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Chronique d'une controverse annoncée : le récit d'urbanisme à l'heure du développement urbain durable

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Chronique d'une controverse annoncée : le récit d'urbanisme à l'heure du développement urbain durable

MATTHEY, Laurent, MAGER, Christophe, GAILLARD, David & Programme interdisciplinaire de recherches Ville et environnement 2010 (PUCA, MEEDDAT)

Abstract

Rapport intermédiaire de la recherche « Rat des champs, rat des villes ». Quand le rural refonde l'urbain : une comparaison franco-suisse. Ce rapport interroge l'émergence de l'agriculture comme nouvelle figure de ce que B. Secchi a appelé le « récit d'urbanisme ».

Après avoir rappelé les rapports toujours-déjà controversés de l'urbain au rural, les auteurs s'intéressent à la manière dont différents acteurs mobilisent la nature et l'agriculture pour mettre en récit l'espace urbain, raconter la ville à venir — celle qui devrait voir le jour pour satisfaire à la doxa du développement urbain durable — et produire du consensus dans la production du territoire. L'analyse d'une controverse d'aménagement, celle relative au déclassement d'une parcelle de 58 hectares de zone agricole dans le canton de Genève (Suisse) pour construire 3000 logements ainsi que divers équipements collectifs, permet d'accomplir une généalogie de ce nouveau discours urbanistique. Pour ce faire, quatre types de sources sont mobilisés : des entretiens semi-directifs ; des documents d'urbanisme ; le [...]

MATTHEY, Laurent, MAGER, Christophe, GAILLARD, David & Programme interdisciplinaire de recherches Ville et environnement 2010 (PUCA, MEEDDAT). Chronique d'une controverse annoncée : le récit d'urbanisme à l'heure du développement urbain durable. Genève : Programme interdisciplinaire de recherches Ville et environnement 2010 (PUCA, MEEDDAT), 2012, 45 p.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:77503

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

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Ce rapport interroge l’émergence de l’agriculture comme nouvelle figure de ce que B. Secchi a appelé le « récit d’urbanisme ». Après avoir rappelé les rapports toujours-déjà controversés de l’urbain au rural, les auteurs s’intéressent à la manière dont différents acteurs mobilisent la nature et l’agriculture pour mettre en récit l’espace urbain, raconter la ville à venir — celle qui devrait voir le jour pour satisfaire à la doxa du développement urbain durable — et produire du consensus dans la production du territoire. L’analyse d’une controverse d’aménagement, celle relative au déclassement d’une parcelle de 58 hectares de zone agricole dans le canton de Genève (Suisse) pour construire 3000 logements ainsi que divers équipements collectifs, permet d’accomplir une généalogie de ce nouveau discours urbanistique. Pour ce faire, quatre types de sources sont mobilisés : des entretiens semi-directifs ; des documents d’urbanisme ; le matériau récolté lors d’une observation participante non déclarée ; la documentation produite à l’occasion de la campagne référendaire liée au déclasse- ment de la parcelle en question ainsi que les commentaires produits sur les différents forums élec- troniques ouverts à cette occasion. L’analyse permet de dégager trois temps, qui sont trois figures du récit d’urbanisme : la genèse du plan directeur comme épopée d’un territoire (histoire des plans directeurs genevois); le plan de quartier comme roman (observation d’un collectif au travail pour produire un plan d’aménagement approprié à un site et à un programme); les contre-récits d’une controverse (le développement d’une campagne référendaire). La prosopopée du développement urbain durable apparaît ainsi comme une production éminemment intertextuelle et rhizomique – au sens de G. Deleuze et F. Guattari –, inscrite dans un mode de citation des différents produits de cette machine à produire des connaissances qu’est la pratique urbanistique. Au final, l’analyse au long cours proposée ici permet de réfléchir à la nature de cette activité supposément technique et politique qu’est l’urbanisme. Il se pourrait en effet que faire la ville consiste tout naturellement à faire des histoires..

LES AUTEURS

Laurent Matthey est géographe. Directeur scientifique de la Fondation Braillard Architectes à Ge- nève, il est également chargé d’enseignement à l’Institut de géographie de l’Université de Neuchâtel.

Christophe Mager est économiste et géographe. Maitre d’enseignement et de recherche à l’Institut de géographie de l’Université de Lausanne, chercheur associé au groupe d’analyse du territoire de la Fondation Braillard Architectes à Genève.

David Gaillard est politologue. Chercheur au groupe d’analyse du territoire de la Fondation Brail- lard Architectes à Genève, il achève une thése de doctorat consacrée à l’usage du paysage dans la conduite de projet urbain.

CHRONIQUE D’UNE

CONTROVERSE ANNONCÉE

Le récit d’urbanisme à l’heure du développement urbain durable

LAURENT MATTHEY CHRISTOPHE MAGER DAVID GAILLARD

Rapport intermédaire de recherche. Juin 2012

Recherche « Rat des champs, rat des villes ». Quand le rural refonde l’urbain : une comparaison franco-suisse. Programme interdisciplinaire de recherches Ville et environnement 2010 (PUCA, MEEDDAT).

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Chronique d’une controverse annoncée Le récit d’urbanisme à l’heure du

développement urbain durable

Laurent Matthey, Christophe Mager, David Gaillard

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Titre : Chronique d’une controverse annoncée. Le récit d’urbanisme à l’heure du développement urbain durable.

Éditeur : Fondation Braillard Architectes, 2012, 41 pages.

© Fondation Braillard Architectes, Genève, Suisse.

Diffusion :

Fondation Braillard Architectes Rue Saint-Léger 16

CH – 1205 Genève www.braillard.ch

Photo de couverture : © Laurent Matthey.

Sommaire

1. Dire la ville à venir : les métamorphoses

de la question urbaine...9

2. Penser et Mobiliser le « récit d’urbanisme »...11

3. Zones et trames : la constitution d’une épopée territoire...15

3.1. Le régime intertextuel des plans directeurs...15

3.1.1. Être moderne : maintenir des continuités entre ville et campagne... 16

3.1.2. Anticiper les évolutions : densifier en alvéoles... 17

3.1.3. Assumer la croissance : concevoir de nouvelles extensions, planifier le le bassin fonctionnel... 18

3.2. De « vieux motifs » portés à l’échelle d’une région : nouveaux outils d’urbanisme et multiplications des récitants du territoire... 19

4. Faire un plan directeur de quartier : tout un roman... 21

4.1. Faire parler le site... 21

4.2. Stratégie d’argumentation et mise en récit du lieu... 24

5. Faire des histoires : récits et contre-récits d’urbanisme.... 26

5.1. La production de récits concurrentiels... 27

5.2. Imager pour mobiliser : les adjuvants du contre-recit d’urbanisme.28 5.2.1. Il faut sauver le cardon argenté : s’arrimer en parlant de ce que l’on connaît... 29

5.2.2. Quand l’agriculture donne forme : du quartier agriurbain à l’agroquartier... 30

5.3. Faire parler en habilitant : la controverse comme institution imaginaire... 31

6. Rat des villes, rat des champs : la difficile rencontre des savoirs urbains et ruraux... 33

7. Références bibliographiques... 35

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Chronique d’une controverse annoncée

Le récit d’urbanisme à l’heure du développement urbain durable

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1. Dire la ville à venir : les métamorphoses de la question urbaine

À la faveur de différents modèles descriptifs, normatifs ou prescriptifs (Racine, 2002) – « troisième ville » (Mongin, 1995), « Zwischenstadt » (Sieverts, 1997), « ville diffuse » (Secchi, 2004), « métabolisme urbain » (Newman, 1999), « ville vivrière », etc. –, la nature et l’agriculture sont depuis une trentaine d’années thématisées comme des outils légitimes de l’action urbaine (encadré 1). Bien sûr, cette thématisation doit beaucoup à l’émergence de ce que l’on a appelé le développement urbain durable. Mais elle s’inscrit également dans des tendances séculaires (Walter, 1995). L’étalement urbain et la métropolisation (Da Cunha, 2004 ; Both, 2005) des territoires ont par exemple suscité l’avènement d’une nouvelle individualité citadine (Dubois-Taine et Chalas, 1997) elle-même à l’origine d’une refondation de la « question urbaine » (Castells, 1972 ; Emelianoff, 1999) désormais plus complexe et diversifiée, puisqu’elle fait converger approches environnementaliste et urbanistique (Grove et Burch, 1997 ; Chiesura, 2003).

