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Récit d'expérience et figuration

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Récit d'expérience et figuration

JENNY, Laurent

JENNY, Laurent. Récit d'expérience et figuration. Revue française de psychanalyse , 1998, vol. 62, no. 3, p. 937-946

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:29341

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Perspective littéraire

Récit d'expérience et figuration Laurent

JENNY

L'une des raisons majeures d'écrire- et peut-être plus généralement de pen- ser, c'est, selon Henri Michaux, de se délivrer d'« emprises» ou encore d'événe- ments «qui ne passent pas», ainsi qu'il l'expose dans la préface à son recueil Épreuves, exorcismes (1946). L'« exorcisme poétique», tel qu'il le comprend alors, ne trouve cependant pas son efficacité dans un simple mouvement de refus ou de défense. Pour tenir en échec «les puissances environnantes du monde hos- tiles», barrer la route ne suffit pas. Il faut aussi transmuer la souffrance: «Dans le lieu même de la souffrance et de l'idée fixe, on introduit une exaltation telle, une si magnifique violence, unies au martèlement des mots, que le mal progres- sivement dissous est remplacé par une boule aérienne et démoniaque - état mer- veilleux »1 ! L'écriture a donc moins pour fonction de faire obstacle que de délier des dépendances et de créer des circulations dans des souffrances figées. Elle est mouvement et mise en mouvement de certains états psychiques.

Bien qu'ils ne se présentent nullement comme des «exorcismes poétiques», les textes d'Henri Michaux sur les hallucinogènes participent d'un même souci de traiter avec de l'« intolérable», de l'« insupportable». Je m'intéresserai plus particulièrement au premier de ces textes, Misérable miracle. Il donne, me semble-t-il, une juste idée de ce que peut l'écriture pour délivrer d'événements qui« ne passent pas». Je ne sais comment définir ces événements qu'on a parfois qualifiés de «psychose expérimentale». A vrai dire, un tel rapprochement de mots ne peut guère avoir de sens. Ce qui sépare radicalement l'expérience hallu- cinogène de la psychose, c'est précisément son intentionnalité expérimentale.

L'expérience y demeure secrètement soutenue par cette part d'initiative et de

1. Paris, Gallimard, 1973, p. 7.

Re1. .fi'anç. Psychanal., 3/1998

1 ,

'

...,

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retrait qui continue d'assurer à son insu la sauvegarde du sujet, alors même qu'il peut se croire le plus irrémédiablement aliéné. Il n'en reste pas moins que l'expé- rience hallucinogène expose à des intensités malaisément supportables et qui appellent une forme de délivrance. Or, c'est bien de forme qu'il s'agit: je vou- drais montrer comment la forme narrative a dû être complétée, amendée et par- fois contrariée par Henri Michaux pour trouver une efficacité cathartique.

Certes, Henri Michaux a raconté. Il a «mis en récit» l'expérience des dro- gues. En cela, il a suivi une tradition moderne de la relation aux drogues dont Thomas de Quincey est sans doute le promoteur avec ses Confessions d'un man- geur d'opium (1801)- tradition qui se développe ensuite durant tout le X!Xe siècle dans les écrits de poètes comme Théophile Gautier ou Baudelaire, mais aussi à travers la littérature d'aliénistes, tels Moreau de Tours, qui publie en 1845 Du hachisch et de l'aliénation mentale. Le XX' siècle prolonge cette tradition sous des formes très variées jusqu'au premier texte d'écrivain à propos de la mescaline, Les portes de la perception d'Aldous Huxley (1954), qui précède d'un an Misé- rable miracle. Aussi différents soient-ils dans leurs intentions et dans leurs objets, tous ces écrits me paraissent attelés à une même tâche : constituer le récit de l'usage profane des drogues. Car la modernité des drogues, et le concept même de leur toxicité, découle de l'utilisation profane de substances qui n'avaient anté- rieurement de place et de sens que dans des situations ritualisées. L'usage sacré des drogues ne se conçoit pas en dehors du récit mythique qui sert de cadre au rite et dont l'initié revit dans sa chair les différentes étapes. Les drogues sacrées jouent donc le rôle de puissants moteurs d'identification narrative. Il n'est aucune sensation ni aucun dérèglement psychique qui ne trouve sa référence dans le récit mythique et ne puisse être ainsi interprété par la communauté qui entoure l'initié et l'aide à donner sens à ses souffrances. Les modernes, en revanche, s'exposent à un usage insensé des drogues. Il tentent l'aventure d'une initiation sans rituel et dont le récit leur incombe individuellement. Dans leurs écrits nous voyons ces nouveaux initiés chercher à situer leurs expériences en les rapportant à des formations de sens hétérogènes: autobiographie et médecine, art et spiritualité, science et poésie. Le narrateur de la drogue se cherche dans l'éclatement des discours. Son talent propre, qui est aussi condition de son salut, sera de composer un récit vraisemblable avec ces légitimités en miettes.

