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La divination grecque d'après le chant XVIII de l'Iliade, hommes et dieux, nature et

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La divination grecque d'après le chant XVIII de l'Iliade, hommes et dieux, nature et

objets, universalité du phénomène

Du point de vue dramatique, le chant XVIII de l'Iliade marque un tournant dans le récit homérique : la colère d'Achille a donné son plein effet, puisque l'échec des Achéens devant la fureur guerrière des Troyens a entraîné la mort de Patrocle, l'ami du grand héros. Achille lui-même et les dieux savent que cette situation amènera la prompte réalisation du destin de l'Éacide et de celui de Troie. Combats et trépas vont s'enchaî- ner jusqu'à la destruction finale. A ce propos, l'attention des hellénistes a été récemment attirée sur le parallélisme établi par Homère dans l'Iliade entre Apollon et Achille1. Les deux personnalités connaissent en effet la colère au chant 1. Celle d'Apollon est apaisée dès le début du poème, celle du héros seulement à la fin. Dans le premier cas, la supériorité divine sur les mortels est rapidement reconnue par les humains qui sacrifient et se soumettent à la volonté apollinienne. Dans le second cas, Achille, renonçant à sa colère, accepte d'aider le vieux Priam à assumer la souffrance qu'il ressent en raison du trépas de son fils, Hector, sous la main de l'Eacide. Mourir est le lot des humains.

Malgré cette évidence, les hommes éprouvent le besoin de savoir quel est leur avenir. Celui-ci peut être appréhendé à travers plusieurs techniques qui relèvent toutes de la même démarche que l'on peut nommer mantique, prophétisme ou divination.

La situation prophétique au chant XVIII de l'Iliade

Une esquisse de l'analyse du prophétisme au chant XVIII de l'Iliade distingue quatre séquences : la première concerne le seul Achille, mais le héros évoque déjà sa mère, la seconde expose le déroulement de la rencontre entre Thétis et son fils, la troisième met la déesse Iris et l'Éacide en présence, enfin la quatrième narre les prédictions de Polydamas.

Achille et le destin de Patrocle

La première séquence commence avec l'arrivée d'Antiloque, le fils de Nestor, elle se clôt avec les paroles du jeune héros2. Ce dernier partage 1 R.J. Rabel, "Apollo as a Model for Achilles in the Iliad", AJPh, III, 4, 1990, pp. 429-440 ; et la conclusion de l'article de D. Bouvier, "Mourir près des fontaines de Troie. Remarques sur le problème de la toilette funéraire", Euphrosyne, 15, 1987, pp. 28-29.

2 Homère, Iliade, XVIII, 2-21.

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avec Achille certains traits de personnalité : la jeunesse et le caractère de combattant, par opposition aux deux figures paternelles, Nestor et Pélée, des vieillards certes mais aussi des maîtres du pouvoir royal.

Cependant Achille se trouve déjà à l'acmè de sa vertu guerrière, tandis qu'Antiloque doit encore faire ses dernières preuves. Achille est donc en situation médiane par rapport aux deux rois qui ne peuvent plus combattre - le passé - et par rapport à Antiloque qui représente les p:r:omesses du futur. Achille symbolise donc le présent. Cependant, pour l'Eacide, le temps semble être en suspens. En effet, Achille apparaît encore au chant XVIII dans la situation exceptionnelle pour un guerrier où l'a placé son courroux envers Agamemnon; il se tient volontairement en marge. C'est pourquoi, venant du champ de bataille, Antiloque doit aborder Achille en messager. De ce fait, la fonction du fils de Nestor au début de ce chant est semblable à celle du dieu Hermès. Or, le fils de Zeus et de Maïa a également reçu d'Apollon des qualités oraculaires à la suite d'une journée visant à le qualifier pour son admission à l'Olympe.

Dans ce laps de temps très court, Hermès a démontré sa capacité à être, selon les circonstances, ou jeune ou adulte ou vieux, c'est-à-dire à être, par essence, tout à la fois. Cette maîtrise du temps convient particu- lièrement bien à un dieu compétent en divination3. Le héros Antiloque et le dieu Hermès sont enfin tous les deux caractérisés par leurs pieds rapides4. L'ensemble de ces corrélations, implicites dès les premiers vers, introduit bien le chant XVIII dans l'atmosphère de la mantique.

En effet, la situation de marge où se complaît Achille appelle quelques remarques. Il ne s'agit pas d'un simple retrait des combats, qui laisserait le héros se déplacer au gré de sa fantaisie, mais d'une marge dans l'espace: Achille est acculé à la mer près des nefs. En cette limite du champ spatial de la guerre de Troie, on ne peut plus combattre, l'action est même impossible. Mais on peut éventuellement contempler de là les évolutions des guerriers. Au début du chant XVIII,

d~tournant ses regards de la scène guerrière, donc en marge totale, l'Eacide manifeste une très forte activité psychologique, juste compen- sation à son inaction physique. En son coeurS, il songe au passé. Cepen- dant, le tumulte des combats interrompt sa rêverie. Alors l'emplacement des Achéens6 sur la plaine de Troie - panique au centre du champ de bataille, reflux des hommes vers une extrémité de l'espace, les nefs - déclenche chez lui l'évocation prophétique. En effet, pour Achille, les dieux sont en train de réaliser une conjoncture qui avait été prophétisée

3 H. H. H., 17-18 : "Né au matin, il jouait de la cithare dès le milieu du jour et, le soir, il déroba les vaches de l'Archer Apollon."

4 Homère, Iliade, XVIII, 2, pour Antiloque : 'Av'ttÀ.oxoç 0' 'AXtÀllt 1t60aç 'taxùç ÜyyEÀO<;

~ÀeE.

5 Vers 4 : 'tà <j>povéoV't' àvà 8uf.!àv

a

of] 'tE'tEÀ.EO"f.!Éva ~gv.

6 Vers 5-7.

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par Thétis; désormais, sous les yeux de l'Éacide, le passé, le présent et le futur ne vont plus faire qu'un. Le passé est représenté par les paroles de Thétis, le futur par le fait que ces dernières étaient prophétiques, le présent par une matérialisation de la prédiction. Achille ne peut plus douter maintenant de la clarté des paroles de la déesse: "Je tremble que les dieux n'achèvent les soucis si lourds à mon coeur qu'un jour m'a signifiés (81e1tf:<!>paoe) ma mère, en me disant (Èel1te) que, de mon vivant même, le plus brave des Myrmidons, sous les coups des Troyens, quitterait l'éclat du soleil (<!>aoe; YteÀtOlO)"7. C'est la maîtrise de la totalité du temps, situation typique du prophétisme.

Il apparaît donc nettement à l'analyste que la prise de conscience par le héros Achille d'une situation des guerriers dans l'espace amène corrélativement chez lui la prise de conscience de l'accomplissement d'une prophétie. Toutefois, le sort évoqué par Thétis avait son

"antidote", indiqué par Achille à son ami Patrocle : écarter le feu dévo- rant et revenir aux nefs, c'est-à-dire interdire aux Troyens de dépasser, sur le champ de bataille, la médiane entre deux pôles opposés. En fait, revenir à un équilibre entre les combattants8. Cependant, dans la réalité de la lutte évoquée par le chant XVIII, bataille dédaignée par Achille en raison de sa retraite, Patrocle vient de poursuivre les Troyens et les Lyciens9, en outrepassant dangereusement les limites souhaitées. Le poète commente alors lui-même la gravité de la situation : "Pauvre sot!

ce fut sa grande erreur; s'il avait observé l'ordre du Péléide, il aurait échappé à l'horrible kère de la mort noire" ; le vouloir de Zeus est bien supérieur à celui de l'hommelO.

En résumé, dans cet espace à deux dimensions que constitue la plaine de Troie, c'est le déplacement de l'armée des Achéens, à l'égal du déplacement d'un curseur sur une surface, qui introduit Achille dans le temps prophétique. Il est déjà possible de commencer à préciser la natili"e de ce dernier. La métaphore colorée du feu dévorant - of:Jlae;

1tUpOe; ai9ol-lf:VOlO11 - utilisée par Homère au tout début du chant XVIII pour désigner les guerriers des deux camps montre en effet que le temps n'est pas seulement linéaire - le 'f:Àoe; à atteindre - , mais qu'il est aussi d'une nature plus complexe. Le feu certes se déplace sur une surface, espace à deux dimensions, mais il se développe également en hauteur, constituant alors un espace à trois dimensions. Dans la 7 Vers 8-11.

