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Un James Bond du climat

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Un James Bond du climat

Et aussi :

Les œuvres complètes de Bolaño L’urbanisme selon

Erdoğan Le « je »

des historiens Des féministes en mouvements La poésie

retrouvée

d’Anna Gréki

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Numéro 112

L’automne reste une saison de bonnes feuilles et notre journal s’en nourrit. Deux premiers romans ont particulièrement attiré l’attention de nos collaborateurs : Ce qu’il faut de nuit, de Laurent Petitmangin et Sale bourge, de Nicolas Rodier.

Le genre issu des circonstances actuelles de

« fictions climatiques » s’enrichit d’un récit fort avec Le grand vertige de Pierre Ducrozet.

Du côté de la littérature étrangère nous mettons en avant un étrange roman de l’écrivain sud-africain Ivan Vladislavić, qui décrit la passion d’un jeune blanc de Pretoria pour Mohammed Ali. La publication du deuxième tome des œuvres

complètes de Roberto Bolaño est l’occasion de relire des œuvres magistrales comme et de découvrir des écrits inachevés ou provisoires comme Monsieur Pain ou Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce.

Deux événements dans ce numéro 112 : dès aujourd’hui, Olivier Roche rend compte de l’ensemble d’une très grande œuvre de la bande dessinée, les 13 volumes de Ce, de José Roosevelt, né à Rio de Janeiro en 1958, dans un article érudit, fascinant et fasciné. Dans quelques jours, vous pourrez lire un long entretien avec Lamis Saidi et l’équipe des éditions Terrasses qui racontent pour En attendant Nadeau l’histoire de la traduction en arabe des poèmes de la militante anticolonialiste Anna Greki, morte en 1966 en Algérie

Les essais rentrent aussi. Cette quinzaine, outre la biographie de Sandor Ferenczi par Benoît Peeters, vous pourrez découvrir le dernier ouvrage d’Enzo Traverso sur l’écriture de l’histoire, la somme de Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini- Fournel sur l’histoire des féminismes ou encore un voyage à la découverte des vents par Nick Hunt.

T. S., 23 septembre 2020

www.en-attendant-nadeau.fr Direction éditoriale

Jean Lacoste, Tiphaine Samoyault Directeur général

Santiago Artozqui Collaborateurs

Natacha Andriamirado, Monique Baccelli, Jeanne Bacharach, Ulysse Baratin, Pierre Benetti, Alban Bensa, Albert Bensoussan, Maïté Bouyssy, Jean-Paul Champseix, Sonia Combe, Norbert Czarny,

Sonia Dayan-Herzbrun, Christian Descamps, Cécile Dutheil, Pascal Engel, Sophie Ehrsam, Marie Étienne, Claude Fiérobe, Jacques Fressard, Georges-Arthur Goldschmidt, Dominique Goy-Blanquet, Claude Grimal, Odile Hunoult, Alain Joubert, Liliane Kerjan, Gilbert Lascault, Linda Lê, Monique Le Roux, Marc Lebiez, Natalie Levisalles, Lucien Logette, Éric Loret, Jean-Jacques Marie, Vincent Milliot, Christian Mouze, Maurice Mourier, Gabrielle Napoli, Gérard Noiret, Sébastien Omont, Yves Peyré, Évelyne Pieiller, Michel Plon, Marc Porée, Jean-Yves Potel, Hugo Pradelle, Dominique Rabourdin,

Shoshana Rappaport-Jaccottet, Roger-Yves Roche, Steven Sampson, Gisèle Sapiro, Catriona Seth, Christine Spianti, Pierre Tenne, Jean-Luc Tiesset

In memoriam Pierre Pachet, Agnès Vaquin, Georges Raillard, Gilles Lapouge Numéro ISSN : 2491-6315 Responsable de la publication

Association En attendant Nadeau À la Une : Pierre Ducrozet © Jean-Luc Bertini

Secrétaire de rédaction Pierre Benetti

Édition Raphaël Czarny

Correction Thierry Laisney Contact

info@en-attendant-nadeau.fr

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p. 4 Pierre Ducrozet Le grand vertige

par Feya Dervitsiotis p. 6 Marie-Sabine Roger Loin-Confins

par Anna-Livia Marchaison p. 8 Laurence Vilaine La Géante

par Stéphanie de Saint Marc p. 9 Ariane Dreyfus Sophie ou la vie élastique par Gérard Cartier

p. 11 Dominique Rabaté Petite physique du roman par Maxime Pautry p. 13 José Roosevelt Ce par Olivier Roche p. 20 Barbara Cassin Le bonheur,

sa dent douce à la mort.

Autobiographie philosophique par Tiphaine Samoyault p. 22 Roberto Bolaño Œuvres complètes.

Volume 2

par Pierre Senges

p. 27 Laurent Petitmangin Ce qu’il faut de nuit

par Gabrielle Napoli

p. 29 Ivan Vladislavić Distance

par Claude Grimal p. 31 Benoît Peeters Sándor Ferenczi. L’enfant terrible de la psychanalyse par Zoé Andreyev

p. 34 Yoann Morvan et Sinan Logie

Méga Istanbul

par Jean-Paul Champseix p. 36 Nicolas Rodier Sale bourge

par Pierre Benetti

p. 38 Thierry Beinstingel Yougoslave

par Norbert Czarny p. 40 Gertrud Bing Fragments sur Aby Warburg par Pierre Tenne

p. 42 Jean-Claude Mathieu Les fleurs du mal.

La résonance de la vie par Jean Lacoste p. 44 James Baldwin Blues pour l’homme blanc par Claude Grimal

p. 46 Paul Greveillac Art nouveau

par Stéphane Gaessler

p. 48 Alaa El Aswany Le syndrome de la dictature par Sonia Dayan-Herzbrun p. 50 Nick Hunt

Où vont les vents sauvages par Claude Grimal

p. 52 Enzo Traverso Passés singuliers. Le “je”

dans l’écriture de l’histoire par Sam Rochebœuf p. 55 Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel Ne nous libérez pas, on s’en charge. Une histoire des

féminismes de 1789 à nos jours.

par Ariane Temkine p. 58 Kathleen Jamie Strates

par Maurice Mourier p. 60 Elsa Devienne La ruée vers le sable.

Une histoire environnementale des plages de Los Angeles par Philippe Artières p. 62 Anna Gréki Juste au-dessus du silence par Pierre Benetti

p. 67 Gilles Ribero Clairières

par Sébastien Omont

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Pierre Ducrozet Le grand vertige

Actes Sud, 368 p., 20,50 €

Pétrole et charbon suintent du texte, sur fond de

« catastrophes, incendies, épidémies, disparition d’écosystèmes et fonte des glaces ». De façon exemplaire, le roman de Pierre Ducrozet illustre l’à-propos et les insuffisances du genre. Parce que l’enjeu est trop grand, il se dérobe à la lecture. On hésite à le lire comme une vaste critique mégalo- mane de notre mégalomanie ou comme une esthé- tisation du « grand vertige » que nous vivons.

Dans ce cas, la littérature serait asservie à un cou- pable esprit de continuité.

