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Le prince Babur et le pouvoir des mots

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Academic year: 2021

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Submitted on 6 Apr 2017

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Le prince Babur et le pouvoir des mots

Danièle Auffray

To cite this version:

Danièle Auffray. Le prince Babur et le pouvoir des mots. Slovo, Presses de l’INALCO, 2017, Le discours autobiographique à l’épreuve des pouvoirs Europe - Russie - Eurasie, 47. �hal-01502297�

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Transmettre à tous, diffuser plus loin

Le prince Babur et le pouvoir des mots

Danièle Auffray

Le prince Babur et le pouvoir des mots Slovo, vol. 47, Presses de l’Inalco, 2016 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01502297

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Slovo

Le discours autobiographique à l’épreuve des pouvoirs Europe - Russie - Eurasie

Numéro coordonné par Catherine  Poujol

7PMVNF47 – Année 2016

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Rédactrices en chef Catherine Géry

Marie Vrinat-Nikolov Comité scientifique

Tatiana  Afanassieva (université de Saint-Pétersbourg, Russie), Marie-Christine  Autant-Mathieu (CNRS), Marco  Buttino (université de Turin, Italie), Anne-Victoire Charrin (Inalco), Boris Czerny (université de Caen), Catherine  Géry (Inalco), Konstantin  Koklov (université de Saint-Pétersbourg, Russie), Marlène Laruelle (George Washington University, USA), Hélène Mélat (CEFR Moscou/université Paris  IV), Sébastien  Peyrouse (George  Washington University, USA), Catherine  Poujol (Inalco), Catherine  Servant (Inalco), Marie  Vrinat-Nikolov (Inalco), Marc  Weinstein (université de Provence Aix-Marseille).

Bureau éditorial

Gérard  Abensour (ENS Lyon – Inalco), Christine  Bonnot (Inalco), Anne-Victoire  Charrin (Inalco), Boris  Czerny (université de Caen), Catherine  Géry (Inalco), Catherine  Poujol (Inalco), Jean  Radvanyi (Inalco), Dominique  Samson  Normand de  Chambourg (Inalco), Catherine  Servant (Inalco), Eva Toulouze (Inalco), Marie Vrinat-Nikolov (Inalco).

Édition

Nathalie Bretzner Maquette

Marion Chaudat pour Studio Topica Illustration de couverture

© Clédia Fourniau Maquette de couverture Nathalie Bretzner

Ce numéro a été réalisé avec Métopes, méthodes et outils pour l’édition structurée XML-TEI développés par le pôle Document numérique de la MRSH de Caen.

Slovo est disponible en ligne : http://slovo.episciences.org CC-BY-NC-SA 4.0 2016, © Presses de l’Inalco 2, rue de Lille – 75343 Paris Cedex 07 – France ISSN : 0183-6080 - ISBN : 978-2-858312351

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Le prince Babur et le pouvoir des mots

Danièle Auffray CNRS

Un des fondements, une des spécificités de l’autobiographie est le contrat de vérité que l’auteur passe avec son public, ce qui la différencie des mémoires plus ou moins complaisantes, des récits personnels ou des romans écrits sous couvert du

« je » qui propose une vision réécrite de son passé 1. Le rapport au pouvoir dans le contrat de vérité est donc crucial et en même temps le paradoxe suprême, que l’on soit en position de soumission à ce pouvoir ou en position de possession de ce pouvoir. Dans le premier cas, il y a toujours la crainte que ce qui est dit ne plaise pas à ce pouvoir, et dans le second cas une crainte aussi, celle de ne pas plaire, voire de choquer les lecteurs soumis au pouvoir dont on dispose, car rien n’oblige un puissant à faire son autobiographie et, s’il l’entreprend, c’est bien qu’il a quelque idée de l’utilité qu’en aura sa réception.

Le Livre de Babur 2 a ceci de particulier qu’il s’agit de l’histoire de la reconquête du pouvoir d’un homme né héritier d’une dynastie importante, tombé dans un quasi-dénuement, mais qui force le destin et conquiert un empire. Bien sûr, cette histoire prend surtout son intérêt a posteriori quand on sait l’incroyable épopée de la dynastie qu’il va fonder, celle de l’Empire moghol qui dominera l’Inde jusqu’au milieu du xixe siècle et ne pliera définitivement que devant l’impérialisme anglais.