8 Vers 13-14 ; Iliade, XVI, 64-68, voir les victoires des Troyens qui ne laissent aux Argiens qu'un "mince bout de terre" <J(,roPllÇ oÀIYllv ën ~oî:pCtV ëJ(,oneç), et les conseils de modération, vers 87-96, où deux notions solidaires, à la fois psychologiques et spatiales, sont mises en valeur: le refus du désir, ou de l'orgueil, d'avancer au plus loin dans la plaine vers Troie et le nécessaire retour vers le camp des Achéens.

9 Homère, Iliade, XVI, 684-685.

10 Homère, Iliade, XVI, 688 : 'AÀÀ' Ctle! 'te L1l0Ç KPSlcrcrrov vaoç lié TCep avôpaç.

11 Ibid., XVIII, 1.

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métaphore homérique, l'élévation des flammes évoque d'une part la verticalité des hommes dans le lumineux éclat de leurs armes de bronze et désigne d'autre part la voûte céleste, hémisphère d'où proviennent la lumière du soleil (<j>aoç ~eÀ,tOtO), celle que Patrocle ne verra plus en cas de décès12, l'éclair ou la foudre, et la clarté des astres. Le temps cyclique, celui de l'alternance du jour et de la nuit, est ainsi indirectement suggéré

; est-il également le symbole de la vie et de la mort dans le monde homérique? C'est effectivement ce que l'intervention du fils de Nestor, qui clôt l'épisode par l'annonce de la mort de Patrocle, accompagnée du jaillissement de "larmes brûlantes"13, laisse supposer.

En effet, à propos de la fin de cette première séquence, plusieurs remarques s'imposent. En premier lieu, le soin pris par le poète à souligner une contradiction naturelle importante : l'humidité des larmes et leur chaleur. Cela se retrouve, dans l'Iliade, lorsque le poète évoque, loin de la ville de Troie après un figuier, les deux sources jumelles du Scamandre, deux fontaines aux belles eaux. L'une coule tiède et une vapeur s'en élève pareille au feu flamboyant, 1tUPOç aieof.lévotO ; l'autre ruisselle en plein été avec un flot pareil à la grêle, à la neige froide ou à l'eau congelée14. Cette évocation précède la narration de la mort d'Hector, déjà prophétisée par Patrocle mourant sous la main du fils de Priam15.

La tradition religieuse hellénique aimait en effet à souligner la présence de ce type de "merveilles", qui unissaient les contraires, dans des lieux sacrés. Au sanctuaire oraculaire de Dodone, par exemple, on liait l'eau de la source intermittente à la chaleur et au feu ; dans celui de Zeus Ammon à Siwa, en lisière de l'Égypte, la "Source du Soleil" était tiède au matin, glacée au midi et chaude à minuit16. En second lieu, si les pleurs brûlants sont, dans la poésie homérique, l'expression du chagrin, ils sont également associés très souvent par le poète à une situation de passage ou d'attente du passage. La mort des héros en fait bien partie17. C'est pourquoi, matérialisation du cycle de l'évolution de la vie humaine et de la succession des générations, les deux vieillards, Nestor et Pélée, sont nommés à la fin de cette première séquence comme géniteurs des deux jeunes héros18. En dernier lieu, une expression suffit pour rendre compte

12 Homère, Iliade, XVIII, 11, noté à nouveau en XVIII, 6I.

13 Ibid., XVIII, 17 : oaK pua 6SPllà Xf.rov.

14 Ibid., XXII, 147-152.

15 Ibid., XVI, 855-859.

16 Pline Hist. nat ., IV, 2 : la source de Dodone jaillit glacée, son niveau varie au cours de la journée (elle est presque asséchée au midi). Son pouvoir légendaire fait qu'elle peut aussi bien éteindre une torche que l'allumer; Diodore XVII, 50, 4-5.

17 Par exemple, le deuil des funérailles si typique, ou bien Ulysse, prisonnier de l'île de Calypso, qui pleure tous les jours dans l'attente de sa délivrance ; même situation, un peu plus loin, en XVIII, 235 (oaKpua 6sPIlà xf.rov), quand Achille accompagne la civière qui ramène le cadavre de Patrocle dans le camp des Achéens.

18 Homère, Iliade, XVIII, 16 et 18.

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de cet événement que constitue le trépas de Patrocle, une rupture dans l'écoulement du temps, le héros "gît à terre", situation spatiale inévi- table pour un cadavre, mais à l'opposé de la métaphore de la flamme19.

Il apparaît désormais que trois leçons peuvent être tirées sur le prophétisme à partir de la première séquence du chant XVIII. D'abord, la mise en marge d'un individu est favorable à la production de la mantique. Ensuite, à l'interrogation sur le futur, le temps, correspond une réponse située dans l'espace. Enfin, tout un monde de contraires est associé au prophétisme, que ce soit en juxtaposition dans l'espace ou en succession dans le temps, c'est-à-dire en cycle. Les autres séquences vont confirmer cette triple constatation.

Thétis et Achille confrontés au prophétisme

La seconde séquence est centrée sur les manifestations de la déso- lation de l'Éacide : chacune des étapes du deuil est soigneusement déve- loppée par le poète.

En premier lieu, la douleur, phase purement psychologique, à la fois soudaine dans son surgissement et envahissante dans ses effets. C'est la métaphore du noir nuage qui enveloppe Achille20. Mais aussitôt le héros va donner une forme rituelle à ce sentiment individuel en respec- tant les démonstrations de deuil admises par les Achéens, moyen le plus socialisé placé à la disposition de l'Éacide pour faire comprendre l'intensité de sa détresse. La coutume admet donc l'extériorisation de la souffrance due au décès d'un être cher ou proche par ,un barbouillage sombre de l'individu qui de fait produit une bigarrure. "A deux mains, il prend la cendre du foyer (KOVlV aieaMecrcrav), la répand sur sa tête, en souille son gentil visage. Maintenant, sur sa tunique chatoyante comme le nectar des dieux, s'étale une cendre noire. Et le voici lui-même, son long corps allongé dans la poussière ; de ses propres mains il souille, il arrache sa chevelure"21. Tout le passage est marqué par la tension entre deux pôles: la clarté de ce qui est lumineux et d'origine divine (l'allusion au feu et l'utilisation de l'adjectif veK'tapeoç), et l'obscurité de ce qui résulte de la combustion ou de la saleté - le héros n'est plus debout mais au sol comme les défunts - , c'est-à-dire le noir

(1l

KOVtÇ ou

1l

'télj>pa, la cendre, et l'adjectif at9aÀoetç-ouç, noirci par le feu). Comme on l'a déjà suggéré, s'organisent ici la juxtaposition des contraires et leur mise en correspondance avec d'autres pôles: vie-mort, dieu-homme.

En second lieu, le poète évoque, en deux étapes, la reconnaissance sociale de ce deuil. La première concerne les humains : les captives du fils de Pélée amplifient par leurs cris et leur gestuelle la manifestation

19 Homère, Iliade, XVIII, 20 : lŒhm Il<hpoKÀ.oc;, vbcuoc; ....

20 Ibid., XVIII, 22: 'tov 8' axEOC; vE$i;Â,T] h:UÂ,\)'I'E IlÉÂ,mvu.

21 Ibid., XVIII, 23-27 ; vers 25 : VEK'tUpÉCJ} 8/; Xmovl IlÉÂ,atv' àwpiÇavê 'tÉ<I>PT] .

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rituelle du chagrin de leur maître et Antiloque, appréciant à sa juste valeur la propension des héros à la démesure, en particulier celle d'Achille, maîtrise l'Éacide dans la crainte qu'il ne se suicide pour mettre fin à l'excès de sa douleur22. Mais, corrélativement, c'est justement l'outrance des cris d'Achille qui permet au poète de mettre en jonction deux mondes aussi éloignés que celui d'Achille et celui de sa mère, Thétis. En effet, la seconde étape de la reconnaissance de la souffrance du héros concerne le monde divin. Or celui-ci se trouve à l'opposé de la sphère ouranienne. Il s'agit du gouffre marin - Èv f3Évescrcnv éû.,oç23.

