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L’elenchos socratique - la place de la honte et de la colère dans l’éducation

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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L’elenchos socratique - la place de la honte et de la

colère dans l’éducation

Mémoire

Anne-Sophie Alain

Maîtrise en philosophie - avec mémoire

Maître ès arts (M.A.)

(2)

L’elenchos socratique — la place de la honte et de la

colère dans l’éducation

Mémoire

Anne-Sophie A

LAIN

Sous la direction de :

(3)

Résumé

Dans ce mémoire, nous examinons la dimension affective de la réfutation socratique et son rôle dans l’éducation. Nous voyons comment la réfutation traite du problème de la double-ignorance, et ce pour quoi elle pourrait être efficace pour provoquer le désir de connaître. Nous examinons la place que prend la honte et la colère dans le processus de même que les obstacles à la réfutation.

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Abstract

In this work, we examine the affective aspect of Socratic elenchus and its role in education. We see how refutation deals with the problem of double ignorance, and how it could be an effective way to provoke the desire to know. We examine the place that shame and anger take in the process as well as the obstacles to refutation.

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Table des matières

Résumé ... ii

Abstract ... iii

Table des matières ... iv

Remerciements ... vii

Introduction ... 1

1. Ignorance de soi ... 4

2. Le désir dans l’éducation ... 8

3. L’elenchos comme solution aux problèmes éducatifs ... 14

3.1. Tel que décrit par Platon ou Socrate ... 15

3.2. La colère dans les dialogues socratiques ... 22

3.2.1. La colère envers soi du point de vue du questionné —témoignage et problèmes ... 22

3.2.2. Le questionneur, ses méthodes et son impact ... 31

3.3. La honte dans les dialogues socratiques ... 35

3.4. Honte et désir ... 40

3.5. La réfutation comme examen ... 43

3.6. La réfutation sous le mode du dialogue ... 49

3.7. Le questionner ... 58

3.8. La réfutation comme principe d’embarras ... 60

4. Obstacles et écueils ... 66

4.1. Manque de souci de soi ... 66

4.2. Honte excessive ... 68

4.3 Relativisme ... 70

5. Réfutation socratique — critiques et distinctions ... 72

5.1. Critiques de l’elenchos socratique ... 72

5.2. Similitudes comme entre chien et loup ... 78

5.3. Douceur et bienveillance ... 79

5.4. Parrêsia ... 82

5.5. Le sérieux de la réfutation ... 83

Conclusion ... 86

(6)
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On n’apprend que de celui qu’on aime.

(8)

Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier M. Thomas De Koninck d’avoir accepté de diriger cette maîtrise et de m’avoir soutenue dans ce travail pendant toutes ces années. Nul doute que ce mémoire n’aurait jamais vu le jour sans son enseignement et sa présence exceptionnelle. Mes remerciements vont aussi à Louis-André Dorion, pour sa disponibilité et sa générosité envers moi.

Un merci tout spécial à mon époux Louis-Félix, qui fut à mes côtés durant les sept ans qu’il fallut pour rédiger ce mémoire, de même qu’à ma fille qui me donna le coup de pied nécessaire pour achever ce projet avant notre rencontre en septembre prochain. Je souhaiterais finalement remercier ma mère d’avoir été un modèle de détermination et de m’avoir poussée aux études supérieures.

(9)

Introduction

L’Oracle de Delphes commande ceci : « connais-toi toi-même ». Dans la même veine, Héraclite dit « je me suis cherché moi-même ».1 Chose

curieuse de chercher à se connaître, puisqu’on cherche ce que l’on n’a pas déjà, ou ce que l’on ne connaît pas. « Comment puis-je, demande Charles KAHN, être l’objet de ma propre recherche ? Cela n’aura de sens que si mon moi est en quelque sorte absent, caché, ou difficile à trouver. […] La connaissance de soi est difficile parce qu’un homme est divisé de lui-même. Il est pour lui-même un problème à résoudre. »2 Encore lui faut-il devenir, pour

lui, ce problème, sans quoi il risque de marcher toute sa vie à côté de lui-même.

Platon illustre ceci dans sa célèbre allégorie de la caverne, qui représente notre nature selon qu’elle a été éduquée ou ne l’a pas été.3 Il y

dépeint des prisonniers qui n’ont connu toute leur vie que les ombres projetées sur les murs de la caverne, et qui prennent ces ombres pour les choses réelles. Leur expérience du monde est restreinte aux ombres des quelques objets qu’on fait bouger devant un feu. Alors même qu’ils sont éveillés, ils sont endormis à la complexité du réel, à sa totalité. Leur expérience est restreinte, leur existence limitée. Quiconque lit ce passage de Platon est pris de compassion pour ces prisonniers, et a pitié du fait que ces derniers sont inconscients de l’esclavage dans lequel ils se trouvent.

Ces prisonniers dont nous parlions ne sont pas dissimilaires au malade que décrit PROUST, dont le cerveau, les jambes, les poumons et l’estomac sont

1 HÉRACLITE, Fragments, 61 (101), trad. M. CONCHE, Presses Universitaires de France, 1986,

p. 229.

2 KAHN, Charles H., The Art and Thought of Heraclitus, Cambridge, Cambridge University

Press, 1979, p. 116.

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intacts, et qui n’a « aucune incapacité réelle de travailler, de marcher, de s’exposer au froid, de manger. Mais ces différents actes, qu’il serait très capable d’accomplir, il est incapable de les vouloir »4. De même, les

prisonniers, ayant les mains libres, pourraient se libérer eux-mêmes de leurs liens : il ne leur manque que la volonté. Mais comment vouloir ce qu’on ne veut pas déjà, ou désirer ce que l’on ne connaît pas ? Ce que l’Allégorie présente à l’imagination, Platon le soumet à notre intelligence dans toute son œuvre. La question de savoir comment, au juste, libérer ces prisonniers de leur caverne revient en fait à demander comment faire en sorte qu’une personne désire être éduquée ; ou cherche d’elle-même la vérité. En un sens, toute l’entreprise de cette présente recherche vise à répondre à cette question qui est, oserions-nous avancer, le problème central de l’éducation.

PROUST suggère que, pour sortir le malade de son état, pour provoquer cette volonté, il faut « une intervention qui, tout en venant d’un autre, se produise au fond de nous-mêmes »5. Nous ferons le pari dans les quelques

pages qui constituent ce mémoire, que la pratique de la réfutation (elenchos) socratique a, pour ainsi dire, le même effet.

Un grand nombre de commentateurs, notamment VLASTOS, se sont penchés sur l’aspect logique de l’elenchos socratique, et sur ce qui se passe dans les dialogues du point de vue argumentatif. Cela est certes une dimension importante des dialogues, qui ne devrait pas être laissée de côté. Par contre nous sommes d’avis, avec François RENAUD, que les dialogues ne peuvent être réduits à l’argumentaire explicite6. Ceci, parce que les dialogues

sont des mises en scène et non des traités de philosophie. Ils représentent des personnes concrètes, singulières, avec tout ce que cela implique. Ainsi

4 PROUST, Sur la lecture, Paris, Librio, 2000, p. 42. 5 PROUST, Sur la lecture, p. 44.

6 RENAUD, François, « Humbling as Upbringing: The Ethical Dimension of the Elenchus in the

Lysis »; dans Does Socrates Have a Method? - Rethinking the Elenchus in Plato's Dialogues and Beyond. Pennsylvania, The Pennsylvania State University Press, 2002, p. 182. Nous traduisons.

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nous paraît-il essentiel d’examiner la dimension affective de la réfutation socratique ; elle qui semble provoquer honte et colère, principalement.

