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Article pp.432-439 du Vol.25 n°145-146 (2007)

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Les capitalistes de la science : enquête sur les démonstrateurs de la Silicon Valley et de la NASA

De Claude ROSENTAL

Par Mathieu QUET

Il est difficile de se défaire de l’idée répandue selon laquelle les pratiques de démonstration scientifique ne feraient que relayer, dans la plus grande transparence, l’évidence du raisonnement du chercheur. Il aura ainsi fallu attendre un certain temps pour que les sciences sociales s’attaquent aux mécanismes qui régissent la production de la conviction dans le domaine scientifique. Plusieurs séries de travaux ont néanmoins posé les fondations d’une telle entreprise, à partir du milieu des années 1970 : les écoles de Bath et Edinburgh montrent l’intérêt de se plonger dans les controverses qui opposent les acteurs du champ scientifique1, tandis que les études ethnographiques de laboratoire insistent sur le rôle des pratiques quotidiennes et sur l’importance des objets dans la production des faits scientifiques2. Ces travaux essentiels ont fait naître un intérêt pour l’inscription matérielle de la production des connaissances, et pour les situations de communication au cours desquelles les chercheurs interagissent. L’enjeu est ainsi devenu la mise en évidence du fait qu’une telle activité de communication fait partie intégrante du processus de production des connaissances.

De nombreuses situations de communication sont intégrées au travail de recherche, et il faut cesser de les considérer comme une obligation a posteriori, nécessaire à la diffusion de savoirs produits en amont dans l’autonomie du raisonnement scientifique. Bien au contraire, les modes de communication du savoir scientifique jouent un rôle central dans l’élaboration des connaissances, et demandent par conséquent une attention particulière3. Les travaux qui se penchent sur les pratiques de démonstration montrent ainsi qu’il reste encore beaucoup à faire pour comprendre la nature des agencements et des conflits entre la « culture de l’évidence » (rationnelle

1. Voir par exemple : CALLON et LATOUR, 1990.

2. LATOUR et WOOLGAR, 1988 ; KNORR-CETINA, 1981 ; LYNCH, 1985.

3. LEFEBVRE, 2003 ; ALLAMEL-RAFFIN, 2003 montrent par exemple toute l’importance des images comme supports simultanés de la démonstration et de la production de connaissances.

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ou expérimentale) et la culture de l’argumentation qui s’appuie sur l’échange des points de vue4.

Le sociologue Claude Rosental, en défendant une sociologie historique des pratiques de démonstration, s’inscrit dans une démarche similaire. Son ouvrage précédent montrait à quel point les pratiques de démonstration dans le champ de la logique sont éloignées du cliché du logicien isolé avec une feuille de papier et un crayon. Les chercheurs qu’il observait ne cessaient de construire des réseaux, de s’appuyer sur des objets techniques, ou de revendiquer une efficacité technologique pour étayer leurs raisonnements5. Dans ce nouvel ouvrage, fruit d’une recherche de long terme menée sur la NASA et la Silicon Valley, c’est une forme particulière de démonstration qui fait l’objet de l’analyse : la « démo », « terme couramment employé par les chercheurs en intelligence artificielle et en logique informatique, comme par les consultants en informatique, pour désigner un huis clos où un démonstrateur commente le fonctionnement d’un dispositif (par exemple un logiciel informatique ou un robot), destiné à illustrer la valeur et/ou la validité d’un formalisme, d’une méthode, ou d’une approche spécifiques ». (p. 11) A travers cet objet, Rosental analyse des croisements inédits entre logiques technologiques, académiques et commerciales. Les capitalistes de la science est donc tout d’abord l’occasion d’une interrogation centrale sur l’évolution des pratiques de démonstration, mais c’est aussi en tant qu’étude des pratiques quotidiennes de recherche autour de la NASA que ce travail présente un intérêt.

L’ouvrage se compose de trois parties : la première présente le projet et les conditions de son développement ; la deuxième étudie les raisons pour lesquelles les chercheurs recourent aux démos et la nature de cette pratique démonstrative ; la troisième se penche sur les usages « aval » des démos et s’interroge sur un tel régime « démo-cratique ».