1. Après une carrière de chercheur en sciences politiques au CNRS dans le domaine mari- time, elle travaille maintenant sur les « Routes de la soie », maritimes et continentales.

Contact : daniele.auffray@free.fr

2. Le Livre de Babur, traduit du turc tchaghatay par J. L. Bacqué-Grammont, annoté par J. L. Bacqué-Grammont et Mohibbul Hasan, Publications Orientalistes de France, collection Unesco d’œuvres représentatives, Série Asie Centrale, 1980.

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Ce sont d’ailleurs ses héritiers qui feront la fortune de cet ouvrage en le traduisant d’abord en persan qui sera la langue littéraire de leur empire alors que Babur avait écrit ses mémoires dans la langue turque tchagatay, la langue d’usage commun.

Mémoires, autobiographie disons -nous, mais s’agit-il bien de Mémoires ou sommes-nous en présence d’un Journal ? Les « trous » que l’on constate dans le récit sont plus ou moins importants : dix ans entre 1508 et 1519, date qui est peut-être celle du début de l’écriture des Mémoires, cinq ans entre 1520 et 1525, cinq mois en 1528, enfin ses quinze derniers mois avant sa mort.

La différence d’appréhension de la temporalité entre les deux parties, celle écrite après coup et celle écrite sous forme de quasi-journal, est nette : la première, même si elle est souvent précise, relate les évènements mois après mois, tandis que la seconde le fait jour après jour, en indiquant même souvent l’heure où se produit telle ou telle chose. Même si la première partie manque de ces précisions temporelles, elle est quand même tellement riche quant aux événements et aux hommes qui la peuplent qu’on peut penser que Babur avait pris des notes tout le long de sa vie.

Or donc s’il y a une date à laquelle on peut situer le début de la rédaction du Livre de Babur, on peut bien parler d’une intention autobiographique qui se fait jour et non de quelque Journal, retrouvé plus tard plus ou moins par hasard et non rédigé pour être publié. La volonté de partager les savoirs qu’il a pu accumuler est particulièrement nette par exemple dans sa description minutieuse de l’Inde, ses animaux, ses fleurs, ses fruits, les us et coutumes de ses habitants. On n’écrit pas ainsi pour soi.

Savoir quand Babur a décidé d’écrire son livre, son nâme, est important pour déterminer dans quelle intention il l’a fait. 1519-1520 (925 h), c’est la fin d’une séquence catastrophe où, après avoir repris Samarcande pour la troisième fois en 1511, il en est chassé de nouveau, mais cette fois-ci non par fortune de guerre contre ses ennemis de toujours, les Ouzbeks, mais par le peuple même de la ville – qui l’avait si bien accueilli les premières fois –, et cela parce que ses nouveaux alliés, les Perses chiites de Chah Ismail, se sont rendus insupportables par leur fanatisme à cette ville profondément sunnite. Plus grave encore, il ne peut empê- cher le massacre de la population de Boukhara – 15 000 personnes – toujours par son allié chiite. Il quitte pour longtemps, pense-t-il, en fait pour toujours, le savons-nous, la Transoxiane. Les années suivantes vont être occupées à pacifier l’Afghanistan, base indispensable pour la conquête de l’Inde à laquelle il pense alors, cette fuite en avant vers le sud-est lui semblant la seule issue possible à son destin du moment.

Si Babur se lance alors dans cette entreprise, on peut penser qu’il a la conscience d’un tournant décisif de son épopée personnelle, qu’il a besoin de mettre au clair

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dans sa tête – et plus tard pour autrui – comment, par quels chemins il en est arrivé à prendre cette direction, qui était en fait la seule qui lui restait ouverte.

En effet il faut rappeler qu’auparavant, au moment de sa plus grande détresse où il était resté quasiment seul, sans argent, sans armée, il avait voulu aller vers une autre direction, le nord-est – en fait la Chine – mais comme un simple voyageur, voire un vagabond pour tenter fortune, l’ouest étant bien sûr bloqué par l’Empire perse. Mais s’étant rétabli par ses conquêtes dans l’actuel Afghanistan, qui n’était coupé de sa patrie d’origine que par des obstacles géographiques et non de culture (Herat était une des étoiles brillantes de cette civilisation et Kabul, qui sera sa capitale et où il sera enterré, une grande cité aussi), la direction de l’Inde lui était alors ouverte avec une tout autre perspective.

