G ERGONNE
Philosophie mathématique. Préliminaires d’un cours de mathématiques pures
Annales de Mathématiques pures et appliquées, tome 21 (1830-1831), p. 305-326
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305
PHILOSOPHIE MATHÉMATIQUE.
Préliminaires d’un
coursde Mathématiques
pures ;
Par M. G E R G O N N E.
PREMIÈRES LEÇONS
D’UN COURS.PREMIERE LEÇON.
Objet des sciences mathématiques.
LES
êtres diversqui vivent
sur notre terre naissentgénéralement
pourvus de toutes les facultés et doués de toute
l’intelligence qui
leur sont nécessaires pour se conserver,
pourvoir
à leurs besoinsdivers et rendre leur existence aussi heureuse que le comporte leur nature. Un même
jour
voit lepapillon
déchirer sachrysa- lide, déployer
ses ailes brillantes et butiner le nectar des fleurs.de nos
parterres.
Lecailleteau ,
traînant encoreaprès
lui les dé- bris de la coque où 1 instantd’auparavant
il était retenucaptif ,
démêle
aussitôt , parmi
desgraines diverses ,
cellequi
peut le mieux lui servir d aliment. Lefaon , à peine échappé
des flancs de labiche ,
bondit avecgrâce
dans nosprés.
L’homme seul a besoinde tout
apprendre ;
sespremiers
acc ens sont des cris dedouleur ,
et
l’époque
de son entrée dans la vie enmarquerait
infaillible-ment le terme , si des soins les
plus
assidus nevenaient,
du-rant un
temps plus
ou moinslong,
au secours de sa débilité.I! naî t avec des yeux ; mais il ne sait d’abord ni les tourner vers
les
objets qu’il
est intéressé àconnaître ,
ni leur faireprendre
laTom.
XrXI
0 II , I.er Mai I83I.40
306 PREMIERES
LEÇONS
configuration
propre à leur faireapercevoir
cesobjets
d’une ma-nière distincte. Il est pourvu de bras mobiles dont les extrémi- tés sont
ingénieusement articulées ;
mais ce n’estqu’après
desessais
multipliés et long-temps Infructueux , qu’il parvient
à lesdiriger
sûrement vers cequ’il
veutsaisir ,
et , du momentqu’il
a atteint le terme de cet
apprentissage ,
une surveillance detous les instans devient nécessaire pour soustraire à sa vue , pour écarter de sa
main ,
tout cequi pourrait
leblesser,
tout ce dontil voudrait
imprudemment
faire sa nourriture. Ses extrémités in- férieures sont destinées à soutenir lepoids
de son corps , à letransporter
vers lesobjets auxquels
son bras ne sauraitatteindre ,
et à le
soustraire ,
par lafuite ,
auxdangers
diversqui pourraient
le menacer ; mais combien ne lui faudra-t-il pas de
temps
pourapprendre
à se tenir ferme sur sespieds ?
et combien de chutes douloureuses n’aura-t-il pas à essuyer avant de savoir marcheret courir? Plus
tard ,
etplus péniblement
encore , il étudierales sons vocaux et les caractères visuels à l’aide
desquels
les in-telligences communiquent
entreelles ;
ilapprendra
àproduire
lui-même ces sons et ces
caractères ,
et alors seulement il méritera deprendre
rang dans la société et decompter
pourquelque
choseau milieu de ses semblables.
Peut-être aurions-nous tort de nous
plaindre
d’avoir été traités par la nature d’une manière si peu libérale. Si des hommesqui
ont fait une étude
spéciale
des moeurs des diverses classesd’êtres
qui
vivent sur notre terre , voulaientprendre
lapeine
d’en faire un examencomparatif, peut-être
trouveraient - ils finalement que ,toutes choses
égales d’ailleurs ,
lesplus
industrieux et lesplus
in-tel1igens
d’entre eux , sont ceux-là même dont l’éducation est laplus
lente.Si ,
eneffet ,
la nature avaitpris
soin de nous ga- rantir contre larigueur
des frimats et les ardeurs de lacanicule ;
si elle avait
placé partout
à notreportée
des alimens immédiate-ment propres à notre
subsistance ;
si elle ne nous avaitpoint
en-vironnés d’animaux
hostiles ,
ou s i du moins elle nousavait
armés307
D’UN COURS.
