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L’histoire de la controverse des Cherpines est d’abord celle de cette épopée genevoise que constitue la mise en récit du territoire par ses plans directeurs. Différents motifs narratifs émergent en effet dans cette histoire longue (celle de la création de zones, celle de l’idée qu’on peut en déclasser certaines pour assurer le développement de la ville-canton puis de la région, celle de la mise en concurrence de modèles territoriaux de développement endogène ou exogène) qui seront mobilisés lors de campagne référendaire. Les travaux de Léveillé (2003, 2011), Joye et Kaufmann (1998) ou encore Cogato-Lanza (1993, 2003) offrent l’occasion de restituer les lignes de force des plans en question. Nous y recourrons donc souvent ci-après, en les paraphrasant et les synthétisant pour les faire entrer dans la grille d’intelligibilité qui est la nôtre, à savoir la production d’un méta-récit du territoire genevois (Gaillard, Matthey, 2012).

3.1. Le régime intertextuel des plans directeurs

Dans ce temps long qui est celui de l’histoire des projets urbains genevois, Léveillé repère un certain nombre de « moments décisifs » (Léveillé, 2011, p. 13) – notamment, le plan directeur urbain et le plan des zones de Maurice Braillard (1933-1936), le plan directeur cantonal de 1948, les plans Marais de 1945 à 1966, le plan alvéolaire de 1965 – qui manifestent des conceptions typiques de l’organisation du territoire de la ville et du canton de Genève (Léveillé, 2011, p.

13). Selon Léveillé, ces exercices de planification urbaine sont tous marqués par la volonté de répondre à des questions qui relèvent de la logique des invariants structuraux : « récurrentes » (Léveillé, 2011, p.

13), elles donnent lieu à des problématisations différentes en fonction du contexte et de la sensibilité politique. Chacun de ces plans réfléchit au problème des densités urbaines. Chacun de ces plans cherche à résoudre des problèmes de transport (voir aussi Cogato-Lanza, 1993).

Chacun de ces plans se confronte à la question de l’extension de la ville et par suite à celle des limites urbaines. Le plan directeur cantonal propose donc une mise en intrigue de grandes questions posées par le territoire à un moment donné d’une histoire toujours économique et sociale. Mais chacune de ces mises en intrigue fonctionne dans une logique qui est celle de l’intertextualité et du rhizome. Les plans directeurs cantonaux répondent à des questions semblables et se citent les uns les autres.

Léveillé montre ainsi comment le plan des zones de construction de 1929 optimise le zonage du plan de 1896 et « fixe les conditions d’utilisation du sol sur l’ensemble du canton » (Léveillé, 2011, p. 16).

Mais ce plan de 1929 pose à son tour les conditions des plans suivants.

Mobilisant les principes du zonage (Léveillé, 2011), il élabore une première trame narrative, certes encore sommaire, mais qui va s’enrichir avec le temps, autour d’adjuvants qui ont pour noms : « zones urbaines »,

« zones de transition », « zones industrielles », « zones des agglomérations rurales » et « zone des habitations rurales ».

3.1.1. Être moderne : maintenir des continuités entre ville et campagne

Le plan directeur régional de 1936, élaboré par « Braillard et ses urbanistes » (Cogato-Lanza, 2003) constitue un temps fort de cette mise en récit du territoire. Ce plan directeur fait en effet la proposition d’une ville moderne de 350 000 habitants. Articulation d’aires résidentielles denses sur un maillage vert puissant qui assure une continuité entre la ville et la campagne, ce plan régional introduit le paysage comme élément narratif du territoire (Léveillé, 2011, p. 16).

Un élément narratif qui est souvent convoqué par les faiseurs de ville et de territoire contemporains, pour inscrire leur projet dans l’histoire et la géographie du lieu et qui aura une certaine importance à titre de point d’arrimage dans la controverse qui nous intéresse ici.

Le plan directeur cantonal suivant (1948) cherche lui aussi à

« réguler les rapports entre espaces bâtis et espaces libres » (Léveillé, 2011, p. 18) en empruntant une veine hygiéniste qui se manifeste dans la proposition de « la démolition de quartiers de la fin du XIXe siècle pour les reconstruire selon un nouvel ordre » ( Joye et Kaufmann, 1998, p. 94).