Cinq campagnes furent nécessaires pour venir à bout non seulement des cheikhs musulmans de la famille des Lodi qui tenaient le nord de la péninsule indienne (les premières implantations pérennes musulmanes remontent en fait au xie siècle), mais aussi d’un prince hindouiste contre lequel il déclencha la guerre sainte. C’est à ce propos qu’il abandonna le vin dont il nous donne auparavant tous les détails de sa consommation lors de banquets avec ses amis, plusieurs fois par semaine, voire par jour.

Le Livre de Babur n’est pas un manuel de bonne gouvernance, il mourra trop vite pour avoir le temps de mettre en place vraiment l’administration de l’em- pire qu’il s’est taillé. Il a toujours été par monts et par vaux lors de ses marches et contre marches guerrières. Il dit même à un moment qu’il n’a jamais, depuis ses onze ans, passé les fêtes de l’Aïd au même endroit et il y met même de la coquet- terie puisqu’une fois où il se trouve par hasard dans la même ville où il l’a passée l’année précédente, il se déplace exprès ailleurs.

Par contre on peut le considérer comme un manuel de stratégie et surtout de la manière de traiter ses amis et ses ennemis. Envers les premiers, il fait preuve d’une équanimité remarquable. Il prend soin de les récompenser suivant leurs mérites à chaque bataille gagnée et de tenir sa parole quand il leur a promis, par exemple, qu’ils pourraient rentrer chez eux au soir d’une guerre menée à bien. Envers ses ennemis également, il est extrêmement indulgent quand ils tombent entre ses mains. En général il les relâche, voire leur offre des présents.

Même les traîtres sont souvent pardonnés et ne sont sévèrement sanctionnés que s’ils trahissent deux fois (cela lui arrivera même plusieurs fois). Aucune trace de cruauté gratuite, les pyramides de têtes des ennemis tués qu’il fait élever après la bataille nous émeuvent peut-être de nos jours, mais n’étaient que tout à fait normales dans la culture de l’époque et n’en sont qu’un trophée comme un autre.

La seule mention d’un vrai supplice est faite contre son cuisinier et son goûteur qui ont tenté de l’empoisonner, l’un est écorché, l’autre dépecé, mais Babur était

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là vraiment en colère d’autant que ces exécutants ont voulu réaliser ce forfait à l’instigation d’une femme, la mère d’un de ses ennemis, que Babur avait traitée d’une manière particulièrement aimable, lui laissant un palais et des revenus.

Cette dernière ne sera néanmoins pas trop durement sanctionnée, elle, est simple- ment éloignée.

Babur et le soufisme

Dans la tradition islamique, le soufisme dont l’Asie centrale est vraiment le terreau originaire, représente le moment où le croyant accède au droit d’exister en tant qu’individu, même si c’est pour dépasser ce stade dans l’amour mystique. Cela a-t-il eu une influence sur Babur dans son désir d’écrire sur soi ? Il semble avéré qu’il entretint durant toute sa vie une étroite relation avec de hautes personnalités de cette mouvance 3, son mentor lorsqu’il était enfant et jeune homme, était un disciple de Kwâja Ahrar, un maître soufi qui avait été également le conseiller de son père. C’est à un de ses descendants Kwâja-i Kalan qu’il enverra un livre de poésie qu’il avait rédigé en Inde ainsi que son Bâbur nâme, sur la demande d’ail- leurs de celui-ci, ce qui prouve qu’il était en relation continue et assez proche pour lui avoir confié qu’il rédigeait ses Mémoires.