Dans ce contexte général, l’articulation des espaces urbains et des espaces agricoles – d’abord appréhendée du point de vue des effets négatifs de l’étalement urbain sur l’agriculture – a progressivement gagné en complexité (Bryant, 1997 ; Carron, Ruegg et Salomon, 2009), puisqu’il s’est non seulement agi d’envisager la manière dont les logiques de fonctionnement des espaces agricoles interagissaient avec les mutations des territoires urbains (Bacchialoni, 2001), mais aussi de

1 La monographie dont il est question ici a été réalisée dans le cadre de la recherche « Rat des champs, rat des villes ». Quand le rural refonde l’urbain : une comparaison franco-suisse du programme interdisciplinaire de recherches Ville et environnement 2010 (PUCA, MEEDDAT).

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10 11 les considérer en terme d’intégration à des trames vertes (Ahern, 1995),

de fonctionnalités environnementales (Thiébaut, 1996) et de bien-être en ville (Milligan, Gatrell et Bingley, 2004). Enfin, l’articulation des espaces urbains et des espaces agricoles a également été questionnée en terme d’opportunité d’approvisionnement (Reymond, 2007 ; Ruegg, 2008), réactivant une veine ancienne puisqu’on peut y lire une traduction de préoccupations qui étaient celles d’une société de pénurie.

On se souvient du plan Wahlen en Suisse (Varone, Nahrath et Gerber, 2008) ou bien encore des « programmes » britanniques d’agriculture urbaine durant la Seconde Guerre mondiale, qui accordaient déjà une attention particulière à l’usage des terres pour la subsistance locale dans le cadre d’une économie d’autarcie (Reynolds, 2009).

Toutefois, l’agriculture dans la ville, ou sur ses marges, continue à faire problème. D’aucuns font une lecture très contrastée des bénéfices – souvent qualifié de variables – apportés par les espaces agricoles au regard des espaces naturels stricto sensu (Niwa, 2009) ; d’autres s’offusquent d’un tel engouement, montrant ses effets délétères et les conséquences économiques préjudiciables auxquelles s’exposent les agriculteurs qui s’y aventurent (Vidal et Fleury, 2009) ; d’autres encore soulignent le potentiel de conflits attachés à ces espaces dès lors que la ville s’étend (Darly et Torre, 2008). Enfin, la ville vivrière reste, selon ses détracteurs, une utopie douteuse, d’autant que les surfaces à disposition peuvent entrer en concurrence avec d’autres usages durables de l’espace urbain (panneaux solaires sur les toits, par exemple).

L’important en l’état de notre propos est que l’agriculture et ses corrélats (plantages, potagers, vergers participatifs, jardinage…) sont progressivement devenus des catégories légitimes de la fabrique urbaine, mobilisées par des acteurs divers à titre d’actants du projet urbain (Uggla, 2011) ; des catégories qui ont cet étrange pouvoir de faire parler. Beaucoup. Notamment en raison du caractère toujours- déjà controversé des rapports de la ville à la nature, de la cité à la campagne, de l’urbain au rural.

Si ces catégories sont au fondement d’outils supposés permettre de mieux refaire la ville, c’est ainsi tout autant pour leurs impacts putatifs que – et c’est l’hypothèse que nous voudrions discuter ici – comme nouvelles figures à ce que Bernardo Secchi appelait en 1984 déjà (soit un peu avant que ce qu’on a appelé le tournant discursif s’empare des

humanités) le « récit d’urbanisme ». La nature, l’agriculture permettent de raconter la ville à venir, celle qui devrait voir le jour pour satisfaire à la doxa du développement urbain durable.

Encadré 1 Promouvoir l’agriculture en ville

Consubstantielles des réflexions sur les stratégies d’aménagement urbain les plus à même de constituer les vecteurs d’un développement durable (Beatly, 2012 ; Lehmann, 2012), les demandes de nature ont amené à poser la question l’intérêt de la promotion de l’agriculture en ville (Sonnino, 2009 ; Duchemin, Wegmüller et Legault, 2010). Pour certains, la multifonctionnalité de l’agriculture locale ferait écho aux principes durabilistes (Morgan, 2009) en articulant fourniture de biens à valeur économique (aliments, matières premières) et production d’externalités positives sociales (préservation et transmission du patrimoine culturel, sécurité alimentaire, etc.) et environnementales (maintien de la bio-diversité, régulation du climat, etc.) (Wegmüller et Duchemin, 2010). Partant, en raison de ses dimensions productives, esthétiques et récréatives, notamment entretenues dans les jardins familiaux (Niwa, 2011), la mise en culture du sol urbain – voire de l’environnement construit par une agriculture verticale (Bellini et Daglio, 2009) – devrait être promue afin de faciliter la transition vers la ville durable (Torreggiani, 2012). Hopkins (2008), s’inspirant du concept de « permaculture » de Mollison et Holmgren (1986), esquisse ainsi les formes que devrait prendre une agriculture urbaine durabiliste : une mise en culture raccourcissant les circuits de production par une localisation proche des consommateurs potentiels, favorisant la diversité biologique, ambitionnant une autosuffisance partielle ou totale et réduisant les intrants non naturels (Quilley, 2011).

2. Penser et mobiliser le « récit d’urbanisme »

On se souvient que chez Secchi, l’expression « récit d’urbanisme » renvoie en premier lieu à la capacité de la pratique urbanistique à inscrire ses actions dans une structure d’intelligibilité propre à faire sens. Elle souligne le souci des urbanistes pour la production de mythes, faisant d’une activité souvent considérée comme principalement technique, un travail centré, volens nolens, sur la fabrique d’images et

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d’imaginaires. Cette conception de la pratique urbanistique donnera lieu à un puissant courant de recherche dans le monde anglo-saxon, si bien qu’on parlera alors d’un « communicative turn in planning theory » (Madelbaum, 1991 ; Healey, 1996, 1992 ; Throgmorton, 1996).

Il n’est donc guère étonnant qu’en 2005, dans sa Première leçon d’urbanisme, Secchi reviendra sur cette analogie entre récit et urbanisme. Il renforcera à cette occasion sa dimension rhétorique. La pratique de l’urbanisme consiste à mobiliser des figures (les topoï de la rhétorique classique) pour générer des énoncés dont l’articulation fait sens (un discours) et cherche à réaliser une fin (la rhétorique est un art de convaincre). Secchi souligne ainsi à quel point les urbanistes ont de tout temps été soucieux de mobiliser des formes pour modeler un projet qui excède la stricte spatialité, désireux de s’emparer de la ville et de ses territoires pour les inscrire dans quelque chose qui relève d’une mythologie, d’une prosopopée du « progrès », de l’« émancipation », etc.

(Secchi, 2005, p. 17).