Le grand vertige s’ouvre sur la création, à Bruxelles, d’une énième commission, l’impro- nonçable «  Commission internationale sur le changement climatique et pour un nouveau contrat naturel ». Tout un programme, mais en soi rien de vraiment dépaysant. La fiction, elle, débute avec l’instauration au sein de ladite com- mission du réseau Télémaque, constitué d’une cinquantaine « d’explorateurs » venus de tous horizons et sélectionnés parce qu’ils sont « hors normes ». Ces missionnaires démiurges, des in- génieurs, voyageurs, botanistes, architectes, écri- vains considérés comme marginaux, sont chargés

«  d’imaginer comment résoudre la grande crise ». Suivant leurs missions, le récit déploie ses tentacules sur toute la surface de la terre, de l’Himalaya à Nairobi, en passant par le gisement pétrolier d’Abqaïq en Arabie saoudite, un oléo- duc en Birmanie, une mine de charbon en Austra- lie et toutes les capitales asiatiques. Ces grandes

enjambées à travers le monde ont pour moteur la quête d’une nouvelle manière de l’habiter, faite d’errance, d’éphémère, de doute, plutôt que de prédation.

On devine dans l’écriture de Pierre Ducrozet une volonté de poser les jalons d’une littérature nou- velle pour un monde qui se réchauffe. L’idée d’interconnexion traverse le roman, tout entier porté par une technique narrative consistant à relier des points géographiques et à jongler avec les perspectives. Le grand vertige mêle fiction et science du climat, à l’image de son personnage Nathan Régnier, star mondiale de la microbiolo- gie qui réalise en parallèle des films dans lesquels il croise « botanique et philosophie, ironie sèche et plans serrés, tissant des liens entre castors et comètes, photosynthèse et fin du monde, inven- tant un genre nouveau qui séduit des milliers de spectateurs ». Chacun est concerné, il n’y a plus d’ombres où se sentir à l’abri.

À un autre niveau de lecture, il advient de cette écriture quelque chose d’autrement plus révéla- teur. Son rythme effréné et vorace se fait la méta- phore involontaire de la course délirante vers notre propre perte. Mais aussi de notre refus de voir cet horizon, car le monde que Pierre Ducro- zet écrit est attrayant  malgré tout. Les cata- clysmes n’y font rien, le monde est « un délire violent et métallique » qui comble les attentes des personnages, c’est « un risque, un vide et une chance » qui donne envie. Le vertige en question est une sensation délicieuse, enivrante. Comme s’il s’adressait à June, son personnage de vingt- trois ans, qui ne veut plus entendre « responsabi- lité, sauver, refonder, elle veut des fulgurances et de l’oubli », l’auteur offre une fiction de substitu- tion et d’évasion. De sinistre, notre époque de

Un James Bond du climat

Le réchauffement climatique change tout, même la littérature.

Dans L’anthropocène contre l’histoire, le géographe Andreas Malm propose une loi générale de la lecture dans ce contexte : « à mesure que les températures montent, les lecteurs se soucieront de plus

en plus des situations ressemblant aux fléaux climatiques qui s’abattent sur eux ». Le grand vertige de Pierre Ducrozet fait partie de ce corpus grandissant de « fiction climatique » et répond à cette nécessité

de récits forts sur les transformations en cours.

par Feya Dervitsiotis

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UN JAMES BOND DU CLIMAT

vient excitante. Les protagonistes sont « pleins d’idées, de projets, d’ardeur, comme au début d’une histoire d’amour », leurs objectifs sont grandioses et hyperboliques, puisqu’il s’agit de réaliser « ce qu’aucun être humain n’a jamais réussi à faire ». Comme dans un James Bond du climat, l’application Télémaque sur Smart- phone s’auto-efface, on rencontre des agents de la DGSE et, du MI6 à Shanghai, deux camps clairement délimités s’opposent avec les gentils héros d’une part et les méchants climato-scep- tiques de l’autre. En revêtant notre présent de couleurs chatoyantes, Pierre Ducrozet en apla- nit la gravité, tout en suggérant qu’il ne nous reste plus qu’à attendre sagement des super- héros.

L’un de ses personnages l’avoue, « il mécon- naît entièrement le vivant ». Dans Le grand vertige, plantes, animaux, bactéries, sont posés là à côté des forêts, montagnes et autres « pay- sages » que les personnages ne font que traver- ser, comme s’il s’agissait d’un décor muet. Le monde entier est à la merci des protagonistes (June « avale les villes, le désert d’Atacama, la Bolivie, elle prend des bateaux, des trains, des avions – oui, elle devrait arrêter, elle sait, mais merde »). Le monde perdure sous une chape d’homogénéité. Les dérèglements climatiques font office de papier peint, ils ne sont pas repré- sentés, mais leur évocation sert de prétexte à l’action des personnages. L’essentiel réside ici dans les relations entre humains. Bel exemple de « huis clos anthroponarcissique », pour par- ler comme le philosophe Baptiste Morizot. À ces représentations pauvres, monolithiques, du non-humain, correspond une fiction aux prota- gonistes unidimensionnels.

Surtout, Pierre Ducrozet reproduit dans son écriture la volonté de puissance qui nous a me- nés à cette situation de « vertige ». Son livre, prédateur, aspire à faire entrer le monde entier, à le reformuler, le quadriller, le maîtriser, le terraformer, le traverser avec une facilité étour- dissante. Le grand vertige témoigne ainsi d’une double impasse littéraire et politique. Derrière des apparences de rupture, on sent un tenace esprit de continuité, une perpétuation des causes mentales du dérèglement dénoncé. Tout le roman trahit une crise de l’imagination. Il s’arrête juste avant un roman écologique ; en creux, il en dessine les contours. On aimerait une littérature qui déploie- rait notre imaginaire du vivant en tissant des

connexions entre les personnages et ce qui les entoure, en élargissant le point de vue verticale- ment plutôt qu’horizontalement. Une littérature qui fendrait le décor planté par Pierre Ducrozet.

Une littérature qui, comme chez Nastassja Martin ou Fabien Courtal, décentre le regard. Où les mots font voir, où ils ne servent plus seulement à mettre de la distance avec le réel, si catastro- phique qu’il soit.

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Marie-Sabine Roger Loin-Confins

Le Rouergue, 208 p., 18 €

C’est très souvent l’évocation d’un territoire en- soleillé et sauvage, lointain et isolé. Il y a un lac, des falaises, des rivières, un bois. Les lieux sur- gissent dans toute leur virtualité, à travers leurs noms, « l’océan Frénétique », le « lac Vert- Mousse », la « rivière Blanc-Coton ». C’est une végétation luxuriante dont on énumère « tous les verts possibles », et qui rivalise fortement avec la

« vallée sinistre » face au « quatre-pièces-cuisine » de la famille Mollet. François Mollet, alias « Aga- pito Ier, Souverain de Loin-Confins et des contrées annexes, Patelin, Pétrassel, Macapète et Mouk-Mouk », narre à sa fille Tanah les subtilités colorées qui composent l’archipel de Loin- Confins, souvent à l’heure de la veillée, sous un ciel de nuit parsemé d’étoiles fictives. Depuis leur balcon, et au rythme des courants d’air, il lui ra- conte l’histoire de leurs illustres ascendants.

Dans la tradition du miroir des princes, il lui pro- digue une « leçon ».

Dans les premières phrases du roman, on pense d’abord évoluer dans le conte brodé de Loin- Confins, tant l’affabulation créatrice du père, dont les récits sont habilement enchâssés dans une narration menée au présent, prend les devants de la scène inaugurale du premier souvenir d’en- fance. C’est pourtant à travers quelques phrases placées en incise, et au gré des tournures hypo- thétiques et des nombreux futurs à valeurs d’anti- cipation, qu’apparaissent les contours plus nuan- cés de la souveraineté du père. Le roman semble ainsi s’engager dès le début sur cette ingénieuse

et fragile ligne de crête, où viennent se lire de manière à peine voilée les premiers signes de la trompeuse condition de roi, annonçant ainsi et comme par degrés son envers bien connu.