Michaux n'échappe pas à la règle. En dépit de l'attitude parfois outranciè- rement expérimentale qu'il affiche dans Misérable miracle, et sous l'entremêle- ment des considérations esthétiques, personnelles et psychologiques qui tra- ment son texte, un mythologue y reconnaîtrait sans trop de peine le schème d'un récit initiatique. La mescaline est appréhendée par étapes. Ce qui se pré- sente d'abord comme un simple dépaysement perceptif, d'ailleurs vivement rejeté, va bientôt s'avérer lourd d'autres enjeux. Ce bouleversement se laisse

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annoncer dès les étapes «anodines» de l'hallucination où Michaux s'éprouve comme traversé par un «sillon» énergétique et interprète lui-même cette sen- sation comme la traduction visuelle d'un constat mental: «Je suis plus ouvert.» La quatrième expérience mescalinienne s'engouffre dans cette ouver- ture en faisant vivre à Michaux une véritable catabase : coulée, naufrage, descente dans les tréfonds de l'être et de la folie, avec le sentiment de l'irréver- sible. Il y aura pourtant un retour. Et l'interprétation finale ne fait pas défaut, même si elle intervient des années après, dans les addenda qui concluent l'édi- tion de 1972, pour resituer cette épreuve dans un cheminement vers l'ascèse.

Le récit donc, aussi composite soit-il, assume ses fonctions de résolution de la souffrance et de restitution de sens à l'insensé.

Je voudrais cependant suggérer que tout est peut-être moins simple. Chez les modernes, ce n'est pas seulement la référence de l'expérience à un schème mythico-rituel qui se trouve mise en question, c'est aussi la foi dans les seuls pouvoirs du récit pour rendre compte de l'expérience et en opérer la délivrance.

La responsabilité individuelle du sujet de l'expérience vis-à-vis de son récit entraîne aussi une exigence plus grande vis-à-vis des formes de ce récit. Elle demande des modes de figuration à la fois plus intimes et plus ouverts, dont le travail d'écriture est l'instrument.

Cette volonté de dépassement du récit ne se conçoit bien qu'à reconsidérer les pouvoirs cathartiques de ce dernier. Paul Ricœur en a analysé les ressorts dans Temps et récit1Il montre comment le récit réalise une triple médiation.

Tout d'abord il fait passer les événements, la contingence de «ce qui arrive», dans l'ordre de l'« histoire», c'est-à-dire d'une logique narrative. Pour ce faire, par la« mise en intrigue», il compose en un seul univers diégétique des éléments aussi hétérogènes que circonstances et agents, buts et moyens. Enfin, il donne une dimension chronologique à ce qui s'est d'abord présenté sous forme instan- tanée. Ainsi le récit opère-t-il une triple «synthèse du divers» qui ordonne l'ex- périence en un tout, et l'oriente. Il ne faut pas voir ailleurs le principe de la catharsis: la purification propre au récit tient d'abord à la mise en ordre du réel qu'il propose, à son intégration réussie à un monde de sens. Le principal pouvoir du récit, c'est celui de faire advenir la souffrance à l'intelligibilité. Entre souf- france et récit, il y a donc une essentielle solidarité. Ainsi que l'écrit Ricœur:

