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Géographie Économie Société: Article pp.347-363 of Vol.7 n°4 (2005)

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Lavoisier

Géographie, Économie, Société 7 (2005) 347–363

Trajectoires territoriales et « empreinte » de l’histoire : le cas de Grasse et de la Ciotat

en région PACA

Territorial Dynamics and History « Imprint » : two French clusters in transition

in the South East Region

Ariel Mendez

a

*, Delphine Mercier

b

**

a Université de la Méditerranée, LEST CNRS UMR 6123, 35 avenue Jules Ferry, 13626 Aix en Provence

b LEST CNRS UMR 6123, 35 avenue Jules Ferry, 13626 Aix en Provence

Résumé

Ce papier présente les résultats d’une recherche menée sur les processus de transition ayant affecté dans les vingt-cinq dernières années quatre tissus productifs traditionnels de la région PACA.

Sur ces zones, l’apparition et le développement de l’activité avaient été historiquement liés à la pré- sence de ressources naturelles abondantes, spécifiques et intransférables car liées à la géographie du lieu. Dans le même temps, l’espace physique avait constitué la « matrice » d’un espace économique et social. Aujourd’hui, les ressources spécifiques ont changé de nature. Elles ne sont plus matérielles et liées au territoire physique, mais de plus en plus immatérielles et liées au territoire organisé. C’est cette transition que nous nous proposons d’analyser ici. La dématérialisation des ressources pertinen- tes entraîne un besoin de coopération accru des acteurs en présence (acteurs privés et publics), car

* Auteur correspondant.

Adresse e-mail : ariel.mendez@univmed.fr

** Auteur correspondant.

Adresse e-mail : delphine.mercier@univmed.fr

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leur création et leur mobilisation se déploient dans un espace collectif. Le fil qui a guidé notre réflexion a été celui de l’analyse des proximités, géographiques, organisationnelles, institutionnelles.

Dans le même temps, l’histoire est une dimension essentielle de la compréhension des processus de transition à l’œuvre. L’histoire dépose sur les territoires des empreintes physiques, sociales et cogni- tives, qui peuvent opérer soit comme des catalyseurs, soit comme des barrières, rendant la coopéra- tion inopérante.

© 2005 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Abstract

This paper presents the results of research into the processes of transition that have been at work over the past 25 years in two French clusters in the South East region. In these areas, the emergence and development of long term economic activity was rooted in the presence of abundant physical resources which used to be specific and almost non transferable because they were linked with geo- graphical characteristics. At the same time, the physical space constituted the “matrix” of the eco- nomic and social space. Today, the nature of the relevant resources has changed. They are no more material and associated with the physical space, but more and more immaterial and associated with the organised space. Our objective here is to analyse this transition, in particular, because this process of dematerialisation implies more cooperation between local, private or public, actors.

The unifying thread guiding our investigation was the analysis of proximities, whether they be geographical, organisational or institutional. But at the same time, history is critical to understand the way the transition is operating. History leaves physical, social and cognitive imprints on territories.

All these imprints are of crucial importance as they play as catalysts or as barriers for cooperation.

© 2005 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Mots clés : Territoires, Proximité ; Trajectoire ; Histoire ; Ressources spécifiques.

Keywords: Territories; Proximity; Trajectory; History; Specific resources.

Introduction

Ces dernières années ont vu le renouveau des questions associées à l’inscription spatiale de l’activité économique des firmes. L’organisation de l’espace est en effet aujourd’hui soumise à un double mouvement conjoint : globalisation croissante de la concurrence, et territorialisation de l’usage et de la construction des ressources mobilisées par les entrepri- ses (Rallet, 2000). Dans ces conditions, la question de l’articulation de ces deux processus est cruciale pour comprendre les facteurs de la compétitivité d’entreprises à la fois ancrées dans un territoire et inscrites dans un espace concurrentiel mondial.

Dans cet article, nous nous intéresserons aux conditions qui permettent à un territoire (et aux entreprises qui le composent) d’assurer la construction et le renouvellement des res- sources nécessaires à une activité économique durable.

Cette question a d’autant plus d’importance lorsqu’il s’agit de territoires dont l’activité dominante repose sur des secteurs industriels anciens, devant néanmoins renouveler leur mode d’insertion dans l’espace concurrentiel international. Pour les entreprises, la gestion

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de cette dualité croissante de l’espace passe par un positionnement stratégique orienté vers une compétitivité hors prix les mettant à l’abri de la concurrence des pays à bas salaires ou des multinationales à la recherche d’exploitation d’économies d’échelle.

Localement, la pérennisation et le développement des territoires résultent de la possibi- lité de créer, mobiliser et valoriser des ressources spécifiques difficilement transférables.

Ces dernières représentent tout à la fois le moyen et la condition de leur capacité d’inno- vation et leur émergence repose sur une faculté d’invention sociale.

Ce papier présente les résultats d’une recherche menée sur les processus de transition ayant affecté dans les vingt-cinq dernières années quatre tissus productifs traditionnels de la région PACA 1. L’objectif était d’analyser la nature des mutations opérées, de mettre en évidence leurs facteurs structurants et d’identifier les acteurs qui y avaient joué un rôle déterminant.

Sur ces zones, l’apparition et le développement de l’activité avaient été historiquement liés à la présence d’une ressource naturelle abondante. Ces tissus productifs exploitaient des ressources spécifiques, intransférables car liées à la géographie du lieu. Dans le même temps, l’espace physique avait constitué la « matrice » d’un espace économique et social.

Aujourd’hui, les ressources spécifiques ont changé de nature. Elles ne sont plus matérielles et liées au territoire physique, mais de plus en plus immatérielles et liées au territoire orga- nisé, soit parce que les ressources naturelles se sont raréfiées, soit parce que leur exploita- tion locale a cessé du fait de la concurrence étrangère (Mendez et al., 2004).