Loin-Confins est un roman astucieux et compo- site. Il met allègrement en scène ses propres fables, s’amplifie à travers elles, puis semble évo- luer à rebours de celles-ci, pour mieux les éluder.

À la manière d’un récit de vie, le roman retrace la trajectoire de Tanah, dont l’enfance « inventée » détermine le reste de la vie d’adulte. Au gré du souvenir-écran de la légende de Loin-Confins, l’instance narrative récapitule ses épisodes mar- quants, jusqu’à en faire jaillir l’événement majeur et pivot : la révélation brutale de la folie du père.

Les discours s’entremêlent, et le roman semble épouser tout du long ce mouvement ambivalent qui fait reluire les ficelles dorées du « pays-para- dis » de Loin-Confins de la « Tanah enfant », en même temps qu’il met au jour le regard distancié, critique et parfois amusé de la « Tanah adulte ».

C’est sans doute un des procédés habiles de Ma- rie-Sabine Roger que de faire commencer le récit par celui de Loin-Confins, et de refouler au plus loin le temps de l’illusion, la réalité pathétique de la folie du père. Car c’est dans cet intervalle fra- gile de l’enfance illusionnée que l’auteure resti- tue avec justesse les contours délicats et singu- liers de l’enfance. À travers la grande polysémie du texte, Marie-Sabine Roger libère une langue pointilleuse et inventive. Elle parvient à rendre cette perception enfantine qui ne cessera jamais d’être l’appui enchanteur du roman. Elle retrans- crit les divers fourvoiements de l’enfant, sa can- deur, sa perception lacunaire en même temps que l’imaginaire parental qui la structure, à l’arrière- fond œdipien bien marqué.

Traverser les mirages

Longtemps auteure de récits destinés à la petite enfance

et à la jeunesse, Marie-Sabine Roger publie Loin-Confins, un récit d’enfance aux allures de conte merveilleux. Tanah, neuf ans,

est la destinataire privilégiée des récits épiques et altiers d’un père rêveur et mélancolique. Le roman s’invente à mesure qu’il s’écrit, jusqu’à libérer le lecteur trop crédule de ses beaux atours,

et lui révéler ses réels ressorts. Les récits oscillent, les tonalités miroitent, les histoires, avec le temps, se racontent autrement.

par Anna-Livia Marchaison

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TRAVERSER LES MIRAGES

Loin-Confins, dans son déploiement, raconte l’exploration d’un récit aux mille tours. Il dif- fracte progressivement les signes qui le com- posent, dont le sens latent n’est jamais d’emblée restitué, ni même attendu, pour la protagoniste comme pour le lecteur. Marie-Sabine Roger joue astucieusement de ce ressort à deux étages du corps de la fable et de sa morale, pour mieux faire surgir les multiples retards d’élucidation entre sens littéral et sens figuré. À mesure que l’on avance dans le conte, c’est en réalité dans les arcanes de la folie du père que l’on s’introduit, autrement dit dans l’histoire qu’il se raconte.

Toute la poésie des noms qui s’évapore, cette langue poétiquement trouvée capitule devant les locutions figées du langage courant. Le récit ma- gnifié des origines à la lignée douteuse glisse fata- lement vers la recherche documentaire d’archives photographiques et de témoignages familiaux.

Au fil du récit, les virtualités fictionnelles re- prennent pourtant sensiblement leurs droits. C’est la rémanence d’une trace de buée fugace sur une vitre d’hôpital qui esquisse le royaume perdu momentanément retrouvé. C’est, plus tard, la ré- appropriation personnelle et plus poétique du mot

« folie », dont la protagoniste, adulte, se remé- more l’étymologie latine, ce mot de la même fa- mille que « feuille », engageant ainsi la jeune femme à appréhender autrement les délires de son père, à les envisager comme une vulnérabilité source de nouvelles images, végétales et aériennes.

Le roman de Marie-Sabine Roger relate ainsi au- tant la trajectoire douloureuse d’un père en proie à la folie que la complicité poétique qui l’unit à sa fille. Il met en avant les possibles incidences du récit imaginaire de Loin-Confins sur la vie de la « Tanah adulte », comme pour inscrire ici la véritable question du texte : l’incidence détermi- nante d’une narration sur une vie. Le roman creuse ainsi la question de la force ressourçante et vivante de la fiction. Il met en lumière la part de transmission favorable qu’elle génère, et semble dire que cette part relève d’une exaltation qui n’en dit pas moins une violence.

On peut regretter que le roman de Marie-Sabine Roger vienne, au fil des pages, se perdre dans ses propres ficelles fictionnelles. Car à mesure que les divers micro-récits du conte disparaissent de la trame narrative, le roman pâtit des divers dis- cours explicatifs que l’auteure convoque et qui pèchent souvent par leur simplicité. Marie-Sabine

Roger fait notamment appel au modèle psychana- lytique, en particulier pour dépeindre la relation de l’enfant à ses parents, et brosse en ce sens des portraits souvent comiques – la sévérité accen- tuée de la mère, l’idéalisation souveraine du père – mais qui s’offrent comme de pâles répliques parentales personnifiées, dont il semblerait qu’il ne soit jamais question de contrevenir à la repré- sentation simplifiée.

Au fil du roman, le récit semble se retrancher trop facilement derrière ses canevas, abréger brutale- ment ses figures, schématiser son histoire. On regrette par exemple que l’arrière-fond littéraire qui travaille le personnage du père, victime de ses propres fables – Don Quichotte et L’adver- saire d’Emmanuel Carrère sont cités –, ne vaille que comme un ensemble de références purement illustratives, compilation littéraire livrée sans fard au fil d’un paragraphe, dont on se demande bien ce que le lecteur peut en faire. L’auteure tend également parfois à véhiculer certains stéréotypes dont on pourrait penser qu’ils relèvent de la per- ception enfantine, alors qu’ils sont en réalité pris en charge par la narration, ce qui conduit parfois à faire brutalement chuter l’adhésion du lecteur.

Il en est ainsi des images les plus éculées du pa- radis perdu de l’enfance, de sa « magie », qui fait quelquefois tournoyer le récit dans une forme de mièvrerie, ou encore du « devenir-princesse » de la petite fille, dont la trajectoire n’est jamais vraiment interrogée mais présentée dans une évi- dence quasi rebattue.

C’est ainsi souvent la voix même de la narratrice omnisciente qui vient ternir les ressorts pourtant poétiquement prometteurs de Loin-Confins, évi- der les contours des protagonistes, et compro- mettre sa persuasion d’ensemble. Le roman de Marie-Sabine Roger tire ainsi bien plus sa force de son inventivité langagière que de la reprise de canevas dont elle semble elle-même être captive.

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Laurence Vilaine La Géante

Zulma, 192 p., 17,50 €

À l’ombre du sommet de la Géante, qui a donné au roman son titre, vit une femme. Elle n’a pas d’âge mais semble avoir tous les âges et n’a pas quitté la montagne depuis l’enfance – le nom de Noële lui a été donné par une tante qui l’a re- cueillie petite, avec son plus jeune frère. Pour elle, l’inconnu s’incarne dans un homme venu de la ville trouver refuge en ce lieu reculé, soustrait, semble-t-il, à toute modernité, et dans la sil- houette d’une femme qui se profile dans le sillage du nouvel habitant – une femme à l’identité in- certaine, dont la présence entêtante illumine bien- tôt le livre de Laurence Vilaine. Tous les deux, exerçant une fascination sur la femme de la mon- tagne, agissent comme des agents perturbateurs dans le cours régulier de ses jours.

