fait déjà l’objet de convoitise.

Dispos, douché de frais et nourri convenablement j’entreprends l’ébauche d’une première liste d’inventaire des objets de ma mère. Livres, meubles, plantes, tableaux et sculptures, chaque élément ajouté à cette liste, incluant la vaisselle écornée et la coutellerie usée, remue des souvenirs chargés d’émotion.

Maintenant que mon récent voyage en Nouvelle-Calédonie s’est permuté en souvenirs, il faudra bientôt soumettre à l’UQAT une demande de remboursement des frais de séjour. Accomplir la tâche rébarbative qui consiste à compiler une pile de factures et à transformer une quantité astronomique de francs et quelques dollars US en monnaie canadienne me répugne.

Toutefois, l’incitatif monétaire viendra sans doute assez vite à bout de ma résistance, le montant de la réclamation étant significatif.

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9 Nouvelle-Calédonie, le 25 août

L’île est étroite. Allongée selon un axe nord-sud, la jeune chaîne montagneuse aux pics escarpés qui occupe toute la partie centrale semble prendre un bain de pieds dans l’eau du

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Descendu à l’aéroport international la Tontouta avec un retard de 24 heures, j’y suis accueilli chaleureusement par Didier G., ce qui facilite grandement mon arrivée en cette terre étrangère. Excellent chauffeur, Didier semble se divertir de mes questions tout en conduisant un véhicule tout terrain assez spacieux pour offrir un confort américain à 6 passagers.

Confortablement installé à l’avant de ce VUS beige, je prends contact avec la géographie locale, en serpentant le long de la route sinueuse qui mène à Nouméa. Analyser le paysage me fait rapidement oublier les affres d’un interminable déplacement aérien.

Conscient que ce retard d’une journée contribue à bousiller le repos dominical de Didier, je me sens d’autant plus redevable envers lui qu’il m’invite chez lui et improvise, avec l’aide de sa conjointe, un repas de fête servi en plein air, à la terrasse lumineuse de sa demeure édifiée sur les hauteurs de Nouméa.

Depuis la vaste terrasse en bois, extension naturelle d’une grande maison qui surplombe la Baie des Citrons, c’est en mangeant du thon cru accompagné de riz et de petites tomates que je découvre le lagon calédonien. Au loin, les brisants marqués par le jaillissement de panaches d’écume de mer protègent le Caillou de la fureur océane. Splendide !

Avec l’arrivée de Jean-Alain F. le triumvirat Mine du XXIe siècle se réunit pour la première fois. Chef de mission et professeur à l’École des mines de Paris, Jean-Alain a pris ses quartiers dans la chambre voisine à celle que j’occupe au troisième étage de l’hôtel Le Lagon, modeste établissement de 4 étages où nous sommes installés pour une semaine.

Prononcés à haute voix, les mots de passe du wifi de l’hôtel, pubazaurqa et kumezenazu vibrent d’une sonorité qui évoque une formule magique ou un chant guerrier polynésien. Je crois entendre battre les tambours dissimulés sous une frondaison tropicale pour accompagner cette mélodie kanake.

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Les dames préposées à la réception donnent vie aux peintures tahitiennes de Gauguin qui tapissent les murs de l’hôtel.

Dans leur plénitude, Rose de Lima Gahetau et son assistante, Sarah Atiti, veillent au bon fonctionnement de ce havre de paix dont l’entrée discrète donne sur la route de l’Anse Vata.

La mission qui débute sera consacrée à la découverte de la Nouvelle-Calédonie minière. Désormais bercé au rythme des jours d’un hiver chaleureux et encore sous le charme d’un accueil bienveillant, je me propose aussi de récupérer doucement d’un long déplacement intercontinental qui me laisse fourbu.

Ce soir, Jean-Alain et moi constatons, ébahis, les prix faramineux pratiqués par l’enfilade des restaurants alignés en bord de mer. Je ne comptais pas lésiner le soir de mon 66anniversaire. J’ai tout de même été médusé par l’addition de 5000 FP, en paiement d’une pointe de pizza, une bière et une bouteille d’eau. Ça correspond, grosso modo, a 75 $ CDN.

Ce repas servi en plein air et bercé par une brise marine soufflée depuis l’Anse Vata restera mémorable surtout à cause de son prix exorbitant. Toutefois, il permet aussi de briser la glace avec mon nouvel acolyte parisien.

De retour à l’hôtel Le Lagon, dès que j’ouvre la porte de la chambre 310, la fatigue a subitement raison de mon enthousiasme. Après avoir célébré pour la première fois mon anniversaire sous le Tropique du Capricorne, accablé par le décalage horaire et surpris par la tombée rapide de la nuit calédonienne, je somnole au point où me brosser les dents devient un lourd fardeau. Sans préavis, je m’écrase littéralement sur moi-même.