de défenses suffisantes contre leurs attaques ;
si ,
dès notre en-trée dans la
vie ,
nous avions pu nous passer de l’assistance desauteurs de nos
jours ; si ,
en un mot, la nature avait tout faitpour nous ,
peut-être
n’aurions-nous passongé
à rienajouter
auxavantages
dont elle nous auraitdoués ; peut-être
l’art social se- rait-il encore ànaître ;
et notrevie ,
assez semblable à celle desplantes,
n offrirait sans doute d’autrespectacle
que celui d’une continuelle et monotonerépétition
des mêmes actes. C’est doncprécisément , peut-être ,
par cela mêmeque la
nature nous a trai-tés d’une manière si sévère que nous sommes parvenus à nous
l’assujétir
et à nous en rendre lessuprêmes
dominateurs.Si c’était ici le lieu
d’expliquer
comment ,malgré l’excessive
inégalité d’intelligence qui
se fait remarquer entre eux , dans unâge plus avancé ,
tous les hommes néanmoins réussissent à peuprès également
bien dans lepremier apprentissage
de la vie so-ciale, je
ferais d’abordobserver qu’il
nes’agit uniquement
là que de connaissancesqui
touchent essentiellement à notre conserva-tion et à notre bien-être de tous les
instans ,
etqu’on apprend toujours
très-bien et très-vîte cequ’on
est fortement intéressé à bien savoir. Je feraisobserver ,
en secondlieu, qu’excepté peut-
être les heures dusommeil ,
la vie d’un enfant en basâge
estun
apprentissage continuel ;
etqu’on
ne saurait manquer de sa- voir bientôt ce dont on fait une étude de tous les instans. Je fe- rais observer enfin que 1 enfant en basâge
étudie sansmaître qu’aucune
tàche ne lui estimposée , qu’aucune gêne
ne lui estprescrite ,
ni pour le choix dessujets
d’études ni pour la ma- nière ni pour letemps
ni pour lelieu ;
que personne ne vientsystématiquement,
et à des heuresfixes,
détourner son attention d’unobjet qui l’intéresse ,
pour ladiriger
forcément vers un au-tre
qui
alors lui offre moinsd’attrait ;
et que nous ne faisonsrien de mieux que ce que nous faisons librement et en suivant
notre pente naturelle. Je
pourrais
ensuite tirer de ces diverses re-marques
quelques conséquences pratiques ,
relatives àl’art
d’en-308 P R E M I E R E S
L E Ç O N S
signer,
etapprécier ainsi ,
avec uneéquitable
etImpartiale
sévé-rité,
tant de méthodesc prônées
tour à tour d’unemanière fastueuse . par la
cupidité
et lecharlatanisme ,
et que le besoin Lien senti d’améliorations notables dans nosplans
d’é-tutles a fait
quelquefois
accueillir par des âmesgénéreuses
avecbeaucoup trop
de faveur.Mais
qu’il
me suffise de noter iciqu’il
est un fond communde connaissances dont tous les hommes
parviennent également
àse mettre en
possession ,
lesplus ineptes
comme lesplus
intelli-gens ; que ce
fond ,
à yregarder
deprès ,
estbeaucoup plus
ri-che
qu’on
n’estgénéralement porté
à le supposer ; etqu à l’épo-
que où le
vulgaire
sefigure
que l’éducation commence , l’enfant mêmequi
passe pour leplus stupide
saitdéjà incomparablement plus
de choses que ne pourra sepromettre
d’enapprendre
leplus
heureusement
organisé ,
dans tout le cours d’unelongue
et la-borieuse carrière.