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1. Ignorance de soi

Dans le célèbre passage du Sophiste, où il est question de l’elenchos, l’Étranger d’Élée y parle d’un type singulier d’ignorance, qui serait la source de « toutes les erreurs contre lesquelles trébuche notre pensée ».7 Non seulement cette ignorance serait-elle la source, mais le nom même « d’ignorance ne correspond qu’à cette absence de connaissance »8, selon l’Étranger. L’ignorance en question, c’est celle qui fait qu’on se méprend sur ses propres connaissances ; c’est cette ignorance « qui nous fait croire que nous possédons le savoir quand, en réalité, nous en sommes dépourvus »9 ; en un mot comme en mille : c’est la double ignorance.

Cette double ignorance, Socrate la révèle chez ses interlocuteurs alors qu’il les questionne. Alcibiade en témoigne, en effet, par l’embarras — ou

aporia — dans lequel il est jeté par l’interrogation de Socrate : « quand tu

m’interroges, tantôt je crois dire une chose, tantôt une autre »10. Alors qu’Alcibiade avoue ignorer d’où ce trouble lui vient, Socrate, par ses questions, le mène à voir par lui-même : on ne se contredit ni sur les choses que l’on connaît — comme le nombre de nos mains — ni sur les choses que l’on sait ignorer — comme la manière dont il faut s’y prendre pour escalader le ciel —, mais seulement sur les choses qu’on croit savoir, tout en les ignorant. Si donc Alcibiade se contredit dans ses réponses et erre, ce serait donc puisqu’il croit savoir alors qu’il ignore, en réalité.11

7 Sophiste, 229c, trad. N. L. CORDERO; dans Œuvres, p. 1827. 8 Loc. cit.

9 Loc. cit.

10 Alcibiade, 116e, trad. J.-F. PRADEAU et C. MARBOEUF, Œuvres, p. 19.

11 Il peut être pertinent de noter que cette relation entre l’auto-contradiction et l’ignorance est

soulignée également par PLATON dans le Gorgias, 527d-e : « Il est laid, en effet, de se trouver

dans la situation qui semble être la nôtre maintenant, puis de faire les jeunes fanfarons comme si nous étions des gens sérieux, nous qui n’avons jamais la même opinion sur les mêmes questions, alors qu’il s’agit des questions les plus fondamentales. » et 482a-b : « Le fils de Clinias, lui, dit tantôt une chose, tantôt une autre, mais la philosophie dit toujours la même

(13)

Or ces questions sur lesquelles on est doublement ignorant, ce sont pourtant les questions qui revêtent l’importance la plus capitale et, en ce sens, celles dont les réponses valent le plus d’être connues. Il s’agit en effet des questions qui portent sur « le juste et l’injuste, le beau et le laid, le bien et le mal »12 et le reste. Quant à ces hommes doublement ignorants, « ce qu’ils font éveillés leur échappe, tout comme leur échappe ce qu’ils oublient en dormant »13, pour reprendre les mots d’Héraclite. Ils pensent faire le juste, puisqu’ils croient savoir ce qu’il est, et commettent plutôt l’injustice. Évitant ce qu’ils croient être des maux, ils se privent des plus grands biens, et vivent « à la surface dans un perpétuel oubli d’eux-mêmes »14, comme leurs actions ne sont pas guidées par une pensée vraie, mais sont plutôt le jouet de leur opinion du moment, influencée par des désirs passagers qui leur viennent comme du dehors.

Diotime le souligne également dans le Banquet : si l’on est savant, on ne tend pas vers le savoir puisqu’on n’en a pas besoin, et « les ignorants ne tendent pas davantage vers le savoir ni ne désirent devenir savants ». C’est là justement « ce qu’il y a de fâcheux dans l’ignorance : alors que l’on n’est ni beau ni bon ni savant, on croit l’être suffisamment. Non, celui qui ne s’imagine pas en être dépourvu ne désire pas ce dont il ne croit pas devoir être pourvu. » 15

Ce qu’il dit par la bouche de Diotime, Platon le répète à maintes reprises à travers son œuvre. En effet, Socrate dit, dans le Lysis, que

chose », trad. M. CANTO-SPERBER. De même dans l’Hippias mineur, 372d-e : « Parfois, certes,

je passe à l’avis contraire et j’erre ainsi d’un côté à l’autre, et cela bien sûr parce que j’ignore ce qu’il en est. » et 376c : « j’erre de-ci de-là à propos de ces questions et je ne reste jamais du même avis; et il n’y a rien de surprenant que moi et tout autre ignorant errions de cette manière », trad. F. FRONTEROTTA et J.-F. PRADEAU.

12 Alcibiade, 117a, trad. J.-F. PRADEAU et C. MARBOEUF, Œuvres, p. 19. 13 HÉRACLITE, fr. 1 (DK), trad. M. CONCHE, Paris, PUF, 1986, p. 29.

14 Cette expression, que nous trouvions à propos, vient plutôt de PROUST, Sur la lecture, Paris,

Librio, 2000, p. 43.

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ceux qui sont déjà savants […] ne recherchent plus le savoir, et que ne le recherchent pas non plus ceux qui sont à ce point ignorants qu’ils en sont mauvais, car il n’y a personne d’ignorant ni de mauvais qui aspire au savoir. Restent donc ceux qui souffrent de ce mal, l’ignorance, mais pas au point d’être devenus irréfléchis et ignorants sous son effet, et qui reconnaissent encore qu’ils ne savent pas ce qu’ils ne savent pas.

Dans l’Alcibiade, encore une fois16, et le Sophiste, par ailleurs : « Et, d’autre part, il y a ceux qui, après avoir réfléchi, sont arrivés à cette conclusion : toute ignorance est involontaire, et celui qui croit être sage ne voudra rien apprendre sur ce qu’il pense déjà connaître. Ils estiment que l’admonestation, par conséquent, malgré les efforts qu’elle suppose, est une forme d’éducation qui produit des résultats très médiocres. »17

Nous voyons maintenant mieux la source de l’ignorance, mais si ni les savants, ni ces ignorants ne recherchent la connaissance « Qui donc […] sont ceux qui tendent vers le savoir ? »18, demandait Socrate à Diotime. Cette dernière lui répond que :

ce sont ceux qui se trouvent entre les deux, et qu’Éros doit être du nombre. Il va de soi […] que le savoir compte parmi les choses qui sont les plus belles ; or Éros est amour du beau. Par suite, Éros doit nécessairement tendre vers le savoir, et, puisqu’il tend vers le savoir, il doit tenir le milieu entre celui qui sait et l’ignorant19.

Ceux qui se trouvent entre ces deux pôles que sont l’ignorance où l’on croit être suffisamment savant alors qu’on ne l’est guère, et le savoir, ce sont bien ceux qui connaissent les limites de leurs connaissances ; qui voient qu’ils

16 117e-118a, trad. J.-F. PRADEAU et C. MARBOEUF : « Qui sont donc les ignorants? […]

Puisque ce ne sont ni ceux qui savent, ni ceux des ignorants qui savent qu’ils ne savent pas, que reste-t-il d’autre sinon ceux qui croient savoir ce qu’ils ne savent pas? »

17 229e-230a, trad. N. L. CORDERO; dans Œuvres, p. 1828. 18 Banquet, 204a, trad. L. BRISSON; dans Œuvres, p. 138. 19 Ibid., 204b.

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sont ignorants. Non seulement est-ce celui qui se sait ignorant, mais si l’on s’en fie à l’extrait du Lysis cité plus tôt, c’est aussi celui qui souffre de ce mal ; c’est-à-dire celui qui en pâtit ; qui en éprouve la laideur.