C’est par touches, par indices, et au fil de ta- bleaux successifs, que progresse comme à tâtons le roman, brouillant les pistes du temps, malme- nant la chronologie des événements. Le lecteur chemine ainsi, entouré d’énigmes. Qui est cette

« femme qui monte » des premières pages, bapti- sée « la caboche » par la narratrice ? Qui est ce Maxim découvert grâce à une lettre d’amour en provenance de Bukavu qui lui est destinée ? Qui est Rimbaud qui ne parle pas et ne vit que la nuit, et d’où lui vient ce nom ? Autant de questions, parmi bien d’autres, dont les réponses sont égre- nées tout au long du livre, jusque dans les der- nières pages. Le récit se déploie ainsi comme un puzzle complexe, dont chaque pièce à la fin trouve sa place, créant parfois la surprise.

Messagère discrète de lettres en provenance du Congo, d’Amsterdam, de Lille ou d’ailleurs, té- moin silencieux de sentiments dont elle ignore

tout, Noële voit sa vie jusqu’alors dédiée à la montagne, aux herbes et à leurs secrets, aimantée par des tourments nouveaux. Par leur exemple, les deux citadins, presque d’un autre monde, l’in- troduisent à l’amour – un amour traversé de souf- frances mais vibrant ; ils l’initient à un battement, à une tension, qui émanent, non plus du rythme des saisons ou d’une nature souvent magique, mais d’êtres de chair et de sang. Leur lien et leurs déchirements lui font en même temps découvrir le pouvoir des mots dont Noële s’empare pour faire le récit de leur histoire, à laquelle la sienne se mêle. La langue simple, minutieusement atten- tive aux éléments omniprésents, épouse en même temps l’apprentissage de la sensualité fait par la narratrice qui découvre, sous sa blouse de nylon de tous les jours, le corps qu’elle a aussi et qu’elle avait oublié.

Un cœur simple

Le roman de Laurence Vilaine prend des allures de légende pour transporter le lecteur dans un paysage de montagne d’un présent intemporel et évoquer le destin d’un cœur simple à la découverte de l’ardeur. Dans une existence âpre, habitée par l’isolement et l’habitude, d’autres vies font irruption qui viennent apporter leur désordre.

par Stéphanie de Saint Marc

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Ariane Dreyfus

Sophie ou la vie élastique Le Castor Astral, 107 p., 12 €

On penserait à la méthode documentaire de Cen- drars, prélevant les vers de Kodak dans les ro- mans de Gustave Lerouge, si Ariane Dreyfus ne nous prévenait que ce livre n’existerait pas sans le film que Christophe Honoré a tiré des célèbres romans pour fillettes. Elle se plaît à écrire à partir d’un matériau préexistant, assez souvent non lit- téraire : la danse, le cirque ou, comme dans ses deux derniers recueils, une œuvre de cinéma. Ce procédé consistant à se confronter à une matière étrangère, de la faire sienne en la métamorpho- sant, ici explicite et systématique, est en réalité universel : on n’écrit jamais la main vierge, bran- chée sans dérivations sur l’organe du sentiment.

Sophie de Réan, donc, dont les Malheurs, puis les événements des Deux petites filles modèles, sont restitués en un récit lâche fait de courtes scènes juxtaposées. Ce qui frappe avant tout, c’est qu’on est loin des bienséances morales aux- quelles notre époque se plaît. Sophie a cet âge où la découverte du monde s’accompagne volontiers d’une certaine cruauté, qui est moins méchanceté qu’expérimentation, où la mort elle-même est sans conséquences, celle d’un écureuil ou d’un hérisson à l’égal de celle d’une poupée – et même, semble-t-il, celle de sa propre mère –, procurant au lecteur un plaisir trouble, réticent, un peu acide. La dureté est d’ailleurs partout dans ce récit, des rapports cyniques entre les époux Réan à la perversité de madame Fichini, la ma- râtre de Sophie après la noyade de sa mère – Ariane Dreyfus ne manque pas, à notre conten- tement, d’infliger le fouet à son personnage :

« Levez-vous, Mademoiselle, et sortez de l’eau C’est le fouet

Qui va vous frotter le dos Le fouet éducateur s’y met vite Mais Sophie sait retourner Contre son palais sa langue Comme l’escargot le fait Et son dos »

Tout, dans cette Vie élastique (beau sous-titre, un peu énigmatique, qui évoque ce qu’en jargon on appellerait aujourd’hui la « résilience » de So- phie, fouet oblige), concourt à nous plonger dans l’enfance. Les poèmes sont incrustés de re- marques naïves (« parce qu’elle ne veut pas que sa poupée soit pâle  »), d’images suggestives (« Fuir l’eau qui monte du chagrin »), de minia- tures charmantes, comme ce crapaud surpris à

« Aller à l’amour / En belles enjambées articu- lées » et « tendre vers la lune ses yeux gonflés », qui, de même que certaines maladresses voulues («  les très jolies choses admirables  »), lui donnent le charme des vieux contes, auxquels cette enfance doit évidemment plus qu’à une quelconque réalité, même ancienne. Et, comme dans les contes, de nombreux poèmes se ter- minent par un vers aux allures de morale : « La peur marche plus vite que le plaisir ». Suite de l’épisode du crapaud : Sophie retrouve sur l’étang où elle l’avait abandonnée sa poupée morte  :

« Le crapaud n’étant pas son prince

Sophie fouille le jonc fleuri pour voir ce qu‘il y a encore

Sans se couper les doigts elle y voit

La petite barque de la mort qui n’a pas navigué,

L’émotion ne dit pas je

À la lecture du précédent recueil d’Ariane Dreyfus, Le dernier livre des enfants (Flammarion, 2016), je notais ceci : « On aimerait qu’elle

écrive une suite continue, un roman en vers. » C’est chose faite avec cette Sophie, un autre livre des enfants puisqu’il s’inspire des minces aventures de l’héroïne de la comtesse de Ségur.

par Gérard Cartier

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L’ÉMOTION NE DIT PAS « JE »

Est restée ouverte

Ainsi la poupée aura passé l’hiver Les yeux au ciel comme aux nuages Aura passé le temps

De la moisissure orne sa robe De la terre le coin de ses yeux Sophie la sort de là par un bras La ramène dans sa chambre, la pose Comme une bougie définitivement brûlée »

Il s’agit une poésie d’essence narrative, où les actions priment (au moins si l’on s’en tient à la grammaire) sur les sentiments. « En général, re- marquait Ariane Dreyfus dans son précédent re- cueil, je préfère passer par le narratif, pour la dynamique possible, et la présence de person- nages ». Pour autant que j’aie pu en juger (je n’ai

pas poussé la conscience jusqu’à lire pour l’occa- sion les albums de la comtesse), l’autrice ne se contente pas d’emprunter ses vers aux deux ro- mans, ni aux dialogues du film d’Honoré : il s’agit, quant à la langue, d’une vraie recréation.

Tout au plus note-t-on une assez forte compo- sante visuelle, due sans doute au film : « On ne sait pas si l’eau bouge, il y a trop de reflets ».