Figure 1 Le plan directeur régional aspire à assurer des continuités entre ville et campgane.

Simultanémanent, le paysage devient une façon de raconter la modernisation du territoire.

Cette mise en récit du territoire par la modernisation se poursuit enfin dans les plans Marais (1945-1966). Mais ce qui interpelle surtout ici, c’est l’émergence d’une nouvelle catégorie de « récitants » ( Jaton et Linossier, 2004). Car si les plans en question inaugurent une période marquée par un « urbanisme de projets » (Léveillé, 2011, p. 20), les architectes libéraux y sont aussi appelés à collaborer avec le Service d’urbanisme.

3.1.2. Anticiper les évolutions : densifier en alvéoles

Le plan alvéolaire de 1966, produit par la toute jeune Commission d’urbanisme, reformule ce récit de territoire genevois. Établi sur le postulat d’une ville de 800 000 habitants à l’horizon 2015 (Léveillé, 2011, p. 22), le plan se pose comme un outil de planification souple de la croissance, qui doit également garantir la mobilité nécessaire au bon fonctionnement du système urbain ( Joye, Kaufmann, 1998, p.

18 19 95). L’idée d’un « alvéolaire évolutif » devient une nouvelle façon de

raconter le territoire. L’agglomération se structure autour de « voies express » ( Joye, Kaufmann, 1998, p. 95). Les zones constructibles sont entièrement occupées par de l’habitat à forte densité. Ce grand récit futuriste n’a eu, dans les faits, que peu d’effet sur le terrain, notamment en raison de résistances diverses et multiples. Le constat d’échec conduit à ce que le plan directeur de 1975 soit surtout consacré à une révision des objectifs du plan de 1966, propres à l’adapter aux résistances du lieu de l’intervention ( Joye, Kaufmann, 1998).

Le plan suivant (celui de 1989) sera, comme le remarquent Joye et Kaufmann, caractérisé par un souci de la qualité de vie en ville, des objectifs de densification du centre et protection de zone agricole ( Joye et Kaufmann, 1998). Signifiant par là que la planification genevoise tient compte des oppositions.

3.1.3. Assumer la croissance : concevoir de nouvelles extensions, planifier le bassin fonctionnel

Plus explicite, le plan directeur 2001 propose, à horizon 2015, de nouvelles extensions sur la zone agricole. Si le plan directeur cantonal précédent semblait marqué par des principes écologiques, celui-ci semble subordonné à « une perspective néo-libérale » ( Joye, Kaufmann, 1998, p. 95). La « mondialisation de l’économie » devient un nouvel adjuvant de la mise en intrigue du territoire, suscitant certaines oppositions lors de sa mise à l’enquête ( Joye, Kaufmann, 1998, p. 96).

Ce plan se voit bientôt compléter d’un nouveau document d’urbanisme, le projet d’agglomération franco-valdo-genevois.

De fait, l’institution (entre 2005 et 2007) de l’agglomération transfrontalière comme niveau pertinent de planification introduit un nouveau mode de récit du territoire en train de se faire, qui renforce certaines des tendances esquissées ci-dessus en les portants à l’échelle du bassin fonctionnel2. Ainsi, repère-t-on, dans le projet d’agglomération, une relative persistance des descripteurs morphologiques (champ lexical des grands vecteurs de paysage, des différentes trames écologiques,

2 L’agglomération franco-valdo-genevois, née en décembre 2007, du projet d’agglomération éponyme qui a depuis trouvé un nouveau nom, celui de Grand Genève. Nous utiliserons l’un ou l’autre dans les lignes qui suivent, sans autre justification que stylistique.

etc.). On y retrouve également la volonté de poursuivre une certaine modernisation des modes de production du territoire (recomposition de la démarche projet) et de l’identification des acteurs (poursuite du processus d’élargissement des acteurs légitimes).