C’est cette transition que nous nous proposons d’analyser ici. La dématérialisation des ressources pertinentes entraîne un besoin de coopération accru des acteurs en présence (acteurs privés et publics), car leur création et leur mobilisation se déploient dans un espace collectif. Le fil qui guidera notre réflexion sera celui de l’analyse des proximités, géogra- phiques, organisationnelles, institutionnelles, qui s’incarnent dans des réseaux d’interac- tions productives. Toutefois, si la littérature met souvent l’accent sur les effets positifs de la proximité, notamment institutionnelle, pour soutenir la coopération et l’apprentissage, l’intégration de la dimension historique dans l’analyse conduit à souligner les effets

« castrateurs » ou tout au moins contraignants de l’encastrement social des relations éco- nomiques. L’histoire dépose sur les territoires des empreintes physiques dans l’organisa- tion géographique des lieux, des empreintes sociales dans les relations interpersonnelles et inter-institutionnelles, dans les modes de transmission des savoirs, qui peuvent opérer soit comme des catalyseurs, soit comme des barrières, rendant la coopération inopérante.

Dans un premier temps, nous préciserons quelle conception du territoire nous retenons pour notre analyse. Puis, nous présenterons le cadre analytique et méthodologique à partir duquel nous avons travaillé. Enfin, au travers de l’histoire de l’industrie aromatique et de la parfumerie de Grasse et de la reconversion des Chantiers Navals de la Ciotat, nous nous attacherons à montrer que, si les sources de compétitivité des territoires sont subordonnées à leurs capacités coopératives internes et externes, la proximité des acteurs n’est pas pour autant un gage de cette capacité, du fait de l’héritage historique qui les contraint.

1La recherche a porté sur : les activités agro-alimentaires de la Basse Vallée du Rhône, le bassin minier de Provence, l’industrie aromatique et de la parfumerie de Grasse, les chantiers navals de la Ciotat (Garnier et al., 2004). Dans cet article, notre analyse se limitera à l’industrie aromatique et de la parfumerie de Grasse et à la reconversion des chantiers navals de la Ciotat.

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1. Le renouvellement des analyses territoriales : de la proximité géographique à la proximité institutionnelle

La problématique du local fait l’objet, depuis quelques années, d’une réflexion théori- que considérable. Dans les différentes disciplines (économie, géographie, sociologie), les travaux ont abouti à la fois à une diversité de questionnements et de catégorisations du local et à un point d’accord : le territoire ne se décrète pas. Le territoire est un construit des pratiques et des représentations des acteurs qui y interviennent, et le résultat d’une démar- che analytique (Bellet, Colletis et Lung, 1993). Les travaux des dix dernières années n’ont eu de cesse de renouveler cette affirmation et de la traduire dans des modes de théorisation du territoire. Cela a conduit à étendre l’analyse depuis une conception centrée sur l’espace géographique, à une perception du territoire intégrant les faisceaux d’interrelations entre acteurs.

1.1. La proximité géographique

Sous l’impulsion des travaux de Krugman (1991), l’économie géographique a introduit une dimension spatiale dans le raisonnement économique. L’espace n’a plus été analysé uniquement du point de vue des coûts de transport ou du prix du foncier, mais comme pou- vant produire des rendements croissants à la base des phénomènes d’agglomération.

L’appréhension de la proximité géographique a toutefois évolué ces dernières années pour prendre en compte le fait que l’espace d’action des acteurs économiques s’est élargi et complexifié. Les entreprises font des choix de localisation, mais dans le même temps, elles évoluent et collectent des ressources dans des espaces multiples. L’entreprise est donc à la fois insérée dans un espace local et dans des espaces très éloignés (Nachum et Keeble, 2003). C’est dans cette dualité que s’inscrit aujourd’hui la réflexion sur la proximité géo- graphique.

1.2. La proximité organisationnelle

Mais la proximité géographique ne garantit pas l’existence de relations entre les agents économiques. Ces derniers peuvent en revanche entretenir des relations reposant sur une

« proximité organisationnelle » qui se décline dans deux types de logiques qui peuvent être articulées (Gilly et Torre, 2000). Selon une logique d’appartenance, sont proches d’un point de vue organisationnel les acteurs qui appartiennent au même espace de rapport (firme, réseau…). Selon une logique de similitude, sont proches d’un point de vue organi- sationnel les acteurs qui se ressemblent, c’est-à-dire possèdent le même espace de réfé- rence (représentations), et partagent les mêmes savoirs (modes de fonctionnement).

Les travaux sur les « clusters » mettent d’ailleurs l’accent sur ce type de proximité (Por- ter, 1998, Enright, 1996…). La concentration géographique est un contexte favorable à leur constitution mais n’est pas une condition incontournable. Les interactions développées et entretenues par les agents économiques deviennent l’élément clé pour définir leur proxi- mité. Elles peuvent être intentionnelles (contrats, relations de coopération ou de partena- riat…) (Gilly et Grossetti, 1993) ou non intentionnelles et relever de conditions techniques ou de distance (externalités).

La proximité physique redevient toutefois importante lorsque la proximité organisation- nelle repose sur l’échange de connaissances tacites. Les différentes formes de proximité ne

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sont donc pas indépendantes les unes des autres. La proximité géographique facilite les interactions cognitives, mais celles-ci supposent une proximité organisationnelle voire ins- titutionnelle.

1.3. La proximité institutionnelle

La compréhension des modes de coordination demande de considérer les contextes sociaux dans lesquels agissent les agents économiques. L’analyse s’est ainsi récemment élargie à la question de l’encastrement des activités économiques dans des systèmes de relations sociales ainsi que Granovetter (1985) s’est appliqué à le montrer, à la prise en compte des cadres d’interprétation des actions (Goffman, 1973) et à la problématisation des rapports entre acteurs et structures (Giddens, 1984). Dans cette perspective, le territoire devient un élément de proximité sociale (qui se définit en termes de références partagées) et une ressource commune, générant du débat, voire du conflit, et constituant une source de mise en relation et de positionnement mutuel.