Tout en adoptant une écriture en harmonie avec son sujet, des vers d’une grande simplicité appa- rente, écrits à l’oreille et qui coulent sans heurt (l’autrice répugne aux mots rares ou éclatants, aux coupes audacieuses et aux obscurités, ma- nière encore accentuée ici), Ariane Dreyfus trouble ses poèmes grâce à un découpage du récit qui ménage de nombreuses ellipses, leur donnant un léger fond de mystère. C’est ainsi qu’on ne sait pas toujours qui, de Sophie ou d’Ariane, conduit le récit : on passe par exemple sans solu- tion de continuité, dans le même poème, de

« Madame de Réan » à « Maman », en une étrange assimilation de l’autrice à l’héroïne.

« L’émotion ne dit pas je», selon le mot de De- leuze cité en exergue du Dernier livre des en- fants. La preuve par l’exemple.

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Dominique Rabaté Petite physique du roman

José Corti, coll. « Les Essais », 304 p., 23 €

Quel est le sens de la Petite physique que nous propose Dominique Rabaté ? Avec un peu de négligence, on pourrait se fier uniquement à la définition du dictionnaire : la physique est la

« science qui a pour objet l’étude de la matière et de ses propriétés fondamentales ». Mais af- firmer cela, c’est évidemment en dire trop peu : quelles sont ces lois que chercherait à dégager le critique en étudiant la matière romanesque ? Comment, de la sorte, nous apprendrait-il à por- ter un regard différent, à mâcher autrement les œuvres qu’il nous présente pour en faire sentir la singulière texture ?

La réponse nous parvient immédiatement  : il s’agit avant tout de « faire entendre une énergé- tique » du roman. Autrement dit, est posée la question de ce qui anime la fiction romanesque en dégageant les dynamiques contrastées qui l’alimentent et la constituent. « La force roma- nesque […] se propose comme une négociation des forces qui mobilisent l’écriture, dans une transaction incessante où l’écrivain suit le mou- vement qui le porte en l’épousant ou en le contrariant, selon un vouloir-dire qui est autant celui de l’auteur que celui du livre se faisant. » C’est également dans ce sillage qu’il faut en- tendre le mot « physique », emprunté à Bernard Pingaud (lequel note, dans une étude consacrée à La route des Flandres, que l’œuvre est « sous- traite aux deux lois de la physique romanesque qui veulent qu’un récit progresse et qu’il soit si- tué ») : confronté à des gravités contraires, se nourrissant d’antagonismes, le roman advient.

Tout de suite, Dominique Rabaté prévient : il ne s’agira pas pour lui de placer la focale, à la ma-

nière de Jean Rousset, sur les structures tex- tuelles : « je ne cherche pas à édicter des lois immuables de composition, ni à dégager des ré- currences narratives […] L’analyse cherchera moins à élire une structure qu’à repérer tous les moments de tension et de frottement ».

Si les études réunies dans ce volume s’intéressent à quelques romans sur presque un siècle, Domi- nique Rabaté n’a pas pour objectif de constituer une histoire du champ littéraire contemporain − même s’il en indique probablement des jalons − ni de dresser un palmarès exhaustif. Il importe alors de préciser que « la physique du roman [proposée] ici reste modeste et attachée à conve- nir à chacun de ses objets singuliers ». L’intérêt est porté à la chose, non au type. Présences di- verses, les œuvres ne sont nullement figées dans une enveloppe structurelle réductrice, mais resti- tuées à leur complexité particulière prenant la forme d’un tout  ; ce que d’ailleurs elles ne peuvent qu’être, au vu du « matériau nécessaire- ment hétérogène du roman ».

De fait, c’est à une véritable traversée littéraire que nous assistons. Elle prend pour point de dé- part Jim Click ou la merveilleuse invention de Fernand Fleuret, roman littéralement débridé, brouillant dès l’abord les frontières entre vérité et fiction, maniant brillamment l’ironie constitutive de ce faux roman d’aventures. À cet ouvrage ayant connu une destinée étrange (il est commen- té à l’occasion d’une réédition visant à le sortir de l’oubli), il faut ajouter Le bleu du ciel de Georges Bataille, dont la valeur prophétique, lors de sa rédaction en 1935, n’apparaît que dans un après-coup déstabilisant au moment de sa publi- cation en 1957. Laquelle ne retirera rien, d’ailleurs, à la dimension trouble produite par l’œuvre : « Le roman pour Bataille ne vise cer- tainement pas à régler ou apaiser les conflits qu’il doit au contraire attiser et porter à leur in- candescence. Laisser dans leur irrésolution. » Ce

L’énergie des romans

Faire une Petite physique du roman : telle est l’intention

de Dominique Rabaté dans ce bel ouvrage. En un projet original, il rassemble des études d’œuvres romanesques (depuis 1930)

rédigées depuis une vingtaine d’années et retravaillées, précisées, redéployées enfin pour l’occasion.

par Maxime Pautry

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L’ÉNERGIE DES ROMANS

qui donne une impression de désordre, l’intensité ne pouvant « manquer de détraquer sa composi- tion » : on a là l’exemple extrême d’un roman se fondant sur un déséquilibre. Autre œuvre du pre- mier XXe siècle, Le sang noir de Louis Guilloux tisse « un réseau d’affinités » entre ses person- nages, dont la complexité fonde les tensions en présence, et fournit une grande variété de tons caractérisant le récit.

Par la suite, sont abordées tour à tour les œuvres de plusieurs Prix Nobel : les romans de Camus, semble-t-il, échappent strictement à la thèse qu’ils défendent (la «  simplicité  », réduisant l’emphase du discours édifiant, permet à L’étran- ger comme à La peste d’échapper au pur didac- tisme et de signifier en quelque sorte par une es- pèce de « déflation du banal ») quand La route des Flandres de Claude Simon, s’inscrivant dans une quête de la totalité et une esthétique de l’in- achèvement, cherche à s’extraire de toute gravité physique construite par le roman traditionnel.

En ce sens, si le roman n’a ni début ni fin, il n’a peut-être plus de centre (ou se définirait, se creu- serait par rapport à un centre en dehors de toutes bornes liminaires). Rappelant qu’en cela le ro- man de Simon inverse le schéma du projet prous- tien (À la recherche du temps perdu, n’ayant ces- sé de se dilater jusqu’à la mort de son auteur, se déplaçait justement vers une fin à atteindre), le critique tisse discrètement des liens entre les au- teurs commentés dans ses analyses. C’est que La vie mode d’emploi de Perec «  a une forme d’achevé qui dit l’inachevé », autre positionne- ment possible du roman dans cette perspective.

Ce jeu d’échos se poursuit dans le recueil, et le lecteur balisera lui-même son parcours en son sein : une étude est consacrée aux Choses de Per- ec, roman traitant de manière originale la ques- tion du collectif (l’individu s’y dilue, « représen- tant quasi anonyme d’une expérience qui aura été celle de tous »). On pourra alors penser, par exemple, aux romans de Maylis de Kerangal, dont la figure centrale peut devenir celle d’un peuple de héros. Par ailleurs, s’intéresser au ro- manesque peut nous pousser à examiner le trai- tement qu’en fait Marguerite Duras ; mais évo- quer Duras, c’est également parler de Modiano (au détour d’un paragraphe, les cadres narratifs de l’un et de l’autre sont comparés). On peut alors se plonger – d’un auteur l’autre – dans l’ar- ticle consacré à Villa Triste, où on lira telle réfé-

rence à Pascal Quignard, à qui est consacré un article (portant plus particulièrement sur les lieux, comme c’était le cas pour Modiano) ; et là encore seront évoqués Proust et Perec.

