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Delacroix : souvenir du Maroc

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E XPOSITION S

Delacroix :

souvenir du Maroc

› Robert Kopp

C

ontrairement à beaucoup de romantiques, Delacroix n’a guère été tenté par le large. Fasciné par l’Orient comme tous ses contemporains, il préférait toute- fois le vertige de l’imagination à l’ivresse de la découverte. Si le hasard ne lui avait pas procuré l’opportunité d’accompa- gner le comte de Mornay en mission officielle, il n’eût sans doute pas entrepris ce voyage initiatique qu’avaient accom- pli Lamartine, Chateaubriand, Nerval, Gautier, Dumas et bien d’autres de ses connaissances ou amis, certains sur les traces de Bonaparte, d’autres sur celles des croisés, d’autres encore à la recherche des mystères de quelque religion pri- mitive, voire des origines de l’humanité civilisée.

C’est un Charles X aux abois, sentant son pouvoir vaciller sous les coups de l’opposition libérale, qui avait saisi le prétexte d’un soufflet d’éventail donné par le dey d’Alger au consul de France pour envoyer un corps expéditionnaire emmené par le maréchal de Bourmont. Le temps qu’il arrive, le règne du roi touchait à sa fin. Aussi n’est-ce qu’incidemment que les jour- naux parisiens, à la veille des Trois Glorieuses, notent le débar- quement de vingt-sept mille hommes à Sidi Ferruch et la prise d’Alger. Le Maroc voisin, en revanche, s’émut davantage de cette intrusion. Louis-Philippe, qui entre-temps était monté sur le trône, résolut donc d’envoyer une ambassade auprès du sultan Moulay-Abd-er-Rahman, afin d’apaiser les tensions survenues entre les deux pays. Elle fut confiée au comte de Mornay. Parmi les membres de sa délégation, Jean-Baptiste Isabey, un des élèves de David et peintre bien en cour sous

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Napoléon comme sous les régimes suivants. Mais il se désista, étant revenu depuis peu d’un voyage en Afrique du Nord, et ce fut Delacroix qui le remplaça au pied levé.

Eugène Delacroix avait alors 33 ans. Il s’était fait une solide réputation de peintre révolutionnaire, fermement opposé à l’école davidienne. En 1822, la Barque de Dante avait rouvert la guerre entre classiques et romantiques. Une

« vraie tartouillade », s’était écrié Étienne Delécluze, alors que le jeune Thiers y retrouvait « la hardiesse de Michel-Ange et la fécondité de Rubens ». Deux ans plus tard, les Massacres de Scio faisait face, au Salon, au Vœu de Louis XIII d’Ingres et en 1827 ce fut le duel entre la Mort de Sardanapale et l’Apo- théose d’Homère, du même Ingres. Peintre d’histoire et en tant que tel attaché au grand genre, Delacroix voulait néanmoins révolutionner la tradition picturale ; il empruntait donc ses sujets non seulement à la mythologie gréco-romaine et à la Bible, mais aussi à Dante, à Shakespeare, à Byron, à Walter Scott. Le Moyen Âge lui importait autant que l’Antiquité.

Pourtant, il n’était guère promis à devenir ce peintre de la vie moderne, voire de la ville moderne, que Baudelaire appelait de ses vœux dès ses premiers Salon. Jamais l’observation directe de la vie quotidienne ne retenait son attention – sauf lors de l’unique grand voyage qu’il fit au cours de sa vie durant les six premiers mois de l’année 1832. Une expérience qui allait le marquer en profondeur et dont le souvenir transparaît dans d’innombrables tableaux tout au long de sa carrière.

Un souvenir que le peintre a constamment ravivé par le contact avec les très nombreux objets rapportés de son périple. Textiles, céramiques, cuirs, gargoulettes, aiguières, boiseries peintes, poudrières brodées, plats fassis, sabres à lames courbes, fusils marquetés, vièles, harnachements, caftans, sacoches, babouches, ceintures : tout un arsenal d’accessoires qui ne se retrouvent pas seulement dans ses carnets de dessins, mais aussi et surtout dans ses tableaux.

Ces objets, Delacroix les a gardés près de lui pendant trente

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ans ; ils l’ont accompagné dans tous ses ateliers. À sa mort, le peintre les a légués à Charles Cournault, qui fut peut-être son unique élève et qui avait fait plusieurs voyages en Algé- rie. Ce sont les héritiers de ce dernier qui les ont légués au musée Delacroix, en 1952, après les avoir prêtés, vingt ans auparavant, pour l’exposition inaugurale de l’atelier-musée de la place de Fürstenberg.

Dominique de Font-Réaulx, qui vient de prendre la direc- tion de cet établissement désormais rattaché au Louvre, les place au centre d’une exposition aussi délicatement agencée qu’originale. Loin d’être de simples souvenirs de voyage, ces objets jouent un rôle capital dans le processus créatif du peintre. D’ailleurs, à peine arrivé en Afrique du Nord, Delacroix commence par en réunir un nombre considérable, comme s’il espérait emporter avec eux un peu de l’âme du pays et de ses habitants. À Henri Duponchel, futur direc- teur de l’Opéra, qui s’était entremis avec Mlle Mars auprès de Mornay pour faire agréer Delacroix dans son ambassade, il écrit de Tanger, le 23 février 1832 : « Pendez-vous de n’y pas être venu aussi. Vous n’aimez pas avec grande raison ce qui sent le bourgeois. Vous seriez ici dans une excellente position pour rencontrer à chaque pas ce qui est le plus opposé. [...] Je compte rapporter assez de croquis pour donner une idée de la tournure de ces messieurs. De plus j’emporterai en original la plupart des pièces de leur habillement. Je me ruinerai avec plaisir pour cela et pour le plaisir que vous aurez à les voir. »

Delacroix est émerveillé par un monde que jusqu’alors il n’avait fait que rêver. Tout l’enchante : les paysages, la lumière, l’architecture, les femmes (dans la mesure où il peut les apercevoir), les chevaux. Son enthousiasme trans- paraît dans toutes ses lettres, il fait des centaines de des- sins et d’aquarelles et il consigne ses impressions dans de nombreux carnets où le texte et les images se croisent.