L’analyse des districts industriels (Bagnasco, 1977, Beccatini, 1987, Paniccia, 1998…) a ainsi mis en avant l’importance des normes d’obligation et de coopération dans l’activité économique. Les échanges qui s’établissent entre les membres d’un même réseau indus- triel conduisent à des « systèmes de choix préférentiels » et, par le biais de croyances et de valeurs communes, l’échange économique se mue en « échange social ». Les districts industriels, communautés de personnes, vont bien au-delà de simples agglomérations industrielles.

La coordination des agents repose sur des institutions, des systèmes de valeurs, des ensembles de codes, de règles formelles et de contraintes informelles (North, 1990) qui s’incarnent dans des dispositifs concrets qui visent à les maintenir. Les actions des indivi- dus ou des groupes s’inscrivent dans un espace institutionnel qui les contraint, mais qu’elles contribuent dans le même temps à produire (Giddens, 1984). La proximité est ainsi construite socialement, et peut résulter d’actions délibérées. Elle permet de définir une frontière, une opposition entre un dedans et un dehors qui situe les acteurs. Elle peut relever d’une logique d’appartenance (dérivée des attributs et caractéristiques des acteurs) ou d’adhésion (fondée sur un choix).

La proximité institutionnelle ne signifie pas pour autant identité institutionnelle. Une même situation fait en effet l’objet d’interprétations variables du fait de la multiplicité des référentiels mobilisés par les acteurs engagés dans une relation d’interaction, d’où la com- plexité de la structuration sociale des formes de coordination. On peut alors parler de

« feuilletage » de la réalité et par là-même des territoires, dû à la coexistence d’individus et de groupes différents, et renforcé par la variabilité, pour une même personne, de ses défi- nitions des situations vécues (Goffman, 1973, Boussard et al., 2004) 2.

1.4. Proximités et dynamique territoriale

Le territoire est une combinaison dynamique de ces trois formes de proximité, les con- centrations d’entreprises se distinguant du point de vue du type de proximité dominante.

En corollaire, trois modes de développement local (ou de trajectoires territoriales) peuvent

2Veltz (1996) parle de territoire « fractal », plus homogène à large échelle et plus fractionné localement.

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être distingués : l’agglomération fondée sur une proximité géographique, la spécialisation associée à une proximité organisationnelle et la spécification (Colletis, Gilly et Pecqueur, 2001). Dans ce dernier cas, le territoire se caractérise par une capacité à se redéployer dans de nouvelles combinaisons et à créer de nouvelles ressources (grâce notamment à des structures publiques et/ou privées).

La capacité d’un territoire à perdurer vient alors de sa capacité :

d’auto-reproduction (capacité endogène) ;

de coordination des organisations qui le composent par des relations de coopération ;

de reproduction et de construction de ressources, notamment humaines, spécifiques ;

d’endogénéisation de ressources et de contraintes extérieures.

Un tel système productif est défini, non seulement à partir d’une logique d’allocation de ressources, mais immédiatement à partir d’une logique de création, donc d’innovation.

Création de ressources et (re)création du territoire sont deux processus imbriqués.

Dans cette perspective, l’histoire, les modalités de construction des trajectoires indivi- duelles et collectives, deviennent des facteurs clés de la compréhension des mutations du territoire. La proximité institutionnelle est centrale car elle implique et suppose tout à la fois « des mécanismes d’apprentissage, des modalités de constitutions de structures cogni- tives collectives, d’irréversibilité… » (Pecqueur et Zimmermann, 2002).

Une hypothèse fréquemment partagée est de considérer que la dynamique d’un territoire est associée à l’existence de référents partagés, c’est-à-dire à un minimum de proximité institutionnelle. Les apprentissages seraient alors rendus possibles par la situation d’encas- trement des activités productives dans les systèmes de relations sociales (Gilly et Grossetti, 1993). Or, la focalisation sur les institutions conduit à privilégier l’homogénéité et les con- ventions partagées et à négliger l’hétérogénéité des territoires et des représentations qu’ils abritent. La dynamique territoriale est reliée à ce double jeu de forces : partage d’expé- rience, de projets et de représentations ; capacité de différenciation et référentiels multi- ples. L’innovation sociale comme capacité d’invention et d’adoption de nouveaux modes de coopération et de coordination est le fruit d’interdépendances qui prennent appui sur la diversité des acteurs inscrits dans le processus. En ce sens, l’apprentissage ne peut pas se faire au sein de communautés trop homogènes.

2. Cadrage méthodologique et analytique de la recherche

2.1. L’analyse des conditions du maintien et du renouvellement de tissus industriels anciens en PACA

Le travail de recherche a porté sur les mutations de quatre tissus industriels localisés anciens de la région PACA. Les transitions sur lesquelles nous nous appuierons ici sont celles :

des activités aromatiques et de parfumerie de Grasse dans les Alpes Maritimes ;

consécutives à la fermeture du chantier naval de La Ciotat qui ont conduit à l’édifica- tion des zones d’entreprises d’Athélia/Gémenos/Aubagne (voir annexe).

L’analyse de ces sites a obéi à une double logique : géographique et industrielle. Nous nous sommes intéressées à des zones géographiques particulières. Mais, au sein de ces

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zones, nous avons focalisé notre attention sur une partie seulement du tissu productif : à Grasse, les activités aromatiques et de parfumerie ; dans le territoire associé à la reconver- sion du chantier naval de La Ciotat, les activités créées sur le site de l’ancien chantier et cel- les regroupées dans les zones d’entreprises d’Athélia, Gémenos et Aubagne. Les informa- tions ont été recueillies à partir d’observations, d’entretiens individuels (118 sur les deux zones) et collectifs, et de sources statistiques et documentaires primaires et secondaires.

2.2. La dynamique territoriale, combinaison d’un processus de création de ressources, des interactions entre acteurs et d’une évolution historique

L’objectif d’élucidation d’une dynamique territoriale issue de la tension entre intégra- tion et différenciation des valeurs nous a incitées à constituer un cadre analytique inspiré des principes énoncés par Pettigrew (1990) concernant l’étude du changement.