On l’aura compris, les études réunies par Domi- nique Rabaté nouent entre elles des liens nombreux, de manière plus ou moins ténue – chemins de tra- verse d’un livre qui en compte plus d’un –, sans jamais dévier de l’axe choisi et en proposant tou- jours des observations singulières et précises, y compris sur des contemporains (Jean Echenoz, Ma- rie Ndiaye, Laurent Mauvignier, mais aussi Alain Nadaud et Éric Marty, et Michel Houellebecq).

Si la disposition des articles suit un ordre chrono- logique, elle n’empêche nullement un renvoi des uns vers les autres. Dominique Rabaté nous pré- cise dans son « Prologue » qu’il ne s’agit pas d’un hasard si l’étude consacrée à Jean-Patrick Manchette jouxte celle dédiée à Georges Perec : on peut y voir « avec des moyens différents une nouvelle voie au réalisme, de nouvelles façons romanesques de dire le sujet collectif de la socié- té de consommation ». Une place est ainsi faite à ce qu’on a considéré pendant longtemps comme une « littérature de genre », celle du roman poli- cier ou noir, renouvelé en « néopolar » chez Manchette, sans oublier ses prédécesseurs, Boi- leau et Narcejac, proposant une voie inédite de composition au classique roman de détection.

Ces œuvres autrefois strictement circonscrites à un « genre » mésestimé sont placées sur un plan qui dépasse largement ce problème de caste.

Les perspectives tracées dans ce livre montrent donc les nécessaires tensions présentes dans l’œuvre ; tensions qui induisent une dynamique propre aux grands romans. La manière dont elles prennent forme varie d’un auteur et d’un livre à l’autre, mais leur présence, toujours décrite de manière convaincante, nous fait adhérer pleine- ment à une vision non structurelle mais propre- ment dynamique de l’objet romanesque.

Portrait du romancier Fernand Fleuret par Émile Othon Friesz (1907)

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José Roosevelt Ce

Éditions du Canard, 13 vol., 730 p., 208 €

José Roosevelt commence son parcours comme artiste peintre et illustrateur. Invité à présenter ses œuvres en Suisse en 1988, il découvre le « Vieux Continent » où il séjourne plus d’un an. Il visite musées et monuments à Paris, Rome ou Florence.

Il rencontre aussi Fabienne, qui deviendra son épouse en 1990, année où il quitte définitivement le Brésil et s’installe en Suisse. Passionné de co- mics depuis toujours, Roosevelt se lance vérita- blement dans la bande dessinée au début des an- nées 2000. C’est un grand dessinateur et un scé- nariste hors pair. Longtemps resté « hors des ra- dars », il mérite pourtant que l’on découvre son œuvre, dont on ne sort pas indemne.

Dans la ville imaginaire de Twin Peaks, entourée par les forêts montagneuses du nord-ouest des États-Unis, le cadavre d’une lycéenne, Laura Palmer, est retrouvé sur la berge d’une rivière.

L’agent spécial du FBI Dale Cooper va mener l’enquête. Basée sur un synopsis policier clas- sique, la série télévisée Twin Peaks, créée par Mark Frost et David Lynch, va basculer dans un véritable labyrinthe mental, fantastique et oni- rique. Les deux premières saisons ont été diffu- sées au début des années 1990 et Twin Peaks est rapidement devenue une série culte. Dans le der- nier épisode, « Au-delà de la vie et de la mort », Laura Palmer, dans ce qui doit être un rêve, parle à l’agent spécial et prononce ces mots énigma- tiques : « I’ll see you again in 25 years »… Un quart de siècle plus tard, une première dans l’his- toire des séries télévisées, David Lynch offre à ses admirateurs une troisième saison de Twin Peaks, comme s’il avait tout prévu vingt-cinq ans

auparavant, inscrivant sa série dans une éton- nante continuité.

Comment ne pas penser à David Lynch après avoir tourné la dernière page de Ce, la saga si- gnée José Roosevelt  ? Parmi les personnages principaux de sa série, nous avons découvert S-29, une femme mi-ange mi-robot, et T-333, un homme sans passé, un homme qui rêve, un im- mortel du nom de Ce. À la dernière image de L’Histoire du soldat, le volume 6 de la série, S-29 et T-333, qui se sont rebaptisé.es Ève et Adam, pénètrent dans une grotte, dans les entrailles de pics jumeaux. Une double montagne qui livrera son mystère à l’heure du dénouement, dans le dernier volume, Acrostiche, curieusement numé- roté 6 ½. Hommage explicite ou inconscient à la série de David Lynch ? Nous ne tenterons pas de percer ici tous les mystères de José Roosevelt.

Mais, parmi ses nombreuses influences, le dessi- nateur revendique celle du cinéaste états-unien à qui il dédie d’ailleurs Le Bal, troisième volume de Ce. « J’admire infiniment le goût qu’il a pour le bizarre, le secret, le codé qui peuvent se trou- ver sous les apparences du plus anodin des mondes », explique-t-il dans un long entretien accordé en 2013 à Maël Rannou pour du9 l’autre bande dessinée (les citations de cet article sont tirées de cet entretien, du site extrêmement com- plet de Roosevelt, de l’entretien accordé à Frédé- ric Bosser publié dans dBD # 135 de juillet-août 2019 et de nos échanges avec l’auteur).

Dans cet entretien de 2013, Roosevelt nous ré- vèle les origines de Ce : « L’idée du début du ré- cit, je l’ai eue dans une chambre d’hôtel à Barce- lone, où, au moment de m’endormir, j’ai fait un bref rêve et je me suis réveillé de ce rêve dans mon lit à Lausanne. Peu après, je me suis réveillé pour de bon dans la chambre d’hôtel et c’est alors que j’ai compris que mon premier réveil

Les labyrinthes enchantés de José Roosevelt

Avec ses treize volumes, parus à raison d’un album par an de 2007 à 2019, le dernier travail de José Roosevelt, Ce, constitue un ouvrage majeur du neuvième art, qui vient ponctuer une carrière à part, atypique et attachante. En attendant Nadeau rend compte

de l’ensemble de cette grande œuvre de la bande dessinée, en lisant et en échangeant avec l’auteur, né à Rio de Janiero en 1958.

par Olivier Roche

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LES LABYRINTHES ENCHANTÉS DE JOSÉ ROOSEVELT

n’était qu’une suite du premier rêve. J’étais ainsi bien parti pour un récit qui mélangerait trois ni- veaux : celui du présent, celui du passé et celui des rêves. Bien entendu, le niveau des rêves peut intervenir dans les deux autres niveaux. Pour compliquer le tout, le personnage, dans son ni- veau du présent, prend ses souvenirs (le niveau du passé) pour des rêves. » Le songe de Barce- lone allait accoucher de quinze années de travail ! Ce « rêve dans le rêve » a donné à Roosevelt l’idée d’un personnage qui ferait deux types de rêves : des rêves « normaux », comme tout le monde en fait, et des rêves qui seraient des bribes de son passé oublié. Notre héros – quel que soit son nom – serait amnésique. « De cette idée pre- mière, je l’ai imaginé comme une sorte de cobaye pour des expériences visant l’immortalité. De cette deuxième idée, j’ai déduit cette notion de l’immortel qui n’est rien de plus qu’un fonction- naire – contrairement à la plupart des immortels des bandes dessinées ou des films, qui sont des dieux, des vampires, bref, des personnages au destin aventureux, tragique, mythique etc.  »

«  Avec ça, j’avais quelques idées pour me lancer », raconte-t-il.