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2. Le désir dans l’éducation

Il a été montré plus tôt que, pour Platon, toute erreur vient de l’ignorance, et plus précisément de l’ignorance de notre ignorance. En ce sens, comme le dit Platon avec raison, tous les encouragements et toutes les punitions sont, pris en eux-mêmes, futiles, puisqu’ils ne règlent pas le problème de fond. Pour punir, il faut croire que l’erreur qui a été faite était volontaire. Il ne sert effectivement de rien de punir l’enfant qui tombe par accident et brise un vase. Comme le dit Socrate dans l’Apologie :

si ça n’est pas à dessein que je suis un corrupteur, la faute en question ressortit à ce genre de fautes qui, d’après la loi, impliquent non pas qu’on traduise le coupable devant un tribunal, mais qu’on le prenne en privé pour l’avertir et le réprimander.20

La question se pose donc : de quelle manière remédie-t-on à l’ignorance ? La réponse qui s’impose serait par l’éducation, mais de quel type ? Platon ne semble pas croire que l’enseignement qu’on appellerait « magistral », constitué de discours ou exposés où l’on transmettrait la vérité aux étudiants patients — vérité « que vous remet en mains propres celui qui la détenait matériellement sans peut-être seulement la connaître », comme le disait aussi Proust, et qui « se [laisserait] copier sur un carnet »21 — soit une méthode éducative féconde. En effet, le savoir n’est pas « de nature à couler du plus plein vers le plus vide », pour reprendre l’expression de Socrate dans le Banquet. ALAIN reprit d’ailleurs cette idée à son compte lorsqu’il écrivit que « la vérité ne peut être versée […] d’un esprit dans un autre ; pour celui qui ne l’a pas conquise […], elle n’est rien. »22

20 Apologie de Socrate, 26a, trad. L. BRISSON; dans Œuvres, p. 75. 21 PROUST, op. cit., p. 49.

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L’erreur que font les défenseurs de cette méthode, Socrate le dit dans la République, c’est de croire « que la connaissance n’est pas dans l’âme et qu’eux l’y introduisent, comme s’ils introduisaient la vision dans des yeux aveugles »23. Or comme le souligne Socrate dans la République :

S’il est vrai en effet que les efforts corporels, imposés par une discipline contraignante ne peuvent aucunement faire de mal au corps, par contre aucun enseignement imposé de force à l’âme ne pourra y demeurer.24

Une matière qui exemplifie bien ce phénomène est celle de la mathématique. L’enseignant qui ferait apprendre quelque formule par cœur, comment l’appliquer et dans quel contexte, où placer chaque chiffre et quel mouvement faire sur la calculatrice : qu’accomplit-il vraiment ? L’élève peut bien reproduire, mais connaît-il maintenant la trigonométrie, ou se rappelle-t-il tout simplement de la touche qu’il lui faut enfoncer sur sa machine, et dans quel ordre ? En réalité, comme le dit ALAIN,

c’est l’enfant lui-même qui fera la lumière par son attention à ses propres pensées, par une volonté de s’en tenir à ce qu’il suppose, par une rigueur enfin qui est toute inventée, et que les choses ne nous proposent jamais. Ces théorèmes sévères ne sont pas intéressants par mêmes ; c’est que par eux-mêmes ils ne sont pas ; il faut les faire et les soutenir. Mais cette lumière, alors, qu’ils montrent, est plus belle que l’aurore ; c’est l’aurore de l’esprit. À ce moment le petit homme naît une seconde fois ; il se sait esprit ; il a saisi cet instrument admirable dont Descartes parlait.25

Pour reprendre les mots de Ferdinand ALQUIÉ, « les mathématiques [bien enseignées, ajouterions-nous] semblent contraindre du dedans, selon les

23 République, VII, 518b-c, trad. G. LEROUX; dans Œuvres, p. 1683. 24 Ibid., 536e.

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lois de l’esprit […] Comme les faits, elles s’imposent à nous, il faut bien constater leur évidence. »26

Mais éduquer, il nous semble, c’est aussi transmettre ce que l’on croit qu’il est bon pour l’autre de connaître. Comment cette transmission s’exerce-t-elle donc, sinon sous la forme du remplir ? Pour reprendre l’analogie de l’œil, il en est plutôt, d’après Socrate, comme d’un œil qui serait « incapable de se détourner de l’obscurité pour se diriger vers la lumière autrement qu’en retournant l’ensemble du corps »27.

Cette image du retournement est très bien illustrée dans la célèbre allégorie que Platon présente dans sa République, précédant cet extrait et en révélant, du même coup, son sens. Le problème des prisonniers pris au fond de la caverne dont il est question dans cette allégorie n’est pas qu’ils ne voient pas : ils discernent en effet sans difficulté les ombres projetées au mur, et discutent à leur sujet. Le problème est plutôt qu’ils prennent ces ombres, images de choses, pour ces choses elles-mêmes ; qu’ils se trompent sur leur nature. Le défi consiste donc à ce qu’ils regardent les choses réelles, dans toute leur lumière ; et de la même manière que, pour regarder vers la lumière, le prisonnier doit retourner tout son corps, « de la même manière, c’est avec l’ensemble de l’âme qu’il faut retourner cet instrument [grâce auquel chacun peut apprendre] hors de ce qui est soumis au devenir jusqu’à ce qu’elle devienne capable de s’établir dans la contemplation de ce qui est et de ce qui, dans ce qui est, est le plus lumineux. »28 Une interprétation complète de cet extrait de la République nous amènerait peut-être trop loin du sujet de notre présente étude. Aux fins de ce travail, qu’il nous suffise d’y voir le problème crucial de l’éducation, à notre avis, qui consiste à effectuer un retournement des opinions, fausses par nature, vers les choses elles-mêmes. C’est à bon 26 ALQUIÉ, Ferdinand, La conscience affective, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1979,

p. 29.

27 République, VII, 518c, trad. G. LEROUX; dans Œuvres, p. 1683. 28 Ibid. 518c-d.

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droit, nous parait-il, que Platon parle ainsi de l’éducation comme d’un « art de mettre en œuvre ce retournement » ; « un art consacré à la manière dont cet instrument [par lequel chacun peut apprendre] peut être retourné le plus facilement et le plus efficacement possible »29.

Or, Platon l’illustre bien, ce retournement ne saurait être imposé à ces prisonniers adultes. En effet, souligne-t-il, « celui qui entreprendrait de [détacher ces prisonniers] et de les conduire en haut, s’ils avaient le pouvoir de s’emparer de lui de quelque façon et de le tuer, ne le tueraient-ils pas ? »30 Combien douloureuse, en effet, est cette ascension, tant pour le corps affaibli par l’habitude de la position assise, que pour les yeux, éblouis qu’ils sont par la lumière. Qui donc accepterait ces souffrances, si on les lui imposait ? De même pour le corps, de même pour l’intelligence, qui se fatigue si elle n’est exercée dès l’enfance. Reprenant l’image de cette allégorie, non seulement le fait de retourner un prisonnier par la force provoquerait sa colère et sa révolte, il semble bien que ce soit, de toute manière, peine perdue, puisqu’à le forcer à voir la clarté du jour, « l’éblouissement le rendrait incapable de distinguer ces choses dont il voyait auparavant les ombres »31, tant ses yeux sont habitués à l’obscurité. En d’autres termes, ce prisonnier est dans un état tel qu’il ne pourrait tirer profit de cette vision. C’est pour éviter ce problème, il nous semble, que Platon ajoute que, si dès l’enfance on coupait

les liens qui [apparentent l’âme médiocre] au devenir, comme des poids de plomb qui se sont ajoutés à sa nature sous l’effet de la gourmandise et des plaisirs et convoitises de ce genre et qui tournent la vue de l’âme vers le bas ; si elle s’en trouvait libérée et se retournait vers ce qui est vrai, cette même partie des mêmes êtres humains verrait ce qui est vrai avec la plus grande acuité32.