Comme dans l'épisode précédent, le cycle des générations est présent : Nérée, le Vieillard de la Mer, Thétis, adulte puisque mère, 1tôwta

/l~'tllP, les Néréides, soeurs adultes de Thétis mais le symbole de la jeunesse étant donné qu'elles vivent toujours au foyer de leur père24. La résidence de ces divinités, au plus profond des mers, au sein d'une grotte, 'to cr1tÉoç25, sous-entend l'obscurité. Toutefois ici aussi se mani- feste l'union des contraires: la grotte sombre est également, en raison de la magie divine, brillante, àpyu<j>sov, éclatante de lumière blanche, sensation qui est amplifiée par l'épithète accordée à Thétis, la déesse

"aux pieds d'argent", àpyupô1tsça26• Avec les plaintes des divinités mari- nes, le deuil retentissant s'exprime désormais au sein de deux espaces différents, voire opposés, sur la terre et sous la mer. Or justement l'acti- vité de mantique s'insinue dans ce contexte. Entrecoupant les gémis- sements de Thétis, l'évocation du destin d'Achille surgit à nouveau, dans la bouche même de sa mère: "Et je ne dois plus le revoir ni l'accueillir rentrant chez lui, dans la demeure de Pélée"27. Puis la déesse et les Néréides, alors que le flot marin se fend à leur passage, viennent auprès d'Achille. Thétis dit alors à son fils : "Parle, ne me cache rien"28.

Cependant la divinité avait déjà la prescience du destin de son fils - Achille, lui-même, l'avait souligné au chant 129 - , que peut-elle donc ignorer? Cela amène l'analyste contemporain à constater que l'examen du processus divinatoire offre une suite d'étapes complexes. En effet, dans un cadre immuable, celui du destin, la variante de détail est possible. C'est ce que nous allons démontrer.

22 Homère, Iliade, XVIII, 28-34.

23 Ibid., XVIII, 36, 38 et 49 (Ka,a [3svea<; aÀ.àç ... ).

24 Thétis, selon un passage de l'Iliade, XX, 206-207, préfère vivre au fond de la mer avec son père plutôt qu'auprès d'un époux mortel.

25 Homère, Iliade, XVIII, 50.

26 Ibid., XVIII, 127.

27 Ibid., XVIII, 59-60 ; cela a déjà été souligné par Achille au chant lX, 410-416 ; J. Griffin, Homer on life and death, Oxford 1980, pp. 179-180.

28 Homère, Iliade, XVIII, 74.

29 Ibid., l, 362-365.

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Dans les vers qui suivent ses premières paroles, Thétis souligne bien que Zeus a accompli le voeu même d'Achille: l'échec des Achéens30.

Seulement le signe de l'infériorité humaine du Péléide par rapport à la supériorité divine se marque par le fait que le héros a pris le risque, par son souhait même, que sa volonté s'accomplisse à son propre détriment.

Le poète l'avait signifié au chant XVI, puisque Zeus avait refusé une partie de la prière d'Achille31. C'est pourquoi, devant Thétis, constatant à propos de la mort de Patrocle cette triste réalité, Achille assume clairement son destin, la mort à Troie. Mais, souligne également le héros, perdre son enfant mortel est corrélativement la destinée de sa mère divine. Effectivement, si l'immortalité préserve les dieux du phénomène de la "triste fin" qui afflige les humains, et qui pourtant est la seule certitude du destin de ces derniers, elle ne leur épargne pas, en groupe ou individuellement, une histoire qui peut être douloureuse. En conséquence, d'une part Achille prophétise sciemment sa mort, d'autre part Thétis confirme ses dires32. Tel est le cadre immuable de la mantique. Cependant, comme le laisse sous-entendre la déesse, le destin du héros - la fatalité de la mort - reste en sursis, tant que l'impétuosité du 8uJ.!ôç ne l'emporte pas. Mais, lorsqu'il s'agit de déterminer l'approche de ce phénomène, la science divinatoire de la déesse devient impuissante. C'est donc pour cela que Thétis questionne son fils. Telle est la variante - l'imminence de la mort - qui désormais peut se manifester au sein de l'immuable - la certitude du trépas.

Comme nous l'avons vu précédemment, la prédiction s'exprime exclu- sivement au moyen de l'examen rationnel par un observateur des consé- quences des comportements humains. En effet, le résultat de la déme- sure,du 8uJ.!ôç héroïque se lit (ou s'envisage longtemps à l'avance comme une \ probabilité dont l'éclosion est toutefois impossible à situer exacte- meritdans le temps) rationnellement dans l'espace et permet la prédic- tioniiC'est ce que dit le troyen Polydamas à ses compatriotes, lorsqu'au chant XII il reproche à Hector son goût excessif pour l'augmentation du pouvoir (crav oÈ Kpâ:wç aiÈv ùÉçl::tv), en l'occurrence pour l'application d'une stratégie visant à dépasser le mur des Achéens, à atteindre leurs nefs et à les jeter à la mer33. Mais, malgré les conseils, nul, et pas même Thétis, ne contrôle le 8uJ.!oç de l'être humain, et surtout pas celui d'Achille34. C'est pourquoi, avant le chant XVIII, lorsque Patrocle, au 30 Homère, lliade, XVIII, 74-77 ; voir la prière d'Achille au chant XVI, 233-248.

31lbid., XVI, 249-252.

32 Ibid., XVIII, 88-93, 95-96 ; voir aussi sur ce thème : L M. Slatkin The power of Thetis.

Allusion and Interpretation in the IUad, Berkeley, Los Angeles, Oxford, University of California Press, 1991, pp. 38-40

33 Homère, Iliade, XII, 214.

34 Ibid., XVI, 52, Achille, lui-même, donne cette image de son conflit avec Agamemnon :

"non, mais c'est un chagrin atroce qui m'entre dans l'âme et le coeur" (à).,).,ù ,ôo' atvov

axoç

Kpaoîl]v Kat 6uj.lov iKûvet).

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chant XVI, avait envisagé l'existence d'une prophétie de Thétis - "Si tu songes au fond de ton coeur à échapper à quelque avis divin, que ton auguste mère t'a fait savoir au nom de Zeus, envoie-moi alors, moi, et sans retard; et, pour me suivre, donne-moi la troupe de tes Myrmidons : je serai peut-être la lueur du salut pour les Danaens"35 - , Achille, furieux, avait nié ce qu'il avait pourtant déjà reconnu au chant IX36 -

"Ah! divin Patrocle, que me dis-tu là ? Non, je n'ai point souci de tel avis des dieux que je pourrais connaître; non, mon auguste mère ne m'a rien fait savoir au nom de Zeus"37. Or il reconnaît bien au début du chant XVIII l'existence de cette prophétie. Encore auparavant, au chant XVI, et pour la même raison (le 8oJ..l6ç de l'être humain ne peut se dominer), Achille se donnait à lui-même les apparences de la rationalité - "Mais laissons le passé être le passé. Aussi bien, je le vois, n'est-il guère possible de garder dans le coeur un courroux obstiné" - en acceptant de transmettre à Patrocle ses propres armes et en lui donnant des c~nseils

de modération38. Cependant était-il raisonnable de la part de l'Eacide d'attendre d'un héros encore jeune comme son ami Patrocle39 une conduite purement rationnelle qui évitât la démesure ? Certainement pas. Zeus le savait bien qui ne put permettre le retour du fils de Ménoetios dans le camp des Achéens.

Or c'est à nouveau l'affectivité qui met, au chant XVIII, l'Éacide en état d'envisager de venger Patrocle en tuant Hector40. À l'idée d'une conduite exclusivement rationnelle - renoncer à la revanche pour se concentrer uniquement sur le rétablissement de la situation militaire des Achéens et par conséquent repousser le moment de sa propre mort - , le héros s'emporte avec violence41, admettant pour la première fois que les dieux ont accompli son voeu à condition qu'il y perdît Patrocle.