Le processus de création de Ce débute donc par une série d’idées qui viennent se chevaucher : le dualisme rêve-souvenir s’est ensuite dédoublé en dualisme réalité-jeu. Et l’on verra dans la se- conde partie de la saga la complexité des intrica- tions entre «  réalité réelle  » et «  réalité virtuelle ». Tout était prévu dès le départ : un cycle en 13 chapitres (un nombre qui n’est pas fortuit), divisé en deux parties et dont le chapitre 7 marquerait clairement une rupture ; la structure du récit, treize parties présentées comme douze plus une, la treizième et dernière venant s’inter- caler entre les opus six et sept, divisant le récit en deux ; la chute (ou la non-chute, offrant deux fins à l’histoire) en forme d’acrostiche… L’auteur a vite compris que les chapitres seraient trop longs et qu’il valait mieux les transformer en volumes.

« Voilà, une série en treize volumes ! », s’ex- clame José Roosevelt avant d’expliquer la réfé- rence à Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, un livre constitué de douze chapitres. À la fin du volume 3, Le Bal, Ce fait un rêve dans lequel S-29 lui pose une question : « Pourquoi le livre d’Alice comporte-t-il douze chapitres ? ».

Ce ne comprend pas… « Quel livre ? ». Et S-29 de répondre : « Deuxième question : est-ce qu’on pourrait en ajouter un treizième ? » Le livre de

Lewis Carroll, écrit en 1865, accompagne les personnages du récit de Roosevelt, c’est grâce à lui qu’il a inventé Alyss, qu’il considère comme l’un des plus beaux personnages qu’il ait créés.

Une fois toutes ses idées notées sur le papier, l’auteur a entamé la construction d’un scénario complet, ce qui a représenté une année de labeur.

« Avec tout ce que peut comporter un travail complexe », se souvient-il, revenant sur les affres et les bonheurs de la création. « Des moments où je me sentais très inspiré et ça allait très vite, des moments où rien ne venait, des fois où j’ai dû supprimer des passages entiers parce qu’ils ou- vraient des voies sans issue, des moments de dé- couragement, des moments d’euphorie… le plus difficile était de lier les événements entre eux, jouer sur les révélations, car le lecteur, au début du récit, devrait être aussi perdu que le person- nage Ce… tout en gardant un certain suspense. » Lorsqu’il construit son scénario, il « imagine déjà le côté visuel et les ambiances » qu’il va ensuite créer. Il sait déjà ce qu’il va dessiner. Ce travail pratiquement fini, Roosevelt s’est installé à sa table à dessin pour presque quatorze ans… Il at- taque alors directement ses planches, il ne pré- pare pas de story-board, dont il a « une sainte horreur », et ne crayonne pas non plus de décou- page préalable. Le scénario de Ce a simplement été divisé en pages correspondant aux futures planches.

Le dessinateur se lance alors sur chaque planche, après en avoir imaginé la composition. La page suivante est une inconnue jusqu’à ce qu’il finisse celle qui précède, gardant ainsi « le plaisir de l’improvisation, de la liberté de création sur le moment – qui contrebalançait la fidélité au scé- nario, déjà écrit dans ses détails  ». Voici comment Roosevelt réalise une planche : le des- sinateur place d’abord les cases sur sa planche (du papier Bristol 450 g de formats différents, A3, A2, voire plus, en fonction de la complexité du dessin), il sait à ce moment-là ce que contien- dra chaque case, texte compris. Une fois que les cases sont définies, il crayonne les dessins sur chacune d’elles. Pour ce travail, il utilise un porte-mines (dureté : 2B, épaisseur : 0,5 mm). Ce crayonné terminé, l’auteur encre ses dessins sur la même feuille de papier (impossible d’obtenir une planche crayonnée de Roosevelt !). Une fois l’encrage fini, l’encre séchée, l’artiste gomme tous les traits faits au crayon. Ce est une œuvre entièrement en noir et blanc, un style que le des- sinateur affectionne particulièrement. Pour l’en- crage, il nous révèle une petite anecdote de

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LES LABYRINTHES ENCHANTÉS DE JOSÉ ROOSEVELT

spécialiste : au début de sa carrière, il utilisait des Rotring (de diverses épaisseurs) pour les traits fins, et des pinceaux pour les traits plus épais et pour les grandes surfaces noires. Mais, dans les années 2000, il a constaté une baisse de la qualité des Rotring – pas de leur prix – et il a découvert les « Pitt Artist Pen Fineliner », des feutres à l’encre de Chine fabriqués par Faber-Castell, en diverses épaisseurs. Selon lui, « ils remplacent avantageusement les Rotring, car les traits sont moins réguliers en ce qui concerne l’épaisseur, celle-ci variant selon la pression qu’on imprime sur le feutre lorsque l’on dessine ».

Roosevelt avait aussi décidé de faire de Ce une bande dessinée aux genres divers : science-fic- tion, aventure, mystère, enquête, romance, poé- sie, onirisme… et même, pourquoi pas, métalan- gage, mise en abyme, œuvres dans l’œuvre, pour finir par un triple acrostiche. Chaque genre se développant davantage dans un chapitre, ou un volume, d’où les dédicaces aux auteurs qui ont une importance particulière dans la conception de chaque volume. « Quand je dédie un album – je le fais toujours, d’ailleurs –, c’est une façon de dire que si je n’avais pas connu l’œuvre de la personne à qui l’album est dédié, ce dernier n’aurait jamais vu le jour  », explique-t-il.

« Changer de registre est un plaisir qui s’ajoute à la création », assure Roosevelt en prenant l’exemple de Jean Giraud signant son œuvre sous deux noms différents : Gir et Mœbius. Il se sou- vient de son enchantement d’avoir appris qu’un artiste pouvait jouer dans des registres si diffé- rents lorsqu’il a découvert que le dessinateur de Blueberry était également celui d’Arzach. « Mais, c’est curieux, j’ai l’impression que les lecteurs de bande dessinée sont plus conservateurs qu’ils n’en ont l’air. Une fois qu’ils se sont habitués au travail d’un artiste, en général ils attendent qu’il ne change pas, qu’il continue à œuvrer dans le même registre, dans le même style », regrette-t-il.

Revenons à ses dédicaces : pour le cinéma, outre David Lynch, on retrouvera Federico Fellini ou Stanley Kubrick ; du côté de la littérature, Jorge Luis Borges, Agatha Christie, Philip K. Dick, Gabriel García Márquez, Franz Kafka, ou Haruki Murakami. Roosevelt s’inscrit en effet dans une histoire plus large que celle de la bande dessinée : celle de la littérature et du livre, de l’objet livre, celui que l’on touche, que l’on sent, le livre au- quel l’auteur rend de magnifiques hommages

dans Ce et dans plusieurs autres de ses ouvrages.

Le terme de « littérature dessinée », cher à Hugo Pratt, lui convient parfaitement. On en voudra pour preuves le caractère « « indissociable », se- lon lui, du scénario et du dessin dans sa méthode de travail, la rareté des récitatifs dans son œuvre (tout l’opposé d’un Jacobs) et l’utilisation de la typographie dans les phylactères de Ce. « Cer- tains lecteurs se sont scandalisés de ça, comme s’il y avait un tabou, une loi qui déterminait que le texte d’une bande dessinée doit être écrit à la main », s’amuse-t-il, rappelant aussi qu’il est rare que l’on imprime et publie un roman dans sa ver- sion manuscrite.