Mais, le projet d’un Grand Genève se caractérise surtout par la volonté de rééquilibrer le territoire de l’agglomération franco-valdo-genevoise, singulièrement la balance emplois-logements entre la France et la Suisse. Le canton de Genève s’engage ainsi à produire 50 000 logements d’ici à 2030. Face à l’impossibilité de densifier à court terme le centre, c’est entre autres par déclassement sur zone agricole qu’il convient désormais de procéder. La production du plan directeur cantonal est désormais subordonnée à la réalisation d’objectifs régionaux et transfrontaliers.

3.2. De « vieux motifs » portés à l’échelle d’une région : nouveaux outils d’urbanisme et multiplications des récitants du territoire

Chacune de ces phases compose avec le récit de territoire qui le précède. Ainsi, des invariants sont clairement identifiables (densité, extension, limite, zone, etc.), même si de nouveaux motifs narratifs sont périodiquement ajoutés (modernisation, mondialisation, urgence, etc.). Graduellement, l’idée que l’on peut sacrifier de la zone agricole pour desserrer la ville se consolide, malgré certaines réticences. De ce point de vue, la controverse des Cherpines constitue la réplique de secousses plus profonde, de lents mouvements dans la tectonique des zones de la planification genevoise.

Il est également remarquable que, de loin en loin, de nouveaux récitants (la commission d’urbanisme, les architectes libéraux, les partis politiques, la population appelée à se prononcer à partir de 1989…) apparaissent, qui vont avoir une importance dans les phases ultérieures. De ce point de vue, le Projet d’agglomération franco-valdo-genevois radicalise, en la portant à une tout autre échelle, une tendance lourde de l’aménagement genevois. L’introduction d’un nouvel outil (Tranda-Pittion, 2012), celui des périmètres d’aménagement coordonnés

d’agglomération (PACA)3, multiplie de facto le nombre de récitants du territoire. Se dessine ainsi une figure qui est proprement celle d’un

« urbanisme des récits » (Masbongi et Bourdin, 1984), à savoir un mixte de savoirs urbains, de paroles habitantes et de storytelling (Matthey, 2011).

Cette figure s’articule à une propension à accroître la productivité de cette machine à produire des connaissances qu’est la fabrique urbaine.

On suscite ainsi plus de discours et plus d’enquêtes – notamment dans le cadre de mandat d’études réalisées dans les périmètres précités, qui dessinent les extensions possibles de l’agglomération – qui viennent augmenter le stock des descriptifs et des motifs narratifs permettant de faire parler l’espace.

Il n’est donc guère surprenant d’entendre des spécialistes de la fabrique genevoise du territoire déplorer, en substance, le fait que « les agriculteurs ont gagné la guerre du projet d’agglomération » (entretien d’enquête avec un urbaniste). Entrés tardivement dans le processus du projet d’agglomération (quelque trois mois avant le dépôt de sa version finale à Berne), ceux-ci sont parvenus à transformer un projet principalement d’infrastructures en un projet de territoire singulièrement agricole et paysager relève le même informateur dans un long développement qui confirme la difficile rencontre des savoirs des urbanistes et des agriculteurs dans la production conjointe de la ville.

Or, cette difficile rencontre se rejoue à un autre niveau dans la controverse des Cherpines, celui du dessin d’un plan directeur du quartier déjà en gestation dans le plan directeur cantonal de 2001 (dans la mesure où ce dernier anticipait le déclassement des terrains nécessaires à sa réalisation) et le PACA Saint-Julien Plaine de l’Aire (dans la mesure où les différentes études et les concours qu’il a suscités participent à l’identification du périmètre déclassé comme pertinent).

L’épopée donne ainsi matière à différents romans.

3 Dans le jargon de l’urbanisme genevois, les périmètres d’aménagement coordonnés d’agglomération (PACA) renvoient à des territoires de projet faisant l’objet d’évaluation en terme de potentiel d’urbanisation et d’aménagement. Ces PACA ont la particularité d’être transfrontaliers (Suisse-France ; canton de Genève-canton de Vaud). Huit PACA ont été identifiés dans le cadre du projet d’agglomération franco-valdo-genevois. Depuis 2008, ces PACA sont donc l’objet de diverses études d’urbanisme, notamment des études test à deux degrés par lesquelles des équipes de spécialistes ont proposé différents scénarios de développements pour les périmètres concernés.

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