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par Ariane Temkine

Dans le document Un James Bond du climat (Page 55-58)

LES FEMMES EN MOUVEMENTS

des chapitres, la lecture de l’ouvrage, dont la taille peut impressionner, peut tout à fait se prati-quer de façon discontinue.

Pour autant, les ambitions du livre excèdent de loin celles d’un manuel puisque les autrices en-tendent « souligner la complexité des féminismes en montrant autant des ambivalences, des conservatismes ou des points aveugles que des formes de résistances, et des luttes méconnues à partir d’études de cas dans lesquelles se mêlent poli-tique, aux autres mouvements sociaux, comme aux institutions et aux autorités qui structurent la vie publique ; et l’intersectionnalité, soit l’imbri-cation des rapports de domination souvent résu-mée par la triade genre, classe, race. Le choix de décliner systématiquement le terme « féminisme » au pluriel reflète cette volonté de restituer la com-plexité du champ face à certains discours média-tiques qui tendent à le figer pour mieux le caricatu-rer.

La première partie de l’ouvrage (1789-1871) re-trace le développement des revendications fémi-nistes et/ou de structures féminines dans les pé-riodes révolutionnaires « classiques » que sont 1789, 1848 et 1869, ainsi que dans les courants de gauche (la brève mais fructueuse existence des féministes saint-simoniennes). La pluralité des positions et des stratégies féministes (revendica-tion ou non des droits politiques, du port d’armes, mixité ou non, etc.), l’existence de positionne-ments féminins révolutionnaires mais non fémi-nistes (au profit, par exemple, de la lutte de classes), les relations complexes avec l’anti-fé-minisme des courants de gauche révolutionnaire, offrent un passionnant tableau des débuts du mouvement. Par ce cadrage temporel, les autrices donnent une origine révolutionnaire aux mouve-ments féministes et s’écartent de l’historiogra-phie par vague qui fait des suffragettes le point de départ des luttes. L’autre originalité de cette pre-mière partie est d’insister sur les liens méconnus entre défenseurs de l’abolition de l’esclavage et féministes, illustrés par la figure d’Olympe de Gouges, voire de faire de l’anti-esclavagisme une

« racine de la pensée féministe ». Ce point est peu développé et laisse la lectrice ou le lecteur sur sa faim, mais laisse augurer de fructueuses perspectives.

La seconde partie, qui couvre la période de la Troisième République, voit le développement des mouvements féministes et les premières formes de structuration transnationale dans un contexte marqué par la répression des courants révolution-naires, le développement de l’école, l’expansion coloniale et les guerres entre États européens. Les pages sur les rencontres réussies ou manquées entre militantes féministes, mouvements ouvriers et syndicats mettent en lumière les contradictions internes aux organisations. La difficulté des femmes à mobiliser hors de cercles restreints, leur focalisation sur le code civil plutôt que sur la parole des ouvrières, compliquent leur alliance avec des mouvements ouvriers sous l’emprise des thèses furieusement misogynes de Pierre-Joseph Proudhon. Cette mise en perspective permet de mieux comprendre certains clivages dont héritent à la fois les courants de gauche et le milieu fémi-niste, et de rendre tangible la façon dont ces deux mouvements se sont co-construits.

L’adhésion de la majorité des féministes de l’Hexagone au projet colonial est également dis-cutée, et les formes d’engagement individuel (comme Hubertine Auclert en Algérie) ou institu-tionnalisé (L’œuvre des serviteurs coloniaux) sont déclinées. Dans ce contexte, Paris, devenu l’une des capitales de la diaspora africaine, voit aussi l’émergence d’un féminisme noir franco-phone qui se développe avec la négritude. La Belle Époque marque également une période de prolifération des revendications féministes, qui, en plus de viser des droits, remettent en cause les normes de féminité.

Si un chapitre est consacré au « féminisme entra-vé » de l’après-guerre, la troisième partie couvre globalement ce que l’on a désigné comme la « se-conde vague » du mouvement féministe, soit l’accent porté sur la réappropriation par les femmes de leur corps pour la maîtrise de la pro-création, la lutte contre les violences sexuelles et la création de médias et d’espaces féministes.

Avec Mai 68, le féminisme renoue avec ses ori-gines révolutionnaires à travers le Mouvement de libération des femmes (MLF). La lutte pour l’avortement donne lieu à des organisations fédé-ratrices comme le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), exemple d’une hybridation réussie entre

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structures de gauche et revendications féministes.

La pérennité de certaines impasses, notamment autour du viol et de sa répression – comment concilier exigence de justice et critique du sys-tème carcéral –, s’avère tout à fait frappante. Les scissions à l’intérieur du MLF, l’importance des positions lesbiennes, les prémices françaises de l’écoféminisme, le renouveau des groupes fémi-nistes racisés, sont disséqués et mis en rapport pour une plongée dans le bouillonnement théo-rique et politique que furent les années 1970.