En conséquence, deux termes, Ëptç, la querelle, et xÔJ.,üç, la colère, sont opposés par Achille à 1tüJ.,û<\lprov, l'adjectif qualifiant l'ingéniosité de

35 Homère, lliade, XVI, 36-39.

36 Ibid., IX,410-416.

37 Ibid., XVI, 49-5l.

38 Ibid., XVI, 60-61 : 'AUà. Tà. /lI;V 1tpOTeTuxOaJ hicro/lev· Oùo' apa 1troç ijv acr1tepxÈç KexoÂrocr6at SVl <j>pecrtv· ... ; et vers 87-100.

39 Homère, lliade, Xl, 786-789, Patrocleest dit, par rapport à Achille, 1tP&crf3UT&POÇ, et en conséquence Ménoetios, son père, avant le départ pour la guerre de Troie, le charge de faire entendre raison à Achille ; mais Patrocle n'est pas suffisamment âgé - il reste encore le fils de Ménoetios - pour relever uniquement du monde de la sagesse ; son infériorité vis-à-vis d'Achille (il est son 6EpU1trov , c'est-à-dire qu'il accomplit un service honorable en tant que noble auprès de lui), héros plus fort que lui et non coupable d'homicide comme lui, est expliquée en XXIII, 85-90.

40 Homère, lliade, XVIII, 90, d'où la phrase de Thétis en 95 : 'QKU/lOPOÇ oiJ /lOt, TSKOÇ, ÈcrcrEaJ, oi' ayopeUEtç· "tu seras selon moi atteint par une prompte mort, mon fils, étant donné ce que tu proclames".

41 Homère, lliade, XVIII, 97 : oX6sro.

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l'intelligence42. Dès lors, en assumant les violentes pulsions de son affectivité, l'Éacide accepte, au sein d'un destin qui lui ouvrait deux perspectives, la voie qui le conduira à la mort43. En conséquence, il décide de combattre Hector. Le verbe oalluÇoo, dompter, utilisé par le poète, à propos des sentiments (EluIlOV .... Q>tÀ.ov) d'Achille, montre que, justement, le héros, qui vient de faire une anal~se critique et doulou- reuse de son ressentiment envers Agamemnon , ne se laissera pas envahir par un sentiment précis : une nostalgie du rationnel susceptible de le conduire à un comportement circonspect qui économiserait l'immi- nence de sa mort. Le détail de la vie humaine, c'est-à-dire l'état du ElullOÇ de chaque héros, élément incontrôlable de la personnalité compa- rable au hasard, rejoint bien ici la généralité : la condition mortelle. Et Achille de terminer par un parallèle avec Héraclès. La moïra de ce grand héros fut aussi sa mort, c'est-à-dire, insiste le poète, l'immobilité définitive d'un corps étendu sur le sol45 : à l'interrogation sur le futur correspond à nouveau clairement une situation dans l'espace. Et l'on voit en effet se profiler dans la poésie épique le cycle du destin humain : d'un côté le corps, tiré du néant d'abord par la fécondation et la gestation ensuite par la naissance et qui, après l'acmè de l'âge adulte, y retourne;

de l'autre, l'âme immortelle, qui séparée du corps au moment du décès, rejoint le réceptacle divin, l'hadès. Les paroles d'Achille, au chant XVIII de l'Iliade, depuis l'évocation de sa colère jusqu'à l'annonce de son propre trépas, viennent donc de reconstituer, pour l'être humain de son vivant, le cycle inéluctable du temps : le retour sans fin de l'enchaînement passé,' présent, futur. Tel est le propre du prophétisme procuré par les dieux aux hommes : posséder la maîtrise du temps. Cela se constate clairement dans l'Iliade : "Comme naissent les feuilles, ainsi font les hommes. Les feuilles, tour à tour, c'est le vent qui les épand sur le sol, et la forêt luxuriante qui les fait naître, quand se lèvent les jours de printemps. Ainsi des hommes: une génération naît à l'instant même où une autre s'efface"46. C'est encore ce qui est dit au chant II, à propos d'Ennomos, l'interprète des présages, OiroV1CJ'1lÇ, la science divinatoire de ce héros ne saurait le préserver de la noire kère47.

On ne s'étonnera donc pas non plus de constater que cette seconde séquence, comme la première, prend fin avec l'évocation des contraires:

ombre et lumière, à la fois dans le monde de la nature et dans celui de l'artefact. D'une part, le sombre : le gouffre de la mort - aircùv

42 Homère, Iliade, XVIII, 107-108.

43lbid., XVIII, 101-102, 114-116, 120-121.

44 Ibid., XVIII, 112.

45 Ibid., XVIII, 120-121 : "Qç Kat f.ywv, S1 olÎ J.!01 oJ.!Olll Il0'tpa 'tÉ't\)K'tal" / KdcroJ.!' f.1tSl KS 8av(O' ; voir note 16.

46 Homère,lliade, VI, 145-149.

47lbid., II, 858-859.

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o"-E8pov48 - qu'Achille en retournant aux combats va écarter de ses amis achéens, ou bien le vaste sein (ou le flot) de la mer - 8u,,-âcrcrll<;

EÙpÉU KO"-1tOV ou l>1tO KÙfgU 8u,,-âcrcrll<;, avec la grotte du Vieux de la Mer, maison de ce dernier 9. D'autre part, ce qui éclaire et resplendit:

l'aube et le soleillevant50, les pieds d'argent de la déesse, et les belles armes d'airain de Pélée, éclatantes, - Ëv,w KuM ... ./ Xâ"-KW j..lUpj..lutpOV'U 51. Peu avant ces vers52, d'autres qualités leur avaient été trouvées par le poète : ,EUX EU.. / 1tE,,-roptU 53, des armes prodigieuses, o.y"-uà 8ffipu 54, des présents brillants. Un peu plus loin, l'armement que Thétis va demander sur l'Olympe à Héphaïstos sera, à son tour, composé par des "armes illustres et resplendissantes", K,,-u,à ,EUXEU 1tUj..lQ>uvorov,u 55.

Le prophétisme et le cosmos

À la troisième séquence, l'intervention de la déesse Iris place immédiatement, et comme précédemment, l'épisode au sein du monde cosmique. Le nom divin évoque l'tpt<;, l'arc-en-ciel, ce phénomène météo- rologique lumineux en forme de cintre, qui met en contact le monde ouranien et le monde terrestre, espaces différents voire contraires, et qui offre les couleurs du prisme. De fait, c'est à la demande d'Hèrè que la déesse descend de l'Olympe neigeux, où le fils de Cronos trône56. Or ce passage est marqué par le futur: la déesse incite Achille à aller au combat pour récupérer le corps de Patrocle. Le héros hésite en se demandant comment il pourrait le faire sans armes. Puis Iris donne ses ordres à l'Éacide57 et Athènè intervient pour réaliser le plan d'Hèrè : faire en sorte qu'Achille épouvante les Troyens, afin de permettre la récupé- ration du corps du fils de Ménoetios.

48 Homère, Iliade, XVIII, 129.

49 Ibid., XVIII, 140, 145 ; on notera l'équivalence de la "nature", la grotte, et de la "culture", la maison.

50 Homère, Iliade, XVIII, 136 : 1Ïffi8ev YrXp veùf.lŒt Uf.l' 1ÏEÀ.lrp a.vtovn.

51 Ibid., XVIII, 130-13l.

52 Ibid., XVIII, 82-83.

53 L'adjectif 1teÂ.côpwç caractérise également le serpent de Delphes : Euripide, Iphigénie en Tauride, 1248.

54 Homère, Iliade, XVIII, 84, l'adjectif a.yÀuoç est également utilisé pour l'eau, Iliade, II, 307, ou pour le soleil, Empédocle, 172.

55 Homère, Iliade, XVIII, 144, 1tUf.l<l>uvorov , être tout brillant, épithète qui concerne en général les armes et l'airain ; l'Odyssée, XIII, 29, l'utilise pour le soleil ; dans Pindare, Isthmiques, l, 81, il s'agit du bois sacré ; l'adjectif voisin 1tUf.l<l>u~ç tout brillant, caractérise le miel dans Eschyle, Perses, 612, le feu dans Euripide, Trachiniennes, 548, le soleil dans Euripide, Médée, 125l.