Un besoin insatiable d’aliment et
d’activité ,
que souventl’esprit
partage
avec le corps , eupeut-être
seulement le besoin d’unpré-
servatif contre l’ennui
qui
mît del’oisiveté ,
a déterminé des hom-mes , doués d’un
esprit méditatif ,
à consacrer leurs loisirs à des ré-flexions,
à des recherchesspéciales
sur certaines branches du sa- voir coinmun , dans la vue de les mieuxétudier , d’y
découvrirdes rapports et des combinaisons
inaperçus jusqu’à
eux ; et c’est àl’ensemble des résultats de leurs travaux
qu’on
a donné le nomde
scieuces ;
tandisqu’on
aappelé savans
les hommesqui,
sansmême avoir
pris
aucune part à la découverte de cesrésultats,
sont néanmoins parvenus à se les rendre familiers. Ce n’est
qu’im-
proprement
qu’on applique quelquefois
ccqualificatif
aux inven-teurs même des sciences.
Toute science
donc , quel qu’en puisse
être d’ailleursl’objet ,
n’est.,
comme on levoit , que
l’extension et ledéveloppement
dequelque
connaissancegénéralement
familière àtôus.
Une science même ne saurait êtrevraiment digne
de ce nomqu’autant qu’elle
309
D’UN COURS.
se rattache à ces notions
vulgaires ,
à ce fond commun de con-naissances universellement
répandues parmi
leshommes ;
et del,à
cette maxime
qui ,
pour si trivialequ’elle puisse paraître ,
n’enest pas moins
trop
souventnégligée
par ceuxqui parlent
ouqui
écrivent dans la vue d instruire les autres ; savoir : que ce n’est
qu’en partant
de ce que nous savonsdéjà qu’on peut espérer
de nousconduire à ce que nous ne savons pas encore. Découvrir des consé- quences non encore aperçues de
quelques
véritésdéjà admises ,
c’est inventer ouperfectionner
unescience;
faireapercevoir
à au-trui la filiation entre ces
conséquences
et les véritésauxquelles
el-les se
rattachent ,
c’estl’enseigner.
Lesdécouvertes ,
dansquelque
science que ce
puisse être ,
sontl’apanage
exclusif dugénie qui
crée
etcombine ;
pour lesétudier ,
aucontraire,
il suffitsimple-
ment du bon sens
qui conçoit.
Les sciences
peuvent
différer les unes des autres ou par la di- versité desobjets auxquels
elles serapportent
ou par les diverspoints
de vue souslesquels
ellesenvisagent
lesmêmes objets ;
et ,
lorsqu’on s’engage
dans l’étude d’unescience,
lepremier
soinqu il
convient deprendre
est de se former une idée bienprécise
(le son étendue et de ses
limites ,
afin de ne pas courir le dou- blerisque
et d’ennégliger
desapplications Importantes
cu d enfaire inconsidérément des
applications déplacées.
Onpeut
deman- derplus
encore, et , à raison des nombreuxpoints
de contactqu’ont
entre elles les diverses branches du savoir et des secoursqu’elles peuvent
mutuellement seprêter ,
onpeut
désirer de sa-voir,
enparticulier, quelle
estprécisément
laplace qu occupe
lascience
qu’on
se propose d’étudier dans lesystème général
de nosconnaissances. Livrons-nous donc à cet examen par
rapport a
lascience
qu’un
hommecélèbre , à
toute autretitre
, n’a pas hésité deproclamer
lapremière
de toutcs.Si
quelqu’un ,
en nousprésentant
un homme fait et un enfanten bas
âge ,
nous disait dupremier
que sa taille est exactement3I0 PREMIÈRES LEÇONS
double de celle du
second , qu’il pèse
neuf foisplus
que lui etqu’il
est onze foisplus âgé
iln’y
aurait certainementrien ,
dansde telles
assertions , qui
dût noussurprendre ,
et nous concevrions très-aisémentqu’on
ait puparvenir
àassigner
avecprécision
tousces divers rapports. Mais si la même personne
ajoutait
que l’in-telligence
de t hommefait,
est exactement ou seulement à peuprès quintuple
de celle del’enfant ,
nous nous récrierionsaussitôt ,
etnon sans
raison ,
parcequ’en
effet nous ne concevrions pasqu’on pût parvenir ,
àl’égard
de tellesqualités ,
à descomparaisons
aussi
rigoureuses.