2.2.1. L’échelle d’innovation

Le premier axe du travail a consisté à explorer la dynamique territoriale du point de vue de la capacité d’innovation des acteurs locaux, c’est-à-dire du point de vue de leur capacité à créer des ressources spécifiques. La propension croissante au « nomadisme » des entre- prises (Zimmermann, 2002) contraint les territoires à repenser leur insertion dans la com- pétition internationale et de ce fait, en amont, à proposer localement des ressources diffi- cilement transférables qui incitent les entreprises à maintenir leur activité. L’importance et la fréquence des interactions (notamment des coopérations) peuvent alors devenir un fac- teur clé de la dynamique. Dans ces interactions, transitent des flux matériels, de personnes, mais également d’informations et de connaissances, tacites et explicites.

L’« échelle d’innovation » peut être analysée à partir de plusieurs échelons interdépen- dants :

le positionnement stratégique des entreprises locales qui peuvent collectivement induire une stratégie de territoire ;

le rapport des entreprises à la question de la construction ou de la consommation de ressources locales intransférables ;

la nature des interactions entre acteurs économiques (coopération versus concur- rence).

2.2.2. Les systèmes d’acteurs

Les transformations singulières d’un territoire résultent de la coordination entre diffé- rents acteurs qui peuvent être :

économiques (entreprises, établissements de groupes, associations d’entreprises…) ;

institutionnels (collectivités territoriales, État, Chambres de commerce…) ;

sociaux (syndicats, associations…).

Leur prise en compte amène à définir la notion de gouvernance locale ou territoriale qui permet de penser l’amont des trajectoires.

« Cette gouvernance se définit comme un processus de construction d’une compatibi- lité entre différentes proximités institutionnelles unissant des acteurs (économiques, ins- titutionnels, sociaux…) géographiquement proches, en vue de la résolution d’un problème productif inédit ou plus largement, la réalisation d’un projet local de dévelop- pement ».

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Colletis, Gilly, Pecqueur (2001) distinguent trois structures de gouvernance territoriale suivant les acteurs dominants :

Gouvernance privée. Les acteurs privés, dominants, pilotent les dispositifs de coordi- nation et de création de ressources.

Gouvernance privée collective. L’acteur clé est une institution formelle qui regroupe des opérateurs privés.

Gouvernance publique. Les institutions publiques sont le moteur dans les dispositifs de coordination locale.

Le plus souvent, les territoires se caractérisent par des structures mixtes. Sur nos ter- rains, nous avons cherché à mettre en évidence le type de gouvernance dominant car il est à la fois suscité par, et à l’origine des inflexions de la dynamique territoriale.

2.2.3. Le poids de l’histoire

Le changement est un phénomène complexe qui suppose une approche contextuelle. Il n’existe pas de cause unique au changement. Ses origines sont multiples et interdépendan- tes. Les territoires évoluent conjointement sous l’effet de mécanismes d’adaptation et de transformation endogènes et d’intégration et d’endogénéisation de contraintes et chocs extérieurs. Cela est d’autant plus vrai qu’aujourd’hui l’espace local ne peut être pensé indé- pendamment de l’espace global. Les agents sont à la fois « là et ailleurs ». Ils réalisent leur activité dans un espace physique donné, mais leur espace de référence (dans lequel ils pui- sent des ressources et auquel ils apportent leur contribution productive) est plus large que celui dans lequel ils sont implantés. La dernière dimension de notre cadre d’analyse est donc constituée par les éléments de contexte endogènes ou exogènes qui créent les condi- tions d’émergence et de transformation de la configuration locale. Dans le même temps, ce contexte doit être appréhendé dans une perspective historique. Le passé façonne le présent et le futur. L’évolution de chaque territoire suit une dépendance de sentier dont la singula- rité est liée à la présence de certaines catégories d’acteurs et à leurs modes d’interactions spécifiques.

3. Deux territoires à l’épreuve de leur histoire : Grasse et La Ciotat

3.1. Grasse et la Ciotat : deux formes de transition contrastées

Nous avons distingué, dès le début de la recherche, deux types de mutations des tissus industriels locaux 3. Nous avons ainsi identifié des mutations radicales dans lesquelles l’évolution du tissu productif s’est faite par rupture, les activités émergentes n’ayant pas nécessairement de lien avec celles qui disparaissent. La transition consécutive à la ferme- ture du chantier naval de La Ciotat relève de ce cas de figure. Nous avons d’autre part iden- tifié un processus de changement continu ou adaptatif dans lequel les activités anciennes se maintiennent mais doivent se transformer, tandis que les nouvelles activités émergent en filiation avec les précédentes. C’est ainsi que l’on peut qualifier les mutations de l’industrie aromatique et de la parfumerie de Grasse.

3Cette distinction a été proposée dès l’origine de la recherche par l’ensemble de l’équipe (Garnier et al., 2004).

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À La Ciotat, les mutations actuelles trouvent leur origine dans trois événements fondateurs : une fermeture, une politique volontariste, et un développement endogène inattendu.

Le premier est la fermeture du chantier, événement imposé pour des questions de répar- tition européenne des lieux de production de bateaux. De ce « traumatisme » vont découler des mesures et des réactions qui vont imprégner le territoire. Blessures ou actes de répara- tion, ces failles ont laissé des traces dans le tissu productif et ont constitué les conditions de reconversion de la ville-usine.

Le deuxième événement est la mise en œuvre de deux types de politique publique : une politique sociale, acte réparateur, pour faire face à l’opposition créée par la fermeture du chantier, et « acheter » la paix sociale, permettant de « tasser » les revendications multiples ; une politique économique nominaliste au travers de la mise en place d’une zone d’entreprises défiscalisée. Cette politique économique a permis le développement d’une zone industrielle qui encore aujourd’hui est vécue comme une « greffe ». En phase d’inté- gration (elle n’a pas été encore rejetée), cette zone n’est pas encore enracinée de façon cohérente. Ce volontarisme pour lier le développement du haut de la ville avec la fermeture du bas de la ville ne s’est donc pas fait de la façon dont l’auraient souhaité les acteurs.