Ce voyage étire le temps comme un élastique. À 6 h 40, levé, douché et nourri, j’attends déjà mes deux collègues dans le hall, car l’horaire établi exige un démarrage sur les chapeaux de

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Une fois équipés d’une connexion wifi couvrant toute la région de Nouméa, Didier, Jean-Alain et moi rejoignons France B.

pour une rencontre matinale dans les bureaux du CNRT-Nickel, bailleur de fonds du projet Mine du XXIe siècle. France nous bombarde alors d’informations nouvelles ce qui nécessite une mise à jour de la planification initiale. À la fin de cette session de travail et après moult discussions, Jean-Alain appose finalement sa signature à l’entente négociée au préalable avec l’Institut national des mines du Québec.

En sortant des bureaux du CNRT-Nickel, j’ai désormais le bonheur de posséder une copie de la carte géologique nationale, document essentiel à tout géologue de terrain aguerri. À cette carte s’ajoute un atlas des latérites nickélifères calédoniennes et un guide utilisé pour le suivi de la restauration des sites inscrits au passif minier. L’étude de cette abondante documentation contribuera d’agréable façon à remplir les obligations de formation professionnelle exigées annuellement par l’Ordre des géologues du Québec.

Demain, la journée marquera le démarrage officiel de nos travaux. Elle sera consacrée à une autre série de rencontres, de conférences et de discussions sous l’égide du CNRT-Nickel et dans le cadre singulier de Nouméa, petite ville méditerranéenne transposée au cœur d’un captivant lagon polynésien. Dans cet éden néo-calédonien, les bougainvilliers et les flamboyants fleurissent l’hiver austral sans que personne n’y prête attention, sauf les rares nordistes de mon acabit, estomaqués par une profusion florale multicolore qui semble aller de soi pour les insulaires.

D’une réunion à l’autre, le portrait d’ensemble des intervenants miniers calédoniens se précise, l’envergure de leurs travaux également. La principale difficulté opérationnelle concerne spécifiquement l’efficacité des trois usines de trans- formation du minerai. Depuis déjà un certain temps, elles ne livrent pas les quantités de nickel nécessaires à la rentabilité des grosses entreprises minières que sont SLN, Koniambo et VALE-Goro. Notre projet parsemé d’embûches s’inscrit donc

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dans un contexte économique déficitaire, peu favorable à de nouveaux investissements dédiés à une automatisation accrue des opérations minières.

Didier connaît personnellement un grand nombre d’interve- nants économiques actifs dans ce pays. Ce midi, il nous introduit à Hamar C., directeur du Centre de formation technique et minière de la Nouvelle Calédonie (CFTMC). Pendant ce repas d’affaires, après les présentations d’usage, notre quatuor discute surtout de la formation des travailleurs  miniers, en particulier celle des camionneurs désignés très joliment comme des rouleurs de minerai.

Nous discutons de l’installation des capteurs qui contribuent à améliorer la maintenance des camions et autres équipements miniers. Nous évoquons aussi d’éventuels changements à l’offre de formation pour sensibiliser davantage les jeunes à l’importance de ces capteurs. Finalement, le café/dessert étant bu et avalé, nous convenons de reprendre ces discussions lors de la visite au CFTMC prévue en deuxième partie de mission.

Les échanges techniques de ce genre se multiplient avec plusieurs intervenants sélectionnés avec soin par un Didier immensément dévoué au projet. En filigrane, je perçois toutefois l’inconfort de certains d’entre eux. Ça reste confus, mais le contexte insulaire associé à un climat social turbulent colorent assurément les échanges, jalonnés de double sens et stigmatisés par les non-dits. De plus, la ville européenne de taille modeste semble transposée de peine et de misère dans une communauté polynésienne complexe et empreinte de forts régionalismes à saveur identitaire kanake.

En ce début de mission, je me consacre aussi au décryptage de mes nouveaux partenaires français. Calédonien d’adoption, Didier, familier et souriant, navigue avec aisance depuis déjà

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Auréolé du prestige associé à un poste de professeur à l’École des mines de Paris, Jean-Alain agit comme chef de mission.

Son sourire modeste est tout en nuances. D’un tempérament conciliant, il laisse venir les choses, ce qui introduit parfois de courts intervalles de flottement dans la conversation. Il nourrit la discussion d’idées nouvelles et propose des actions concrètes en ayant soin de ne pas brusquer son interlocuteur. Par pragmatisme et animé d’un réel souci d’efficacité, Jean-Alain favorise les positions de compromis. Ça me plaît beaucoup, même si ça m’apparaît atypique pour un éminent universitaire parisien.

Chaque jour, dès la tombée de la nuit, le décalage horaire avec l’Europe et l’Amérique se manifeste avec force. La chape de plomb qui m’enveloppe alors sans prévenir contraint à écourter les soirées oisives au bénéfice d’un lever hâtif, programmé en réponse aux attentes ambitieuses de notre projet.

Ce soir, Jean-Alain et moi sommes revenus à pied du bureau de Didier, désigné sous le curieux vocable d’ORE SARL. La nuit tropicale encore jeune mais d’un noir d’encre gêne la recherche d’un restaurant de proximité où il soit possible de manger sans se ruiner, tâche colossale à Nouméa où le moindre bouiboui affiche des prix dignes du Reine Élizabeth. Non seulement les repas du midi et du soir coûtent une fortune mais parfois, à l’improviste et sans crier gare, le système électronique de paiement par carte de crédit s’effondre pour cause de système de communication défaillant. L’argent comptant en francs Pacifique est alors d’un grand secours.