29 République, VII, 518d, trad. G. LEROUX; dans Œuvres, p. 1683. 30 Ibid., 517a, trad. G. LEROUX; dans Œuvres, p. 1681-1682. 31 Ibid., VII, 515c-d.

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On voit bien l’impossibilité d’imposer ce retournement dont il est question, et qui semble être au principe de l’éducation supérieure. Forcer ce retournement c’est, nous semble-t-il, tenter de faire que sa volonté prime sur la volonté du sujet. En effet, on n’impose rien si le sujet désire déjà ce que l’on veut qu’il fasse. Et si plusieurs psychologues ont parfait des techniques de coercition des enfants — mêmes tout-petits —, visant à ce que l’enfant obéisse, soutenant que « si l’on parvient […] à leur ôter la volonté, par la suite ils ne se souviendront jamais d’en avoir eu une »33, faisant en sorte que les parents deviennent « maître de l’enfant pour toujours »34, l’efficacité de cette méthode dans l’éducation des adultes n’a rien de garanti, puisqu’elle repose sur l’usage de la force et de l’autorité35.

On constate qu’il faut que le mouvement vienne pour ainsi dire de la personne même qu’on souhaite éduquer. En d’autres termes, le défi consiste à faire en sorte que celle-ci désire regarder ; qu’elle désire le vrai. Simone WEIL semble bien avoir repris cette idée à son compte, lorsqu’elle dit que « l’intelligence ne peut être menée que par le désir. »36

Or, il n’y a désir que de ce qui manque, comme le dit Socrate dans le

Banquet. 37 La personne saine ne désire pas la santé, tout comme celui qui est rapide ne souhaite pas le devenir. Par contre, il ne suffit pas qu’on manque objectivement de quelque chose pour le désirer. DESCARTES, dans le célèbre incipit de son Discours de la méthode, disait en effet que « ceux mêmes qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume [de

33 Extrait de J. SULZER, Versuch von der Erziehung und Unterweisung der Kinder, 1748, cité

d'après Katharina Rutschky, Schwarze Pädagogik, p. 173 et sq.; tel que trouvé dans C’est pour

ton bien — Racines de la violence dans l’éducation des enfants, Paris, Flammarion, 2015,

p. 32.

34 Propos de SCHREBER publiés en 1858, rapportés dans M. SCHATZMAN, Die Angst vor dem

Vater. Langzeitwirkungen einer Erziehungsmethode. Eine Analyse am Fall Schreber, 1978,

Reinbek, Rowohlt, p. 32; tel que cité et traduit par A. MILLER, C’est pour ton bien, p. 22.

35 Sans compter que ces pratiques semblent avoir des conséquences graves sur le

développement de l’enfant. À ce sujet, voir A. MILLER, C’est pour ton bien.

36 WEIL, Simone, Attente de Dieu, Paris, Livre de poche, 1963, p. 85. 37 Banquet, 200a-b trad. L. BRISSON; dans Œuvres, p. 133.

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désirer plus de bon sens] qu’ils en ont. »38 C’est que, comme le dit Diotime dans le Banquet, « celui qui ne s’imagine pas être dépourvu ne désire pas ce dont il ne croit pas devoir être pourvu. »39 Il faut donc éprouver ce manque ; qu’il soit manque pour soi, si l’on doit désirer ce dont on manque. Ou dans les mots de Jean LACROIX : « nous ne désirons ou ne voulons une chose qui nous manque que lorsque ce défaut est senti comme une privation, c’est-à-dire quand il détermine en nous un état de mécontentement ou du moins de malaise. »40

Martha NUSSBAUM fait remarquer avec raison que même la médecine a un défi similaire : « to make connection with people’s deepest desires and needs and their sense of what has importance. It must deliver to them a life that they will in the end accept as an improvement, or it cannot claim success. »41 Ceci, parce que la nature de la médecine est d’aider, et qu’elle ne peut donc traiter sans prendre en compte ce que le patient lui-même considère comme un bien; et donc le bien qu’il désire pour lui-même.42 L’une des grandes fautes de certains enseignements est de mettre de côté toute cette dimension désidérative, pourtant constitutive de notre rapport au monde, ou au mieux d’espérer que l’élève en vienne à désirer comme par accident ; qu’il réalise des années plus tard le besoin méconnu de lui-même qu’il avait de ce dont on lui parlait à l’instant — s’il s’en souvient même. On offre ainsi aux élèves, comme le disait Paul VALÉRY, « quantité de choses inertes, c’est-à-dire offertes sans être demandées — sans besoin créé d’abord. »43

38 Discours de la méthode, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1992, p. 44. 39 Banquet, 204a, trad. L. BRISSON; dans Œuvres, p. 138.

40 LACROIX, Jean, Le sens du dialogue, Neuchâtel, Éditions de la baconnière, 1944, p. 41. 41 NUSSBAUM, Martha, The Therapy of Desire - Theory and Practice in Hellenistic Ethics,

Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2009, p. 21.

42 NUSSBAUM, Martha, The Therapy of Desire, p. 19.

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3. L’elenchos comme solution aux problèmes éducatifs

Ainsi faut-il attiser, éveiller ou alimenter le désir afin qu’une éducation soit digne de ce nom, mais dire cela, c’est dire bien peu. Toute notre tâche consiste, en effet, à trouver comment faire en sorte que quelqu’un en vienne à désirer ce qu’il ne désire pas présentement ; à développer, selon les termes de Platon lui-même, « l’art de mettre en œuvre le retournement »44. Or l’un des freins au désir de connaître, nous l’avons vu plus tôt, c’est la croyance qu’on sait déjà — obstacle peut-être bien plus grand encore dans l’éducation des adultes. La question se pose maintenant : comment donc, de doublement ignorant, devient-on simplement ignorant ? Ou plus précisément : comment

éduquer de manière à ce qu’une personne réalise qu’elle croyait savoir ce

qu’en réalité elle ignorait ?

Plusieurs ont cru que l’exercice de la réfutation (elenchos) et du questionnement par Socrate tel que présenté dans les dialogues platoniciens pourrait être la solution à ce problème. C’est pourquoi nous nous proposons ici d’examiner l’efficacité de l’elenchos socratique. Pour ce faire, nous examinerons la manière dont Socrate lui-même décrit sa pratique, puis la manière dont ses interlocuteurs (parfois aussi ses adversaires) dépeignent sa méthode. Nous porterons ensuite notre attention sur les critiques que Platon semble porter à la réfutation, par l’intermédiaire de quelques-uns de ses personnages, puis par Socrate lui-même.

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3.1. Tel que décrit par Platon ou Socrate

45

S’il est un texte où Platon est explicite sur l’usage de l’elenchos, son fonctionnement et sa visée, c’est dans le Sophiste, 230 b et s. L’Étranger d’Élée, nous l’avons dit plus tôt, y parle du type d’ignorance qui fait qu’on croit savoir quelque chose alors qu’on l’ignore. Le problème qui apparaît dès lors consiste à trouver comment surmonter cette ignorance. Comment peut-on faire réaliser à quelqu’un qu’il se méprend sur lui-même ; qu’il croit savoir alors qu’il est, en réalité, ignorant ? L’admonestation n’a que des résultats médiocres, et n’est donc pas une solution à ce problème. D’après l’Étranger, certains de ceux qui ont réfléchi à l’éducation et ont réalisé les limites de l’admonestation, « proposent un autre moyen, afin de rejeter cette présomption »46 à la connaissance qui se trouve chez les personnes doublement ignorantes. Il s’agirait d’interroger

celui qui croit affirmer, lorsqu’en réalité il n’affirme rien. Il est facile pour [ceux qui interrogent] d’examiner par la suite les opinions de ceux qu’ils ont ainsi tant désorientés, puis, une fois les arguments systématisés, de montrer que les mêmes opinions sont contraires en même temps sur les mêmes sujets, sous les mêmes rapports, dans le même sens. Alors, les interlocuteurs, voyant cela, se mettent en colère contre eux-mêmes, et deviennent plus doux face aux autres. Ils se libèrent ainsi des solides et prétentieuses opinions qu’ils avaient d’eux-mêmes, libération qui est très agréable pour celui qui écoute, et fondement solide pour celui qui la subit. En effet […], ceux qui se purifient de cette manière pensent, comme les médecins, que le