Ce
simple exemple
suffit donc pour nous fairecomprendre
clai-rement que les
objets
de nospensées peuvent
êtrerangés
en deuxclasses
très-distinctes,
dont l’unecomprend
tous lesobjets qui
peuvent être exactement
comparés
à d’autres de même naturequ’eux ,
tandis que l’autre renferme tous ceuxqui
nepeuvent
être quevaguement comparés
à ceux de leurespèce.
Dans la pre- mièreclasse ,
onpeut
ranger , parexemple ,
lesnombres ,
letemps , l’étendue ,
soit enlongueur,
soit ensurface ,
soit envolume ;
dansla seconde se trouvent entre autres toutes les
qualités
morales etles facultés
intellectuelles ,
tels que legénie ,
le courage, le dé-sintéressement ,
etc.Or ,
comme rien n’estplus
propre à aider l’action de la pen- sée que d’affecter des dénominationsspéciales
auxobjets qui
sedistinguent
de tous les autres par desqualités qui
leur sont ex-clusivement propres , nous convenons , pour
l’avenir,
dedésigner
sous la dénomination de
grandeurs
ou dequantités
lesobjets
dela
première
sorte ,c’est-à-dire ,
lesobjets
que l’onconçoit
être ri-goureusement comparables
à tous ceux de leurespèce ;
surquoi
nousdevons nous hâter de faire remarquer que ces mots ne sont
point pris
ici sous leuracception vulgaire.
Dans lelangage ordinaire,
en
effet,
le motgrandeur exprime
l’état de cequi
est fort étendaou fort
élevé ,
soit auphysique ,
soit aumoral ,
et le mot quan-tité, équivalent
du motmultitude, emporte
avec lui l’idée de la3II D’UN COURS.
réunion d’un
très-grand
nombred objets ;
tandisqu’ici ,
dans lesens
particulier
que nous attachons à ces deux mots, unobjet
uni-que,
quelque
minimequ’il puisse
êtred’ailleurs ,
seraréputé grandeur
ouquantité ,
par cela seulqu’il
serarigoureusement
com-parable
à d’autresobjets
d’une naturepareille
à lasienne ;
desorte que , sous ce
point
de vue , les motsgrandeur
etquantité
doivent être considérés comme tout à fait synonymes. Seulement le mot
grandeur
estemployé
depréférence
dans lestyle
élevé.Il
arrive
assezfréquemment ,
dans lalangue
dessciences ,
dedétourner ainsi les mots de leur
acception
commune , pour leur donner unesignification plus
ou moins différente de celle que lalangue vulgaire
a consacrée. C’estlà,
sanscontredit,
une chosetrès-fâcheuse ,
tant parce que ,pendant
untemps plus
ou moinslong , l’esprit éprouve
une sorte depeine
àséparer l’acception scientifique
d’un mot, de sonacception vulgaire,
que parcequ’on
setrouve
quelquefois
contraint del’employer
sous ses deuxacceptions
dans une même
phrase,
cequi
entraîne inévitablement de l’embarras dans lelangage
et de la confusion dans lesidées,
etajoute ainsi,
sansaucune nécessité ni
compensation ,
aux difficultés queprésente
naturellement l’étude des sciences. Il vaudrait sans doute incom-
parablement mieux ,
en telles rencontres , créer des mots tout à fait nouveaux ; mais larépugnance
dupublic
pour ces sortes decréations , répugnance
non moins invinciblequ’elle
est peu fon-dée,
etqui
nuitbeaucoup
à la netteté dulangage ,
et par suiteau
développement
del’esprit humain ,
y oppose un obstacle in-surmontable,
et nousimpose impérieusement
la loi deparler
icicomme tout le monde.
