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coloniales : à rebours des usages qui privilégient le passage vers les langues dominantes, la poétesse Lamis Saidi traduit en arabe

Dans le document Un James Bond du climat (Page 62-67)

les textes écrits en français par Anna Gréki, tout en les présentant en version bilingue. Lamis Saidi et l’équipe de Terrasses racontent l’histoire de cette traduction et de ce projet éditorial nouveau.

par Pierre Benetti

LA POÉSIE RETROUVÉE D’ANNA GRÉKI

crée Terrasses, a déjà participé à deux revues, à seulement 27 ans. Il ne s’agit pas de « se placer », mais plutôt de créer collectivement, d’apprendre, de permettre des rencontres, d’oser demander des conseils et de ne pas avoir peur de contredire, ni de prendre position. Sénac le fera par exemple contre Camus.

À nos yeux, c’est le signe d’une entrée en poli-tique, dans la réflexion intellectuelle, qui prépare les entrées dans l’action directe. Terrasses en ce sens est restée fidèle au rythme du réel, du réel populaire, pluriel, bâtard, et qui doit se démener dans le contexte matériel du colonialisme et du capitalisme. C’est ce qu’on lit dans Terrasses.

C’est ce qu’on veut reprendre avec nos Terrasses contemporaines. Un projet méditerranéen sans Union blabla Nord Sud, mais une organisation collective et politique, un espace populaire parta-gé parce que les sensibilités et les trajectoires font se croiser les gens qui se reconnaissent, parce que la littérature et la beauté de la création littéraire s’y inscrivent.

Enfin, il y a un héritage direct qui nous concerne en tant que maison d’édition située en France : le lien avec l’Algérie et donc en filigrane avec toute l’histoire récente de notre société. Celle du coup d’État de 1958, de la place de la guerre civile (guerre d’Algérie) dans la génération de nos pa-rents et grands-papa-rents, de la classe politique lar-gement façonnée par le rapport au colonialisme, dans l’héritage des trajectoires de tous ceux et celles qui ont grandi en France en étant considé-rés à travers le prisme colonial hérité de la guerre d’Algérie. Tout cela fait notre société et la Médi-terranée, et nous devons être prêts à le décoder, à le comprendre, à se l’échanger pour être en capa-cité de réagir politiquement par les propositions d’organisation collective que nous devons faire au quotidien. S’inspirer de Terrasses, c’est poser que nous sommes en retard sur ce lien avec l’Al-gérie, d’autant plus dans un monde hybride qui va vite, qui est porteur d’autres rapports au peuple, à la collectivité, à la lutte, à la fierté po-pulaire face au rouleau compresseur occidental.

Nous devons rattraper ce retard en nous ouvrant à d’autres références, accessibles, liées à notre his-toire. Il faut arrêter de repousser cet héritage en lien avec l’Algérie, il nous appartient, il donne les pistes de réflexion et de déconstruction dont nous avons besoin : il nous oblige à poser les questions politiques essentielles aujourd’hui sur

la domination, le racisme, le capitalisme, les

Dans l’idée, encore une fois, de rattraper un re-tard, de rééquilibrer, de faire connaître celles qu’on connaît toujours un peu moins que les hommes. Et pour le coup, pas n’importe laquelle : communiste, algérienne, combattante, colleuse d’affiches… Une militante, écrivant en prison et prenant la parole publiquement, libre dans Alger libérée du colonialisme mais radicale et prête à prendre encore les armes dans la lutte pour l’émancipation et l’éducation de toutes et tous qui commençait avec l’Indépendance. Anna Gréki écrivait en algérien en utilisant la langue française. C’est une nécessité de la faire connaître au milieu de toute la poésie d’expres-sion française, comme de la faire redécouvrir en Algérie en 2020. À Alger, pendant les premières années d’indépendance, ses poèmes étaient en-seignés à l’école. Et on devrait être condam-né.e.s à l’ignorer aujourd’hui, tant à Alger que dans le monde francophone ?

Du point de vue de la traduction, quelles sont les caractéristiques de l’écriture d’Anna Gréki à faire entendre au lectorat arabophone contem-porain ?

Lamis Saidi : La traduction est d’abord un exercice linguistique ; je suis poète mais je ne peux évidemment pas écrire tout le temps, donc je traduis. Je réécris les textes des autres en langue arabe, comme un dessinateur japonais qui s’exercerait chaque jour à dessiner à main levée un cercle parfait (exemple donné par Peter Brook pour évoquer la nécessité de l’exercice artistique pour un comédien). Mais je ne traduis que des textes dont j’aime le projet poétique, comme ceux d’Anna Gréki. Anna Gréki n’écri-vait pas pour s’exprimer. Elle le faisait parfai-tement à travers son action militante et ses ar-ticles à chaque fois qu’elle avait besoin de clari-fier sa pensée et ses positions. Elle s’exprimait dans son corps aussi, pour aimer, ou en subis-sant la torture.