Dans le même temps, la recherche anglo-saxonne développera une approche tendant d’une part à faire converger récit d’urbanisme et storytelling (Throgmorton, 2007, 2003 ; Sandercock, 2003 ; Eckstein, Throgmorton, 2003) ; d’autre part à poser le storytelling comme un modèle prescriptif ou descriptif de la pratique urbanistique (van Hulst, 2012).

C’est précisément cette dernière conception de l’urbanisme comme récit que nous souhaitons mobiliser dans le cadre de l’analyse descriptive d’un cas, celui de la controverse née à l’occasion de la proposition de déclassement de 58 hectares de terres agricoles dans le canton de Genève pour bâtir un peu plus de 3000 logements (encadré 2) ; controverse qui offre l’occasion d’une meilleure compréhension de la manière dont des acteurs du territoire convoquent le rural pour suggérer une éventuelle refondation urbaine.

Encadré 2 La controverse des Cherpines

La controverse des Cherpines naît à l’occasion de la proposition de déclassement de 58 hectares de zone agricole dans les communes de Confignon et Plan-les-Ouates pour construire 3000 logements.

D’une manière générale, il est reproché au projet d’être contraire au principe d’économie de la terre qui motive la loi sur l’aménagement du territoire. Il n’y a pas assez de logements pour la superficie libérée (il

est possible de faire autant de logements sur une parcelle plus petite), les logements sociaux y seraient insuffisants, les équipements publics sembleraient disproportionnés (parking) et un peu somptuaires (centre sportif).

Le déclassement du périmètre est soumis au vote du Grand Conseil (pouvoir législatif) le 24 septembre 2010, qui l’accepte à 66 oui contre 25 non. La campagne qui a précédé le déclassement par le Grand Conseil a laissé planer une menace de recours, notamment des exploitants du site. Les autorités politiques sont néanmoins parvenues à proposer des parcelles de substitution aux exploitants en question.

Deux des exploitants ont accepté les propositions de relocalisation à proximité du périmètre déclassé. Le troisième, la coopérative des Charrotons, refuse.

Sous l’impulsion de la coopérative des Charrotons, un groupe d’opposants se constitue rapidement afin de déposer un référendum.

Ils ont 40 jours pour récolter 7 000 signatures ; ils en obtiendront 15 000.

La controverse redessine les lignes politiques cantonales. On trouve ainsi, à côté des principaux initiants (la coopérative maraîchère des Charrotons), la droite conservatrice (Union démocratique du centre), mais aussi des groupements pour la protection de l’environnement (WWF, Greenpeace) ou encore l’extrême gauche et le parti écologiste.

Ce groupe est rejoint, en février 2011, par AgriGenève (syndicat agricole genevois), qui d’abord partagé, voit dans ce référendum l’occasion de discuter de la problématique agricole pour l’ensemble du Genevois — d’autant qu’entre 2000 et 2009, 380 hectares de terres ont déjà été déclassés. Du côté des partisans, on retrouve la droite institutionnelle (l’Entente) et un parti populiste-xénophobe (Mouvement des citoyens genevois).

La controverse est l’occasion d’une proposition urbanistique originale dans le contexte genevois, celle d’un agroquartier autogéré, qui se propose de lier « urbanisation et besoin des habitants » (site www.

agroquartier.ch), compris comme étant des besoins alimentaires.

Cette forme urbaine constitue un contre-modèle urbain à l’écoquartier proposé pour le site des Cherpines.

La population genevoise vote le 15 mai 2011. Le déclassement est accepté. 56,6 % oui ; 40 % non. 34 communes votent oui. 11 non, dont les communes riveraines ou proches de Plan-les-Ouates, Confignon, Bernex, Onex, Aire-la-Ville, Bardonnex.

Nous recourrons – dans une heuristique qui, inspirée des travaux de C. Ginzburg (1979), s’essaie au repérage d’« indices discontinus, [des]

éléments uniques, [de] témoignages individuels » (Revel, 1995) – à quatre

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14 15 types de sources : des entretiens semi-directifs réalisés auprès d’experts

du territoire genevois et d’acteurs de la controverse en question ; des documents d’urbanisme relatifs à l’aménagement de la parcelle déclassée et la planification cantonale ; le matériau récolté lors d’une observation participante non déclarée d’un collectif interdisciplinaire œuvrant, dans le cadre d’un concours d’urbanisme, à l’élaboration du plan directeur de quartier relatif au périmètre proposé au déclassement ; la documentation produite à l’occasion de la campagne référendaire liée au déclassement de la parcelle en question ainsi que les commentaires produits sur les différents forums électroniques ouverts à cette occasion.

Le propos se développera en trois temps qui sont trois figures du récit d’urbanisme : l’épopée d’un territoire, le roman d’un plan directeur de quartier, les histoires d’une controverse. Cette organisation traduit le principe voulant qu’un récit est toujours-déjà intertextuel, qu’il renvoie toujours à d’autres textes ; qu’il s’empare toujours de récits qui lui préexistent ou qui le côtoient. De fait, si le récit d’urbanisme n’échappe pas à la séquentialisation (la flèche du temps) de l’intrigue (les lignes directrices précèdent les plans d’aménagement auxquels s’arrimeront les oppositions), sa complexité résulte non seulement du fait qu’il s’écrit sur un palimpseste renvoyant aux états antérieures des discours dont les origines peuvent être reconstruites, mais aussi qu’il constitue un rhizome au sens de Deleuze et Guattari (1980), dans lequel la légitimation des acteurs n’est ni fonction d’une position hiérarchique ni de l’ancienneté de leur discours (Scott-Scato et Hillier, 2010), mais de leur capacité à faire sens.

3. Zones et trames  : la constitution d’une épopée territoire

L’histoire de la controverse des Cherpines est d’abord celle de cette épopée genevoise que constitue la mise en récit du territoire par ses plans directeurs. Différents motifs narratifs émergent en effet dans cette histoire longue (celle de la création de zones, celle de l’idée qu’on peut en déclasser certaines pour assurer le développement de la ville-canton puis de la région, celle de la mise en concurrence de modèles territoriaux de développement endogène ou exogène) qui seront mobilisés lors de campagne référendaire. Les travaux de Léveillé (2003, 2011), Joye et Kaufmann (1998) ou encore Cogato- Lanza (1993, 2003) offrent l’occasion de restituer les lignes de force des plans en question. Nous y recourrons donc souvent ci-après, en les paraphrasant et les synthétisant pour les faire entrer dans la grille d’intelligibilité qui est la nôtre, à savoir la production d’un méta-récit du territoire genevois (Gaillard, Matthey, 2012).

3.1. Le régime intertextuel des plans directeurs

Dans ce temps long qui est celui de l’histoire des projets urbains genevois, Léveillé repère un certain nombre de « moments décisifs » (Léveillé, 2011, p. 13) – notamment, le plan directeur urbain et le plan des zones de Maurice Braillard (1933-1936), le plan directeur cantonal de 1948, les plans Marais de 1945 à 1966, le plan alvéolaire de 1965 – qui manifestent des conceptions typiques de l’organisation du territoire de la ville et du canton de Genève (Léveillé, 2011, p.

13). Selon Léveillé, ces exercices de planification urbaine sont tous marqués par la volonté de répondre à des questions qui relèvent de la logique des invariants structuraux : « récurrentes » (Léveillé, 2011, p.

13), elles donnent lieu à des problématisations différentes en fonction du contexte et de la sensibilité politique. Chacun de ces plans réfléchit au problème des densités urbaines. Chacun de ces plans cherche à résoudre des problèmes de transport (voir aussi Cogato-Lanza, 1993).