56 Homère, Iliade, XVIII, 164-169, 185-186.

57 Ibid., XVIII, 178, 188, 199.

(11)

Alors la fille de Zeus jette sur les épaules de l'Éacide l'égide frangée

(aiyi8a 8\)crcravôEcrcrav), entoure sa tête d'un nimbe d'or

(vÉ<!>oç; . .I.XPÛcrEOV) et fait ~aillir de son corps une flamme resplendissante

(<!>Àôya 1WI-l<!>avorocrav) 5. La description est complétée un peu plus loin par le poète : un "feu vivace qui flamboie, terrible, au front du magnanime Péléide et dont le flamboiement est dû à la déesse aux yeux d'or de chevêche, Athènè" - (b'œt '{ôov àxa.l-la1:ov n:ùp 1. ÔElVOV ùn:èp KE<!>aÀllÇ; I-lEya8û1-lO\) TIllÀeîrovoç 1. ÔatOI-lEVOV· 1:0 ôè ÔatE 8Eà y Àa\)KmmÇ 'A8fJvl'J)59. Ainsi le héros est-il accompagné de divers éléments: l'un est animal, les longs poils de la toison caprine qui sert de cuirasse à la déesse, l'autre est atmosphérique, le nuage, et le dernier est physique, le feu. Mais celui-ci provient originellement de la foudre de Zeus, c'est-à-dire du monde céleste. Tous ces éléments naturels évoquent des couleurs claires et brillantes60 et ils ont chacun leur répondant dans les métaux: l'égide qui peut être réalisée dans un métal précieux, le nimbe qui est d'or, et l'éclat de la flamme qui correspond à la brillance des armes métalliques que Thétis va demander à Héphaïstos. Les yeux d'or d'Athènè s'intègrent alors parfaitement à ce monde. Un premier réseau de correspondances est donc établi entre les objets et la nature, un second réseau se manifeste avec la comparaison insulaire.

"Comme on voit parfois une fumée s'élever dans l'éther au-dessus d'une ville, provenant d'une île au loin que les ennemis assiègent en l'encerclant. Tout le jour, les gens, du haut de leur ville, ont pris pour arbitre le cruel Arès ; mais, sitôt le soleil couché, ils allument des signaux de feu, qui se succèdent, rapides, et dont la lueur jaillit assez haut pour être aperçue des peuples voisins: ceux-ci peuvent-ils venir sur des ·nefs les préserver d'un désastre? C'est ainsi que du front d'Achille une clarté monte jusqu'à l'éther"61. La métaphore insulaire est remarquablement complète, puisqu'elle amène la rencontre des éléments circulaires et des éléments verticaux du cosmos. D'une part, la descrip- tion de l'île combine l'image circulaire du territoire62 et celle cyclique de l'alternance du jour et de la nuit; d'autre part, l'évocation de la fumée,

58 Homère, Riade, XVIII, 203-206.

59 Ibid., XVIII, 225-227 ; la chouette chevêche, Atene noctua, est considérée par les ornithologues comme l'emblème d'Athènè. Son identification est favorisée par les repré- sentations figurées provenant des vases peints ou des monnaies d'Athènes. La chevêche présente une "expression irritée, féroce, due aux yeux jaunes, au front bas et aplati", R. Peterson, G. Mountfort, P. A. D. Hollom, P. Géroudet, Guide des oiseaux d'Europe, Paris 1989, p. 139, ce qui convient parfaitement à une divinité guerrière, fille de Zeus.

60 La chèvre est liée à Zeus et à Athènè, divinités qui ne sont pas chthoniennes dans leurs activités intellectuelles et guerrières, par conséquent il me semble logique d'imaginer les longues franges de sa toison comme claires, ce que la zoologie enseigne.

61 Homère, Iliade, XVIII, 207.

62 Voir S. Vilatte, "L'insularité dans la pensée grecque", Annales littéraires de l'Univer- sité de Besançon, Les Belles Lettres, Paris 1991, pp. 115-116.

(12)

6 KU1tVOÇ, celle de l'éther, et celle de l'éclat brillant qui s'élève du front du héros, 'T:O aÉÀuç, désignent l'axe vertical. De fait, les quatre points cardinaux sont concernés par la comparaison. Si maintenant nous relions la métaphore insulaire à l'image d'Achille composée peu avant par Athènè, nous pouvons constater que les deux réseaux de similitudes s'interpénètrent. Le monde des couleurs brillantes affecte aussi bien les manifestations de la nature - cosmos, atmosphère, vie animale - que l'aspect des objets. Or nous savons qu'il en va de même dans l'Iliade avec les couleurs sombres63. C'est aussi le moment où Achille, trans- formé par la déesse en une image terrible qui ne trouve son équivalent que dans l'univers (l'île est la métaphore de Gaïa), maîtrise totalement son 9u!-Loç pour suivre la sage recommandation (1tUKtvl)V ... ÈQ>l>'T:!-L1Îv) de sa mère. Thétis avait en effet demandé à son fils d'observer la rationalité qui pouvait se déduire de l'examen de la plaine troyenne: se maintenir pour l'instant en marge spatiale au lieu d'entrer dans le champ des combats64. En fait, nous retrouvons ici le conseil donné précédemment par Polydamas à Hector et aux Troyens. Mais cet instant précieux, et somme toute rapide, où la raison de l'Eacide doit pleinement se manifester, est bien sûr suspendu à la prédiction plus générale de sa divine mère: la mort de Patrocle du vivant d'Achille sera le signe de la fin proche du fils de Pélée. Toutefois, le tableau visuel offert par Homère - Achille paré par Athènè et comparé à une île en guerre - ne semblerait pas complet au poète sans la description des sons.

Deux cris se répondent: celui d'Achille et celui de Pallas Athènè. La métaphore homérique fait de ces deux voix l'équivalent du timbre éclatant de la trompette. Cependant, l'adjectif àpts1ÎÀll, utilisé par le poète, établit clairement une double correspondance entre d'une part l'éclat de la lumière et celui du son, phénomènes naturels, et entre d'autre part l'éclat du son et le métal, l'airain, avec lequel est fabriqué la trompette, aspect technique65. Le caractère rituel de l'épisode paraît également évident : par trois fois Achille émet le cri qui terrorise les Troyens66•

L'épisode se clôt par l'intervention de l'auguste Hèrè aux yeux de vache - /3owmç 1tO'T:Vta "Hpll - , elle hâte le coucher du soleil pour que la nuit interrompe les combats. C'est donc un phénomène cosmique qui entraîne à son tour un épisode consacré au futur : les conseils de Polydamas, la quatrième séquence. On peut même dire que la mise en place de l'alternance jour-nuit est déjà introduite par l'épithète de la

63 Voir M.-P. Donnadieu, S. Vilatte, "Genèse de la nécromancie hellénique: de l'instant de la mort à la prédiction du futur (la Nekuia de l'Odyssée, Ephyra, Perachora)", DHA, 22,2, pp. 59-81 ; R. J. Edgeworth, "Color clusters in Homer", Eos, 77, 1989, 195-198.