«Toute l'histoire de la souffrance crie vengeance et appelle récit.» Certes, et ce ne sont pas les tragédies collectives ou individuelles du monde contemporain qui apporteraient un démenti à une telle affirmation. Il n'en reste pas moins que la question posée devient alors celle de la fidélité du récit à la souffrance. Peut-être

1. Plus particulièrement Temps et récit, I, Paris, Seuil, 1983, I, 3, « Temps et récit, la triple mimèsis », p. 85-137.

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peut-on éclairer cette question d'un propos que Claude Lefort relève chez Michaux1: «Un écrivain est un homme qui sait garder le contact, qui reste joint à son trouble, à sa région vicieuse jamais apaisée. » Dans quelle mesure le récit permet-il de «rester joint à son trouble»? L'extraordinaire machine d'intelligibi- lité qu'il constitue aide-t-elle à «garder le contact», si nécessaire, avec les racines de la souffrance ?

Je voudrais réfléchir aux limites du récit lorsque lui-même se trouve confronté à une« expérience limite» comme celle des drogues. Je reviens donc à Misérable miracle. A bien des égards le vécu mescalinien semble opposer un défi absolu à la narrativité. Comment le récit, machine d'intégration et de mise en forme temporelle, pourrait-il rendre compte, par exemple, de la défiguration du temps? Or c'est bien une telle expérience que fait, entre autres, le sujet « mesca- linisé ». Le voici en proie à une irrépressible inchoativité de ses instants. Le monde n'est plus fait que de possibles aussitôt apparus que multipliés et avortés :

«Comme s'il y avait une ouverture, une ouverture qui serait un rassemblement, qui serait un monde, qui serait qu'il peut arriver quelque chose, qu'il peut arri- ver beaucoup de choses, qu'il y a foule, qu'il y a grouillement dans le possible, que toutes les possibilités sont atteintes de fourmillement...» (p. 20). Tempora- lité en souffrance, non cumulative parce que perpétuellement soustraite à elle- même, sans avènement et sans avenir. Comment la linéarité narrative pourrait- elle s'accommoder du fil rompu des instants ou au contraire de leur chevauchement désordonné? Comment son orientation toujours finalisée pour- rait-elle témoigner de ce dérobement à soi ou de cette profusion insensée de la temporalité? Ricœur situe la gloire mais aussi la faiblesse de la temporalisation narrative lorsqu'il constate : «En lisant la fin dans le commencement et le com- mencement dans la fin, nous apprenons à lire le temps lui-même à rebours, comme la récapitulation des conditions initiales d'un cours d'action dans ses conséquences terminales» (p. 105). Le récit nous enseigne ainsi la logique de tout chronos narratif. Mais quel récit saura témoigner d'un temps désorienté? Bien d'autres aspects de l'expérience mescalinienne semblent rebelles au simple récit:

les états extatiques, les variations d'intensité, l'étrange dédoublement du sujet en expérimentateur intentionnel et cobaye livré aux effets de la substance ...

Michaux a eu clairement conscience que la fidélité à l'expérience exigeait moins un effort de récit qu'un effort de figuration. J'en veux pour preuve le double exergue qui ouvre Misérable miracle. Au recto d'une page on lit : « ... et l'on se trouve alors, pour tout dire, dans une situation telle que cinquante onomatopées différentes, simultanées, et à chaque demi-seconde changeantes,

1. Dans son recueil d'essais Sur une colonne absente, Paris, Gallimard,« Les Essais», !978, p. !59.

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en seraient la plus fidèle expression. » Au verso, Michaux a inscrit la formule moléculaire de la mescaline. Ce recto-verso situe l'impératif de figuration entre le strictement inarticulable et le totalement formulable. Mais aussi entre le lisible et le visible. De fait le livre de Michaux sera à voir autant qu'à lire. Il repartira de la vibration hallucinatoire et en retracera le chemin jusqu'au cœur du discours.