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Chacun de ces plans se confronte à la question de l’extension de la ville et par suite à celle des limites urbaines. Le plan directeur cantonal propose donc une mise en intrigue de grandes questions posées par le territoire à un moment donné d’une histoire toujours économique et sociale. Mais chacune de ces mises en intrigue fonctionne dans une logique qui est celle de l’intertextualité et du rhizome. Les plans directeurs cantonaux répondent à des questions semblables et se citent les uns les autres.

Léveillé montre ainsi comment le plan des zones de construction de 1929 optimise le zonage du plan de 1896 et « fixe les conditions d’utilisation du sol sur l’ensemble du canton » (Léveillé, 2011, p. 16).

Mais ce plan de 1929 pose à son tour les conditions des plans suivants.

Mobilisant les principes du zonage (Léveillé, 2011), il élabore une première trame narrative, certes encore sommaire, mais qui va s’enrichir avec le temps, autour d’adjuvants qui ont pour noms : « zones urbaines »,

« zones de transition », « zones industrielles », « zones des agglomérations rurales » et « zone des habitations rurales ».

3.1.1. Être moderne : maintenir des continuités entre ville et campagne

Le plan directeur régional de 1936, élaboré par « Braillard et ses urbanistes » (Cogato-Lanza, 2003) constitue un temps fort de cette mise en récit du territoire. Ce plan directeur fait en effet la proposition d’une ville moderne de 350 000 habitants. Articulation d’aires résidentielles denses sur un maillage vert puissant qui assure une continuité entre la ville et la campagne, ce plan régional introduit le paysage comme élément narratif du territoire (Léveillé, 2011, p. 16).

Un élément narratif qui est souvent convoqué par les faiseurs de ville et de territoire contemporains, pour inscrire leur projet dans l’histoire et la géographie du lieu et qui aura une certaine importance à titre de point d’arrimage dans la controverse qui nous intéresse ici.

Le plan directeur cantonal suivant (1948) cherche lui aussi à

« réguler les rapports entre espaces bâtis et espaces libres » (Léveillé, 2011, p. 18) en empruntant une veine hygiéniste qui se manifeste dans la proposition de « la démolition de quartiers de la fin du XIXe siècle pour les reconstruire selon un nouvel ordre » ( Joye et Kaufmann, 1998, p. 94).

Figure 1 Le plan directeur régional aspire à assurer des continuités entre ville et campgane.

Simultanémanent, le paysage devient une façon de raconter la modernisation du territoire.

Cette mise en récit du territoire par la modernisation se poursuit enfin dans les plans Marais (1945-1966). Mais ce qui interpelle surtout ici, c’est l’émergence d’une nouvelle catégorie de « récitants » ( Jaton et Linossier, 2004). Car si les plans en question inaugurent une période marquée par un « urbanisme de projets » (Léveillé, 2011, p. 20), les architectes libéraux y sont aussi appelés à collaborer avec le Service d’urbanisme.

3.1.2. Anticiper les évolutions : densifier en alvéoles

Le plan alvéolaire de 1966, produit par la toute jeune Commission d’urbanisme, reformule ce récit de territoire genevois. Établi sur le postulat d’une ville de 800 000 habitants à l’horizon 2015 (Léveillé, 2011, p. 22), le plan se pose comme un outil de planification souple de la croissance, qui doit également garantir la mobilité nécessaire au bon fonctionnement du système urbain ( Joye, Kaufmann, 1998, p.

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18 19 95). L’idée d’un « alvéolaire évolutif » devient une nouvelle façon de

raconter le territoire. L’agglomération se structure autour de « voies express » ( Joye, Kaufmann, 1998, p. 95). Les zones constructibles sont entièrement occupées par de l’habitat à forte densité. Ce grand récit futuriste n’a eu, dans les faits, que peu d’effet sur le terrain, notamment en raison de résistances diverses et multiples. Le constat d’échec conduit à ce que le plan directeur de 1975 soit surtout consacré à une révision des objectifs du plan de 1966, propres à l’adapter aux résistances du lieu de l’intervention ( Joye, Kaufmann, 1998).

Le plan suivant (celui de 1989) sera, comme le remarquent Joye et Kaufmann, caractérisé par un souci de la qualité de vie en ville, des objectifs de densification du centre et protection de zone agricole ( Joye et Kaufmann, 1998). Signifiant par là que la planification genevoise tient compte des oppositions.

3.1.3. Assumer la croissance : concevoir de nouvelles extensions, planifier le bassin fonctionnel

Plus explicite, le plan directeur 2001 propose, à horizon 2015, de nouvelles extensions sur la zone agricole. Si le plan directeur cantonal précédent semblait marqué par des principes écologiques, celui-ci semble subordonné à « une perspective néo-libérale » ( Joye, Kaufmann, 1998, p. 95). La « mondialisation de l’économie » devient un nouvel adjuvant de la mise en intrigue du territoire, suscitant certaines oppositions lors de sa mise à l’enquête ( Joye, Kaufmann, 1998, p. 96).

Ce plan se voit bientôt compléter d’un nouveau document d’urbanisme, le projet d’agglomération franco-valdo-genevois.

De fait, l’institution (entre 2005 et 2007) de l’agglomération transfrontalière comme niveau pertinent de planification introduit un nouveau mode de récit du territoire en train de se faire, qui renforce certaines des tendances esquissées ci-dessus en les portants à l’échelle du bassin fonctionnel2. Ainsi, repère-t-on, dans le projet d’agglomération, une relative persistance des descripteurs morphologiques (champ lexical des grands vecteurs de paysage, des différentes trames écologiques,

2 L’agglomération franco-valdo-genevois, née en décembre 2007, du projet d’agglomération éponyme qui a depuis trouvé un nouveau nom, celui de Grand Genève. Nous utiliserons l’un ou l’autre dans les lignes qui suivent, sans autre justification que stylistique.

etc.). On y retrouve également la volonté de poursuivre une certaine modernisation des modes de production du territoire (recomposition de la démarche projet) et de l’identification des acteurs (poursuite du processus d’élargissement des acteurs légitimes).

Mais, le projet d’un Grand Genève se caractérise surtout par la volonté de rééquilibrer le territoire de l’agglomération franco-valdo- genevoise, singulièrement la balance emplois-logements entre la France et la Suisse. Le canton de Genève s’engage ainsi à produire 50 000 logements d’ici à 2030. Face à l’impossibilité de densifier à court terme le centre, c’est entre autres par déclassement sur zone agricole qu’il convient désormais de procéder. La production du plan directeur cantonal est désormais subordonnée à la réalisation d’objectifs régionaux et transfrontaliers.

3.2. De « vieux motifs » portés à l’échelle d’une région : nouveaux outils d’urbanisme et multiplications des récitants du territoire

Chacune de ces phases compose avec le récit de territoire qui le précède. Ainsi, des invariants sont clairement identifiables (densité, extension, limite, zone, etc.), même si de nouveaux motifs narratifs sont périodiquement ajoutés (modernisation, mondialisation, urgence, etc.). Graduellement, l’idée que l’on peut sacrifier de la zone agricole pour desserrer la ville se consolide, malgré certaines réticences. De ce point de vue, la controverse des Cherpines constitue la réplique de secousses plus profonde, de lents mouvements dans la tectonique des zones de la planification genevoise.