L’histoire de l’art est bien sûr également convo- quée dans Ce avec Salvador Dalí, dont le tableau La Persistance de la mémoire donne son nom au volume 11 ; ou Vermeer, héros malgré lui d’une histoire dans l’histoire dans le volume  7, De l’autre côté du miroir. C’est à l’écrivain et cri- tique d’art Élie Faure que le volume 4 de la série, Le Silence, est dédié. Les écrits de ce dernier ont directement inspiré le texte du livre Histoire de la peinture artistique que Ce lit à S-29. Autre détail significatif : la présence de certains tableaux de Roosevelt qui apparaissent à plusieurs reprises dans les décors de l’histoire. José Roosevelt a appris à lire dans les comics, a commencé à des- siner ses premières histoires à l’âge de huit ans mais a entamé sa carrière par la peinture et l’illustration. Autodidacte, fasciné par l’art fan- tastique et le surréalisme, il peint ses premiers tableaux à quinze ans. Sa première exposition se tient en 1979 à Brasilia – des tableaux à l’acry- lique influencés par les œuvres de Bosch, Brue- ghel ou Dalí. Dans les années 1980, alors que sa technique et son style évoluent, les expositions se succèdent. Il est fasciné par le surréalisme et ses techniques basées sur l’automatisme et l’incons- cient, et ses peintures nous montrent un monde onirique et fantasmagorique. Depuis le milieu des années 1970, il a réalisé plus de 500 tableaux, principalement des œuvres à l’huile ou à l’acry- lique, a fait l’objet de plus d’une cinquantaine d’expositions et participé à près de 80 exposi- tions collectives.

Ce est en effet « un ouvrage où les barrières entre bande dessinée, illustration, peinture et lit- térature tombent les unes après les autres », sou- ligne le mystérieux Fabrice Nipotte dans son commentaire cité sur le rabat du volume 12, Le Pays des merveilles. Ce qu’explique ainsi l’au- teur : « J’ai découvert dans la littérature une porte ouverte à tous les mondes possibles. La

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LES LABYRINTHES ENCHANTÉS DE JOSÉ ROOSEVELT

peinture et la bande dessinée ont fixé en images ces possibilités. » Parmi toutes les influences de Roosevelt, attardons-nous sur celle des auteurs de bande dessinée. « Trois auteurs […] ont été des

‟déclencheurs” pour moi », explique-t-il. « C’est grâce à eux que je me suis lancé dans la bande dessinée. Le premier a été Carl Barks, que j’ai connu encore enfant, dont certains scénarios sont à mon avis parmi les meilleurs de toute l’histoire de la bande dessinée. Le deuxième a été Mœbius, qui m’a fait voir que tout était possible dans ce langage. Le troisième a été Trondheim, parce qu’il n’a pas eu peur de commencer à faire de la bande dessinée, même s’il ne savait pas dessi- ner… Quel culot ! »  Roosevelt rappelle que Carl Barks est « celui qui a inspiré le souffle vital à Donald Duck et son monde, en réalisant des chefs-d’œuvre de la bande dessinée entre 1942 et 1966 ».

Mais, en la matière, ses inspirations évoluent au fil du temps et des rencontres : après Barks, Jack Kirby, « the King of Comics », ou Hergé, « le maître de la ligne claire », il est profondément marqué par le dessinateur et caricaturiste du ma- gazine satirique états-unien Mad, Mort Drucker.

Viendra ensuite la découverte de l’ensemble de la bande dessinée francophone, « dans toute sa ri- chesse », et surtout de certaines œuvres publiées en France dans Métal Hurlant », comme celles de Jean Giraud ou de Philippe Druillet. Roosevelt se réfère également à Palacios, Caza, Schuiten…

Si l’on trouve de nombreux éléments d’inspira- tion dans le dessin de Roosevelt, l’auteur impose son propre style : la multiplicité des composi- tions, des architectures et perspectives vertigi- neuses, des décors urbains totalement imaginaires avec leurs foules mutantes, d’autres hyperréa- listes (« certains passages ont été tournés à Lau- sanne ou dans la cathédrale de Chartres », al- lions-nous écrire), l’absence de toute ligne droite dans certains édifices, des paysages naturels grandioses, des fêtes somptueuses, un érotisme joyeux et discret, des explosions de violence et des scènes de guerre terrifiantes, de magnifiques jeux de lumière et de contraste en noir et blanc, une maitrise parfaite de la hachure, une précision du trait offrant cent petits détails et clins d’œil à découvrir à la loupe. « Roosevelt est un auteur intéressant en ce qu’il prouve que l’on peut faire une bande dessinée alternative avec un univers fantastique et un dessin répondant aux critères

académiques, tant qu’on utilise ce talent pour faire des choses qui, elles, n’ont rien d’acadé- mique », résume Maël Rannou, intervieweur de Roosevelt et également auteur des textes du livre L’Art de Ce aux Éditions du Canard.

Il serait illusoire, et dommage pour la lectrice ou le lecteur, de résumer les intrigues imbriquées de Ce. Son créateur a voulu construire « un person- nage qui se transforme et qui se découvre : il a pu tuer et violer, avoir un caractère arrogant et égocentrique, mais il arrive, en payant le prix fort, à récupérer l’humanité qui sommeillait en lui ». Il faudra d’ailleurs plusieurs lectures pour appréhender l’œuvre dans toute sa complexité.

« Une bonne histoire, à mon avis, est celle qui vous fait découvrir le rapport secret qu’il y a entre divers éléments de l’existence, en les dépla- çant dans le temps et l’espace, si possible en ajoutant un peu d’émotion, un peu d’aventure, un peu d’humour… À vrai dire, à chaque histoire que j’écris, j’essaye d’aborder les questions qui me paraissent entourées de mystère. Ces ques- tions mêlent invariablement, et sans aucune gêne, l’amour, la mystique, la guerre, la mort, l’éro- tisme, l’identité, la mémoire… » Pour ce faire, Roosevelt a construit une narration sous forme d’un immense puzzle, un trompe-l’œil, un jeu de piste sur plusieurs niveaux, dans plusieurs di- mensions, où le lecteur se perd dans les intrigues parallèles et redoute les impasses narratives.

« L’autre côté du miroir n’existe pas, nous dit Roosevelt, il n’est qu’une illusion. Une illusion dans une illusion, on serait tenté d’ajouter, puisque Ce est une fiction et une fiction reste une fiction. » Il faudra souvent revenir en arrière, re- prendre tout depuis le début, comprendre que chaque volume éclaire l’histoire entière. L’auteur brouille les repères, change d’angle, accumule des questions aux « réponses multiples cachées les unes derrière les autres ».

En 2013, il s’explique : « Oui, bien sûr. Je vou- lais avec tout ça que le lecteur lui-même ne sache plus où est le réel, où est l’artificiel et où est le rêve dans cette histoire… […] À ce stade de la lecture, est-ce qu’il peut encore croire à quelque chose en rapport à cette histoire, y compris les révélations ou les intentions de l’auteur lui-même

? Ça y est, j’ai réussi à semer le doute absolu ! On verra plus clair par la suite »… « Mais alors, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ? », écrit Le- wis Carroll dans son Pays des merveilles. Ce doit aussi se lire comme un récit initiatique, une longue réflexion sur la quête d’identité, la

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