Un troisième événement, peu maîtrisé par les politiques, est l’installation d’entreprises sur l’ancien site du chantier naval. Le rôle de la Société d’Économie Mixte 4 était de déve- lopper le site en attirant de gros industriels qui pourraient redonner vie au chantier. Mais ce sont des petits industriels, décalés par rapport aux stéréotypes des entreprises classiques qui se sont installés : « Les marins chefs d’entreprise » (Garnier et Mercier, 2003). Ce troi- sième événement marque aujourd’hui l’histoire de la Ciotat.

Les bifurcations de l’industrie aromatique et de la parfumerie grassoise sont beaucoup moins visibles puisqu’elle continue de dominer le tissu industriel de la zone. Cependant, elle a connu des mutations significatives, scandées par deux périodes de transition.

La première commence dès les années 50 avec le regroupement d’entreprises locales et l’arrivée d’investisseurs industriels extérieurs. Ces acquisitions vont donner lieu dans les années 80 à des restructurations et vont conduire à une transformation significative de la zone. Elles vont engendrer un important mouvement de création de petites entreprises par des cadres de ces sociétés, soit après une perte d’emploi, soit parce qu’ils ne partageaient pas les orientations des nouveaux dirigeants. D’une organisation économique et sociale centrée autour de quelques entreprises familiales de plusieurs centaines de salariés opérant en amont de la filière (activités d’extraction), le territoire va se réorganiser autour de petites entreprises (aujourd’hui la moitié des entreprises a moins de 50 salariés et 1/4 moins de 10) intervenant plus en aval (réalisation de compositions parfumantes).

Depuis la fin des années 80, le territoire est entré dans une nouvelle phase qui renforce ce processus. Aujourd’hui, le tissu industriel est soumis à un faisceau de contraintes qui structurent les choix stratégiques des entreprises locales : accélération du cycle de vie et banalisation des produits, concentration du secteur, émergence de nouveaux facteurs clés de succès dans l’industrie (volume, prix, marketing), diffusion des dispositifs de normali- sation et de certification, exacerbation des pressions réglementaire et environnementales.

4La SEMIDEP créée en 1994 a pour vocation le développement économique et portuaire des anciens chan- tiers de la Ciotat.

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3.2. L’échelle d’innovation

Sur quoi ces territoires fondent-ils leur compétitivité aujourd’hui ?

Dans les deux cas, le positionnement stratégique des entreprises reflète une tension entre deux orientations : 1. produire en grande quantité des produits standards vendus sur un marché régulé par les prix, 2. vendre des produits spécifiés du point de vue des délais, quantité, qualité, ou usage dans le cadre de relations particulières avec les clients. Or l’orientation privilégiée infléchit le rapport des entreprises avec le territoire, le rendant plus ou moins solide selon les cas.

Les entreprises installées sur le site DIAM de l’ancien chantier naval de La Ciotat sont, pour la plupart, des prestataires de services associés aux activités de maintenance et répa- ration des bateaux de Grande plaisance. Elles ont avec leurs clients des relations de coopé- ration poussée sur les opérations très spécifiques qu’elles effectuent. Mais plusieurs d’entre elles se sont engagées dans la voie de la fabrication ou de la prestation de produits en séries.

En revanche, sur les zones d’activités d’Athélia-Gémenos-Aubagne les activités sont très hétérogènes, ce qui rend difficile l’émergence d’un pôle dominant.

Les PME grassoises privilégient des démarches les mettant à l’abri de la seule concur- rence par les prix : 1. par le positionnement sur des produits-marchés exigeant une réacti- vité que seuls autorisent les liens inter-entreprises locaux, 2. par la recherche de « niches » commerciales, 3. par l’association de l’image de leur produit à un lieu de fabrication

— Grasse — qui continue de représenter un label mondialement reconnu. Ces stratégies conduisent donc à conserver ou renforcer les liens avec le territoire. En revanche, les stra- tégies des filiales des multinationales apparaissent plus orientées vers les démarches domi- nantes dans le secteur, fondées sur le volume et le marketing.

Ces positionnements devraient se retrouver dans le rapport aux ressources. L’orienta- tion vers des produits dédiés devrait logiquement s’appuyer sur des ressources locales spé- cifiques difficilement transférables. Or, l’observation met en évidence des situations con- trastées et en mutation, éclairant par là les singularités des territoires liées à leur histoire et aux irréversibilités qu’elle produit.

Les ressources pertinentes pour l’activité ont changé de nature. Pourquoi ces territoires s’étaient-ils développés ? Parce qu’on y exploitait une ressource naturelle qui rendait cap- tives les entreprises (production florale à Grasse, baie en eau profonde pour La Ciotat).

Aujourd’hui, celles-ci tirent moins leurs ressources du territoire physique que d’un terri- toire organisé. À Grasse ou La Ciotat, le territoire, entité physique, a, dans le passé, cons- titué la matrice de l’espace industriel et social dans lequel les trois types de proximité étaient étroitement imbriqués. Désormais, cet espace ne bénéficie plus du soutien de l’ancrage physique des ressources. À l’inverse, c’est l’existence de formes de proximité organisée qui rend possible la pérennité du territoire. De plus, les ressources pertinentes sont construites à la fois dans le système éducatif, d’enseignement supérieur et de recher- che, dans et entre les entreprises, c’est-à-dire sur un mode collectif. La compétitivité éco- nomique de ces zones tient désormais dans la capacité des acteurs publics et privés à con- forter ces ressources quand elles existent ou à les créer.

Les entreprises du secteur aromatique de Grasse n’ont que faiblement cherché à cons- truire collectivement des ressources. Ces dernières — humaines et technologiques en par- ticulier — sont construite ailleurs qu’à Grasse, en France ou à l’étranger, et celles qui sont

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reproduites ou créées sur place le sont au sein de chaque entreprise. Les parfumeurs, pro- fessionnels emblématiques de cette industrie, sont formés à l’ISIPCA, situé en région pari- sienne 5. Toutes les entreprises, cependant, trouvent sur place des ressources collectives disponibles qu’elles partagent quasiment sans le vouloir. Mais alors que les filiales de fir- mes transnationales ont plutôt une stricte attitude de consommation, on observe aujourd’hui chez les PME grassoises les premiers frémissements d’une construction col- lective sous l’impulsion d’acteurs publics, soucieux de maintenir une activité prestigieuse et pourvoyeuse d’emploi.