À ce propos nous voudrions soulever la question du sens qu’on peut trouver dans ce que Babur nous confie quant à ce qu’il y a de plus intime, le sentiment amoureux. Les figures féminines sont peu présentes, la grande figure tutélaire étant sa grand-mère, son guide politique au début de sa carrière en même temps que le guide religieux cité plus haut. On apprend qu’il a beaucoup d’affection pour Maham, qui sera la mère d’Humayun, son fils aîné. Quand il cite un senti- ment amoureux, c’est dans le sens inverse pour signaler qu’une jeune princesse, Masuma, tombe amoureuse de lui à Herat, la ville de tous les plaisirs – c’est là qu’il commencera à boire du vin dans la « Maison de la Joie ». Masuma le rejoindra à Kabul et sera une de ses dix épouses, dont d’ailleurs beaucoup décèderont assez vite.

Babur amoureux, quand le rencontre-t-on ? Une seule fois et d’étrange façon pour une sorte de jumeau stellaire, Babüri, un fils de marchand. Babur a dix-sept ans et est alors à Andijan dans une situation très précaire puisque dans sa ville même, son pouvoir est contesté par des adversaires avec lesquels il vient pour-

3. Voir Bakhtyar Babadzanov, « Zahîr al-Dîn Muhammad Mîrzâ Bâbur et les Shayk Naqshbandî de Transoxiane » in Cahiers d’Asie centrale no 1-2, Tachkent–Aix-en- Provence, Edisud, 1996, p. 219 sq.

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tant de signer un traité et qui lui font subir toutes sortes d’humiliations. De plus, il vient de se marier, pour la première fois, et il n’aime pas sa femme au point que sa mère doit le contraindre de la visiter au moins tous les trente ou quarante jours ! Sa rencontre avec le jeune homme sera un moment d’éblouissement au sens strict.

Il n’ose lui adresser la parole, compose poésie sur poésie :

Dès que je fus amoureux, je perdis conscience de moi-même et devins fou ;

Je ne savais pas que c’était là le propre de l’amour pour ceux qui ont un visage de fée.

Dans le bouillonnement de la passion et de l’amour, et sous l’emprise de l’ardeur et de la fureur, je me promenais tête et pieds nus, sans prêter attention aux gens de connaissance ni aux étrangers.

Il semble bien que cet épisode ait été largement platonique ; il fuit les occasions de le rencontrer même en compagnie. Cette histoire ne tient pas plus d’une page dans le livre et la plupart des commentateurs la passent pudiquement sous silence, pourtant elle est une des plus sincères de l’ouvrage. Pourquoi a-t-il tenu à la narrer plusieurs années après qu’elle s’est déroulée, toujours vivante dans sa mémoire ?

Babur parle assez souvent sans détour de la pédérastie qui semble assez cou- rante dans les sphères du pouvoir, pour en stigmatiser plus les excès – par exemple tel khan qui veut y soumettre tous les fils de son entourage, si bien que chacun le fuit – que la chose elle-même. Mais il s’agit là bien évidemment de tout autre chose.

Nous ne pouvons nous empêcher de rapprocher cet amour hors norme à d’autres situations où l’amour mystique du soufi se présente sous d’étranges formes. Prenons le Livre de Chams de Tabriz 4. Son auteur, Mowlânâ-Rûmi est considéré comme un des maîtres spirituels du xiiie siècle et ce livre comme une somme mystique. Mais son histoire est troublante : jusqu’à 30 ans, il mène une vie exemplaire et est reconnu comme maître spirituel avec de nombreux disciples quand il rencontre un derviche sexagénaire vêtu de noir qui va lui donner l’illu- mination mystique ; il va alors changer de comportement, mener une vie dissolue, s’adonner à la boisson, au titre que plus rien n’a d’importance dans cette vie ici- bas à côté de l’union mystique. Les 36 000 vers qu’il va composer dans ce qui sera

4. Mowlânâ, le Livre de Chams de Tabriz, traduit et annoté du persan par Mahin Tajadod, Nahal Tajadod et Jean-Claude Carrière, Paris, Gallimard, collection de l’Orient, 79, 1993.

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ce Livre de Chams ne seront qu’un immense chant d’amour. Nous choisissons ces vers au milieu de mille autres ayant la même résonance :

Je suis ce soudain-t’avoir vu, De la tête aux pieds, t’avoir vu.