45 Il pourrait être pertinent de noter que le terme même d’elenchos dont on désigne souvent la

méthode du questionnement socratique est lui-même contesté par Harold Tarrant, qui lui préfère celui d’exetasis, d’après lui davantage utilisé par Platon lui-même pour décrire la pratique de Socrate. On nous permettra de laisser à d’autres le soin de trouver le mot qu’il faut pour désigner la méthode du questionnement socratique qui provoque la honte chez l’interlocuteur, comme ce qui nous intéresse ici n’est pas tant le mot que la chose elle-même. Nous abondons ainsi dans le même sens que le Socrate de la République, et ne croyons pas « qu’il y ait lieu de disputer du nom, alors qu’il nous revient de faire l’examen de choses aussi importantes que celles qui s’imposent à nous. » (République, VII, 533d-e, trad. G. LEROUX;

dans Œuvres Complètes, p. 1699.)

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corps ne tirera pas profit de la nourriture qu’il reçoit avant de s’être libéré de ce qui l’embarrasse. Et, à propos de l’âme, ils sont du même avis : elle ne pourra pas profiter des connaissances reçues jusqu’à ce qu’on l’ait soumise à la réfutation, et que, grâce à cette réfutation, on lui fasse honte d’elle-même et la débarrasse ainsi des opinions qui empêchaient la connaissance. Elle sera ainsi [purgée] et ne croira à l’avenir savoir que ce qu’elle sait, et non davantage.47

En étant soumis à ce type de questionnement, celui qui croit savoir, en répondant, tient des opinions contradictoires sur les mêmes sujets. Or, comme on l’a vu plus tôt dans un extrait de l’Alcibiade, le plus grand signe de notre ignorance d’un sujet, c’est le fait de tenir, sur le même objet, des propos contradictoires.48 Après que sa contradiction devient apparente, l’ignorance de l’interlocuteur qui lui demeurait cachée à lui-même est maintenant exposée au grand jour, et réalisant l’erreur dans laquelle il était, celui-ci prendrait honte de lui-même, si l’on se fie à l’Étranger.49 Ce dernier décrit cette réfutation comme une purgation (catharsis), où l’on extirpe du patient un mal qui l’affectait, et soutient que tant que cette purgation ne s’est pas produite, l’âme de celui-ci « ne pourra pas profiter des connaissances reçues ». Non seulement, par la réfutation, l’interlocuteur serait-il délivré de sa double ignorance, l’Étranger soutient qu’il s’agit là du seul moyen de l’en purger. En effet, il ajoute que l’âme « ne pourra pas profiter des connaissances reçues jusqu’à ce qu’on l’ait soumise à la réfutation », la débarrassant « des opinions qui empêchaient la connaissance. »

47 Sophiste, 230b-d, trad. N. L. CORDERO; dans Œuvres, p. 1828-1829. Nous préférons la

traduction de catharsis par « purgation » plutôt que « purification », comme le traduit N.L. CORDERO.

48 Alcibiade, 117a, trad. J.-F. PRADEAU et C. MARBOEUF, Œuvres, p. 19 : « Socrate : Alors, ces

choses à propos desquelles tu fais, malgré toi, des réponses contradictoires, il est évident que tu ne les connais pas. — Alcibiade : C’est vraisemblable. »

49 À ce propos, l'utilité pour l'étudiant d'examiner de près son erreur, et la raison pour laquelle

prendre conscience de son ignorance est d'une importance si capitale, a été soulevée avec force par Simone WEIL dans Attente de Dieu, loc. cit., lorsqu'elle soutient par exemple que

lorsqu'on «se contraint par violence à fixer le regard des yeux et celui de l'âme sur un exercice scolaire bêtement manqué, on sent avec une évidence irrésistible qu'on est quelque chose de médiocre. Il n'y a pas de connaissance plus désirable. Si l'on parvient à connaître cette vérité avec toute l'âme, on est établi solidement dans la véritable voie».

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Avant d’avancer plus loin dans notre examen de ce en quoi consiste — et comment s’exerce — la réfutation, nous croyons qu’il serait profitable de placer ce passage du Sophiste dans son contexte. Dans les passages qui précèdent, l’Étranger se penche sur le sens de la purgation (catharsis). La purgation serait une technique qui « écarte le meilleur du pire », « [conservant] le meilleur et [rejetant] le pire »50. Le sens de la purification, comme le souligne HEIDEGGER, « n’est pas simplement d’éliminer quelque chose d’autre chose pour laisser reposer en soi ce dont il est éliminé », mais consiste plutôt à « isoler ce à partir de quoi il est éliminé, et, en le dégageant ainsi, le reconduire lui-même à ses possibilités propres » 51 en le débarrassant de ce qui bloquait la voie, comme l’Étranger le souligne à 230 c. Ainsi dans la médecine, lorsqu’on purge le corps d’un poison, le but n’est pas simplement de séparer le corps du poison et de retirer ce dernier du premier, mais l’objectif est plutôt que le corps retourne à son fonctionnement optimal ou, dans l’expression d’HEIDEGGER, « que ce qui a été purifié puisse désormais advenir à soi-même »52.

L’Étranger du Sophiste distingue ensuite parmi plusieurs types de catharsis : la purgation du corps, qui est plus familière, et celle de l’âme. Ces purgations s’exerceraient toutes deux, si l’on s’en tient au texte, de façon analogue. Or la purgation du corps peut aussi s’entendre de deux manières : d’une part, le corps vivant peut être purgé de l’intérieur, par la médecine ou l’entraînement, par exemple, et d’autre part, il peut l’être de l’extérieur, en étant lavé ou paré53.

Pour en avoir une meilleure idée, nous devons suivre le chemin que dessine Platon lui-même dans le Sophiste et, s’il faut bien croire que la 50 Sophiste, 226d, trad. N. L. CORDERO; dans Œuvres, p. 1824.

51 HEIDEGGER, Platon : Le Sophiste, [357-358], Paris, Éditions Gallimard, 2001, p. 340. 52 HEIDEGGER, Platon : Le Sophiste, [358], p. 340.

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purgation de l’âme et celle du corps se produisent de façons analogues, examiner le corps plus avant. Ce dernier peut subir divers maux, selon qu’on l’observe de l’intérieur (la maladie) ou de l’extérieur (la laideur). Qu’on nous permette ici de faire un saut qui ne nous semble pas trop loin de ce que Platon pourrait entendre. La maladie affecte le corps « intérieur » non pas en tant qu’il est invisible à l’œil nu ou contenu sous la peau, mais plutôt en ce qu’elle affecte, pourrions-nous dire, le corps vécu, senti. En effet, quelques maladies sont « extérieures » ; visibles à l’œil nu (certaines infections de la peau, par exemple), et demeurent maladies, ou mal pour le corps vivant en tant que tel. Et une maladie est proprement maladie non pas quand on nous l’a diagnostiquée et qu’elle n’a sur nous aucun effet, mais plutôt lorsqu’on en ressent les effets ; lorsqu’elle nous fait éprouver des limitations nouvelles, nous freine ; lorsqu’on l’éprouve comme immédiatement. Dire autrement serait laisser de côté que le terme même de pathologique a trait au pâtir, au pathos. Or on ne pâtit jamais hors de soi ou objectivement ; on ne peut pâtir sans vivre la passion au sens classique du terme. D’autre part, ce corps extérieur dont il est question, c’est le corps compris en tant qu’il est perçu par un autre, ou par soi-même comme un autre. Il s’agit bel et bien, selon nous, du corps-objet. C’est pourquoi le mal qui est lié à ce corps extérieur est la laideur, visible par un autre seulement, ou par la médiation d’un miroir.