La première partie analyse les conditions de développement du projet étudié : un logiciel (nommé ici « Orion ») conçu pour définir des trajectoires de sondes d’exploration spatiale et analyser leurs observations. Orion permet de traduire certaines questions formulées sous forme graphique en un problème de logique. Par exemple : « Où se situe l’ombre de la lune Io sur Jupiter pour l’engin spatial Voyager 2 à un instant t (sachant que les différents objets sont en mouvement et en rotation sur eux-mêmes, et que la lumière se propage à

4. Selon l’opposition de BRETON et PROULX, 1989.

5. ROSENTAL, 2003.

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une vitesse connue) ? ». Le lecteur suit les démarches d’un réseau de chercheurs qui tente de mener à bien ce projet et de le faire connaître d’une communauté d’utilisateurs potentiels.

Rosental montre d’abord « l’ampleur des investissements suscités par les démos », c’est-à-dire leur influence sur l’organisation du travail de recherche. Il décrit le réseau d’institutions et de personnes noué autour du logiciel, et les problèmes soulevés par une telle forme de collaboration. Une question importante est celle de savoir si les démos du logiciel peuvent être apparentées à des expériences publiques. Les points communs entre ces deux pratiques ne doivent pas être exagérés. La démo n’est pas une expérience publique, car il ne s’agit pas d’expérimenter en présence d’un public le fonctionnement d’un dispositif, mais plutôt de déployer un scénario longuement préparé. Il s’agit plutôt d’un show ou d’une dé-monstration : l’exercice étudié par Rosental se situe à la croisée d’une démarche probatoire (prouver qu’un logiciel et une approche de la logique informatique

« fonctionnent » bien) et d’une conduite ostentatoire (spectacle préparé qui provoque l’approbation « spontanée » et non explicite du spectateur).

Dans la deuxième partie, Rosental s’intéresse à la fonction que les chercheurs entendent donner à la démo dans leur démarche démonstrative.

Les démos sont en effet placées par les acteurs sur le même plan que la rédaction d’articles ou les communications orales. Elles entrent dans un ensemble d’activités démonstratives et il faut comprendre le rôle qu’elles y remplissent précisément. En particulier, le recours à la démo présente plusieurs avantages pour les chercheurs.

D’abord, c’est un outil relationnel de premier plan. Les chercheurs y voient un moyen de de démarcher des institutions, de susciter un intérêt et d’obtenir des rendez-vous. Ensuite, c’est un mode efficace de présentation de soi. La démo est souvent implicante, et ne laisse pas le spectateur extérieur puisqu’il peut se saisir de l’objet à l’issue de la présentation. Par conséquent, si la démo se déroule comme prévu, elle peut susciter un certain enthousiasme pour le projet, entraîner une volonté d’appropriation, et déboucher sur de nouveaux financements. La démo est enfin l’occasion de recueillir des informations sur les problèmes rencontrés par les utilisateurs. Cette opération de recueil permet d’améliorer les performances du logiciel ou de l’ajuster en fonction des attentes perçues. En résumé, l’exercice des démos permet simultanément aux démonstrateurs d’exhiber et d’observer : c’est à la fois la constitution d’un réseau et la prise de contrôle sur ce réseau qui sont en jeu.

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Afin de maximiser la fonction dé-monstrative de la démo, les équipes de recherche mettent alors en place un collectif de démonstrateurs. L’activité de démonstration est souvent collective, car en effectuant des démos à deux ou plus, les démonstrateurs peuvent insister sur des aspects différents, et cumuler les effets des registres démonstratifs. Par ailleurs, l’objectif est de multiplier les démonstrateurs et les démonstrations, pour faire circuler l’information, car les différents espaces de la démo ne sont pas étanches. L’effort démonstratif est donc capitalisable, et la démo permet des économies d’échelle. Rosental n’hésite pas alors à parler de « démonstration de force » pour qualifier les efforts démonstratifs mis en place autour de la démo.

Pour bien saisir l’utilité de cette capitalisation de la démo, il est nécessaire de tenir compte du fonctionnement socio-économique des champs de recherche articulés autour de la NASA. Nos chercheurs sont en effet situés dans un univers où les contraintes de l’exercice démonstratif sont très fortes : un véritable régime d’entrepreneuriat scientifique. Rosental met ainsi en évidence le poids des contrats à la NASA – un système de financement crucial et de montants très élevés, qui mobilise à la fois des ingénieurs, des universitaires, des industriels, dans des réseaux très étendus. Dans un tel système, les gestionnaires de la recherche disposent d’un temps très limité pour évaluer les travaux, et la démo est plus adéquate qu’un rapport technique. Après la description d’un projet en quelques phrases, les chercheurs se livrent à une démo, à l’issue de laquelle la consultation d’un rapport technique permet de vérifier tel ou tel détail. Ce fonctionnement est très favorable aux gestionnaires, qui peuvent ainsi, dans une certaine mesure, court-circuiter le rôle des pairs et des experts, en se fiant à la (fausse ?) évidence du bon fonctionnement de la démo.