Mon souffle, oiseau fou, s’envola Par ma peine, de l’inutile Je dis ! « Chams de Tabriz, Qui es-tu ? » Et il dit :

« Je suis à toi, je suis À toi, je suis à toi. »

À vrai dire, rien d’étonnant à première vue ; quasiment tous les écrits mys- tiques ont de telles connotations et Thérèse d’Avila ne s’exprime pas autrement.

Mais dans les autres cas, ce n’est pas une rencontre terrestre qui déclenche l’en- thousiasme mystique comme dans le cas de Rûmi, d’autant qu’après la mort de Chams, il va récidiver – si l’on ose dire. Va lui succéder un homme du peuple, un batteur d’or du bazar qui mourra aussi, puis un troisième homme avec lequel il va écrire le Masnavi, qui sera, lui, un ouvrage de philosophie en six volumes et non un recueil de poésie. Mowlânâ-Rûmi lui écrira cependant :

Si même ton amour vient en dernier Il dépassera les premiers.

L’amour qui mène au dépassement de soi, à l’union avec le Dieu, passe bien en fait par une – voire plusieurs – incarnation particulière. « Ligne droite entre deux points, l’amour est le plus court chemin entre Dieu et sa créature. […] Épiphanies de la Vérité, les maîtres spirituels, en qualité d’objet d’amour, exigent de l’amant pèlerin le don de son existence et l’oubli de toute autre chose […] De son côté, l’amant s’efforce de satisfaire son objet d’amour 5 ». Nous sommes là assez près de Platon et de son cheminement vers l’idée de Beauté à travers les beaux corps.

Quel rapport entre les deux adolescents d’Andijan et la rencontre entre le trentenaire soufi et le sexagénaire derviche, trois siècles auparavant ? La culture de l’époque s’est nourrie de ces livres et Babur ne les ignorait pas. Son enthousiasme pour le jeune marchand (comme pour Rûmi, les différences de milieux n’ont plus d’importance dans ce contexte) peut certes être lu comme l’émoi normal d’un jeune homme déçu par sa première rencontre féminine – cette femme qu’il ne voulait pas aller voir malgré les exhortations de sa mère. Mais alors, pourquoi

5. Mahin Tajadod, postface de le Livre de Chams de Tabriz, op. cit, p. 320.

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raconter cet épisode – mineur, qui n’eut pas de suite et qui n’est pas à première vue à son avantage –, dans ce livre qu’il voulait laisser à la postérité ?

C’est là qu’intervient l’interrogation ayant trait au pouvoir ; quel ressort fait écrire ce moment-là à un (futur) dirigeant d’empire ? Notre hypothèse est qu’il veut s’inscrire dans une tradition soufie bien particulière qui avait été brillam- ment illustrée par les œuvres citées plus haut. Sa rencontre avec Babüri est le seul moment où les vers qu’il faisait étaient inspirés par un vrai enthousiasme et nous faisons l’hypothèse qu’il ne retrouva jamais cet état bien qu’il écrivît par la suite de nombreux gazels et autres chants. Babur n’emprunta pas la voie soufie, même s’il y resta fidèle tout le long de sa vie, car le vrai maître soufi est justement celui qui abandonne tout pouvoir en même temps qu’il s’abandonne à sa recherche.

Babur eut peut-être cette tentation quand il rencontra le jeune homme d’Andijan, à un moment d’ailleurs où le pouvoir l’avait abandonné, mais il y renonça vite et quelques mois après se relança dans l’action. Cependant, il dut garder toujours la nostalgie de ce moment et c’est pourquoi il voulut le consigner dans ses mémoires.

La dernière année de sa vie ne nous est pas contée par Babur lui-même, mais par sa fille Gülbadan Begim, mais il n’y a pas de raison de douter de l’authenticité de son récit. Ce qui y éclate est l’amour immense qu’il avait pour son fils premier-né Humayun. Alors qu’il n’avait point vu ce dernier depuis plus d’un an, voici qu’il arrive à Agra au moment même où Babur s’entretient de lui avec sa mère.

Nos cœurs s’ouvrirent comme des fleurs et nos yeux s’illumi- nèrent comme des flambeaux. […] En vérité sa conversation était incomparable et il était le type même de l’homme parfait dont on parle.