Il est également remarquable que, de loin en loin, de nouveaux récitants (la commission d’urbanisme, les architectes libéraux, les partis politiques, la population appelée à se prononcer à partir de 1989…) apparaissent, qui vont avoir une importance dans les phases ultérieures. De ce point de vue, le Projet d’agglomération franco-valdo- genevois radicalise, en la portant à une tout autre échelle, une tendance lourde de l’aménagement genevois. L’introduction d’un nouvel outil (Tranda-Pittion, 2012), celui des périmètres d’aménagement coordonnés

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d’agglomération (PACA)3, multiplie de facto le nombre de récitants du territoire. Se dessine ainsi une figure qui est proprement celle d’un

« urbanisme des récits » (Masbongi et Bourdin, 1984), à savoir un mixte de savoirs urbains, de paroles habitantes et de storytelling (Matthey, 2011).

Cette figure s’articule à une propension à accroître la productivité de cette machine à produire des connaissances qu’est la fabrique urbaine.

On suscite ainsi plus de discours et plus d’enquêtes – notamment dans le cadre de mandat d’études réalisées dans les périmètres précités, qui dessinent les extensions possibles de l’agglomération – qui viennent augmenter le stock des descriptifs et des motifs narratifs permettant de faire parler l’espace.

Il n’est donc guère surprenant d’entendre des spécialistes de la fabrique genevoise du territoire déplorer, en substance, le fait que « les agriculteurs ont gagné la guerre du projet d’agglomération » (entretien d’enquête avec un urbaniste). Entrés tardivement dans le processus du projet d’agglomération (quelque trois mois avant le dépôt de sa version finale à Berne), ceux-ci sont parvenus à transformer un projet principalement d’infrastructures en un projet de territoire singulièrement agricole et paysager relève le même informateur dans un long développement qui confirme la difficile rencontre des savoirs des urbanistes et des agriculteurs dans la production conjointe de la ville.

Or, cette difficile rencontre se rejoue à un autre niveau dans la controverse des Cherpines, celui du dessin d’un plan directeur du quartier déjà en gestation dans le plan directeur cantonal de 2001 (dans la mesure où ce dernier anticipait le déclassement des terrains nécessaires à sa réalisation) et le PACA Saint-Julien Plaine de l’Aire (dans la mesure où les différentes études et les concours qu’il a suscités participent à l’identification du périmètre déclassé comme pertinent).

L’épopée donne ainsi matière à différents romans.

3 Dans le jargon de l’urbanisme genevois, les périmètres d’aménagement coordonnés d’agglomération (PACA) renvoient à des territoires de projet faisant l’objet d’évaluation en terme de potentiel d’urbanisation et d’aménagement. Ces PACA ont la particularité d’être transfrontaliers (Suisse- France ; canton de Genève-canton de Vaud). Huit PACA ont été identifiés dans le cadre du projet d’agglomération franco-valdo-genevois. Depuis 2008, ces PACA sont donc l’objet de diverses études d’urbanisme, notamment des études test à deux degrés par lesquelles des équipes de spécialistes ont proposé différents scénarios de développements pour les périmètres concernés.

4. Faire un plan directeur de quartier : tout un roman

Le périmètre qui donnera lieu à la controverse dite des Cherpines est identifié, dès la fin des années 1990, comme une réserve de densification. Le Plan directeur cantonal 2001 le classe ainsi dans la catégorie des « extensions urbaines sur la zone agricole (sites possibles) » et des « extensions urbaines sur la zone agricole (sites réservés pour le moyen terme) » (Plan directeur cantonal, 2001). Ces « extensions » sont également comprises dans le PACA Saint-Julien - Plaine de l’Aire qui, dans le cadre du projet d’agglomération franco-valdo-genevoise, fera l’objet de nombreuses études d’urbanisme et d’ingénierie.

Il convient ici de noter que la prose de ces études est souvent frappée de référence à la morphologie de l’espace en question, en conformité avec la tradition genevoise de lecture paysagère du territoire. On recherche, par la géographie, à retrouver le sens premier du site pour l’aménager de manière idoine, c’est-à-dire en se pliant à l’injonction sourde à « tenir compte de l’existant ». Pourtant, comme le relève l’agence Triporteur (2008, p. 8), auteur de l’étude de faisabilité, le parcellaire du site est hérité du début du XXe siècle ; il a alors été réaménagé de manière à se conformer à la mécanisation de l’agriculture.

Le site, en zone agricole, n’a plus grand-chose de campagnard, au sens d’agreste et champêtre.

4.1. Faire parler le site

Au terme de ces différentes études, un mandat d’études parallèles (MEP)4 est lancé qui doit conduire à la proposition d’une image

4 Selon la définition qu’en donne la Société suisse des ingénieurs architectes (règlement SIA 143), les mandats d’étude parallèles (MEP) sont une forme spécifique de concours qui « englobent différentes démarches telles qu’études-tests, processus coopératifs ou mises en concurrence sur des idées, et peuvent, comme les concours, être organisés sous la forme de mandats d’idées, de mandats de projets ou de mandats portant sur les études et la réalisation. » Néanmoins, à « la différence des concours, les mandats d’étude parallèles ne se déroulent jamais de manière anonyme » Cette forme de concours répond ainsi « au souhait exprimé par divers adjudicateurs de disposer, pour les tâches particulières nécessitant un dialogue, d’une

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22 23 directrice du quartier à venir. Quatre équipes interdisciplinaires vont

s’y affronter en tentant de faire parler le site pour y inscrire un projet satisfaisant aux impératifs du programme, à savoir notamment : réaliser des « logements familiaux principalement », réserver de la place pour un « centre sportif régional », « réserver [d]es terrains nécessaires pour la réalisation d’un établissement scolaire de culture générale », travailler à « un réseau d’espaces ouverts organisé de manière à fédérer les contextes riverains » (République et canton de Genève, 2009, p. 12-13). Pour ce faire, les équipes retenues vont développer différentes postures (c’est- à-dire des répertoires de gestes, des modalités d’action et des modes de penser spécifiques et singuliers qui sont des indices d’une relation au lieu de l’intervention), que l’on peut aussi appréhender en tant que figures du travail de l’urbaniste.

Une recherche par observation participante non déclarée a permis d’identifier cinq d’entre elles, qui sont autant d’opérateurs du paysage (c’est-à-dire des leviers qui permettent son institution). Les professionnels de la ville et du territoire en prise avec le site sont tour à tour, chamans (ils mettent en scène une lecture disciplinaire du site comme si elle était dictée par le lieu de l’intervention) ; exégètes (ils travaillent à révéler le sens latent du site en mobilisant un savoir-faire disciplinaire qui induit une lecture du programme) ; herméneutes (ils tentent d’échapper à certaines apories du programme en identifiant des lignes de fuite — par interprétation) ; romanciers (ils cherchent à faire tenir tous ces signes et toutes ces traces ensemble en un tout cohérent, celui d’une forme urbaine ancrée dans un territoire) ; diagnosticiens (ils mettent en concurrence les différentes histoires pour retenir celle qui est le plus plausible au regard des « symptômes » observés in situ).

forme de mise en concurrence non anonyme ». Les MEP sont souvent organisés en plusieurs tours de sélection. On parle alors de degrés. Par exemple, le degré 1 correspond au premier tour éliminatoire ; le degré 2 au deuxième tour éliminatoire, etc.

Encadré 3 Matériau d’une observation participante

Une recherche par observation participante est généralement

« […] caractérisée par une période d’interactions sociales intenses entre le chercheur et les sujets, dans le milieu de ces derniers [ ; durant cette période] des données sont systématiquement collectées » (Bogdan, Taylor cités par Lapassade, 2008 : 22). Les données recueillies et mobilisées dans le cadre de cette monographie sont de nature diverses. Données ethnographiques : observation des interactions, notes de terrains, analyse de pratique. Documents d’urbanisme : appel d’offre du mandat d’études parallèles analysé, corpus des études préalables et autre documents préparatoires distribués à titre de documentation du périmètre de concours. Productions du collectifs au travail : maquette, supports de présentation (documents PowerPoint®), planches A0.

