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5 Dallas, Texas, le 23 août

Dans le document Tranches de vies. Robert Marquis (Page 22-26)

Quelque part le long d’une autoroute entre Forth Worth et Dallas, je suis saisi impérativement, tel le commissaire Montalbano sortant de «  Chez Enzo  », d’une incontrôlable envie de sortir marcher au grand air. Ce midi, au restaurant de l’hôtel Marriott Addison, j’ai échangé un coupon-repas de 25  $ US, gracieuseté de Qantas Airlines, contre un énorme burger et un café géant. Maintenant, une promenade digestive

Dans ce décor ubuesque de buildings modernes resplen-dissant sous un soleil de plomb, entourés de stationnements spacieux eux-mêmes ceinturés de larges avenues se déployant à perte de vue, dénicher une destination pédestre de proximité fait appel à la pensée magique. Aucun trottoir en vue ni âme qui vive. Les citoyens fantomatiques d’Addison se déplacent discrètement dans des véhicules climatisés aux vitres teintées et le concept de sentier piétonnier relève de l’utopie.

La piscine extérieure de l’hôtel, où grillent joliment les fesses brunes de cowgirls en petite tenue, est elle-aussi encastrée dans un environnement entièrement cimenté, aux couleurs pastel et décoré de plantes tropicales charnues, mais artificielles.

Désespéré, une ultime exploration virtuelle du secteur par Google View confirme l’évidence  : un terrain de golf privé appartenant peut-être à un président millionnaire représente le seul espace vert dans un rayon de plusieurs kilomètres.

La promenade digestive tant espérée, réduite comme peau de chagrin à un petit tour de stationnement au fumet d’asphalte surchauffé, me ramène vite dans la chambre 767 à ma disposition jusqu’à 17 h. Étonnamment, un voyant lumineux indique que quelqu’un tente de me contacter. Le message électronique transmet un numéro de téléphone à composer de toute urgence pour rejoindre la compagnie aérienne et confirmer l’enregistrement sur le vol de ce soir vers Sydney.

Après cet important coup de fil et ayant peu dormi la nuit dernière, je profite de la disposition tardive de cette chambre pour poser un autre geste stratégique capital, faire une sieste.

Submergé par la torpeur ambiante, je m’étends sans me déshabiller en spéculant vaguement sur la laborieuse digestion du burger dont j’ai partagé la photo sur Internet tellement sa taille gargantuesque impressionne.

Deux heures plus tard, un clairon pré-programmé sonne une charge de cavalerie digne de RinTinTin. Après l’ultime vérification des bagages, je rejoins le hall où d’autres passagers somnolents se regroupent déjà, en route eux aussi pour Sydney

sur les ailes de Qantas Airlines. Notre imposante cohorte nécessite le nolisement de deux autobus à destination de DFW.

Voilà enfin une bonne nouvelle qui permettra l’économie d’une seconde balade en taxi à tombeau ouvert et en lançant l’argent par les fenêtres.

En attendant le départ imminent de ce groupe hétéroclite de voyageurs désabusés auquel j’appartiens un peu malgré moi, le mari de Sharon, un birman anglais devenu récemment australien, m’offre une Stella Artois. La courte discussion qui s’ensuit porte essentiellement sur son frère canadien qui se meurt du cancer à Toronto. Ces gens sont de parfaits étrangers pour moi. Cependant, la nuit dernière j’ai partagé un taxi avec eux dans un contexte de rareté des transports nocturnes et, comme j’ai réglé la douloureuse, ils se sentent sans doute redevables.

De retour à DFW, attablé au second étage du Flying Saucer, restaurant paisible situé entre les portes 1 et 20 du terminal D, je m’interroge sur l’heure exacte du départ. Ce n’est que beaucoup plus tard que je comprendrai la confusion qui m’habite. Elle découle d’un fait inhabituel. Exceptionnellement, deux vols de Qantas Airlines partent ce soir vers Sydney à une heure d’intervalle. En cet instant, je n’ai pas bien compris l’importance de ce détail. La musique des Beatles en toile de fond, la fraîcheur d’une Blonde Ale givrée à portée de mes lèvres ravive un vieux souvenir texan, une scène d’un autre âge.

Il y a plus de 40 ans, un bon samaritain motorisé est venu en aide sans raison apparente au juif errant que j’incarnais sans doute à ses yeux. Il m’a offert un lift sur le pouce en pleine nuit alors que je marchais, innocent et paumé, sur l’accotement d’une autoroute urbaine du voisinage, peut-être une de celles où j’ai roulé en taxi la nuit dernière. Ce type dont je n’ai pas retenu le nom m’a aussi proposé une Lone Star servie dans un bock

un tremblement de terre. Mes ressources monétaires limitées n’autorisaient qu’un seul repas par jour. Cette Lone Star m’a longtemps semblé la meilleure bière au monde.

En sortant de cette rêverie éveillée, je reporte mon attention sur le Fish’s Chips apparu devant moi et garde un œil ouvert sur le quai d’embarquement du vol Qantas Airlines 008 à destination de l’Australie. Les Beatles se sont tus. Désormais, c’est sur un air de salsa mexicaine que les passagers vers Madrid sont appelés en anglais et en espagnol à se présenter au quai adjacent à celui que je surveille attentivement.

Pendant que je cogite encore sur les embûches et sur un potentiel trajet alternatif à ce déplacement vers la Nouvelle-Calédonie passe lentement le parfait sosie d’une ancienne employée de l’Institut national des mines, grande, blonde, souriante. Étonnante ressemblance.

Depuis mon arrivée aux USA, l’application What’sapp facilite les échanges réguliers avec Tuong Vi. Nous l’utilisons pour garder un contact visuel et échanger des nouvelles concernant les travaux entrepris de toute urgence à Dubuisson. À la suite d’un dégât d’eau, aussitôt constatée une contamination aux champignons, une grande partie du plancher du sous-sol a été arraché. Puis, un malheur ne venant jamais seul, Tuong Vi m’annonce que la salle de bain devra être refaite complètement.

Ce chantier dont la mise en branle coïncide avec mon départ s’inscrira certainement dans la durée. Je prendrai le relais à mon retour, pendant la nouvelle saison qui frappe déjà aux portes de l’Abitibi.

Dans l’immédiat, seul et anonyme au milieu d’une foule bigarrée, plonger dans une relecture des enquêtes d’Hercule Poirot apporte un certain réconfort. Au rythme auquel cette lecture avance, je manquerai bientôt de pitance romanesque.

Il y a fort à parier que cet exemplaire d’Agatha Christie ne quittera pas le Texas.

Pendant cette longue, trop longue attente, je rêve de fouler à longues enjambées le sol australien. Je me vois courir en toute hâte et saisir au vol une ultime correspondance aérienne, celle qui permettra finalement de rallier Nouméa, mais arriverais-je seulement à quitter le Texas où je m’incruste un peu plus chaque minute ? Définitivement, se rendre en Nouvelle-Calédonie, ce n’est pas de la tarte.

Une autre pensée sournoise infiltre aussi mon esprit vagabond. Suis-je encore capable de m’émerveiller de la beauté du monde ? Les splendeurs de la Nouvelle-Calédonie et ses habitants encore dépourvus de visage deviendront-ils pour moi autre chose que des décors et des personnages de théâtre ? Vivement le passage au premier acte pour faire taire ce démon, mille milliards de mille sabords !

Dans le document Tranches de vies. Robert Marquis (Page 22-26)