Il faut donc se tenir pour bien averti que ,
lorsqu’à
l’avenirnous
employerons
le motgrandeur
ou le motquantité ,
ce seracomme
l’équivalent
de ceux - ci :objet rigoureusement comparable
aux autres
objets
de même nature que lui. Lors donc que nous vou- drons découvrir si unobjet
déterminé est ou n’est pas de la classe de ceux que nous nommonsgrandeurs
ouquantités ,
nous n’au-3I2
P R E M I È R E S L E Ç O N S
rons autre chose à faire que de concevoir un autre
objet
de mêmenature que
celui-là,
et de nous demander si nous trouverions rai- sonnable ouinepte
que l’onprétendit assigner
un rapportprécis
entre l’un et l’autre. Dans le
premier
cas ,l’objet
enquestion
sera
grandeur
ouquantité ;
dans lesecond ,
il ne le sera pas.Ainsi,
parexemple ,
nousjugeons
que lepoids
d’un corps estune
quantité
ougrandeur ,
parce que nous trouverions tout na-. tarel que
quelqu’un , après
l’avoircomparé
aupoids
d’un autrecorps , nous dit que
cinq
fois lepremier
faitprécisément
trois.fois le
second ;
mais nous trouverions fortétrange ,
aucontraire ,
que
quelqu’un
vînt nous affirmer sérieusement quesept
fois legénie
de Galilée fait exactement onze fois celuid’Huygens ;
d’oùnous devons conclure que le
génie
n’estpoint
de cesobjets
quenous avons entendu
comprendre
sous la dénomination de gran- deur ou dequantité.
Il est , au
surplus,
aisé dereconnaître , d’après cela ,
que l’art de découvrirparmi
lesobjets
de nospensées ,
ceuxauxquels on
peut
justement appliquer
la dénomination degrandeur
ou de quan-tité ,
se réduit finalement à l°art de discernerquels
sont ceuxdont on peut reconnaître
l’égalité rigoureuse lorsqu’elle
a lieu.Dire ,
eueffet ,
d’unelongueur qu’elle
est les trois quarts d’uneautre
longueur,
c’estdire ,
en d’autres termes , que quatre fois lapremière
estégale
à trois fois laseconde ,
ou encore que la troisièmepartie
de lapremière
est unelongueur égale à
la qua- trièmepartie
de la seconde.Au moyen de cette remarque , 1 art de démêler ce
qui
est gran- deur ouquantité
de cequi
ne l’est pas , se trouve réduit à laplus
grande simplicité.
Tout seréduit,
eneffet ,
à se demander del’objet
que l’onconsidère ,
si l’onconçoit
ou nonqu’il
soitpossible
de reconnaître
qu’un
autreobjet
lui estrigoureusement égal. Ainsi
par
exemple ,
laprobabilité qu’un
certain numéro sortira à un ti-rage déterminé de la loterie
royale ,
estgrandeur
ouquantité ,
parce que l’on
conçoit
clairement que cetteprobabilité
estrigou-
3I3
D’UN COURS.
reuscment
égale
à celle de la sortie de tout autre numéro au mêmetirage
ou du même numéro à tout autretirage ;
mais lepoids
d’un
témoignage ,
aucontraire ,
ne saurait êtreréputé grandeur
ou
quantité ,
parce que l’onconçoit également
bienqu’aucun
homme sensé ne voudrait affirmer de deux
témoignages , qu’Us
sont
rigoureusement
du mêmepoids.
Si nous examinons avec attention ce
qui
se passejournellement
dans la
société,
nous aurons bientôt lieu de remarquer que les dis ussions et la dissidence desopinions
nes’y manifestent,
ou dumoins ne
s’y prolongent
quelorsque
ces discussions et cette dis- sidence n’ont pas lesgrandeurs
ouquantités
pourobjets. Dispute-
t-on, en
effet,
sur laplus
forte des sommesd argent
contenuesdans deux sacs ? En les
comptant
l’une etl’autre ,
on mettra finà la
dispute.
Est-ce sur la taille relative de deux individusqu’on
se trouve n’être pas d’accord ? Il
suffira ,
pour vider ledifférent,
de les
rapprocher
l’un de l’autre. La contestation roule-t-elle en- fin sur lerapport
entre lepoids
de deux corps ou sur la durée de deuxintervalles
detemps?
La balance oul’horloge
deviendral’arbitre entre les
opinions opposées.