Arrêtons-nous à ce dispositif livresque. Dans l'édition de la collection du

«Point du jour »1, nous sommes saisis dès la couverture par un rappel de la vibration mescalinienne dans le rapport de tons entre le blanc grenu du papier et le violet pâle des caractères du titre. Par ailleurs, Michaux a inséré dans le livre des séries de cahiers hors texte. Les premiers présentent des dessins mescaliniens traduisant ce «mouvement qui reste en soi des jours et des jours, autant dire automatique et aveugle mais qui précisément ainsi reproduit les visions subies, repasse par elles» (p. 13). Le dessin a donc ici pour rôle non pas de figurer les visions mescaliniennes (villes en ruine, empilement de visages infiniment étirés, escaliers de cristal) mais leurs conditions d'émergence. Il nous restitue l'en-deçà énergétique de toutes les interprétations imaginaires constitutives des «visions».

Le dessin fait ainsi pratiquement écho à un propos théorique de Michaux : per- sonne, affirme-t-il, n'a jamais littéralement vu sous hallucination des minarets, des échelles de Jacob ou des ailes d'ange; mais tout le monde a éprouvé les rythmes qui conduisent à ces métaphores perceptives. Le dessin a donc une fonc- tion critique vis-à-vis du discours, il remonte au mouvement insensé de l'expé- rience, il défait la précompréhension imaginaire qu'entraîne toute verbalisation de cette dernière. Et surtout il introduit une réversibilité temporelle dans le rap- port à l'expérience. Là où le récit ordonne et linéarise, les cahiers de dessin offrent la possibilité de parcours multiples. On pourra à son gré feuilleter de la fin vers le début ce catalogue de rythmes visuels que ne régit ni syntaxe ni pagi- nation. Plus décisivement encore, c'est leur fonction qui apparaît réversible. Les noms que Michaux a donnés par la suite à ce type de dessins sont révélateurs:

sans qu'on puisse relever de différences notables entre les uns et les autres, il les a tantôt intitulés «dessins de désagrégation» et tantôt «dessins de réagréga- tion »2C'est dire que leur possibilité d'usage est double: donnant forme à l'in- tolérable vibration, ils la fixent et l'éloignent- mais ils en raniment aussi l'ébran- lement moteur. En puissance d'images, ils· peuvent indifféremment conduire la perception au seuil du représentable ou la faire régresser vers un pur schème dynamique. Avec ses dessins Michaux a trouvé la mnémotechnie de la souf- france mescalinienne.

1. Paris, Gallimard, 1972.

2. Cf Émergences-résurgences (1972), Flammarion,« Champs», p. 103-106.

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Cependant, on aurait tort de considérer les dessins mescaliniens comme simple «illustration» hors texte d'un récit d'expérience qui se développerait indépendamment. Entre dessin et verbalisation, Michaux a jeté des ponts. Il a fait irradier le séisme hallucinatoire jusqu'aux régions les plus élaborées du dis- cours. Parallèlement aux cahiers de dessins, le livre propose des cahiers d'échan- tillons d'« écriture mescalinienne »: «Ceux qui savent lire une écriture en apprendront déjà plus que par n'importe quelle description», prévient-il dans l'avant-propos (p. 13). «Lire» est ici presque à prendre au figuré tant ces bribes d'écriture sont tourmentées et peu lisibles. «Je brûle d'un feu tout entier, je brûle, je brûle», parvient-on à déchiffrer sur tel feuillet. Et les lettres, comme léchées par ce feu, s'allongent et se décomposent en lignes qui ne parviennent plus à se refermer pour enclore des lettres. Ce qui nous est ainsi donné à «lire», ce ne sont donc ni exactement des mots, ni des rythmes visuels comme précé- demment, mais le froissement des uns par les autres. C'est le mouvement d'une

«écriture en pleine perturbation». Là encore cette figuration apparaît foncière- ment ambiguë: selon les trajets de notre regard, tantôt l'écriture semblera triom- pher du tracé erratique de la ligne, tantôt elle paraîtra vaincue par la violence du rythme inarticulable. La perturbation a aussi défait la syntaxe de la page en sorte que l'orientation des défaites et des victoires demeure incertaine et comme pivotante. A travers ses poussées et ses emportements, l'écriture en pleine pertur- bation retrouve un état originaire du graphisme, hésitant encore entre dessin et écriture, et se convertissant sans cesse de l'un à l'autre. Graphe pur d'un sujet

·oscillant entre forces et formes sans jamais s'arrêter ni aux unes ni aux autres.