Platon décrit la maladie — ou le mal du corps vécu, du corps intérieur — comme une « dissension » (stasis), une discorde ; ou un « désaccord » entre des parties « apparentées (sungenes) par nature »54. C’est la rébellion dans un corps jadis solidaire en entier et qui, désormais malade, se décompose. D’un autre côté, Platon dépeint la laideur comme une « absence de mesure » ou une chose « mal formée »55.

54 Sophiste, 228a, trad. N. L. CORDERO; dans Œuvres, p. 1826. 55 Sophiste, 228b, trad. N. L. CORDERO; dans Œuvres, p. 1826.

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Par analogie, l’Étranger décrit l’un des maux de l’âme comme étant le vice ou la perversion. Pour l’Étranger, la perversion est un état où la personne est en désaccord avec elle-même ; où « les opinions sont en désaccord avec les désirs, le courage avec les plaisirs, la raison avec les chagrins, et, en général, toutes choses en désaccord avec toutes »56. Cette description de l’âme de l’homme vicieux n’est pas sans rappeler un autre passage, de la

République, cette fois : « lorsque les désirs contraignent quelqu’un avec

violence, en se dressant contre l’activité de sa raison, il se méprise lui-même et s’emporte contre ce qui, en lui-même, lui fait violence […] comme s’il y avait une dissension entre deux opposants se faisant la guerre »57. Pour l’Étranger, cette dissension dans l’âme est une « maladie », puisqu’elle se comporte pour ainsi dire de la même manière. De même la maladie déchire le corps, de même le vice divise l’âme. Et si cette « maladie de l’âme » déchire la même âme, c’est que différentes parties d’une même personne seraient en désaccord.58

Il y a toutefois un autre mal dont l’âme peut être affligée. Platon décrit ceux qui en souffrent comme étant en mouvement vers un but qu’ils se donnent, mais soutient qu’ils dévient plutôt « de ce but et le [manquent] dans chacun de [leurs] élans »59. Ça n’est pas le désir qui manque ici, puisqu’ils sont en mouvement vers ce but, mais ils manquent chaque fois la cible. Or l’Étranger soutient que l’ignorance consiste exactement en cela, puisqu’elle est « le fait d’une âme qui poursuit la vérité mais qui dévie », ce qui fait que cette

56 Sophiste, 228b, trad. N. L. CORDERO; dans Œuvres, p. 1826. 57 République, IV, 440b-c, trad. G. LEROUX; dans Œuvres, p. 1605.

58 La question qu’il nous serait maintenant utile de poser, et que la nature de ce projet ne nous

permet toutefois pas d'approfondir, est celle de savoir quelles sont les parties de l’âme qui seraient divisées, par analogie avec la maladie du corps. Si la « maladie » de l’âme est bien le vice, se basant sur la République, on trouverait que les parties de l’âme en lutte sont bien la partie désirante et la partie intellective, alors qu’entre elles, l’esprit (thumos) se rallie chaque fois à l’intellect, s’emportant contre les désirs : 440a5-b5 : « ne sommes-nous pas souvent amenés à observer que lorsque les désirs contraignent quelqu’un avec violence, en se dressant contre l’activité de sa raison, il se méprise lui-même et s’emporte contre ce qui, en lui-même lui fait violence? » (trad. G. LEROUX) Pour une étude pertinente de cette division de

l’âme et de ses manifestations, voir MOSS, Jessica, « Shame, Pleasure, and the divided soul », Oxford Studies in Ancient Philosophy, 29, 2005, p. 137 à 170.

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âme est « laide et sans mesure »60. Si la perversion se rapprochait de la maladie, Platon semble bien décrire l’ignorance comme l’équivalent de la laideur, pour le corps : l’ignorance est ainsi une difformité de l’âme.

Or tout comme on ne traite pas de la même manière la maladie ou la laideur, on ne traiterait pas de la perversion comme de l’ignorance. On avancerait même, à côté de Platon, que ces maux ne peuvent être traités de la même manière puisqu’ils n’ont pas la même source, et ne s’expriment pas de la même façon. La maladie, on l’a dit plus tôt, est ressentie dans le corps vivant, tout comme la perversion, est vécue par l’homme vicieux : c’est en effet la dispute dans son âme. À ce mal, l’Étranger du Sophiste soutient que la justice punitive est une solution.61

Mais qu’en est-il de l’ignorance, et plus particulièrement de cette ignorance « qui égale à elle seule toutes les autres » ; celle de laquelle « viennent toutes les erreurs contre lesquelles trébuche notre pensée »62 ; qu’en est-il de celle qui afflige celui qui « croit affirmer, lorsqu’en réalité il n’affirme rien »63 ; qui croit montrer quelque chose de valable alors qu’il « le défigure au contraire »64, comme le dit Heidegger ? Si ce type d’ignorance qu’est la double ignorance est semblable à la laideur, on ne peut la percevoir de soi-même ou par soi-même immédiatement. Il faut quelque chose qui nous soit extérieur et qui nous permette d’en prendre conscience ; de l’y voir. Pour reprendre le développement de Socrate dans l’Alcibiade, de même que, pour se voir soi-même, il faut trouver « un objet dans lequel l’œil se verrait lui-même »65, de même, pour se connaître soi-même et constater sa propre ignorance, l’on « doit porter son regard sur une âme et avant tout sur cet endroit

60 Sophiste, 228c-d, trad. N. L. CORDERO; dans Œuvres, p. 1826. 61 Sophiste, 229a, trad. N. L. CORDERO; dans Œuvres, p. 1826. 62 Sophiste, 229c, trad. N. L. CORDERO; dans Œuvres, p. 1827. 63 Sophiste, 230b, trad. N. L. CORDERO; dans Œuvres, p. 1828.

64 HEIDEGGER, Platon : Le Sophiste, [372], Paris, Gallimard, 2001, p. 353. 65 Alcibiade, 132c, trad. J.-F. PRADEAU, Paris, GF, 1999, p. 180.

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de l’âme où se trouve l’excellence de l’âme, le savoir »66, c’est-à-dire l’intellect. Ce que cela signifie en pratique, nous le verrons plus tard.

Le remède qui « délivre »67 de cette ignorance — ou qui l’expulse (ekbolên) de l’âme — selon l’Étranger, c’est une éducation du type de la purgation, où il s’agit de purger quelqu’un de cette « présomption » de savoir par la réfutation telle que la présente l’Étranger à 230 b et s. En somme, le

Sophiste de Platon nous présente l’objet de la réfutation comme étant la

purgation d’une ignorance d’un certain type.

Ce qu’il nous paraît par contre important de souligner, c’est que ce passage du Sophiste met en évidence l’effet émotif que cette réfutation provoque chez l’interlocuteur ; qu’on y présente d’une certaine manière, une réfutation incarnée. Les interlocuteurs soumis à ce traitement, d’après l’Étranger du Sophiste, se mettent en effet « en colère contre eux-mêmes »68. L’Étranger affirme également que l’âme ne tire profit des connaissances reçues qu'une fois qu’elle a été « soumise à la réfutation, et que, grâce à cette réfutation, on lui fasse honte d’elle-même. » Les émotions en général — et tout particulièrement la colère et la honte, nous semble-t-il — occupent une place notoire dans toute l’œuvre de Platon, non seulement puisqu’il parle d’elles, à la différence de bon nombre d’autres philosophes, mais également par le traitement dramatique qu’il en fait.