Les entreprises du site DIAM de La Ciotat, d’abord consommatrices des ressources de l’ancien chantier — adaptées par la SEMIDEP — se sont progressivement placées dans une position de construction par la médiation, récente, de leur association. Leur rapport au territoire s’en est trouvé renforcé sans être encore stabilisé. Sur les zones d’activités d’Athélia-Gémenos-Aubagne, les entreprises ne manifestent pas un comportement très poussé de construction de ressources. La participation active de certaines d’entre elles

— ou de leur association — à la promotion de certains aménagements ne les écarte pas de la tendance générale qui en fait des consommatrices de ressources.

Cette capacité à créer des ressources spécifiques est donc articulée à la capacité d’acteurs privés et publics de se coordonner, de coopérer et de mettre en commun des res- sources. Or, si une trop grande hétérogénéité des acteurs est un obstacle à la coopération du fait de l’absence de référentiel commun (ce qui est sans doute le cas pour la Ciotat), une trop grande homogénéité peut à l’inverse empêcher cette même coopération, les entreprises se percevant comme directement concurrentes. C’est sans doute ce qui se produit à Grasse où le processus de construction de ressources, humaines, commerciales ou technologiques, est opéré sur un mode individuel (au sein de chaque entreprise) et non sur un mode collec- tif, les entreprises étant directement concurrentes sur leurs marchés. Cette logique de con- currence n’est toutefois pas qu’une conséquence du positionnement des entreprises dans la filière. Elle est également héritée de l’histoire de la zone et d’une caractéristique même de l’industrie qui réside dans la difficulté de protéger le produit de son activité. Une odeur n’est pas brevetable (cela reviendrait à livrer sa formule aux concurrents). Cela induit, à Grasse, une culture du secret qui freine la coopération.

3.3. Des dynamiques d’acteurs évolutives et structurantes

Les mutations opérées par ces deux territoires doivent être interprétées au regard des logiques d’acteurs. On est ainsi passé en quelques années d’une situation très contrastée suivant le type de transition à un mouvement de convergence des deux zones.

Jusqu’aux années 80, Grasse et La Ciotat se sont nettement distinguées par la nature des acteurs qui y opéraient.

À La Ciotat, zone en reconversion, les dispositifs publics ont opéré de manière centrale et massive, les acteurs étant pour l’essentiel d’envergure nationale. Le rôle prépondérant de l’État s’explique par son rôle majeur dans le tissu productif local et par le fait qu’il y

5L’ISIPCA (Institut Supérieur International du Parfum ; de la Cosmétique et de l’Aromatique Alimentaire), établissement géré par la Chambre de Commerce et d’Industrie de Versailles Val d’Oise-Yvelines a été créé en 1984 à partir de l’Institut Supérieur International du Parfum fondé en 1970 par JJ. Guerlain. 400 élèves y sont formés suivant le principe de l’alternance École/Entreprise.

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avait à prévenir et à enrayer une crise sociale grave. L’État avait un rôle stratégique, garant de l’indépendance nationale en matière navale, entrepreneurial en tant que tuteur des Chan- tiers navals et régulateur des relations professionnelles. L’État s’est d’autant plus investi dans le traitement de la crise qu’il avait des responsabilités dans son déclenchement.

Les transitions ont pris appui sur des dispositifs d’aide, d’aménagement ou d’animation créés par des regroupements d’acteurs publics souvent disjoints des logiques économiques locales. Deux institutions, pour l’essentiel, sont intervenues : 1/la société d’économie mixte Semidep principalement constituée par le Conseil régional Paca, le Conseil général des Bouches du Rhône et la Caisse des Dépôts afin de gérer l’évolution du site de l’ancien chantier naval, 2/Provence Industrialisation, société anonyme constituée sur l’initiative de l’État pour attirer les investisseurs sur les nouvelles zones d’entreprises.

Ces institutions ont agi dans un contexte de crise économique, de troubles politiques et de déstructuration sociale qui les a conduites à peu dialoguer avec les principaux acteurs du développement local.

À Grasse où la transition s’inscrit dans la continuité, les acteurs dominants ont toujours été, pour l’essentiel, d’envergure locale et enracinés dans des logiques d’action profession- nelles.

Prodarom, Syndicat National des Fabricants de Produits Aromatiques, joue depuis long- temps un rôle significatif dans la représentation des intérêts des industriels au niveau natio- nal et international et localement dans leur information des évolutions réglementaires et industrielles. Ce tissu n’a cependant jamais été tout à fait ignoré des acteurs publics. Il a toujours dû s’adapter aux réglementations nationales et européennes sanitaires, sécuritaires et environnementales. Mais il n’a jamais été l’objet d’interventions de même envergure qu’à la Ciotat. Les entreprises les plus anciennes ont toujours été d’autant plus réticentes aux interventions publiques qu’elles se croyaient assurées de leurs positions dominantes et qu’elles entendaient se pérenniser dans leur tradition d’attitudes non coopératives et leur

« culture du secret ».

Indissociables des réseaux professionnels et des réseaux relationnels qu’elles ont cons- truits, les entreprises du tissu aromatique grassois (et leurs dirigeants) se sont trouvées au centre d’une régulation collective autonome, génératrice d’une forte spécification des res- sources, d’une grande cohérence sociale et culturelle et aussi, d’une grande capacité d’adaptation aux chocs et aux conjonctures.

Aujourd’hui, les conditions de l’intervention publique sont de plus en plus semblables sur les deux zones. Il s’agit de défendre ou de repositionner le tissu local dans la compétition mondiale, de faire en sorte que le territoire procure des avantages concurrentiels déterminants pour ses entreprises, pour qu’elles ne se délocalisent pas, ou que d’autres viennent s’y instal- ler. Les acteurs publics sont conduits, dès lors à adopter une démarche de « construction territoriale » (Zimmermann, 1998) en coopération avec les acteurs productifs.