LA POÉSIE RETROUVÉE D’ANNA GRÉKI

Anna Gréki bâtissait une épopée moderne qui n’avait nul besoin d’acrobaties rythmiques ou métaphoriques, avec un « langage frais », celui du début de la seconde moitié du XXe siècle. Un langage dont le patrimoine génétique puise sa richesse dans des sources littéraires diverses, par-fois culturellement et esthétiquement « contradic-toires » : Maïakovski, Henry Miller, Césaire…

sans oublier la nature des différentes régions d’Algérie qu’elle avait la chance de connaître depuis son enfance, des décors d’une beauté et d’une diversité qui procurent à son poème une richesse visuelle singulière. C’est cette façon d’écrire la guerre, la révolution, l’amour, l’incar-cération, la « géographie intérieure » d’un pays, sans tomber à aucun moment dans le sentimenta-lisme et avec une exigence esthétique égale à l’exigence de la liberté, que j’ai voulu avant tout partager avec le lectorat arabophone. Lectorat qui connaît très bien des poèmes écrits à la même époque en arabe avec la même fraîcheur et la même exigence esthétique, venus d’Égypte, du Moyen-Orient, mais pas d’Algérie : la colonisa-tion française a isolé les Algériens d’abord dans leur propre pays, ensuite du reste du monde, no-tamment du monde arabe qui, dès la fin du XIXe siècle, connaissait déjà différents mouvements de réformes sociales, religieuses, et politiques, qui avaient donné lieu à une évolution des formes littéraires et artistiques.

Quel est votre rapport aux textes d’Anna Gréki et quelle est sa place dans la mémoire littéraire algérienne ?

Lamis Saidi : Comme je viens de le dire, Anna Gréki bâtissait une épopée, au moment où les colons bâtissaient des immeubles ; mais contrai-rement aux immeubles des colons qui n’étaient elle avait pratiquement interdit l’accès à la langue française. Gréki écrivait pour les peuples à venir, car un projet de liberté, un projet poétique consiste toujours à créer des peuples futurs, des peuples libres, possédant une langue, plusieurs langues, et une poésie. Jean Sénac écrivit au len-demain de l’Indépendance : « Citoyens de beauté, entrez dans le Poème ! » Les citoyens de beauté avaient déjà forcé le destin, et s’étaient accaparé des immeubles devenus vides, mais il leur

man-quait (il leur manquerait toujours) un poème. Le Poème avec une majuscule, celui qui hébergerait leurs différentes langues, leurs rêves, leurs his-toires individuelles et intimes, leurs hishis-toires ba-nales, les héros dont personne ne connait les noms, leurs voix cassées après une manifestation ou un concert, mais aussi des pêches en été et des mandarines en hiver. Ce Poème, Anna Gréki, avec son talent incontestable, et son approche esthétique de l’action poétique, a contribué à le bâtir, avec des pierres solides, mais assez vulné-rables pour préserver l’odeur des ruisseaux. Et de ses pierres je prends ma part, pour écrire aussi mon poème, un petit poème dans le grand Poème, telle une poupée russe.

Vous choisissez de traduire en arabe et de pré-senter en version bilingue des textes écrits en français. C’est un choix rare, qui valorise le passage entre les langues, sans pour autant fa-voriser l’une ou l’autre.

Terrasses : La démarche de traduction est au centre de nos pratiques littéraires et politiques.

C’est un impératif révolutionnaire, au même titre que la poétique de la Relation chère à Édouard Glissant, au même rythme que les luttes concrètes et directes. La traduction est une arme contre l’impérialisme et la domination qui passe par les langues. Les luttes de libération, ce sont les armes, les cartouches réelles, l’organisation, mais aussi les mots et le rapport à une langue qui libère. Sénac, Pélegri, Gréki, Fanon, Sebti et beaucoup d’autres l’avaient compris, ils s’inscri-vaient complètement dans un moment de « relais ».

Ils et elles ont théorisé une « littérature de relais » inscrivant la langue française hors de ses gonds impérialistes, dans ce qu’elle est. Et elle n’est qu’une langue, un moyen d’exprimer le réel en perpétuel mouvement, volée, pillée, réinventée, hybridisée au gré de l’histoire. Ces écrivains qui maîtrisaient le français introduit par la violence d’État l’avaient compris. Après tout, il ne s’agit que d’un sens d’écriture, qui peut évoluer. Et alors ? Nous pouvons maîtriser les langues, le français, l’arabe, le kabyle, le tifinagh, l’algé-rien… et bien d’autres langues. C’est la traduc-tion qui fera le relais. Elle peut offrir de le faire à qui ne maîtrise pas encore les langues, n’en a pas le temps ou les moyens.