66 Alcibiade, 133b, trad. J.-F. PRADEAU, Paris, GF, 1999, p. 182. 67 Sophiste, 229d, trad. N. L. CORDERO; dans Œuvres, p. 1828. 68 Sophiste, 230b, trad. N. L. CORDERO; dans Œuvres, p. 1828.

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3.2. La colère dans les dialogues socratiques

3.2.1. La colère envers soi du point de vue du questionné — témoignage et problèmes

On retrouve, dans l’œuvre de Platon, un très beau témoignage illustrant l’effet qu’est censée avoir la réfutation sur la personne réfutée. Étonnamment, le témoignage en question vient de Socrate lui-même, alors qu’il discute avec Hippias et qu’il décrit l’effet qu’a eu sur lui la réfutation à laquelle l’a soumis l’un de ses proches parents. Socrate dit bel et bien qu’il est ressorti de cet échange « en colère contre [lui-même] [et qu’il s’adressait] des reproches »69. On imagine que ce « parent très proche » dont il est question, qui « vit dans la même demeure »que Socrate et lui fait des reproches dès que ce dernier « rentre chez [lui] » 70 est près de Socrate au point de se confondre à ce dernier. En d’autres mots, Socrate semble bien décrire son propre dialogue intérieur alors qu’une partie de lui-même réfute cette autre partie de lui qui est tentée de croire qu’elle sait quelque chose. Alors même qu’il réalise qu’il est ignorant, s’il est véritablement amoureux de la vérité, on comprend qu’il se mette en colère contre même, qu’il se fasse des reproches ; qu’il se déçoive lui-même. C’est qu’il n’a nul autre sur qui jeter le blâme : il est à la fois, dans ce scénario, le réfutateur et le réfuté. Dans l’intimité de sa conscience, il est transparent à lui-même, et ne pouvant rien se cacher, il ne lui sert de rien de chercher refuge ou quelqu’un d’autre sur qui jeter la faute.

Il importe peut-être de souligner que même si, dans cette situation, Socrate est comme deux, le Socrate réfuté ne semble pas être pris de colère envers cette partie de lui qui l’a réfuté ou qui le questionne, mais plutôt contre la partie de lui qui est réfutée. Il nous semble, avec Aristote, qu’on se met en colère lorsqu’on considère qu’on nous a fait un tort ou qu’on nous a traité

69 Hippias Majeur, 286d, trad. F. FRONTEROTTA et J.-F. PRADEAU; dans Œuvres, p. 530. 70 Hippias Majeur, 304d, trad. F. FRONTEROTTA et J.-F. PRADEAU; dans Œuvres, p. 551.

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injustement71. Si donc Socrate se met en colère pour avoir été réfuté, quel est exactement l’objet de sa colère ? Cette colère apparaît dès lors qu’il découvre son ignorance. Est-ce donc son ignorance qui le met en colère ou bien le fait qu’il découvre tout juste qu’il est ignorant ? Il nous semble qu’entre ces deux options, la seconde soit plus vraisemblable, étant donné qu’à de nombreuses reprises, Socrate dit à ses interlocuteurs qu’il est lui-même ignorant, et cela ne semble pas l’enjoindre à se blâmer lui-même. Il semble que l’objet de sa colère réside plutôt dans la réalisation même qu’il ignorait qu’il était ignorant.

Toutefois, on pourrait se demander pourquoi cela le remplirait de colère envers lui-même. Qu’il soit en colère puisqu’il est ignorant d’un objet d’étude, ou ignorant sur l’état de ses propres connaissances, l’objet de cette colère demeure chaque fois l’ignorance. Pourquoi l’une de ces ignorances rendrait-elle irritable alors que l’autre est vécue paisiblement ? En d’autres mots : qu’y a-t-il, dans la nature de l’ignorance en question, qui provoque la colère envers soi ? C’est qu’à ignorer mon état, je me méprends sur moi-même, moi qui suis la plus près de moi, et ce que je devrais donc connaître le mieux. Que puis-je présumer savoir si je ne me connais pas moi-même ?

Par ailleurs : la colère envers soi implique que l’on soit deux : une « partie » qui éprouve la colère et une autre qui l’éveille. Mais cela ne représente-t-il pas un problème ? En quel sens une personne une peut-elle être deux ? Ce problème se pose non seulement lorsqu’il est question de la colère envers soi, mais de tous les sentiments qu’une personne peut éprouver à l’égard d’elle-même. Les questions de savoir en quel sens on peut être en colère contre soi-même, s’aimer ou être maître de soi sont toutes des questions semblables, puisque tous ces rapports à soi dénotent une dualité, alors que l’individu lui-même est un. Aristote dira qu’ « en tant que ces 71 Dans sa Rhétorique, II, 1378a, trad. M. DUFOUR, Paris, Belles Lettres, 1960, p. 61, Aristote

définit effectivement la colère comme étant un « désir impulsif et pénible de vengeance notoire d'un dédain notoire en ce qui regarde notre personne ou celle des nôtres, ce dédain n'étant pas mérité. »

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éléments ne sont pas distincts, [ces relations à soi] ne peuvent exister. »72 Or ces éléments distincts peuvent l’être selon la chose elle-même ou selon le temps. En d’autres mots, l’être humain peut être deux en ce sens qu’il a plusieurs « parties » ou en ce sens qu’il est différent de ce qu’il était hier ou de ce qu’il sera demain. Platon semble par contre pencher vers la première solution - plus fondamentale, à notre sens73 - lorsqu’il écrit, dans la République :

Être maître de soi, n’est-ce pas une expression ridicule ? Car celui qui est maître de lui-même est aussi, n’est-ce pas ? esclave de lui-même, et celui qui est esclave de lui-même est aussi son propre maître, puisque c’est au même homme que ces dénominations s’appliquent dans tous les cas […] Mais […] il me semble que le sens de cette expression est qu’il y a dans l’âme même de l’homme deux parties, l’une meilleure, l’autre moins bonne. Quand la partie qui est naturellement la meilleure maintient la moins bonne sous son empire, on le marque par l’expression "être maître de soi", et c’est un éloge. Quand au contraire […] la partie la meilleure, se trouvant plus faible, est vaincue par les forces de la mauvaise, alors on dit de l’homme qui est dans cet état, et c’est un reproche et un blâme, qu’il est esclave de lui-même et intempérant.74

En somme, il est ridicule qu’une personne considérée comme une soit à la fois maître et esclave, puisque cela signifie qu’on soit à la fois et sous un même rapport deux choses contradictoires. Or le même problème nous apparaît - avec moins d’évidence, il est vrai - lorsqu’il est question de la colère envers soi. Si l’on se met bel et bien en colère contre ce qui nous traite injustement, et qu’on s’irrite contre soi-même, c’est que l’on considère qu’on s’est soi-même traité d’une manière injuste ou imméritée. Il nous apparaît qu’il faut, ici encore, que l’on considère un individu comme divisé pour que cela puisse se produire (division qui est alors ou bien dans le temps, ou bien dans 72 ARISTOTE, Éthique à Eudème, 1240a15-25, trad. V. Décarie, Paris, Vrin, 2007.

73 En effet, il nous semble que la division dans l'homme rend possibles des actions contraires;

en est en quelques sortes la condition de possibilité. Si l'homme est changeant, c'est qu'il a en lui la capacité des contraires et des désirs contradictoires.