Dans la dernière partie de son ouvrage, Rosental se penche enfin sur le rôle rempli par les démos dans la production et le maintien du lien social. La démo, en tant que catalyseur, est en effet l’objet qui permet au chercheur en sciences sociales de suivre l’évolution du projet : nombre de personnes impliquées, problèmes rencontrés et solutions proposées, etc. Les démos mettent en jeu les liens entre les acteurs : elles génèrent des conflits et des ruptures, ou au contraire renforcent les liens individuels et collectifs. L’activité démonstrative contribue ainsi au développement du domaine scientifique, à ses financements, à sa visibilité, tant dans le monde savant qu’industriel.

Mais de manière plus frappante encore, les démos débordent le cadre du champ recherche-entrepreneuriat, et touchent de vastes pans de la société.

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D’outil de recherche, la démo devient alors outil de vulgarisation et support pédagogique, au prix d’un minimum de modifications. Des démos ou des clips sont placés sur les sites internet de la NASA, visant un public d’amateurs, d’enseignants et d’étudiants ; le logiciel Edu-Orion, établi à partir d’Orion, est utilisé comme matériel éducatif. Pour les concepteurs, il s’agit toujours d’une logique de rentabilité, mais la NASA y voit aussi une ressource pour la défense de l’institution. Rosental est alors amené à évoquer un processus de démo-cratisation plus encore qu’une démocratisation des savoirs. Un tel régime d’exploitation des démos ne consacre pas tant le pouvoir du peuple sur les savoirs scientifiques, que celui des démos et des démonstrateurs. Cette réutilisation produit en effet l’illusion d’un savoir qui placerait directement les attentes du public en phase avec les développements les plus avancés de la recherche à la NASA, alors qu’il s’agit de spectaculariser la recherche, selon des logiques financières ou de légitimation.

Pour terminer, Rosental insiste sur le fait que la démo nous confronte à une forme de capitalisme démonstratif, dont il serait nécessaire de mieux tenir compte car elle sera sans doute amenée à se développer dans les différents secteurs de la recherche au cours des années à venir (les sciences sociales elles-mêmes ne seront sans doute pas épargnées). Une discussion collective du statut de la dé-monstration et de la démo-cratie serait donc nécessaire, et c’est toute la richesse de ce livre de nous en fournir les premiers éléments.

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RÉFÉRENCES

ALLAMEL-RAFFIN C. (2003), « Comment le sens vient-il à l’image ? Analyse d’une conversation autour d’un microscope en physique des matériaux », Xe Colloque bilatéral franco-roumain, CIFSIC Université de Bucarest, 28 juin-3 juillet 2003, http://archivesic. ccsd.cnrs.fr/sic _ 00000581/en/

BRETON P., PROULX S. (1989), L’explosion de la communication, Paris, La Découverte.

CALLON M., LATOUR B. (dir.) (1990), La science telle qu’elle se fait : anthologie de la sociologie des sciences de langue anglaise, Paris, La Découverte.

KNORR-CETINA K. (1981), The Manufacture of Knowledge: An Essay on the Constructivist and contextual Nature of Science, Oxford, Pergamon Press.

LATOUR B., WOOLGAR S. (1988), La vie de laboratoire : la production des faits scientifiques (Michel Biezunski, trad.), Paris, La Découverte (1re éd. 1979).

LEFEBVRE M. (2003), « L’ambivalence des mathématiciens face à l’image », Communication et Langages, n° 136, p. 13-28.

LYNCH M. (1985), Art and Artifact in Laboratory Science: A Study of Shop Work and Shop Talk in a Research Laboratory, Londres, Routledge & Kegan Paul.

ROSENTAL C. (2003), La trame de l’évidence : sociologie de la démonstration en logique, Paris, PUF.

ROSENTAL C. (2007), Les capitalistes de la science : enquête sur les démonstrateurs de la Silicon Valley et de la NASA, Paris, CNRS Editions.

Références

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