Du hors-texte au texte ces pages d'écriture mescalinienne introduisent donc une médiation: données à voir comme symptômes graphiques du trouble1, leur verbalisation déchiquetée est aussi l'amorce du texte. Comme s'il avait voulu établir une forme supplémentaire de continuum entre hors-texte et texte, Michaux a aussi introduit des notations marginales au texte, notations lacu- naires et saisies sur le vif comme les fragments d'écriture mescalinienne, mais déjà typographiées comme le corps du texte. En marge du développement déjà cité sur le sentiment d'imminence des possibles, on lit ainsi (p. 20) : «Qu'il peut 1 arriver 1 quelque chose, 1 qu'il peut 1 arriver 1 un monde 1 de choses. Phéno- ménal 1 fourmillement 1 des possibles, 1 qui tous 1 veulent être, 1 se pressent, 1 sont imminents. 1 pourrait 1 pourrait 1 pourrait 1. » Et un peu plus loin (p. 22) :

«iMMense 1 terremoto 1 Mense. » La notation marginale assume plusieurs fonc-

1. Mais aussi comme invention alphabétique ; cf. Jean Paulhan, « Rapport sur une expérience » (1957), Œuvres complètes, IV, Paris, Cercle du livre précieux, 1969, p. 422. Jean Paulhan, qui prit part avec Michaux aux premières expériences mescaliniennes, s'étonnant de l'activité graphique en pleine hal- lucination, ce dernier lui répondit « qu'il n'attendait pas la moindre révélation de ce qu'il écrivait, mais -écrivant à grande vitesse de la forme des lignes et de leur dessin ».

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tions: faisant le lien avec les mots tracés en cours d'expérience, elle introduit aussi dans le livre un dédoublement de la lecture. Elle recrée ainsi l'analogon minimal des chevauchements de rythmes si importants dans le vécu mescalinien.

La «même» pensée en effet s'y déploie au même moment en «ombelles», en départs démultipliés de «feux d'artifices» qu'aucune notation linéaire ne saurait espérer rattraper. Le livre recrée ainsi l'excès représentatif qui a débordé les capacités d'appréhension du sujet de l'expérience.

Reste bien sûr le corps du texte, dont la structure globale est bien celle d'un récit syntaxiquement élaboré, et qu'on pourrait croire fermé aux ébranlements de l'expérience. Mais ce serait compter sans le travail du style qui introduit dans la linéarité narrative reliefs et variations, tout un paysage mouvant d'intensités.

Chaque chapitre du livre se tient d'ailleurs à une distance différente de l'expé- rience. Le chapitre II, intitulé «Avec la mescaline», vise à recréer le plus immé- diatement le vécu mescalinien. Cette proximité est d'abord temporelle. Le dis- cours se constitue dans une alternance de régimes syntaxiques. Tantôt ce sont des rafales de séquences ultrabrèves reproduisant les rythmes alternatifs des visions mescaliniennes, ainsi (p. 26) : « Maintenant je suis devant un rocher. Il se fend. Non, il n'est plus fendu. Il est comme avant. A nouveau il est fendu, entiè- rement. Non, il n'est plus fendu du tout. A nouveau il se fend. ( ... ) Roc intact, puis clivage, puis roc intact, puis clivage, puis roc intact, puis clivage, puis roc intact, puis clivage. » Tantôt, au contraire, la phrase se distend par des prolon- gements syntaxiques en cascades, qui donnent forme à l'extension infinie de l'instant, à sa métamorphose continue. Les rythmes de phrase nous contraignent ainsi à accompagner les sautes du temps mescalinien.