Mais s’ils’agit ,
au con-traire,
de fixer les rangs entre deuxproductions
littéraires ou en-tre deux actions vertueuses ou
criminelles ,
à moins d’une diffé-rence
très-apparente ,
on courrarisque
dedisputer
fortlong-temps
sans
jamais
tomberparfaitement
d’accord.A y
regarder
detrès-près,
iln’y
auraitpeut-être proprement
que les nombresqui
méritassent la dénomination degrandeurs
ou de
quantités. Lorsqu’en
effet nous prononcerons de deux lon- gueursqu’elles
sontégales ,
ilpeut
fort bien se fairequ’il
existeentre elles une
différence
assezlégère
pouréchapper
à la vueet au tact ; et
lorsque
nousportons
unpareil jugement
sur lepoids
de deux corps ou sur la durée de deux intervalles de temps , ilpeut également
se fairequ’il
existe entre l’un et l’autre uneinégalité
assezpetite
pour ne donner aucuneprise
à l’action des balances lesplus
sensibles ou à celles deshorloges
lesplus
artis-Tom. XXI.
4I
3I4 PREMIÈRES L E Ç O N S
tement
construites ;
de sorte que , pourpouvoir comprendre
toutesces choses sous la dénomination commune de
grandeur
ou quan-tité,
il faudraitpeut-être appeler
ainsi tous lesobjets
compara- bles it d’autres de même nature, sinonrigoureusement ,
du moins de telle sorte que l’erreur de lacomparaison ,
sitoutefois
elleexiste
se
dérobe ,
par son extrêmepetitesse ,
à tous nos moyens de con- naître. Ausurplus,
onpeut toujours
supposer , enthéorie ,
queles
comparaisons
sont tout à faitrigoureuses ;
il arrivera seule-ment que , dans les
applications pratiques ,
on n’obtiendra que des à peuprès ,
d’autant moins différens d’ailleurs de l’exacte vé- rité que les moyens decomparaison
auront étéplus précis.
Dans tout ce
qui précède
nous avons constammentparlé
de com-paraison
entre lesobjets
de même nature , parcequ’en
effet cesont les seuls que l’on
puisse
raisonnablement se proposer de com- parer les uns aux autres , attendu que ce sont les seulssuscepti-
bles
d’égalité.
Lesgrandeurs
ouquantités
de même nature , tel-les,
parexemple , qu’une longueur
et une autrelongueur,
unintervalle de
temps
et un autre invervalle detemps ,
sont cequ’on appelle
desgrandeurs
ouquantités homogènes;
et onappelle ,
aucontraire , grandeurs
ouquantités hétérogènes
cellesqui
sont de na-ture
différentes ; telles,
parexemple , qu’un
temps et une lon- gueur. Lesgrandeurs
ouquantités homogènes
sont donc les seu-les
qu’on puisse
se proposer de comparer les unes aux autres ; etdemander ,
parexemple , quel
est leplus grand
d’une auneou d’une
heure ,
c’est faire unequestion
tout à faitinepte qui
ne mérite aucune sorte de
réponse.
Ce sont les
grandeurs
ouquantités qui
sontl’objet
exclusif detoutes les sciences
comprises
sous la dénomination communede
Mathématiques
pures ; et c’estuniquement
commesusceptibles
decomparaisons rigoureuses
que ces sciences lesenvisagent. Ainsi ,
ces
expressions :
sciencemathématiques ,
science desgrandeurs
,sciences des
quantites ,
sciences des chosesrigoureusement
compa- rables à leurshomogènes ,
sont desexpressions
tout à fait synony-D’UN
COURS.
3I5mes. On donne ensuite le nom de
mathématiques mixtes à
l’en-semble des
applications
diversesqui
ont pu ouqui peuvent
en-core être faites à
l’avenir,
desmathématiques
pures à toutes lesautres branches des connaissances humaines.
Or , lorsqu’un
même nom est ainsisusceptible
deplusieurs
de-terminatifs ,
il esttoujours permis ,
pourvuqu’on
enprévienne ,
d’en sous entendre un
quelconque ,
mais unseul ;
et le bon sensdit
qu’il
faut alors sousentendre,
depréférence,
le déterminatif dontl’emploi
devrait être leplus fréquent, puisque ,
de la sorte , lelangage
en devientplus
concis. Nousprofiterons
de cette re-marque pour
employer
à l’avenir le motmathématiques ,
commel’équivalent
des motsmathématiques
pures ; mais dèslors,
toutesles fois que nous voudrons faire mention des
applications
des ma-thématiques
aux autressciences ,
nous seronsobligés d’employer l’expression mathématiques
mixtes tout aulong
et sans sous-entendu.