Car Delacroix n’est pas seulement un peintre génial, mais aussi un très grand écrivain. Ses Souvenirs d’un voyage dans

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le Maroc, exhumés par Laure Beaumont-Maillet, Barthé- lémy Jobert et Sophie Join-Lambert (Gallimard, 1999) et qui complètent son Journal, dont il convient de signaler la nouvelle édition par Michèle Hannoosh (Corti, 2009), le prouvent amplement.

Or, contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’expé- rience marocaine n’exaspère pas le romantisme de Delacroix.

Elle lui fait au contraire découvrir l’Antiquité ou ce qu’il interprète comme son reflet : « Imagine, mon ami – écrit-il à Jean-Baptiste Pierret, un de ses camarades du Lycée impé- rial –, ce que c’est que de voir couchés au soleil, se promenant dans les rues, raccommodant des savates, des personnages consulaires, des Caton, des Brutus auxquels il ne manque même pas l’air dédaigneux que devaient avoir les maîtres du monde ; ces gens-ci ne possèdent qu’une couverture dans laquelle ils marchent, dorment et sont enterrés, et ils ont l’air aussi satisfait que Cicéron le devait être en sa chaise curiale. Je te le dis, vous ne pourrez jamais croire à ce que je rapporterai, parce que ce sera bien loin de la vérité et de la noblesse de ces natures. L’antique n’a rien de plus beau. »

Les innombrables dessins, les aquarelles, les notes qui les accompagnent et qui précisent les dimensions, les couleurs, les matières des objets représentés nourriront la peinture de Delacroix tout au long de sa vie, des différentes versions des Femmes d’Alger, qui ont fait rêver Baudelaire, aux nom- breuses mises en scène de chasses au lion ou de combats de chevaux, jusqu’à ses derniers tableaux, tels Camp arabe la nuit (musée des Beaux-Arts de Budapest) ou Combats d’Arabes dans la montagne (aussi intitulé la Perception de l’impôt arabe, conservé à la National Gallery de Washing- ton). On y retrouve les éléments de costumes, les armes, les harnachements que Delacroix a dessinés maintes fois, auxquels il s’est sans doute reporté de temps en temps, mais qu’il n’a jamais exposés en permanence dans son atelier.

Car il ne s’agissait pas de les représenter le plus précisément

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possible, mais d’évoquer leurs formes, leurs couleurs, afin de recréer, grâce à eux, l’atmosphère qu’il avait respirée au cours de son voyage.

Voir côte à côte ces objets et les dessins et les tableaux qu’ils ont nourris nous permet de suivre Delacroix au tra- vail. On est frappé par l’extrême précision des dessins, sou- vent annotés de surcroît : « Selle et bride verte. Bordure de la selle amarante. Couverture de chevaux rouge et bleu ciel.

Homme sur les masures. Nègre caftan sans manche vert.

Cafetan de dessous rouge. Éperons bleus sur bottes jaunes. » Restent de ces précisions, dans les tableaux, quelques taches de couleur. C’est que Delacroix ne vise jamais à la recons- titution ; il veut créer une atmosphère. Aussi son atelier ne ressemble-t-il en rien à ceux de tant de peintres décrits par les Goncourt dans Manette Salomon. Pas de bric-à-brac, pas d’entassement de souvenirs de voyage. Ceux-ci semblent avoir été soigneusement rangés dans des coffres à décor peint, eux aussi ramenés du Maroc, il est vrai. On est au contraire frappé par l’absence de décor et la grande sobriété, notamment de son dernier atelier, rue Fürstenberg, qui nous est connu par des gravures d’époque. C’est que ce grand peintre de l’imagination avait certes besoin de la pré- sence réelle des souvenirs tangibles de son voyage, mais il lui suffisait qu’ils soient là, il n’avait pas besoin de les toucher en permanence pour y croire. Par-delà le cas de Delacroix, grâce à cette exposition pour laquelle Dominique de Font- Réaulx a réalisé un catalogue (1) aussi savant qu’agréable à feuilleter et à lire, un problème vraiment nouveau est posé, celui du traitement des objets dans la peinture.

1. Delacroix. Objets dans la peinture. Souvenir du Maroc, sous la direction de Dominique de Font-Réaulx, textes de Catherine Adam-Sigas, Malika Bouab- dellah, Rosène Declementi, Claire Déléry, Dominique de Font-Réaulx, Hélène Grollemund, Stéphane Guégan, Emmanuel Hecre, Marie-Christine Mégevand, Christine Peltre, Nadège Picotin, Marie-Pierre Salé, Bull Tuil-Leonetti, Louvre éditions-LePassage, 2014. Exposition au Musée national Eugène-Delacroix, 6, rue de Furstenberg, 75006 Paris, jusqu’au 2 février 2015.

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