Mais le style ne se borne pas à recréer une fascination. Son pouvoir, c'est de permettre une circulation entre les moments absolus de l'expérience et leur res- saisissement distancié. A plusieurs reprises, Michaux critique dans l'expérience mescalinienne son excessive linéarité de trajet: chaque instant hallucinatoire est enfermé dans son idée fixe, fùt-elle profuse et débordante; la temporalité mesca- linienne est à la fois intensive et monomaniaque. Comme l'écrit Michaux, la mescaline n'a pas le «sens du panorama», c'est ce qui la rend inintelligente et folle. Le style, sans jamais rompre avec cette folie, en offre une possibilité de dégagement. Il autorise une navette entre empathie et distance. Ainsi, le jeu des temps verbaux nous fait passer, parfois au cœur d'une seule phrase, de la revivis- cence au présent à la rétrospection au passé comme dans cette notation (p. 40, je souligne): <de ferme les yeux, et déjà venues à leur nom, galopaient au loin deux douzaines de girafes soulevant en cadence leurs pattes grêles et leur cou intermi- nable. » La variation de perspective temporelle joue ici le rôle de corde de rap- pel. Elle prévient ce détachement qui coupe d'autres récits de leur contenu d'ex- périence. Un récit-témoin peut à cet égard servir de terme de comparaison: il se

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trouve que nous disposons d'une autre relation de la première expérience mesca- linienne. Jean Paulhan, y ayant participé, en a tiré un bref compte rendu intitulé

«Rapport sur une expérience »1La comparaison entre les deux écrits est élo- quente. Dans le texte de Paulhan le discours n'est jamais happé par la réactuali- sation du souvenir. On n'y voit nul souci de se refrayer un chemin verbal vers la vivacité de l'expérience. Paulhan se tient à une distance surplombante partout égale. C'est aussi qu'il est demeuré dans un désintéressement légèrement iro- nique vis-à-vis de l'aventure mescalinienne (ou, pour le moins, a jugé opportun de s'en montrer détaché). Là où Michaux écrit pour «garder le contact», Paulhan raconte pour le couper. De fait il conclut à l'inutilité (pour lui) de l'expérience mescalinienne, pour des raisons qui tiennent à la fois à sa trop grande facilité à entrer dans des états de conscience hallucinés et à son manque d'intérêt pour la quête des mondes «autres». Cependant son récit est écrit avec soin et recherche. Il a lui aussi «du style». Ce n'est donc pas tout style qui joue le jeu de la fidélité à l'expérience, mais bien tels dispositifs de figuration spécifi- ques: dispositifs qu'on pourrait dire «transitionnels» entre les vécus «qui ne passent pas» et leur récit intelligible.

Un dernier aspect du livre de Michaux témoigne de ce dynamisme transi- tionnel. C'est sa composition. Effectivement l'ensemble définitif présenté en 1972 sous le titre Misérable miracle s'est constitué par additions successives. Les trois premières expériences ont eu lieu à partir de l'hiver 1954. Elles ont donné lieu à un bilan essentiellement négatif, l'« avant-propos» daté de mars 1955. Michaux y déplore la médiocrité esthétique de l'univers mescalinien et démystifie la pseudo-altérité de l'expérience en des termes pas si éloignés de ceux de Paulhan:

la mescaline n'a entraîné à nul «voyage» métaphysique, avec elle on n'est pas sorti de l'humain. A ces déceptions s'ajoute chez Michaux un refus plus person- nel de toute soumission : «Pour se plaire à une drogue, il faut aimer être sujet.

Moi, je me sentais trop de "corvée"», écrit-il (p. 15). Mais une lecture fine montre plus d'ambivalence qu'il n'y paraît dans l'appréciation de Michaux. Au- delà du «cirque optique», Michaux est sensible à la fulgurance des parcours mescaliniens, à leur linéarité sans remords, figure de pure avancée de la cons- cience dans son cockpit2 Et ce n'est pas seulement sa perception qui a été atteinte par l'« insupportable», l'« intolérable». La mescaline a ouvert en lui un

«sillon» qui n'est pas près de se refermer et qui ne le quitte plus. Rien d'éton- nant donc si, quelques mois plus tard, Michaux éprouve le besoin de retourner à l'expérience vive, d'une part en comparant le vécu mescalinien à celui éprouvé

1. Cf. supra.

2. Cette thématique est en effet reprise dans Émergences-résurgences, p. 7-8, et dans « The thin man», in Momenls, Gallimard, 1973, p. 9-12.