Bien que la
géométrie
ne soitqu’une simple
branche des scien-ces
mathématiques,
etqu on puisse même,
en touterigueur,
sansl’avoir cultivée ,
être fort instruit dans cessciences ;
par1"appli-
cation de cette
figure
derhétorique qui
consiste à donner au toutle nom de la
partie ,
ceuxqui
cultiventquelque
branche que ce soit desmathématiques
se traitentgénéralement
entre eux degéo- mètres,
et ne sontguère appelés
mathématiciens que par les gensqui
ne le sont pas(* ).
Dans tout ce
qui précède ,
nous nous sommes vus , àtrès-grand
regret
sansdoute,
contraints de nous écarter un peu des notionsou
peut-être
seulement de lalangue
quebeaucoup d’écrivains,
fortrecommandables ,
ont cherché à faireprévaloir ,
et nousdevons ,
avant d’aller
plus loin ,
tenter de nousjustifier
de cettetémérité,
(*) Voy. Annales, tom. VIII,
pag, 255,3I6
PREMIÈRES LEÇONS
et mettre le lecteur en situation de
pouvoir
prononceréquitable-
ment entre eux et nous.
La
plupart
des auteurs d’élémens ontappelé grandeurs
ou quan- tités toutes les chosessusceptibles d’augmentation
et dediminution ,
etils en avaient Incontestablement le
droit , puisque
les mots nesont , au
fond,
que de vains sons , absolumentinsignifians
pareux - mêmes ,
et ne pouvantfigurer
utilement dans lelangage qu’âpres
avoir reçu uneacception déterminée ,
par l’effet d une convention tout à fait libre. Il arrivera seulement que , dans lesens de ces
écrivains ,
tout ou presque tout pourra êtrequalifié grandeur
ouquantité , puisqu’il
n’est rien ou presque rienqui
ne soit
susceptible
deplus
ou de moins. Et nepeut-on
pasêtre,
en
effet , plus
ou moinséclairé , plus
ou moins courageux ,plus
ou moins
patient, plus
ou moinsmagnanime ,
et ainsi du reste ? Les mêmes écrivains ont dit ensuitequ’on appelait
mathémati-ques les sciences
qui
avaient lesgrandeurs
ouquantités
pourobjet ;
etcela sans doute leur était encore
permis.
Il serait seulement ré- sulté de leur définition desgrandeurs
ouquantités ,
que toutes les sciences auraient été des sciencesmathématiques puisqu’il
n’enest aucune
qui
ne traite de chosessusceptibles de plus
ou demoins.
Toutefois,
il nen est aucun , sansdoute, qui , interrogé-
si la morale ou la
législation,
lathéologie
ou la médecine étaient des sciencesmathématiques ,
eût hésité le moins du monde à ré-pon dre
que non ; cequi
prouve que , dans leur définition desmathématiques ,
ils avaient tout à faitperdu
de vuel’acception qu ils
avaient eux-mêmes donnée d’abord aux motsgrandeur
etquantité.
Il
semblerait,
ausurplus ,
que cettecontradiction,
très-réelle à cequ’il
nousparaît ,
n’a paséchappé
tout à lait àquelques-
uns d’entre eux. On rencontre
quelquefois ,
eneffet,
dans leursécrits , l’expression grandeur mathématique ,
delaquelle
on peut inférerqu’ils
admettent desgrandeurs qui
ne sont pas mathé-matiques ;
mais alors n’auraient-ils pas dûdistinguer soigncuse-
3I7
D’UN COURS.
ment les
grandeurs qu’ils appelaient mathématiques ,
de cellesqu’ils
ne
réputaient
pas être telles ? Et ne se seraient-ils pas vus de lasorte ramenés forcément à la distinction
qu"il
nous a semblé né-cessaire d’établir. En
procédant ,
aucontraire ,
comme nous l’a-vons
fait,
enprenant
les mots pour ce que nous leur avons faitsignifier ,
tout se trouve dans une harmonieparfaite ;
le mot ma-thématiques
conserve sonacception
commune , et il devient tou-jours
facile dedistinguer
nettement cequi
est du domaine des sciencesmathématiques
de cequi
leur estétranger.