Si le travail de découverte du lieu de l’intervention est en effet un moment stratégique par lequel les différents corps de métiers impliqués dans le mandat d’études parallèles en question tendent à naturaliser leur diagnostic disciplinaire en faisant parler le site par l’intermédiaire du corps (Matthey, à paraître), il importe de voir que la manière de faire parler le site résulte d’une grille préétablie d’intelligibilité qui sert à faire émerger un réseau de significations. Il n’est donc guère étonnant que, dans l’équipe observée, d’une part chacun décode l’espace en fonction de sa discipline ; d’autre part, chacun mobilise la machine à produire des connaissances qu’est la fabrique urbaine et son marché des études d’urbanisme (cf. supra). Les échanges entre partenaires du concours font ainsi souvent référence à ce qui a été écrit dans de précédentes études ; d’ailleurs, les membres de l’équipe de concours ont tous reçu une abondante documentation : cahier des charges, cartes des contraintes et cartes topographiques, coupes de l’autoroute, étude de faisabilité des Cherpines, études des zones agricoles spéciales, études de réalisation d’un groupe scolaire, document relatif à l’implantation du centre sportif, évaluation de l’accessibilité de la zone industrielle, évaluation des sites d’accueil économique, contrainte en matière de gestion des eaux, état des lieux des besoins culturels dans le périmètre concerné, plan directeur énergie, projet de renaturation de l’Aire.

Toutefois, les corps ne se plient pas sans résistance à cet exercice de lecture disciplinée. L’exégète se fait alors herméneute : il interprète.

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Par exemple, on ne sait pas vraiment où passera la future ligne du tram, plusieurs scénarios coexistent – et cette incertitude peut justifier un changement dans le projet. On discute l’énergie nécessaire pour faire fonctionner le quartier prévu – et par suite le bon gabarit des immeubles. On questionne l’appropriation des espaces publics par les habitants – et on envisage la possibilité de réserver des espaces à des « plantages » (planche du rendu de phase 2). On peut aussi faire apparaître des éléments que certains ont et que d’autres non pas ou n’ont pas repéré dans l’abondante documentation déjà évoquée. On relève, par exemple, qu’« une petite exploitation de proximité à besoin de 2000 clients pour être rentable » (un urbaniste lors d’un brainstorming) ce qui rend réaliste l’idée d’un « quartier agri-urbain ». Ainsi, dans l’entrelacement d’une lecture suburbanisitique du lieu (les membres de l’équipe observée ne sont pas loin de travailler selon le modèle préconisé par S. Marot, 2003), des grands motifs de l’épopée genevoise du territoire évoquée précédemment et des informations collectées au quotidien par les divers intervenants de ce collectif au travail, voit-on émerger une certaine forme urbaine.

4.2. Stratégie d’argumentation et mise en récit du lieu

Dans ces stratégies interindividuelles d’argumentation, c’est donc un spatio-type qui se constitue à mesure que le site s’aménage dans une réinterprétation des textes préexistant. Mais pour faire sens, l’herméneute doit être capable de construire une intrigue parallèle à la grande intrigue qu’il doit suivre. C’est alors qu’il apparaît plutôt comme un romancier. Les faiseurs de ville et de territoire observés se livrent en effet à une pratique ichnographique (une science des traces) qui est plus qu’une simple herméneutique. Les traces et les « intouchables » sont activés pour raconter une histoire qui va permettre l’appropriation du paysage par les commanditaires (« respect de la topographie existante »,

« accrochage au parc rural », « inscription dans des continuités paysagères »

« intégration au tissu existant », « travailler les solidarités en offrant des espaces de jardins » [planches du rendu final produites par l’équipe observée]) dans une « mise en intrigue » (au sens de Paul Veyne, 1971) du lieu de l’intervention.

Figure 2 Faire parler le site avec le corps. La découverte du site est un moement important de mise en récit. Par le corps, les différents particpants commencent à naturaliser une lecture du lieu de l’intervention telle qu’elle est. © Julie Barbey.

L’urbaniste-romancier écrira ainsi plusieurs histoires possibles pour dire ce qu’est vraiment le lieu ; les trois planches du rendu final du degré 2 proposent ainsi de « travailler les solidarités en offrant des espaces de jardins, de plantages ou d’espaces associatifs externes et en mutualisant des espaces-ressources » (veine du roman social), d’œuvrer à la « qualification de différentes structures paysagères de type “naturel” le long de l’Aire, “aménagé” tels des alignements le long des axes de communications principaux, l’implantation de vergers, la conservation de terrain de culture maraîchère, des espaces de promenades, des terrains de sports et de parc » (veine du roman bucolique). Le diagnosticien, enfin, travaillera lui aussi à faire résonner ces histoires avec les agencements locaux du site et de son inscription dans une trame narrative plus ample, celle d’une épopée du territoire genevois.

Au final, l’intéressant de ce travail de mise en récit du lieu de l’intervention est qu’il assure une mise en cohérence rhétorique du plan localisé de quartier avec les motifs narratifs de l’épopée du

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26 27 territoire genevois. Il fait travailler les mêmes adjuvants et cherche à

livrer une forme urbaine propre à les manifester. Et la forme qui va porter ce roman, c’est celle d’un quartier agriurbain qui fera converger récit social et récit agreste (ville mixte, proximité communautaire, petite agriculture comme élément de lien social) qui, si elle ne sera pas retenue par le jury de concours, aura, on le verra, une certaine postérité.

5. Faire  des histoires : récits et contre-récits d’urbanisme

Les résultats finaux du concours d’urbanisme sont présentés publiquement à Plan-les-Ouates le 17 septembre 2010. Le projet primé n’est pas celui proposé par l’équipe observée précédemment.

Plutôt qu’un quartier agriurbain, c’est un écoquartier organisé autour d’un « cœur vert », mixte et produit en « partenariat », qui permettra de

« vivre en ville et près de la nature » (République et canton de Genève, 2011), qui est retenu.

Le terme d’écoquartier insinue bien sûr que l’on ne s’apprête pas à solder des terres agricoles, mais qu’on souhaite faire, sur les terrains déclassés, de la ville écologiquement durable, tout en créant les logements dont Genève a besoin et que les autorités se sont par ailleurs engagées à construire dans le cadre du projet d’agglomération franco-valdo-genevois. Ainsi, le 24 septembre 2010, le Grand Conseil genevois votre le déclassement par 66 oui contre 25 non.

Ce déclassement était toutefois attendu avec scepticisme par certains acteurs du territoire genevois. En juillet 2009, par exemple, AgriGenève écrivait à Robert Cramer, alors Conseiller d’État en charge des constructions, pour rappeler que le secteur des Cherpines est indispensable au maraîchage genevois, à l’« approvisionnement nourricier » du Canton. AgriGenève déplorait, dans son courrier, un nouveau déplacement des maraîchers genevois, une fois encore expulsés de leurs terres par la croissance urbaine. On y rappelait la nécessité de densifier l’existant. On y demandait des garanties sur le statut des zones agricoles spéciales5.

5 Les zone agricoles spéciales (ZAS) résulte de la révision du 1er septembre 200, de la Loi fédérale sur l’aménagement du territoire. Celle-ci « oblige les cantons

Dans ce contexte, la controverse est rapidement ouverte.

L’appellation écoquartier offre une première prise ; les opposants reprochant au projet primé une conception restrictive, principalement techniciste (application des normes Minergie), de ce qu’est un écoquartier. Quelques jours après l’annonce du déclassement, un référendum est annoncé.