64 Homère, !liade, XVIII, 134 et 214.

65 Ibid., XVIII, 217- 222.

66 Ibid., XVIII, 228-229.

(13)

déesse. En effet, l'utilisation par la poésie épique de la métaphore des yeux de vache évoque les prunelles à la fois noires et brillantes - union des contraires - de l'animal. Cet aspect d'Hèrè n'est pas propre au seul hellénisme. La déesse égyptienne Hathor présente une apparence similaire. Toutefois, dans ses représentations figurées, la divinité d'Égypte manifeste une mise en correspondance entre le monde animal et le monde cosmique encore plus poussée que celle proposée par l'épithète d'Hèrè. En effet, Hathor possède non seulement les grands yeux, sombres et brillants, les oreilles et les cornes de la vache, mais encore sa robe foncée67. Elle apparaît aux égyptologues comme la manifestation "d'une déesse céleste, qui porte en son sein le soleil, la voûte céleste étant assimilée au pelaie sombre de cet animal, dont le croissant de lune forme les cornes" . Chez les Hellènes, l'évocation mythique d'Hèrè comme la déesse aux bras blancs, 9sà. ÀWKroÀSVOÇ

"HPll, pourrait bien être similaire: signifier l'aspect lunaire de la divi- nité. De fait, au champ XVIII de l'Iliade, l'intervention d'Hèrè aux grands yeux sombres et brillants de vache inaugure la nuit qui permet, du côté troyen, la prédiction de Polydamas, du côté achéen, la préparation rituelle du cadavre du héros Patrocle69. Dans la narration des gestes funéraires, la poésie épique met à nouveau en valeur l'opposition obscurité-lumière dans les produits de la nature comme dans ceux de la technè humaine. Or l'analyse montre que ces préparatifs sont indispen- sables, avec la crémation ou l'inhumation, à la migration de l'âme jusqu'au royaume souterrain d'Hadès. Justement, chez les Grecs, la présence d'âmes dans les Enfers permet l'existence d'un oracle des morts. Dans la poésie homérique, il appartient à l'Odyssée de donner le récit de ce type de consultation. Au chant XVIII de l'Iliade, la J30wmç

1to'tVtU "Hpll évoque, en conclusion de son intervention, la nécessité pour l'homme d'achever son destin par rapport à un autre homme70, allusion nette d'une part au couple ami Patrocle-Achille, d'autre part au couple antagoniste Hector-Achille. Mais le second couple est complémentaire du premier. En effet, selon les dieux, la mort du premier de ces héros, le fils de Ménoetios, entraînera le trépas des deux autres.

67 À Dendera les chapiteaux du temple d'Hathor montrent le visage féminin de la déesse avec des yeux et des oreilles de vache; le roi Narmer à Hiérakonpolis dédia une palette où la déesse était représentée comme une vache à visage humain; à Deir el-Bahari, la divinité possède l'aspect d'une vache (XVIIIe dynastie, Musée du Caire).

68 S. Aufrère J.-Cl. Golvin, J.-Cl. Goyon, L'Egypte restituée. Sites et temples de Haute Egypte, t. 1, Paris 1991, p. 225.

69 Homère, Iliade, XVIII, 315-367 ; voir à ce sujet, M.-P. Donnadieu, S. Vilatte, "Genèse de la nécromancie hellénique ... ", op. cit., pp. 72-81.

70 Homère, Iliade, XVIII, 362-363.

(14)

Le prophétisme en assemblée

Au sujet de la quatrième séquence, on peut se demander si le conseil des Troyens71 est bien un lieu où s'exprime la parole prophétique. Les Troyens forment en effet de nuit une assemblée, b; ù' àyopftv àyÉpov'to. Ils ne peuvent pas s'asseoir, ils restent debout, opeffiv ù' Ècr'tUô'trov àyopft yf:Vf.'t', car la terreur les tient tous - 1tuv'taç yàp ÈXe 'tpÔf.lOç 72. La raison en est simple : les Troyens sont encore sur la plaine où se tiennent les combats. Cependant, il est aussi probable qu'ils se groupent à proximité des portes de la ville, sur l'espace protégé par le voisinage du rempart et par les tombes des héros 73. Polydamas, l'avisé, 1te1tvuf.lÉvoç, parle le premier à l'assemblée des Troyens, ajgoreuvein. Il est le seul à voir le passé et l'avenir, b yàp 010ç. opa 1tpôcrcrro Kat 01ttcrcrro. Il apparaît aussi comme l'ha'tpoç d'Hector. Etant nés la même nuit,

'tU

8' èv VUK'tl yÉvov'to, les deux héros constituent en quelque sorte des jumeaux. Le texte ne permet pas de dire si cette naissance est la source de la camaraderie qui les unit. L'un, Polydamas, l'emporte par la parole, f.lUeOlO"lV, l'autre, Hector, par la lance, sYXéi.

Mais Hector se considère comme supérieur à Polydamas, qui, face à lui, s'est déjà défini au chant XII comme un homme du peuple, du 8fjf.loç, et au chant XIII comme celui qui possède un bon esprit, source d'avis salutaires, selon le lot que Zeus lui a attribué 74. Au chant XVIII, Polydamas parle avec sagesse devant les Troyens, 0 crqn v èù <!>povÉrov

àyop~cra'to. Il s'exprime au milieu de l'assemblée, f.le'tf:et1tev, et il fait le tour des problèmes, 'Af.l<!>t f.luÀ.a <!>puçecree75. Son conseil est de regagner la ville. Comme cette recommandation va à l'inverse de ce qu'il a fait lui- même pendant la colère d'Achille - participer pleinement à la bataille, il s'en explique. Le combat au milieu, entre les lignes, sur la plaine - .... . èv 1te8to;>,

Det

1tep Tpffieç Kat 'AXawt /, èv f.lf:cro;> àf.l<!>ô'tepOt f.lÉvoç

"APlloÇ 8a'tf:ov'tat - , est en effet la règle dans le cas d'une guerre ordinaire patronnée par Arès. Mais lorsqu'Achille est en ét~t de démesure, ce héros a le coeur trop violent, eUf.lOç U1tf:ppwç. L'Eacide voudra donc obtenir le maximum de son intervention guerrière : Troie et ses femmes, c'est-à-dire la destruction de la ville, le massacre des hommes et des enfants, et la servitude des femmes. La seule réponse possible selon Polydamas est d'inverser la situation, c'est-à-dire de demeurer à l'intérieur des murs 76. La nuit, les guerriers seront sur la

71 Homère, Iliade, XVIII, 243-314.

72 Ibid., XVIII, 245-247.

73 S. Vilatte, "L'insularité ... ", op. cit., p. 133.

74 Homère, Iliade, XII, 212-214 ; en 75, même vers qu'au chant XVIII, '2IJ7 : 'AU'

ayee'

dl(;

âv i:yro Sl1tw, 1tElerol-leea 1tâvw;; Homère, Iliade, XIII, 732-734.

75 Homère, Iliade, XVIII, 249-254.

76 Ibid., XVIII, 254-264 ; conseil semblable - ne pas s'avancer et rester dans la masse des guerriers - de Phoïbos Apollon à Hector au chant XX, 375-378.

(15)

grande place, en garde. La ville ,se défendra par sa propre force. : remparts, portes hautes, vantaux. A la première heure, les combattants s'établiront sur les enceintes. Face à cette stratégie de défense passive et d'immobilisme, l'échec d'Achille, astreint à tourner autour de la ville avec ses chevaux en tous sens et à satiété - btet K' eptuÛxevuc;

't1t1tOU~ / 1tUV't"OtOU 0PÔIlOU àcru U1te) 1t't"ôÀtv ~ÀucrKaÇrov, sera, selon Polydamas, manifeste. Vis à vis de ce plan proposé aux Troyens, l'expression de l'orateur est claire : il faut lui obéir avec confiance, 1tîeecreé IlOt, e1téecrcrt 1tterolleeU 77, même si l'attitude d'immobilisme paraît déplaisante, car, lui, il connaît l'avenir, <boe yàp &cr't"ut. Ici l'appel au eOIlÔC; est compatible avec la rationalité de la prédiction: une obéissance confiante et calme doit présider au moment de l'observance du sage avis de Polydamas.

La réponse d'Hector est véhémente : refuser le plan de Polydamas.

Cet avertissement est traduit en phrases violentes par le poète. D'une part : "Ouvrir devant le peuple de pareils avis ; nul des Troyens, d'ailleurs, ne les suivra" - Il11Kht 't"uù't"u VOrlllUm Q>a'IV' ev! 0rlWV';

où yap nc; Tprorov e1tt1tetcre'tat. D'autre part: "Allons! observons tous avec conviction l'avis que je donne" - 'AÀÀ' àyee' roc; <Xv eycb it1tro, 1teteroW:eu 1taV'tec; 78. En outre, l'absence de raison, chez Hector qui fait ces suggestions, et chez les Troyens qui le suivent, est critiquée par le poète. Mais, reconnaît ce dernier, le facile succès du discours d'Hector auprès des Troyens est dû à une intervention de Pallas Athènè ! Et Homère de conclure: Hector a une mètis79 néfaste, KUKà ll11nôrov'tt, Polydamas, au contraire, donne un conseil excellent : oc; ecreÂ:f]V Q>paçew 13ouÀrlv. Dans les deux cas, l'avis est donné au sein du cycle cosmique : la nuit divine - vù'E, .. .1 <X1lf3pocrt 11 - et le jour80 encadrent l'épisode.