A lavérité ,
la
signification
des motsgrandeur
etquantité
se trouve ainsi unpeu
plus restreinte ;
mais il y a à celaplus d’avantage
que d’in-convénient ;
les mots ne devantfigurer
dans lelangage
que pournoter les différences entre les choses.
Par tout ce
qui précède,
on se trouve naturellement conduit à se demander si le domaine des sciencesmathématiques
est tel-lement
circonscrit,
si les limites en sont tellement invariablesqu’il
ne
puisse
recevoir à 1 avenir de nouveaux accroissemens ? Cettequestion
revient évidemment à demander si la barrièrequi sépare
ce
qui
estréputé grandeur
ouquantité
de cequi
n’est pas re-connu pour
tel ,
est tellement inébranlablequ’il
devienne àjamais impossible
de la porterplus
avant ; cequi
revient encore à de-mander si tels
objets qui aujourd hui
ne nous semblentsuscepti-
bles que de
comparaison
vague , ne pourront pas , à une autreépoque ,
être reconnussusceptibles
decomparaison
tout à fait ri-goureuse ? Or ,
soit que nouscomparions
l’état de 1 homme en- core sauvage à celui de l’hommecivilisé ,
soit que nous cornpa- rions au siècle où nous vivons ceuxqui l’ont précédé ,
tout sem-ble concourir à nous montrer que le domaine des sciences mathé-
matiques
est de nature à s accroître sans cesse , et nous avertir que nous nepourrions
sans témérité tenter d enassigner
la der-nière limite.
Les voyageurs ont rencontré des
peuplades
sauvagesqui
au-delà du nombre
trois,
n’ontplus qu’une
idée confuse des nom-3I8
PREMIÈRES LEÇONS.
bres et un nom commun pour les
exprimer
tous. Certainement de tels hommes ne concevraient pas que l’onpût affirmer ,
avec certitude , de deux tas de blé tant soit peuconsidérables , qu’ils
contiennent exactement le même nombre de
grains.
Ils conce-vraient encore moins que l’on
pût
s’assurer exactement del’éga-
lité d’étendue de deux
propriétés territoriales ,
defigure
tant soitpeu différen te , comparer avec
précision
lestemps
nécessaires pour lcs ensemencer ou pour en recueillir lesproduits ,
et comparer aussi cesproduits,
sous le rapport de leurpoids ;
d’où l’on estcontraint de conclure que , pour des hommes aussi peu avancés dans la
civilisation ,
lesgrands nombres ,
l’étendue ensurface ,
le
temps
et lepoids
des corps ne sontpoint
encore de ces cho-ses que nous avons nommées
grandeurs
ouquantités.
Mais
nous-même ,
il y a moins de deuxsiècles ,
n’aurions pascru
possible
de comparerrigoureusement
laprobabilité
d’un évé-.nement à celle d’un autre
événement ;
nous n’aurions pas crudavantage
que l’onpût jamais
comparer , avecexactitude ,
les tem-pératures
de deux localitéséloignées,
à une mêmeépoque ,
oucelle d’une même localité à des
époques éloignées ;
d’où l’on doit conclurequ’alors
ni lesprobabilités
ni lestempératures
n’étaientpour nous des
grandeurs
ouquantités.
Un essai extrêmement re-marquable
deMaupertuis ,
sur leBonheur ,
laisse même entrevoirqu’il pourrait
n’être pasimpossible
de soumettre unjour
les af-fections morales à des
comparaisons rigoureuses ;
de sortequ’il
est vrai de dire que rien ne semble devoir limiter le
champ
dessciences
mathématiques ,
etqu’il
n’estguère possible
deprévoir
à
quel degré
d’étendue letemps
et les travaux accumulés de ceuxqui
les cultiventpourront
unjour
leporter.
Parce que les sciences
mathématiques
n’ont pourobjet
que les chosessusceptibles
decomparaison rigoureuse If
on les aappelées
sciences exactes. Il est clair
qu’elles
seules méritentproprement
cette