Et cela se conjugue au présent ! C’est une pra-tique vitale en France où la langue arabe, entre autres, est encore perçue sous l’angle le plus conservateur et le plus rétrograde possible. Là où on n’encourage aucunement les jeunes qui ont

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grandi dans les cultures riches des mondes ara-bophones à apprendre leur langue et leurs dia-lectes. Là où le français et ses chiens de garde aboient à chaque petite transformation, chaque nouveau mot introduit. Ils n’ont pas encore com-pris que la vraie vie n’attend aucune validation pour créer une langue. La littérature doit être fi-dèle à ce réel. Traduire, c’est pour nous accepter la part de travail politique à réaliser pour rendre accessibles des textes, des mémoires. Traduire, c’est aider à redonner Gréki aux Algérien.ne.s qui ne maîtrisent que la langue arabe. C’est faire co-habiter les deux langues, et montrer que la langue

« cible » n’a pas à être tout le temps la langue La-mis Saïdi l’exprime à merveille dans sa préface : il faut lutter contre des dépossessions. Le patri-moine littéraire, culturel, théorique fait partie des luttes pour la réappropriation et la redistribution.

Dans l’échange. Dans le sens des luttes histo-riques et contemporaines.  Encore une fois, l’Eu-rope blanche est en retard, là où vivent en son sein ceux et celles qui maîtrisent déjà les langues de deux ou trois mondes méditerranéens et celles des suds exploités qui pourtant cohabitent avec notre histoire et notre société. La littérature de relais doit rattraper cela par tous les moyens pos-sibles, de la même façon que l’action politique doit rattraper les injustices concrètes des vies ma-térielles.

Pourquoi ne pas avoir traduit également les ar-ticles et autres textes plus directement «  mili-tants » ?

Lamis Saidi : La traduction des poèmes s’ins-crit dans une démarche de récupération d’une partie de l’histoire dissimulée, oubliée, de la littérature algérienne. Une récupération «  phy-sique  » d’abord, en rendant disponibles les textes dans leur langue d’écriture, puisque les recueils d’Anna Gréki sont aujourd’hui introu-vables en Algérie. Ensuite, il s’agit de remettre ces textes à leur « lectorat d’origine », entre autres le lectorat algérien, analphabétisé à 90 % au moment de leur écriture et aujourd’hui majo-ritairement arabophone. L’idée était de publier les poèmes avec la traduction et une préface.

Ensuite les éditions Terrasses ont retrouvé les

articles et j’ai proposé d’ajouter les textes d’hommage. L’idée de publier un livre qui ne soit pas « trop gros », mais qui soit assez repré-sentatif de l’œuvre et de la pensée de Gréki, de-venait de plus en plus intéressante. Cela dit, tra-duire les articles aurait d’une certaine manière encombré le livre et le cœur du projet, qui consiste à mettre en avant sa poésie, et son reflet dans le miroir de la traduction.

Quelle a été l’expérience de cette traduction ? Lamis Saidi : Comme je l’ai dit, je traduis des textes dont je perçois le jeu esthétique et linguis-tique, et qui me tentent pour faire passer ce même jeu dans une autre langue, l’arabe en l’occur-rence. Après, il y a des textes qui survivent au pont instable de la traduction, d’autres non. Les poèmes choisis du premier recueil, Algérie capi-tale Alger, sont à mon avis plus accessibles et donc plus faciles à traduire. Ce sont les textes de la prison, de la cellule qui offre chaque matin une tranche rayée du ciel. Les poèmes défient l’incar-cération, en l’ignorant, en écrivant le souvenir ou le futur. Par conséquent, ce sont des poèmes de la description, du détail, de l’image, qui doit rester la plus claire possible, ne pas être floutée par la douleur, afin qu’elle puisse préserver les traits intacts des amours, des amis d’enfance, des dé-cors extérieurs, les traits d’Alger, d’un réveil dans un pays libre. Le recueil Temps forts est plus compliqué. La douleur retrouve son espace, mais c’est une douleur têtue qui refuse de se dévoiler complètement, et qui s’affiche avec un sourire, dont on est incapable de discerner l’origine. Un sourire rarement apaisé, souvent moqueur. Ce sont les textes de la découverte de la réalité du rêve, avec toutes ses imperfections. Ces imper-fections que les poèmes empruntent pour créer leur propre style.

En traduisant, j’ai essayé, autant que possible, de préserver le style de Gréki  : qu’est-ce qu’on pourrait traduire dans un poème, si ce n’est le style ? Le sens n’étant pas prédéfini sera généré lors de la lecture. J’ai traduit aussi en imaginant ce qu’auraient pu être les poèmes d’Anna Gréki si elle avait été capable d’écrire en arabe, dans les années 1950, et sous l’influence des mouvements modernistes de la poésie.