Suit alors l’épisode touchant de la maladie de Humayun où l’on craint pour sa vie alors même qu’il est déjà reparti pour son gouvernorat. Babur le fait revenir à Agra pour qu’il soit examiné par les meilleurs médecins, mais ceux-ci restent impuissants ; alors un « homme important » lui suggère que la guérison ne pourra avoir lieu que si pour complaire à Dieu quelque chose de grande valeur est sacrifiée. Babur pense alors – et c’est la preuve que son amour était partagé – qu’il

« n’y avait rien au monde de plus cher » pour son fils que lui-même.

Puissé-je être moi-même sa rançon car son état est grave et le moment est venu où je dois donner ma propre force à sa faiblesse.

Après avoir fait trois fois le tour de son lit, il dit « Quel que soit ton mal je le prends sur moi. » Humayun se rétablit et Babur tombe malade. C’est alors que, chose importante pour la perpétuation de son pouvoir, il proclame son fils comme héritier et successeur et lui remet le trône. Cette anecdote, si elle a bien été écrite par sa fille, veut établir que la légitimité de Humayun va reposer non seulement sur

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le droit, mais sur l’amour de son père puisqu’il n’accède au pouvoir que parce que celui-ci a préféré sa vie à la sienne propre.

Pour la lignée des Grands Moghols qui va suivre et où tout ne va pas se passer dans l’harmonie familiale voire filiale (l’un d’eux emprisonnera même son père), ce livre qui, nous l’avons-dit, va être immédiatement et pour des siècles reconnu comme fondateur, va peser lourd néanmoins dans les consciences et inspirer quand même les meilleurs d’entre eux.

Bibliographie

Babadzhanov, Bakhtyar, « Zahîr al-Dîn Muhammad Mîrzâ Bâbur et les Shayk Naqshbandî de Transoxiane » in Cahiers d’Asie centrale no 1-2, Tachkent–Aix- en-Provence, Edisud, 1996.

Le Livre de Babur, traduit du turc tchaghatay par J. L. Bacqué-Grammont, annoté par J. L. Bacqué-Grammont et Mohibbul Hasan, Publications Orientalistes de France, collection Unesco d’œuvres représentatives. Série Asie Centrale, 1980.

Mowlânâ, le Livre de Chams de Tabriz, traduction et postface de Nahal Tajadod, Paris, Gallimard, 1993.

Mowlânâ, le Livre de Chams de Tabriz, traduit et annoté du persan par Mahin Tajadod, Nahal Tajadod et Jean-Claude Carrière, Paris, Gallimard, collection de l’Orient, 79, 1993.

Résumé : le Livre de Babur (Bâbur nâme) est un classique dans une aire cultu- relle allant de l’Ouzbékistan jusqu’à l’Inde. Il s’agit de l’autobiographie du prince Babur, héritier de la grande dynastie de Tamerlan, tombé dans un quasi dénue- ment mais qui va se ressaisir et fonder un empire qui sera connu comme l’empire Moghol, régnant sur l’Inde depuis le milieu du xvie siècle – jusqu’au milieu du xixe. L’article présente les hypothèses concernant le sens à donner à cette entre- prise d’autojustification, y compris une approche du soufisme, la forme mystique de l’Islam en Asie centrale, dont Babur était un adepte.

Abstract: The Book of Babur (Bâbur nâme) is a classical book in the cultural area from Uzbekistan to India. It is the autobiography of Babur, born as heir of a great Timur dynasty, fallen in an almost destitution but recovering and conquest an empire which will be known as the Moghol empire, ruling India from his time

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– beginning of the XVIst century – up to mid XIXst century. The article presents the hypothesis concerning the meaning of this auto-justification work, including the approach of the sufism, the mystical shape of Islam in Central Asia whose Babur was a devotee.

Aбстракт: Книга Бабурa (Bâbur nâme) является классическим в области культуры, начиная от Узбекистана до Индии. Это автобиография принца Бабур, наследник великой династии Тамерлана, который упал в почти в нищете, но кто собирается взять себя в руки и создать империю, известную как империя великих Моголов, правящaя в Индии с середины XVI века до середины XIX. В статье представлены основные допущения в отношении смыслa этого проектa самооправдания, в том числе подход суфизма, формa мистического Ислама в центральной Азии, которого Бабур был последователем.

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