De fait, au chant XII81, Polydamas avait déjà exprimé un llùeOC;

<X1trlllrov,un avis parfait de prudence stratégique, en analysant au sol la tactique éventuelle des Achéens face à une attaque troyenne contre le mur de protection de leur camp. Or la recommandation de Polydamas avait été rapportée par le poète de l'Iliade juste après l'évocation prophétique, par le début de ce chant, de la destruction du mur des Achéens, sous l'action des fleuves et de la pluie, selon le bon vouloir de 77 Homère, Iliade, XVIII, 266-273, 280-281 ; voir aussi M. Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris 1967, pp. 55-56; et J. P. Vernant, sur la parole oraculaire comme guide, dans Divination et rationalité, Paris 1974, pp 18-21.

78 Homère, Iliade, XVIII, 296-297.

79 Sur cette notion, M. Corsano Themis. La norma e l'oracolo nella Grecia antica, Lecce 1988, p. 126 : Apollon use de la mètis à travers les hommes, il permet à la thémis d'intervenir par ce moyen. Chez Apollon, les effets ambigus de la mètis sont supprimés par la primauté de la thémis.

80 Homère, Iliade, XVIII, 267-268, 277et 303 (la première heure, à l'aube).

81 Ibid., XII, 61-80.

(16)

Zeus, de Poséidon et d'Apollon. L'épisode était bien le symbole de la vanité des entreprises humaines82. C'est assez dire combien, pour le poète, Hector et les Troyens auront finalement accordé peu d'attention aux conseils d'un sage comme Polydamas et combien au contraire ils auront cédé aux instigations d'un 9uf-loç de l'excès. Cela explique pourquoi, à l'inverse, le prophétisme se définit, selon le devin Hélénos, comme une activité du 9uf-loç tournée vers les dieux. Le prophète dit en effet comprendre le plan divin en son coeur, crUV9E'tO 9uf-lc?/ ~ouÀ.1Îv,

pa 9EOtcrtV f:$1Îv8avE f-lT)'ttorocrt, et il souligne que le sort d'Hector n'est pas dans l'immédiat la mort; il le sait, en étant à l'écoute des dieux, où

yûp 1to) 'tOt f-lotpa 9aVEtV Kat 1to'tf-lOV f:1ttcr1tEtV· 1. ffiç yàp f:yœv 01t' a.Koucra 9EroV ai Et y EVE'tûrov83.

Il est donc possible de conclure, à propos de la dernière séquence prophétique du chant XVIII de l'Iliade, que la comparaison entre les paroles de Thétis et d'Achille d'une part et celles de Polydamas d'autre part montre que toutes les propositions de ces personnages relèvent du même système de pensée. La prédiction de la déesse Thétis et les recommandations prophétiques du Troyen reposent en effet sur une analyse logique : celle que permet la traduction sur un espace à deux dimensions des réactions de l'affectivité, du 9u f-lOC; , des héros. C'est pourquoi tous les excès provoqués par le 9uf-loC; trouvent à leur tour leur antidote dans un examen rationnel et précis de l'espace stratégique occupé par les combattants. Si les deux héros, Achille et Polydamas, ne sont pas des devins, en ce sens qu'ils ne font pas de leur prophétisme une activité spécialisée et/ou exclusive des autres, ils assument néanmoins, et très nettement, une activité de mantique ; d'ailleurs Polydamas, au chant XII, se compare clairement au devin, le 9E01tp01tOÇ,

celui qui sait exactement comment interpréter les présages84. Chez ces deux héros, la mantique apparaît en outre liée à un affaiblissement des capacités militaires. Pour l'Eacide, il s'agit, sous l'effet de la colère, d'une mise en marge volontaire et finalement provisoire de dons guerriers incomparables. Pour Polydamas, il s'agit d'une activité martiale réelle mais pas de premier plan. Et cela est d'autant plus compréhensible que le prophétisme de ce Troyen est une négation de l'exploit guerrier typique de l'héroïsme. Justement, le propre de Polydamas est de ne pas séparer les conseils stratégiques qu'il donne à ses compatriotes de l'interpréta- tion des présages offerts par la nature. En effet, dans la poésie homé- rique, chez les dieux comme chez les hommes, la caractéristique de la projection dans le futur, par la parole, est de s'insérer profondément dans l'ensemble de la nature. C'est ce qu'il faut maintenant montrer à propos des phénomènes naturels et à propos des objets.

82 Homère, Iliade, XII, 10-33.

83 Ibid., VII, 47-53.

84 Ibid., XII, 228-229.

(17)

Le prophétisme : les dieux, la nature et les objets Les divinités et la prédiction du futur

S'il va de soi, dès l'Iliade, de considérer Zeus comme le gardien de la moïra85, du destin, et Apollon86, dieu oraculaire, comme l'interprète des volontés de son père, il apparaît néanmoins que d'autres divinités sont associées à la prédiction du futur, même si cette fonction ne s'est pas matérialisée en Grèce archaïque dans un sanctuaire doté d'une survie de longue durée. Or ces divinités sont liées d'une manière ou d'une autre (personnalité, rapprochement avec un animal) à une dynamique des couleurs qui va du clair au foncé et qui s'exprime aussi bien dans les phénomènes cosmiques que dans les phénomènes biologiques et physiques.

La déesse Iris représente, dans la poésie homérique, l'exemple le plus typique de cette conception religieuse. Jeune messagère de l'ensemble des dieux87, mais surtout d'Hèrè dans l'Iliade, cette personnalité divine traduit de fait l'anthropomorphisation d'un phénomène naturel, l'arc-en- ciel, dont le déploiement des couleurs assure par sa plénitude la jonction entre deux parties du cosmos, le ciel et la terre. Si bien que les déplacements rapides de l'Iris anthropomorphique entre le monde des dieux et celui des hommes, transferts qui garantissent la diffusion des arrêts du destin, ne sont probablement, dans la conscience religieuse des Grecs, que l'illustration secondaire de la manifestation cosmique primor- diale. Ainsi, la déesse Iris semble-t-elle, par sa nature cosmique même, détenir)es conditions de la production de l'oracle: la mise à l'écart, le contrôle; des contraires par le prisme des couleurs, la maîtrise du temps

prophét~que - l'interrogation sur le futur qui se lit dans l'espace. En effet, cette divinité toujours jeune (âge des marges initiatiques) ne se produit, ,en tant que phénomène météorologique, que rarement nou- veau situation de marge). Néanmoins Iris intervient dans une circons- tance où les contraires se manifestent, puisque l'arc-en-ciel apparaît, au sein de l'orage qui se déchire, comme la confrontation de l'obscurité des nues et de l'apparition de la lumière et comme le déploiement, du violet au jaune pâle, de l'ensemble des couleurs foncées et claires. Enfin l'arc- en-ciel, cette irruption dans le temps de l'orage de l'annonce du retour de la belle journée, symbole de l'activité de prédiction de l'avenir par les dieux, occupe pleinement l'espace ouranien en direction de la terre. Ce message cosmique, et par conséquent naturel et divin, remplit une fonction de mantique : la réponse à une attente purement humaine

85 Homère, Iliade, 1,5: achèvement du dessein de Zeus, Lltàç 0' he4ie'to l3ouÎ>.~; VIII, 250 : Zeùç ITavoJ.1cJ>atoç .

86 Homère, Iliade, 1,69-72; cf. H.H.H., 471-472 ; Pythô citée, IX, 404-405, cf. H.HA., 294-299.

87 Par exemple Iris messagère: Homère, Iliade, XXIV 77, 143, 159, 188 ; L. Coventry, Messenger Scenes in Iliad, XXIII-XXIV (XXIII, 192-211, XXIV, 77-188), JHS, CVII, 1987, pp. 178-180.