Vous annoncez la parution de textes internatio-nalistes, « entre Marseille et Alger, New York et Kinshasa ». La démarche de traduction et d’édi-tion sera-t-elle la même ?

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Terrasses : Le catalogue que nous préparons veut en effet conserver cette démarche de traduc-tion. La littérature de relais est à nos yeux un hé-ritage direct du moment révolutionnaire des an-nées 1950 à 1970 (qui déborde la seule guerre de libération et le seul territoire algérien). Elle fait partie d’une théorie critique valide dans un es-pace géographique bien plus large. Elle est sur-tout liée à d’autres espaces en lutte qui ont créé (et créent encore) une littérature révolutionnaire comme aux États-Unis, au cœur de la colonie intérieure noire et dans les prisons. Les textes d’auteurs comme Kuwasi Balagoon que nous

traduisons s’inscrivent dans cette démarche. De même, le témoignage de Serge Michel sur ses années de luttes politiques aux côtés de Fanon et de Lumumba veut présenter ces signes écrivant l’histoire en dehors des zones de confort et pro-posant des trajectoires de vie et de lutte dont nous pouvons nous inspirer. Ce sont là quelques exemples parmi d’autres d’un travail d’édition recherchant l’équilibre entre la fidélité à l’histoire et les expérimentations collectives nécessaires à tout processus politique.

Propos recueillis par Pierre Benetti

Colette Melki, alias Anna Gréki

© DR

Gilles Ribero Clairières

Allia, 112 p., 10 €

Il faut se laisser couler dans l’écriture de Clai-rières, dans sa langue à la fois précise et mysté-rieuse, claire et mouvante, en accord aussi bien avec l’esprit du protagoniste qu’avec la matière qu’il a inventée, « pas tout à fait » vivante, mais presque. Il faut accepter de ne jamais savoir si ce qui est décrit est la réalité, si c’est une hallucina-tion de Robert, ou une métaphore exprimant une sensation. Des silhouettes vues ou touchées par le héros traversent l’espace et le récit sans qu’on soit sûr qu’elles aient plus de substance que des fantômes. Les dialogues, volontairement plats et pauvres – au contraire de la narration –, traduisent des relations humaines limitées, décevantes.

Robert et quelques autres figures – sa femme, son associé, un courtier, un commissaire – évoluent lentement, englués dans l’entropie. Par contraste, la présence des lieux fait de ceux-ci les véritables personnages. Locaux d’entreprise transformés par la résine de Robert, ils sont à la fois inexo-rablement actuels, transparents et mouvants, avec « le changement comme seule constante ».

En effet, l’architecte a « convaincu les financiers du potentiel illimité de leur flux de données comme générateur d’une plastique inépuisable ».

Cependant, la résine inscrivant en elle les informa-tions liées à l’entreprise au fur et à mesure de ses changements, les productions de Robert « vitri-fiaient l’ADN des organismes commanditaires, et

allaient même jusqu’à en remodeler la structure interne par l’impact qu’elle pouvaient avoir sur leur propre perception ». Étant à la fois les murs de l’entreprise et sa représentation, les vitrines la déforment autant qu’elles la montrent.

Le temps devient un espace qui, perpétuelle-ment modifié, s’inscrit dans un présent éternel.

En parallèle, par la transparence, extérieur et intérieur se confondent, les limites s’abolissent.

Celles entre l’entreprise et ses employés, les corps et la substance inanimée, l’esprit de Ro-bert et la réalité. Tandis que le personnage cherche par ses créations la clarté, ses rêves sont pleins de matière sombre. Le récit se déploie dans l’incertitude et l’opacité, dans le lent et collant parcours d’un environnement à la fois fugace et pesant.

Malgré sa réussite, Robert se débat dans la mé-lancolie et la nostalgie, traque la vie enfuie dans un immeuble abandonné. Son mariage bat de l’aile. Son fils va mal. Des meurtres sauvages arrivent dans un des lieux qu’il a modifiés. L’en-quête piétine, il est forcé de s’y intéresser. Il dé-couvre alors que la transparence des locaux pro-fessionnels conduit à un trop grand calme, dégra-dé jusqu’à l’atonie. Dans le « théâtre » qu’est devenue l’entreprise, tout ce qui n’est pas le tra-vail pur, « ces propos anodins, cette politesse rudimentaire », « ayant trait à la vie privée ou trahissant un semblant de sociabilité », tout cela disparaît, conduisant à l’absurde, à une forme de folie qui peut se réaliser dans la violence. À tra-vers son fils, Robert s’apercevra que l’école pro-duit la même aliénation.

Dans le document Un James Bond du climat (Page 62-67)

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