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avec le chanvre indien, d'autre part en revenant à la mescaline. Une quatrième expérience rouvre le livre et jette un tout autre éclairage sur sa portée. On sait que par un étrange et significatif lapsus qui traduit bien son désir d'en savoir plus, Michaux absorbe six fois la dose prévue: «Le misérable devient l'ef- froyable miracle» (p. 117). L'expérience change alors de nature: de perceptive, elle devient franchement psychique. Michaux doit composer avec un état de quasi-aliénation paranoïaque. La postface écrite après cette quatrième expé- rience réoriente l'interprétation du côté de la psychose expérimentale. Mais, là encore, c'est mal rendre compte de la richesse de ce qui a été rencontré, et qui va faire son chemin dans d'autres explorations et d'autres livres. En 1972, Galli- mard réédite Misérable miracle, enrichi d'addenda rédigés entre 1967 et 1971.

Ces addenda témoignent d'une nouvelle perspective ouverte par quinze ans d'in- vestigation sur les hallucinogènes: la pratique du détachement, l'« aventure de la perte de l'avoir», qui conduit elle-même à l'abandon du recours à toute sub- stance. Le livre peut se refermer pour de bon. J'en retiendrai surtout que ces strates temporelles et interprétatives se sont additionnées sans s'exclure. S'il est vrai que le point de vue s'amplifie, il n'oblitère aucune de ses étapes. Chacune se laisse désmmais interpréter sur un triple plan perceptif, psychique ou spirituel.

Cette stratification herméneutique entre ainsi en tension avec la linéarité initia- tique de l'ensemble et la maintient ouverte.

A travers l'exemple de Misérable miracle, j'ai voulu réfléchir aux pouvoirs et aux limites du récit d'expérience en comprenant l'« expérience» au sens très large où elle recouvre la souffrance d'un excès et d'une passivité. D'accord avec Ricœur, j'ai postulé que toute expérience demande délivrance dans une parole (plutôt que guérison) - c'est-à-dire un type de représentation verbale qui per- mette de retrouver un accès à ce qui demeure parfois comme l'ultime bien du sujet, sa «propriété» dernière et peut-être la plus précieuse; mais un type de représentation verbale qui autorise aussi une mobilité vis-à-vis du souvenir, un surplomb et une possibilité de l'engager dans des formations de sens multiples et changeantes. A la différence de Ricœur, je me suis attaché à montrer que le récit n'était pas nécessairement en lui-même le moyen de cette délivrance; que même il était susceptible de l'empêcher en traduisant l'expérience dans une forme sym- bolique trop linéairement intelligible et close sur elle-même. Je pense à ces auto- biographies complaisamment téléologiques où un sujet s'efforce à retracer pour autrui comment il est devenu ce qu'il devait nécessairement être: ces fabrications de destin ont tout le pouvoir des fables, mais rien que lui. Pour leur auteur même, elles ont surtout pour effet d'obturer sa souffrance et de le couper de sa vérité. Chacun sent bien que son expérience ne se résume pas à une chaîne convaincante de déterminations et d'actions, qu'elle ne tient pas dans une« his- toire». De ces réflexions peut-on tirer quelque chose qui intéresse le processus

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thérapeutique de la psychanalyse? Peut-être une analogie. Il me semble que le travail de l'analysant ne ressemble pas à la fabrication d'une histoire, et même qu'il doit déjouer cette tentation (on ne doit pas se laisser tromper par la recons- truction théorique que constitue l'« histoire de cas», reconstruction qui est d'ail- leurs le fait d'un tiers et s'adresse à d'autres tiers). Ce travail est beaucoup plus comparable à l'effort de figuration dont le livre de Michaux nous offre le modèle: un récit sans doute, mais coupé de gribouillis et froissé d'alternances de rythmes, illusoirement conclu et souvent relancé par des événements qui en font diverger le cours et la portée; récit d'anamnèse et de dégagement, de reconstruc- tion et d'ébauches, de théorie et d'onomatopées. Si une telle analogie a quelque validité, c'est sans doute que toute une part de l'écriture littéraire trouve sa fina- lité non pas dans la littérature elle-même, mais dans la fidélité à l'expérience.

Laurent Jenny Université de Genève Dpt Langue et littérature modernes 3, rue de Candolle 1211 Genève 4 (Suisse)

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