5.1. La production de récits concurrentiels

L’étude des documents diffusés par les différentes parties ainsi que l’analyse des forums électroniques ouverts à l’occasion du référendum permet de restituer les grandes lignes de la controverse telle qu’elle se présente pour les acteurs les plus impliqués.

Focalisée sur la nécessité de produire du logement (le taux de vacances des logements est alors de 0,17 %), la campagne s’oriente en partie sur le modèle de développement économique du canton.

D’un côté, on met en évidence la trop forte attractivité du canton (le 90 % des revenus des multinationales serait exonéré selon un tract du comité référendaire) qui conduit à une trop forte demande de logements que l’offre n’arrive pas à satisfaire. On prône donc un modèle de développement endogène, valorisant les ressources locales.

De l’autre côté, on fait valoir l’intérêt collectif et le bien public : il s’agit de mieux gérer une nécessaire croissance en fournissant les logements nécessaires. Cette gestion du bien public passe par un outil simple, le déclassement des Cherpines.

Un autre front est constitué par la question de la souveraineté alimentaire du canton. Les opposants, conformément à la ligne thématique d’une croissance endogène, insistent sur le fait que le déclassement de surfaces agricoles prétérite la capacité cantonale à assurer sa propre subsistance. Selon un représentant du comité référendaire, la surface concernée par le déclassement permettrait même de nourrir 13 000 personnes par jour. Les partisans du déclassement inscrivent, pour leur part, leur raisonnement dans un postulat qui est

à planifier et réglementer l‘implantation des culture non tributaires du sol » (Berret et Praz, 2004, p.  : 105). Dans le canton de Genève, les ZAS visent ainsi à une planification positive de la localisation de la culture sous serre.

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celui d’une mondialisation de la production agricole. Ils rappellent que, bien qu’environ 53 % du territoire genevois (hors lac) soit de la zone agricole, l’agriculture cantonale couvre environ 15 % des besoins quotidiens des habitants. La soustraction de 0,48 % de la zone agricole (part de la parcelle concernée par le déclassement) n’allait certainement pas bouleverser cet apport.

Enfin, dernier point de controverse, celui de la nature de la parcelle déclassée. Située à 5 kilomètres du centre-ville, bordée par une zone villa, une zone industrielle, une autoroute et une aire naturelle, cette parcelle est thématisée par les partisans du déclassement comme un ilot qui n’a plus rien d’agricole. S’engage alors un conflit scolastique pour savoir comment définir un ilot. Simultanément, les partisans du déclassement insistent sur le fait que les premières études relatives au déclassement des Cherpines date de 1996. Elles ont été accomplies dans le cadre du Projet de Plan directeur cantonal 2001, qui n’a suscité aucune opposition durant sa mise à l’enquête publique. Par ailleurs, la situation de la parcelle conduit à ce qu’elle est, selon Alexandre Cudet (président de l’Union maraîchère), condamnée à terme. Enfin, une autre manière de problématiser le déclassement en question est de poser, que ce n’est pas le déclassement en soi qui est contesté, mais ce qu’on veut faire de ses terrains. Les Verts sont ainsi, « contre un déclassement qui propose n’importe quoi ». On rappelle alors la nécessité d’« urbaniser de manière réfléchie » (communiqué de presse diffusé par les Verts genevois à l’occasion de la campagne référendaire).

5.2. Imager pour mobiliser : les adjuvants du contre-recit d’urbanisme

Deux objets de discours permettront aux opposants d’élaborer un contre-récit d’urbanisme ; deux objets qui mobilisent la ruralité à titre de matière susceptible d’occasionner une refondation de l’urbain. Le premier est le cardon argenté, légume épineux, spécialité cantonale.

Le deuxième est l’agroquartier, forme hybride qui mixte exploitation rurale et écoquartier – et qui s’inscrit dans le prolongement de la forme agriurbaine proposée par l’équipe observée précédemment dans le cadre du Mandat d’étude parallèle. Ces deux adjuvants de la construction

d’un contre-récit d’urbanisme sont intéressants dans la mesure où ils permettent à de nouveaux acteurs, de nouveaux récitants de la fabrique urbaine d’émerger et de se constituer comme porteurs d’un savoir légitime. Même si le premier assume une fonction plus pédagogique et emblématique qu’urbanistique, il permet aux représentants du monde agricole de parler d’abord de ce qu’ils connaissent.

5.2.1. Il faut sauver le cardon argenté : s’arrimer en parlant de ce que l’on connaît

La culture du cardon argenté, initialement située entre Arve et Rhône, dans le quartier aujourd’hui appelé la Jonction, a été déplacée, en même temps que les maraîchages, dans les campagnes, parallèlement à l’extension de la ville.

La plaine de l’Aire constitue à présent un haut lieu de ce maraîchage, singulièrement le quadrilatère des Cherpines, désigné, en bonne rhétorique, « meilleures terres agricoles » du canton (intervention d’Éric Leyvraz, député de l’Union démocratique du centre au Grand Conseil genevois). Mobile et mobilisé, le cardon argenté devient rapidement un emblème des enjeux d’aménagement genevois. Le fait qu’il a d’abord été cultivé dans la ville, puis en périphérie de celle-ci, dans ce qui est appelé à devenir le cœur d’une agglomération, montre que le territoire est chose vivante, au même titre que le patrimoine culturel d’une région ou ses paysages identitaires. Simultanément, la perspective d’un nouveau déplacement devient synonyme d’une perte d’ancrage ; il entre ainsi en résonnance avec un sentiment partagé par une partie de la population que le canton est balayé par la mondialisation. Pour le résumer en une formule : le cardon genevois est la victime des traders londoniens (Christina Meissner, députée UDC, interviewée dans Bretton, 2010). Sauver le cardon argenté requiert que l’on sauve la zone agricole, singulièrement sur le périmètre des Cherpines. Les maraîchers opposés au déclassement feront pleinement jouer cet adjuvant du récit d’urbanisme pour impliquer les citoyens sensibles à la rhétorique du terroir, notamment les partisans de l’Union démocratique du centre, parti conservateur et agrarien, majoritaire en Suisse.

S’inscrivant dans le même registre d’argumentation, celui d’une motilité du territoire, les Jeunes libéraux-radicaux (partisans du

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30 31 déclassement) vont, au début du mois de mai 2011, replanter du

cardon argenté sur la plaine de Plainpalais, quadrilatère préservé de la moindre construction au centre d’un des quartiers les plus denses de la ville. Quitte à protéger le cardon, autant le réimplanter dans son écosystème d’origine. Le happening libéral-radical tend ainsi à souligner le caractère supposément inepte de l’argument ; elle tend simultanément à montrer que l’agriculture n’est pas à sa place dans le débat urbanistique.

Mais si le cardon est chose mobile, ses producteurs le sont aussi.

Ils finissent par gagner le camp des partisans du déclassement.

L’emblème perd de son pouvoir de mobilisation. Un autre actant qui va permettre de coaliser les forces dans un contre-projet qui porte un contre-discours d’aménagement, notamment pour « l’aménagement de nouveaux quartiers aux bords des villes » (site : www. ecoattitude.org), prend alors de l’importance dans la controverse.