(18)

d'explicitation du futur par le divin omniscient. C'est pourquoi, dans l'Iliade, la divinité Iris est également associée par ses épithètes à d'autres phénomènes atmosphériques, le vent, la tempête, la neige ou la grêle88, ce qui la rapproche à la fois de Zeus et de l'ensemble des divinités associées à la détermination du futur.

De Zeus d'abord. En effet, comme le dit dans l'Iliade Athènè yÀauKromç à Zeus, père des hommes et des dieux, alors que celui-ci se demande s'il va sauver Achille, le respect des arrêts du destin engage la totalité de la communauté divine : "Père à la foudre blanche, à la nuée noire, quels mots dis-tu là (' Q ml'tëp àpylKépauvë, KëÂawë<j>éç, olov ëel1tëç·) ? Quoi ! un simple mortel, depuis longtemps voué à, son destin, tu voudrais maintenant le soustraire à la mort cruelle ? A ta guise! mais nous, les autres dieux, nous ne sommes pas tous d'accord pour t'approuver". Le dieu reconnaît alors que sa fille a raison89. Or le Zeus invoqué par la déesse aux yeux d'or de chevêche est celui des contraires atmosphériques, blanc-noir, moment privilégié de l'apparition de l'arc-en-ciel90. Ailleurs dans le poème, Agamemnon unit le maître des dieux à la fatalité et aux manifestations brumeuses de la vengeance divine: "Pourtant, je ne suis pas coupable. C'est Zeus, c'est le Destin, c'est Érinys qui marche dans la brume ... ", Èym 8' OÙK dinaç ëilll,

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àÀÀà ZëÙÇ Kat MOlpa Kat ~ëpo<j>olnç 'Epwu7;91. C'est enfin le Zeus porte-égide qui est associé par le poète d'une part à la divination92, d'autre part aux signes atmosphériques: "Zeus prend son égide frangée resplendissante (aiyî8a 9ucrcravaëcrcrav ..

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Ilapllapéllv), il couvre l'Ida de nuages, lance l'éclair, ébranle la montagne et donne la victoire aux Troyens"93. Bien que forgée par Héphaïstos dans le plus éclatant des métaux, l'or, l'égide de Zeus conserve entièrement son apparence animale. En effet, du métal elle possède certains aspects, aiyî8a ...

llapllapéllv, c'est-à-dire resplendir94, 8ewaç, effrayer par le mystère

88 Homère, Iliade, VIII, 398, XI, 185, Iris aux ailes d'or, Iris ... xpucr01t1:Epoç ; VIII, 409, Iris aux pieds de rafales Iris ùû..ÀÛltOç; VIII, 425 : Iris aux pieds rapides, Itolluç WKf;U Iris;

XI, 195, Iris aux pieds rapides comme les vents, ItOIlr\VqIOÇ WKf;U Iris ; XV, 74-77, la rapide Iris, WKÉU Iris, a un vol aussi rapide que la neige qui tombe ou que la grêle glacée.

89 Homère,Iliade, XXII, 167-185.

90 Notez le contraste chez Zeus entre les yeux brillants (ocrcr!: <jlUEtvw : Homère, Iliade, XIV, 236) et les sourcils de lapis-lazuli: KUUVÉ1]crlV lm' 6<jlPÛcrl (Homère, Iliade, I, 528).

91 Homère, Iliade, XIX, 86-87.

92 VII, 60 : le chêne est associé à Zeus porte-égide, or c'est l'arbre de Dodone, sanctuaire oraculaire; Homère, Iliade, XII, 209-210 : le présage est envoyé par Zeus, porle-égide.

93 Homère, Iliade, XVII, 593 ; mais aussi au chant VIII, 75-76, Zeus fait savoir sa volonté aux Achéens par un fracas terrible de tonnerre et une lueur flamboyante, puis au vers 133, par un terrible tonnerre et par la foudre blanche (ùpy"1:U KEpauvov), enfin aux vers 170- 171, Zeus le sage (j.lT]1:IE1:U Zwç) confirme par le tonnerre - trois fois - au fils de Tydée, Diomède, qu'il ne doit pas combattre les Troyens, c'est un présage (cr"j.lu).

94 Homère, Iliade, XV, 308-309 ; tel est également le cas des armes d'Achille, Homère, Iliade, XIII, 130-131, et du nouveau bouclier forgé par Héphaïstos pour Achille, XVIII, 479.

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même de son éclat; de l'animal, elle conserve la toison, épaisse et nuancée dans ses couleurs (les poils du dos d'une chèvre, drus, sont toujours plus foncés que ceux des franges effilées et lustrées) : "Apollon tient l'égide impétueuse, terrible, hérissée partout de poils plus ou moins longs, éclatante aXE ô' aiyiôa 90ùptv" ÔEtv~V à, .. ujnMO"Elav àpmpE1tÉ')". Deux divinités dans l'Iliade, Athènè et Apollon, ont la possibilité de revêtir et d'utiliser cette égide. En quoi ce Zeus répond-il aux qualités prophétiques que l'on a définies précédemment? Sa mise "à l'écart" se fait par "le haut" : dominant les dieux et les hommes, il bénéficie du recul nécessaire pour exprimer le destin. Unique souverain de l'univers, il se joue de toutes les manifestations des contraires, comme le soulignait Athènè elle-même. En transmettant les arrêts du destin, il choisit dans l'espace universel les lieux de production de l'événement futur. L'aigle, aiEToc; sombre (1tEPKVOC;) ou fauve (aiEToc;

a.'i9rov) est alors l'image de ce Zeus maître de la moïra 95, c'est l'oiseau chasseur, le plus puissant (KÛpT10"TOC;)96 et le plus rapide. Comme le dit P. Mazon97, il s'agit très probablement de l'Aquila chrysaetos de Linné,

"à l'âge adulte cet oiseau possède une livrée d'un brun chocolat, tirant au jaune sur les pattes et au roux sur les plumes lancéolées et la région postérieure de la tête". De la même façon qu'en Grèce ancienne, en Égypte pharaonique, les textes sont sensibles à la couleur fauve et diaprée des grands rapaces sacrés. En effet, la nuance de leur plumage est comparée à la teinte dorée et chamarrée de l'idole du dieu gui est recouverte d'une feuille d'or battu; dans ses descriptions de l'Egypte, Strabon utilise pour traduire l'aspect moucheté du plumage de ces oiseaux sacrés le terme 1t01KîÀoC; 98. Nous retrouvons aussi en cela la bigarrure qui caractérisait les rites de deuil chez Achille victime des arrêts du destin.

De fait, dans la poésie homérique, les divinités associées à la déter- mination du futur sont compagnes d'Iris et, comme elle, liées aux contrastes chromatiques. Il s'agit d'Hèrè, de Thétis - on ne reviendra pas sur son cas - , d'Athènè et d'Apollon; plus secondairement de Poséidon, le Maître de la Terre, aux crins de lapis-lazuli, Kuavoxaha 99, ou à l'aspect de faucon, 'ipTlçl00, et de Dionysos qui, comme l'époque

95 Homère, Iliade, VIII, 247-252, XIII, 821-823, XV, 690, XVII, 674-680, XXIV, 315-316.

96 J.-L. Breuil, "Kpato~ et sa famille chez Homère: étude sémantique", dans Études homériques, Séminaire de recherche sous la direction de M. Casevitz Travaux de la Maison de l'Orient, n. 17, Maison de l'Orient, Lyon, 1989, pp. 17-53 ; S. H. Lonsdale, "If looks could kill : rcurc'tUtvro and the interpretation of imagery and narrative in Homer", CJ, 84, 4, 1989, pp. 326-333.

97 P. Mazon, Homère, Iliade, VIle édition, Paris 1970, p. 55, n. 1.

98 Strabon, XVII, 1, 182 ; M. Alliot, Le culte d'Horus à Edfou au temps des Ptolémées, Le Caire. Institut Français d'Archéologie Orientale, t. II, 1954, p. 567 et notes 5 et 6, 586-588.

99 Homère, [liade, XV, 174.

100 Ibid., XIII, 62.

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