La dernière partie revient d’abord sur « l’institu-tionnalisation » du féminisme des années Mitter-rand – la reprise de certains axes du féminisme par les partis de gauche et les politiques pu-bliques et la création du ministère des Droits de la femme. Le rôle des instances internationales (ONU) et la progression de la parité modifient le paysage politique. Le dernier chapitre se concentre sur le XXIe siècle, avec des incursions dans les années 1990. Soutenues ou non par l’ar-gent public, les associations féministes se multi-plient et se structurent, comme en témoigne la création du Conseil national pour les droits des femmes (CNDF) en 1996, alors que les études de genre entrent à l’université. La polarisation du champ féministe autour de la loi sur le foulard ou du travail du sexe est retracée, tout comme la création de collectifs féministes de femmes issues de l’immigration mais profondément opposées sur la religion islamique (Ni putes ni soumises et le collectif féministe des Indigènes de la Répu-blique). Cette partie retrace encore la déstabilisa-tion du sujet féministe opérée par les théories et groupes queers, la déferlante MeToo, et se conclut sur l’agitation féministe du premier tiers de 2020.

Ces quelques axes ne sont que des fragments de nombreuses thématiques évoquées par l’ouvrage.

L’articulation entre la description détaillée de situations ou de trajectoires militantes particu-lières et l’inscription dans un contexte politique plus large est dans l’ensemble extrêmement réus-sie, même si l’abondance des noms, sigles, titres, associations et ligues cités, quoique nécessaire à la rigueur historique, complique parfois la lecture pour les non-initiés. La profusion d’analyses de cas passionnantes mais simplement évoquées au détour d’une phrase, comme le rôle de la Fonda-tion Rockefeller dans la diffusion de la contra-ception, ou les rencontres entre réseaux fémi-nistes et objecteurs de conscience à la guerre

d’Algérie autour de la non-violence, piquent une curiosité pas toujours assouvie.

Mais ces « manques » sont autant d’ouvertures pour les historiennes féministes à venir. Un autre mérite du livre consiste à ne pas réduire la France à l’Hexagone et à y inclure les territoires coloni-sés, puis les territoires départementalicoloni-sés, bien que, là encore, on souhaiterait parfois en savoir davantage. Les autrices réussissent le tour de force de produire un ouvrage d’une extrême den-sité et d’une grande rigueur historique en restant captivantes et accessibles. Une publication qui devrait intéresser les féministes de tout genre et de toute génération, comme celles et ceux qui s’intéressent aux mouvements sociaux en géné-ral, et à l’histoire des gauches.

Ne nous libérez pas, on s’en charge permet de remédier à un défaut de transmission qui caracté-rise les luttes féministes, et réussit brillamment à en rendre sensible la complexité. Si ce n’est pas un traité de stratégie, les analyses extrêmement nuancées des clivages, des impasses ou des réus-sites offrent autant de cas d’étude aux féministes contemporaines pour affiner les lignes politiques des mouvements à venir et provoquer de nou-velles révolutions.

Kathleen Jamie Strates

Trad. de l’anglais (Écosse) par Ghislain Barreau La Baconnière, 233 p., 20 €

De cette fascination les trois quarts de ce très bel essai sont pleins. Deux expéditions archéo-logiques en occupent l’essentiel, la première et la plus longue ayant pour décor l’Alaska, et plus précisément l’extrémité nord-ouest de cet énorme territoire acheté par les États-Unis à la Russie en 1867, où se trouve un village d’ethnie yupik , à soixante degrés de latitude nord, près du delta d’un fleuve se jetant dans la mer de Béring. Kathleen Jamie y passe un peu plus d’un mois d’été, de fin juillet à début septembre, et en tire un récit d’un charme pénétrant, empa-thique et sans illusion.

Jamie accompagne les travaux d’un petit groupe de chercheurs européens et d’autochtones, qui fouillent le pergélisol en train de fondre pour en exhumer quelques rares témoins d’une culture ancestrale de disparition récente, accélérée comme partout par l’adoption d’un ersatz d’ame-rican way of life à base de produits d’importa-tion : Coca-Cola, conserves en boîtes, quads pol-luants, pêche industrielle, prospection pétrolière.

Les jeunes, bien entendu, sont les vecteurs privi-légiés de la perte d’identité yupik, notamment de la langue, mais pas tous. Remplis d’ardeur et de

principes écologiques, les archéologues de l’im-médiat (car les objets retrouvés – ustensiles de pêche, de chasse et de cuisine, outils de bois, d’ivoire de morse, d’os – n’ont tout au plus que cinq cents ans) parviennent même à mobiliser un nombre respectable des 700 habitants de Quinha-gak autour d’une modeste exposition qui ras-semble les débris d’un savoir que les anciens re-découvrent avec émotion et qui séduit les jeunes.

Mais on ne saurait rêver très longtemps. L’irrésis-tible moulin à broyer du monde moderne est en marche et, de ce point de vue, le réchauffement climatique, s’il fait prendre conscience des cala-mités que l’homme se prépare, n’est pas favo-rable à une réanimation du passé, puisque tôt ou tard la transformation de la toundra en marécage permanent obligera les derniers Yupiks à s’exiler vers le sud pour regagner une terre ferme.

Alors, tentons une nouvelle expérience de confrontation avec les coutumes enfouies, en vi-sant toujours des finistères nord, mais plus clé-ments, ceux de l’Écosse de l’est, l’une des îles Orcades, celle qui est la dernière sur l’océan conduisant à Terre-Neuve et la plus à l’ouest de cette région orientale, Westray.

L’essayiste se sent plus à l’aise ici, elle se re-trouve chez elle, même si on est très loin, sur ces terres d’élevage, de fermes et de champs enclos, des centres vivants de l’Écosse, Édimbourg et Glasgow, bien plus au sud. Les Orcades sont au-jourd’hui un bout du monde plus ou moins déser-té. Il n’en a pas toujours été ainsi et le nouveau

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