5.2.2. Quand l’agriculture donne forme : du quartier agriurbain à l’agroquartier

Porté par un collectif « créé en 2010, indépendamment du comité référendaire », la proposition d’un agroquartier entend montré qu’une proposition plus respectueuse du lieu de l’intervention est possible, qui

« n’oppos[erait] pas logement et agriculture ». Sur les 58 hectares déclassés, 30 resteraient dévolus à l’agriculture. Ils permettraient de nourrir la totalité de la population résidente du quartier. La forme plus ramassée (taux de 1,6 contre 1,1 pour l’écoquartier) optimiserait la question des densités, très controversée en ce qui concerne le projet lauréat du plan directeur de quartier. Le souhait est de développer une « agriculture participative », favorable à un « marché local ». On aspire à consolider la présence de « coopératives agricoles, ouvertes à des projets associatifs et aux habitants », d’être soucieux de la « transformation alimentaire » sur le lieu même. Enfin, on mobilise une rhétorique paradoxale, jouant sur une conception ambiguë des zones. La multifonctionnalité doit remplacer la monofonctionnalité du zonage. Plus qu’une protection de la zone agricole, on souhaite poser un dépassement des zones dans un nouveau paradigme d’aménagement, plus proche des contextes locaux.

Si la formulation paraît radicalement nouvelle dans les débats urbanistiques genevois, elle n’en est pas moins inscrite dans une série d’interventions qui l’ont rendue possible. Un récit est toujours intertextuel ; il cite d’autres textes dont il oriente le sens.

Les premiers jalons d’un éventuel agroquartier sont en effet posés dès les études de degrés 1 et 2 mandatées par le collège d’experts. On y trouve en effet la mention de compositions urbaines mixtes. De serres verticales, de cultures sur toitures. Ces propositions sont rapprochées d’un éventuel écoquartier, mais elles posent également les germes d’un hybride qui viendrait radicaliser la forme molle du quartier durable.

L’équipe DeLaMa propose par exemple des potagers sur les toits qui

« pourraient renforcer le caractère écologique du projet » (compte-rendu des deuxièmes tables rondes de l’étude test à deux degrés du PACA Saint-Julien - Plaine de l’Aire, 2009, p. 5). De même, l’équipe Lieux- Dits propose de créer un Agroparc consacré à la formation et la recherche sur l’agriculture en milieu urbain (Projet d’agglomération franco-valdo-genevois, 2009, p. 10).

Ces propositions trouvent une traduction dans le travail de l’équipe observée précédemment. Comme on l’a déjà décrit, la mise en récit du site qui fait suite à un long travail de lecture supposé en révéler la « vérité » a donc conduit à la proposition d’une forme agriurbaine, mixant agriculture de proximité et intégration sociétale. Les opposants réinvestissent ce spatio-type (ils ont d’ailleurs sollicité l’un des membres – qui a refusé la proposition – de l’équipe observée à titre consultant) en le transformant. Plus que de satisfaire certaines aspirations pour un mode de vie tout à la fois urbain et agricole, c’est une forme qui intègre effectivement (elle est singulièrement pensée du point de vue de l’exploitant) l’agriculture à la fabrique urbaine qui est suggérée.

L’agriculteur, par l’intermédiaire de porte-paroles et d’adjuvants, se fait ici urbaniste.

5.3. Faire parler en habilitant : la controverse comme institution imaginaire

Ainsi, la controverse des Cherpines a institué comme légitime un

« récit d’urbanisme » de type idyllique. On se souvient que le genre de l’idylle repose beaucoup sur l’idée d’un bonheur champêtre ; la

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proximité de la nature offrant l’occasion de la redécouverte de vérités premières aux protagonistes urbains du genre en question. L’adjuvant que constitue la forme de l’agroquartier fonctionne sur ce principe narratif d’un bonheur agreste à destination d’habitants des villes.

Mais il propose plus que cela. Entre l’écoquartier primé, le quartier agriurbain proposé au terme d’une lecture suburbanistique du site et l’agroquartier revendiqué par les opposants au déclassement, il faut lire plus qu’une différence de degré de présence du rural, une prise en compte différentielle de l’agriculture en ville et des agriculteurs dans la fabrique urbaine. Si l’écoquartier en fait abstraction au profit conception technique de l’éco, le quartier agriurbain institue le rural en une dimension possible de la diversification de modes de satisfaction des aspirations résidentielles des habitants (entretien d’enquête avec un urbaniste-paysagiste). L’agroquartier, pour sa part, pose l’agriculture en ville et l’agriculteur dans la fabrique urbaine comme origine d’une nouvelle urbanité, que certains durabilistes appelleront sans doute « nouvelle alliance ». Ce sont des unités auto-subsistantes qui sont proposées, dont l’un des avantages est d’être rentables pour des exploitants agricoles.

L’intéressant de ce processus est que la controverse aura habilité un collectif, c’est-à-dire l’aura rendu capable d’intervenir à titre d’acteur légitime et compétent, et parfois l’aura transformé. On se souvient que dans un ouvrage ancien (1975), recueillant des textes encore plus anciens, Castoriadis évoque, alors qu’il théorise « ce dans et ce par quoi par quoi une société s’institue comme un monde de significations » (Dardenne, 1981 : 134), une « institution imaginaire de la société ». Ce qui est remarquable dans la controverse qui nous intéresse ici, c’est la manière dont, en faisant parler ses protagonistes, elle accroit leur capacité à agir sur leur cadre de vie. Car ces acteurs qui font des histoires sont amenés à apprendre la langue de ceux qui font la stratégie d’aménagement du canton. Ils sont volens nolens amenés à inscrire leur action dans une histoire longue qui est tout à la fois celle d’une discipline (l’urbaniste comme modalité d’action territoriale) et d’un territoire planifié. En ce sens, on peut parler d’une institution imaginaire – en tout cas discursive – de nouveaux acteurs de l’urbanisme. On retrouve ainsi des analogies avec l’« urbanisme des récits » évoqué par Masboughi et Bourdin (2004) qui constitue désormais une voie de production de la légitimité dans la

fabrique urbaine. En parlant du territoire, ses récitants font un peu plus que cela, ils se dotent des compétences nécessaires à sa transformation – et parfois les transforme.

6. Rat des villes, rat des champs  : la difficile rencontre des savoirs urbains et ruraux

Si l’entrée par le récit d’urbanisme semble judicieuse pour interpréter la controverse des Cherpines, c’est notamment parce celle-ci mobilise certains des éléments majeurs du méta-récit d’urbanisme que constitue le développement urbain durable : elle met, on l’a vu, en mouvement l’idée de « modernisation écologique », d’une « croissance soutenable » et insiste sur la nécessité d’une « proxémie démocratique ». Elle s’élabore également autour de cette figure héroïque du récit d’urbanisme selon Secchi, à savoir… l’urbaniste considéré du point de vue de sa pratique ; un urbaniste appelé à résoudre les tensions socio-économiques de l’agglomération franco-valdo-genevoise. Enfin, elle active une rhétorique progressiste et émancipatrice. En effet, les débats autour de la question agricole, l’opposition d’un écoquartier et d’un agroquartier permettent de thématiser les modèles de croissance qu’il s’agit de développer pour le Grand Genève, l’usage du temps qui convient à des êtres non aliénés, les moyens de moderniser le territoire, de libérer le bassin lémanique d’une pression immobilière certaine, etc.

La controverse des Cheprines, appréhendée au spectre du récit d’urbanisme, permet ainsi effectivement d’observer la manière dont le rural – considéré comme sous-catégorie de la catégorie générale nature – est mobilisé par des acteurs d’une fabrique urbaine, des

« récitants » ( Jaton et Linosier, 2004) du projet, pour donner une forme aux territoires de la ville. Dans ce mouvement, le rural est certes d’abord posé comme un topos au sens rhétorique du terme, un lieu de discours qui permet de mettre en mouvement l’espace et ses acteurs pour faire la ville. Mais, il est intéressant de relever que dans un travail intertextuel de citation et de reprise, les collectifs impliquées se dotent progressivement des moyens leur permettant d’intervenir

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