Le chapelet des jours de cette première semaine calédonienne s’égrène en réunions successives, minutieusement orchestrées selon un horaire rigoureux. Au préalable, un Didier inépuisable nous abreuve d’anecdotes qu’il enfile comme les perles polychromes à un collier de fleurs tropicales. Parfois, le midi ou le soir s’ajoute inopinément un rendez-vous dont le principal bénéfice marginal consiste à profiter d’un repas gratuit.

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Face à l’effervescence de Didier, intarissable lorsqu’il s’agit de discourir sur la mine calédonienne, Jean-Alain s’efforce de conserver le leadership de notre petit groupe. D’une journée à l’autre, il enrichit son discours technique sur notre sujet d’étude, la mine du XXIe siècle. Le transfert d’expertise du Québec vers la France est sur la bonne voie.

Le portrait d’ensemble de la situation économique des entreprises minières calédoniennes se précise lui-aussi. Les entreprises de petite taille, appelées ici les « petits mineurs », ont le nez collé sur leurs opérations quotidiennes. Elles produisent un minerai de ferro-nickel vendu tel quel aux « gros mineurs » ou alors exporté vers la Corée du Sud, le Japon et la Chine. Toutefois, l’essentiel de l’activité minière repose sur trois entreprises de classe mondiale, SLN, VALE-Goro et Koniambo.

Ces « gros mineurs » exploitent plusieurs mines. Ils disposent aussi d’usines de traitement du minerai réparties stratégi- quement sur le Caillou. Malheureusement, ces installations vieillissantes dans le cas de SLN ou alors récentes mais techno- logiquement immatures sont incapables d’opérer sur une base stable et continue. Les fréquents arrêts de production pour bris d’équipement me rappellent un cas analogue bien documenté, à Schefferville, où la performance d’une usine de traitement du minerai de fer n’est pas encore à la hauteur des investissements consentis au démarrage du projet.

En définitive, dans ce pays du bout du monde, les « petits mineurs » dégagent un modeste profit de la production d’un bon minerai de ferro-nickel. Par contre, les « gros mineurs », investis dans la transformation de ce minerai, mangent leurs bas, et ce, malgré un prix convenable et la proximité de l’insatiable marché asiatique.

En sus de rencontres, conférences et réunions multiples, notre mission repose également sur la visite de plusieurs sites

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y ajoute des spécificités locales avec lesquelles nous devons aussi nous familiariser  : les priorités et distances à respecter entre les véhicules, les limites de vitesse sur les pistes et les codes sonores avant les tirs d’explosifs.

Au rythme où nous accumulons ces visites, une séance d’induction réussie préalable à l’autorisation d’accès à chaque mine me semble nettement excessif. Néanmoins, je consacre ce samedi matin à compléter par Internet, depuis ma chambre d’hôtel, l’induction qui sera exigée la semaine prochaine pour accéder au massif de Koniambo. Cette formation obligatoire est à l’image du propriétaire de la mine, l’entreprise suisse Glencore. C’est du solide.

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Après quatre heures de concentration, induction faite et réussie, je me permets enfin le luxe d’une promenade à la plage de l’Anse Vata. Située à quelques centaines de mètres de l’hôtel, cette plage offre sans frais le plaisir naïf qui consiste à se balader en prenant des photos d’oiseaux, en l’occurrence des mouettes de mer se disputant sur le sable, sous un palmier.

Sur le chemin du retour, la visite d’une galerie d’art primitif tenue par une famille vietnamienne complète cette distrayante mais trop courte sortie.

Quel symbole calédonien privilégier en guise de souvenir, une flèche de toit en bois de gaïac ou un gardien barbu ? Après une courte discussion avec la propriétaire, une dame de mon âge, je quitte cette galerie d’art polynésien avec une sculpture en bois sombre, venue des îles Salomon. Elle représente une raie pastenague (stingray) de la dimension de mes mains jointes.

Le regard inquisiteur de cette raie, souligné par un coquillage blanc, m’a séduit. J’ai aussi trouvé un dépliant explicatif de la présence vietnamienne en Nouvelle-Calédonie. Ça intéressera sûrement Tuong Vi. Je l’imagine déjà surfant sur Internet pour documenter davantage cette composante méconnue de l’histoire agitée de la diaspora annamite.

Décidément, cette journée de congé hebdomadaire ressemble drôlement à un jour de labeur. À peine revenu de la plage de l’Anse Vata, j’arpente à nouveau, mais en montant cette fois, la route pentue qui mène à la maison de Didier. Après souper, j’y donnerai une conférence sur la géologie du Québec sollicitée par Charlotte, une jeune employée d’ORE SARL, diplômée de l’École de terrain Abitibi. L’audience sera composée d’une douzaine de membres d’Amétiste, l’Association géologique calédonienne.

Didier avait transmis sa demande assez rapidement pour me permettre de recycler des diapos extraites de présentations antérieures. Ça date un peu, mais ils n’y verront que du feu.

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