Ainsi, alors que ces territoires ont suivi des trajectoires différentes, on observe une hybridation croissante des logiques d’acteurs. Il y a quelques années, on pouvait clairement opposer un pôle gouvernance publique/transition-rupture à un pôle gouvernance privée/

transition-continuité. On assiste aujourd’hui à une convergence des logiques : décentrali- sation de l’intervention publique et développement de coopérations jusque-là improbables entre acteurs privés (les entreprises et leurs représentants) et publics (municipalités, com- munautés de communes, département, région).

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La polarisation précédente entre acteurs publics et privés évolue vers un rapport de coo- pération encore en phase d’émergence et dont la stabilisation passe par des apprentissages mutuels. Ce rapport est aujourd’hui permis par l’arrivée ou le retour sur le devant de la scène de certains acteurs :

des acteurs institutionnels nouveaux, ou re-légitimés : les collectivités territoriales

— Conseil régional, Conseil général, Communes — renforcées dans leurs compéten- ces depuis les lois de décentralisation, les Chambres de commerce et d’industrie et d’autres organismes professionnels ;

des acteurs privés : nouveaux dirigeants d’entreprises disposant d’une marge d’auto- nomie au niveau local, nouveaux responsables de petites entreprises issues d’essaima- ges ou de restructurations dans l’aromatique et la parfumerie par exemple, et mana- gers locaux des firmes transnationales. Depuis le milieu des années 80, émerge une catégorie de dirigeants très actifs dans la construction de ressources locales. On les a vus à l’œuvre, dans l’activation récente des relations entre les entreprises de la parfu- merie et les acteurs publics régionaux ainsi que dans les premières actions d’anima- tion conduites par les associations de chefs d’entreprises sur les sites Athélia et Diam de La Ciotat. Certains dirigeants d’établissements ou de filiales de groupes sont, eux aussi, des interlocuteurs actifs dans ces démarches. Attachés au territoire local par des liens affectifs, professionnels ou citoyens, ils sont devenus pour les autres acteurs locaux, des interlocuteurs avec lesquels entreprendre des démarches innovantes.

Cette évolution est sans doute à articuler à la remise en cause des formes traditionnelles d’ancrage du tissu productif dans le territoire, et à la nécessité perçue par les différents acteurs de reconstituer des ressources spécifiques qui ne soient pas transférables. On abou- tit à ce que Gilly et Pecqueur (2000) nomment un Dispositif Régulatoire Territorial, un espace de représentations et de règles d’actions communes qui oriente les comportements des acteurs locaux.

3.4. Le poids de l’histoire

Au total, trois traits communs émergent de la comparaison de ces transitions.

Dans les deux cas, l’économie globale est immédiatement présente dans l’économie locale. Les territoires ne sont qu’un échelon d’architectures stratégiques globales. Les con- ditions de la concurrence percutent frontalement le développement des territoires, d’où une tension croissante entre une dynamique endogène fortement territorialisée des tissus pro- ductifs et une dynamique d’échanges et de mobilité dé-territorialisée des entreprises qui les constituent, notamment parce qu’un nombre croissant d’entre elles s’insèrent dans des réseaux transnationaux ou sont intégrées dans des multinationales. L’envergure et la con- figuration de ces réseaux évoluent avec une grande rapidité et une grande volatilité modi- fiant en conséquence les modalités de leur insertion dans les territoires locaux. On assiste effectivement à une fragilisation des formes de proximité traditionnelles. Les proximités géographique, organisationnelle et surtout institutionnelle ont longtemps été étroitement imbriquées, le territoire physique étant tout à la fois la matrice et le réceptacle des autres formes de proximité. Les processus de dé-territorialisation traduisent un double mouvement : le territoire physique n’est plus le révélateur des autres formes de proximité, il agit au même titre que les autres éléments (acteurs, organisation…) ; de nouveaux

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acteurs productifs insérés dans des réseaux internationaux et dont l’espace de référence est organisationnel deviennent prépondérants.

Sur ces territoires, se manifestent à des échelles différentes, des dépendances de sentier traduisant l’influence durable de moments-clés, d’événements qui scandent l’histoire des tissus et y produisent des bifurcations ou des cristallisations, créant chaque fois de nouvel- les irréversibilités. À Grasse, l’échec des rachats et des reventes de certaines entreprises

— par la Sanofi notamment — ont aussi été des moments d’éclosion des essaimages qui ont revitalisé le tissu. À La Ciotat, l’aventure avortée du projet Grand Mistral a fondé le vivier d’où a émergé un grande partie des entreprises des « marins chefs d’entreprises ».

Les créations de Gemplus à Gémenos et La Ciotat ont constitué, elles aussi, des événe- ments emblématiques découpant le temps et orientant la trajectoire.

Enfin, ces événements construisent pour chaque territoire une histoire différente car leur endogénéisation passe par le filtre de leur appropriation par les différents acteurs. Le temps du territoire, son histoire, les événements qui la scandent ne peuvent être dissociées de son espace social. Ils s’impriment dans les structures géographiques héritées ou construites, dans les structures urbaines, les réseaux sociaux, les coutumes, les valeurs, et les représen- tations. Les transitions des tissus s’en trouvent à la fois contraintes ou stimulées, accélérées ou ralenties.

Conclusion

Un chef d’entreprise mentionnait, dans un entretien, les raisons pour lesquelles il envi- sageait de délocaliser sa production. Parmi elles, le coût de la main-d’œuvre apparaissait prépondérant. Mais dans le même temps il ajoutait qu’il souhaitait préserver une unité dans la région pour maintenir une « unité de proximité » qui continue de capter le marché local et pour développer des fournisseurs « au long cours » qui approvisionneraient cette unité qui en définitive ne ferait que finaliser le travail et distribuer le produit.

Les territoires s’empilent désormais comme des « mille-feuilles » du fait de la réduction des distances due au développement de la logistique et du transport. Nos zones sont traver- sées par ce même mouvement de spécialisation des territoires en fonction des qualités qu’ils offrent en termes de main-d’œuvre ou en termes techniques. L’enjeu lié aux fournis- seurs se réduit car, même avec la distance, les entreprises savent créer des « proximités éloignées ». Pourtant, les territoires ne sont pas positionnés de la même façon sur cette échelle. Tous ne parviennent pas à mobiliser les ressources locales et internationales, à s’approprier les règles, leurs évolutions, à être enracinés localement tout en participant dans le même temps à un réseau plus vaste. Les raisons de ces différences sont liées à la façon dont l’histoire a marqué le territoire, dont les acteurs ont interagi sur cet espace et aux appropriations variées des techniques et des ressources.

Nos territoires se caractérisaient à l’origine par une forte imbrication des trois formes de proximité. Avec l’histoire récente, le durcissement des contraintes, ce système d’interdé- pendances a perdu de sa cohérence. On assiste désormais à un découplage croissant entre le tissu productif et le territoire.

De nouvelles entreprises aux centres de décision délocalisés et agissant suivant des logi- ques différentes se sont installées. Les phénomènes de nomadisme se développent. Les

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entreprises mettent de plus en plus les territoires en concurrence. En France, les grandes entreprises ont régionalisé leurs structures de production et ont contribué à hiérarchiser des systèmes locaux de production tout en en tirant parti (Hancké, 2003). Le feuilletage des ter- ritoires s’observe à plusieurs niveaux.

Au niveau des entreprises, s’opposent les entreprises issues du territoire et celles sans ancrage historique. Pour ces dernières, leurs stratégies ne vont pas toujours dans le sens d’une spécification du territoire qui pourrait être un gage de sa pérennité.

Au niveau des individus, se mêlent des dirigeants et des salariés issus de la région, et de plus en plus de salariés venus d’ailleurs (quelquefois faute de structures de formation suf- fisantes). Mais ces nouveaux venus ne sont pas nécessairement nomades. Des managers locaux sont actifs dans les réseaux locaux pour défendre l’activité de leur établissement voire promouvoir le territoire et ses réseaux d’entreprises.

Actuellement, le maintien de l’activité des territoires que nous avons étudiés semble for- tement reposer sur la volonté d’individus (salariés et chefs d’entreprises) exerçant dans des petites entreprises issues du tissu productif local. Or, même si les entrepreneurs jouent un rôle significatif dans le développement des territoires, la proximité géographique et affec- tive ne garantit pas non plus à long terme une activité économique pérenne.

Du fait de ce découplage et du « feuilletage » du territoire, la nature des proximités inté- ressantes pour le territoire évolue. Certains acteurs (publics et privés) l’ont compris, puisqu’ils s’efforcent d’activer ou de réactiver certaines formes de coopération dans le but de reconstruire de la spécificité. Celle-ci, auparavant liée à des ressources physiques, repose aujourd’hui sur des ressources en infrastructures, connaissances et compétences.

Cette dématérialisation des ressources pertinentes exige de la coordination, de la proximité organisationnelle, et peut-être encore davantage de la proximité institutionnelle. La raison d’être de ces territoires n’est plus liée à la ressource naturelle qui avait conduit à leur émer- gence. Ces territoires ont pu exister par le passé par ce qu’ils étaient. Désormais, ils doivent exister par ce qu’ils font. Il n’y a plus d’évidence du territoire. Plus que jamais il faut le construire.

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Annexe

Les zones étudiées

Grasse La Ciotat

Secteurs d’activité dominants

– Parfumerie et aromatique : huiles essentielles, compositions parfumantes, arômes alimentaires, négoce

Originellement : Chantiers navals de la Ciotat Actuellement :

pôle plaisance/tourisme à La Ciotat/Cassis pôle d’industrie lourde (La Ciotat, Gémenos, Aubagne)

pôle électronique (La Ciotat (Athélia), Gémenos)

pôle d’activités commerciales (Aubagne – La Ciotat)

pôle de services aux entreprises (Gémenos et La Ciotat)

Type d’entreprises

Majorité de PME (la moitié des entreprises a moins de 50 salariés et le quart moins de 10)

Majorité de PME, tissu industriel éclaté dépassant les frontières de la ville, multi- sectoriel

Principaux événements

16e siècle : 1res distilleries

Début 20e : déclin de la culture florale Années 60 : 1res restructurations ; rachats par des sociétés extérieures

Années 80 : 1re phase de création d’entreprises

Années 90 : 2e phase de création d’entreprises/durcissement des conditions concurrentielles et réglementaires internationales

19e et début 20e siècle : ville industrielle liée à la construction navale

À partir de 1950 : crises et évolution du chantier

1987 : Fermeture du chantier naval, situation conflictuelle

1994 : Signature du protocole d’accord.

Développement des zones d’entreprises ATHÉLIA

1997 : Émergence d’un tissu industriel lié aux activités de Grande Plaisance

Motivation d’implantation des entreprises

Territoire pourvu de ressources relationnelles, patrimoniales et d’une

« image »

Logique « affective » et historique (grassois d’origine)

Logique d’exploitation de ressources (entreprises extérieures)

Implantations ayant un rapport direct avec l’activité de réparation-maintenance-refit de bateaux de Grande Plaisance

Défiscalisation

Positionnement stratégique

Vente de produits spécifiques (dans le cadre de relations particulières avec les clients)

Actuellement, réalisation de produits spécifiques, mais début d’orientation vers des productions en série

Logiques des entreprises du point de vue de la captation/

construction des ressources

Les entreprises produisent et auto- consomment sur place le minimum de ressources nécessaires (RH, image, savoir- faire)

Construction individuelle des ressources.

Pas de construction collective (en voie de changement)

Différence suivant les zones d’entreprises : tendance générale : les entreprises sont consommatrices de ressources

D’abord consommatrices des ressources de l’ancien chantier, les entreprises se sont progressivement placées dans une position de construction par la médiation de leur association

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