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l’être). Or ce que Platon souligne, c’est que quoique parler de « relations à soi » puisse apparaître illogique lorsqu’on considère l’individu comme un, cette expression a tout de même un sens si l’on veut plutôt parler de la relation qui existe entre différentes « parties » d’un individu entre elles. C’est, nous semble-t-il, le seul moyen de dire qu’une personne est à la fois maître et esclave, objet et sujet de sa colère — ces caractéristiques n’étant pas affirmées de la personne visée sous le même rapport.

Socrate illustre ce phénomène d’une manière plus dramatique, dans la

République, lorsqu’il raconte en ces mots le cas de Léontios, fils d’Aglaïon :

Léontios, fils d’Aglaïon, remontait du Pirée en suivant le mur extérieur du Nord, et il aperçut des cadavres qui gisaient au lieu des exécutions publiques. Il était à la fois pris du désir de regarder, et en même temps il était rempli d’aversion et se détournait de cette vue. Pendant un certain temps, il aurait résisté et se serait voilé le visage, mais finalement subjugué par son désir, il aurait ouvert grands les yeux et, courant vers les suppliciés, il aurait dit : "Voilà pour vous, génies du mal, rassasiez-vous de ce beau spectacle !" […] ce récit signifie que la colère fait parfois la lutte aux autres désirs, comme un principe à un principe distinct.75

On trouve dans cet extrait un très bel exemple de colère envers soi, où Léontios, dans le cas qui nous occupe, en veut à cette partie de lui qui tire un plaisir du fait de regarder les cadavres gisant sur la place publique. Socrate explique que cela signifie que « la colère fait parfois la lutte aux autres désirs, comme un principe à un principe distinct »76. Il observera plus tard que « lorsque les désirs contraignent quelqu’un avec violence, en se dressant contre l’activité de sa raison, il se méprise lui-même et s’emporte contre ce qui, en lui-même, lui fait violence »77. Quoique ce passage parle merveilleusement

75 République, IV, 439e-440a, trad. G. LEROUX; dans Œuvres, p. 1605. 76 République, IV, 440a, trad. G. LEROUX; dans Œuvres, p. 1605. 77 République, IV, 440b, trad. G. LEROUX; dans Œuvres, p. 1605.

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bien de la colère envers soi, il nous est difficile de l’appliquer directement au cas de cette colère qui résulte de la réfutation. En effet, Platon dit ici que dans certains cas, la colère se fait alliée de la raison et fait la lutte aux désirs.

Par contre, il apparaît que la « colère envers soi » dont l’Étranger parle dans le Sophiste ne se reflète pas de manière manifeste dans le reste de l’œuvre de Platon. Si l’on cherche des exemples de colère dans les dialogues, on en trouve de nombreuses déclinaisons, qui s’orientent plutôt vers Socrate que vers l’interlocuteur lui-même. Plusieurs passages de l’œuvre de Platon montrent ces derniers, en effet, s’en prendre verbalement à Socrate en l’injuriant. Dans le passage qui suit, en effet, Thrasymaque insulte directement Socrate :

Parvenu à ce moment de notre discussion, il était devenu évident pour tous que notre définition du juste s’était muée en position contraire. Thrasymaque, au lieu de répondre, demanda :

— Dis-moi, Socrate, as-tu une nourrice ?

— Quoi ? m’exclamai-je, ne vaudrait-il pas mieux répondre que de poser des questions pareilles ?

— C’est que, dit-il, elle te laisse la morve au nez et néglige de te moucher, alors que tu en as besoin, elle qui ne t’a même pas appris à distinguer un berger de ses moutons !78

Dans les pages qui mènent à ce passage, Socrate avait repris les opinions de Thrasymaque et il venait de devenir manifeste à eux deux — ainsi qu’à tous ceux qui assistaient à la scène — que Thrasymaque disait une chose et son contraire. En se fiant aux apparences, ce que l’on voit dans ce passage, c’est qu’au lieu de s’en prendre à lui-même, Thrasymaque est bien plutôt en colère contre Socrate, qu’il insulte.

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Calliclès, dans le Gorgias, semble faire de même lorsque, à deux reprises, il compare Socrate à un « jeune chien fou »79, ou lorsqu’il lui dit, après que Polos eût été réfuté : « quand un homme, déjà assez avancé en âge, en est encore à philosopher, cela devient, Socrate, une chose ridicule […] indigne d’un homme et [qui] mérite des coups ! »80 L’injure naît de la colère et l’alimente.81 C’est donc qu’ici encore, l’objet de l’injure étant celui de la colère, cette dernière n’est pas dirigée vers la personne réfutée mais plutôt vers celui qui a causé la réfutation.

Mais il n’est peut-être d’exemple plus patent de la colère qu’a engendré l’exercice de la réfutation par Socrate que celui qui se trouve dans l’Apologie

de Socrate, où le peuple le condamnera finalement à mourir, à cause de la

colère qu’il avait développée envers lui. Platon fait dire à Socrate lui-même que c’est par sa pratique de la réfutation qu’il a fait naître l’inimitié chez ses concitoyens lorsqu’il écrit :

J’allai trouver un de ceux qui passent pour savant, en pensant que là, plus que partout, je pourrais réfuter la réponse oraculaire […] Je procédai à un examen approfondi de mon homme, et de l’examen auquel je le soumis, […] l’impression que je retirai, Athéniens, fut à peu près la suivante : cet homme, me sembla-t-il, passait aux yeux de beaucoup de gens et surtout à ses propres yeux pour quelqu’un qui savait quelque chose, mais ce n’était pas le cas. Ce qui m’amena à tenter de lui démontrer qu’il s’imaginait savoir quelque chose, alors que ce n’était pas le cas. Et le résultat fut que je m’attirai son inimitié et celle de plusieurs des gens qui assistaient à la scène.82

79 Gorgias, 482c et 499b, trad. M. CANTO-SPERBER; dans Œuvres, p. 457, 478. 80 Gorgias, 485a-c, trad. M. CANTO-SPERBER; dans Œuvres, p. 460.

81 Nous nous basons ici sur ce passage des Lois, 934d-935a, où Platon dit que les hommes

qui sont « sous l’effet d’un excès naturel de colère aggravé par une mauvaise éducation ; ce sont précisément ceux qui pour la moindre offense jettent de hauts cris et profèrent méchamment les uns à l’égard des autres des paroles injurieuses [...] [qui par suite] engendrent les haines et les inimitiés les plus lourdes. La colère est en effet une bête ingrate ; quand on la laisse se répandre en paroles et qu’on rassasie sa colère de ces mauvaises nourritures, autant jadis l’éducation avait apprivoisé cette espèce d’âme, autant alors on la fait redevenir sauvage ».

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Examiner celui qui croit savoir tout en ignorant, ceci en lui posant des questions ; tenter de lui faire voir le mal qui l’assaille, c’est bien là, nous semble-t-il, l’être de la réfutation. Or pour qu’elle éveille cette inimitié dont parle Socrate, il faut bien que cette colère qu’elle a éveillée soit plutôt dirigée envers lui qu’envers ces personnes désormais réfutées, comme le suggère pourtant l’Étranger d’Élée dans le Sophiste. Dans la suite de son discours, Socrate prédit d’ailleurs le sort que les Athéniens lui réservent, et l’explique dans ces mots :

Il est fort possible cependant que, contrariés comme des gens qu’un taon réveille alors qu’ils sont assoupis et qui donnent une tape, vous me fassiez périr inconsidérément en vous rangeant à l’avis d’Anytos. En suite de quoi, vous passeriez votre vie à dormir, à moins que le dieu, ayant souci de vous, ne vous envoie quelqu’un d’autre.83

Dans cet exemple, encore une fois, les interlocuteurs de Socrate ne s’en prennent pas à eux-mêmes, mais bien à Socrate, qui tente de les sortir de leur sommeil. Plutôt que de le considérer comme un bienfaiteur, ils le voient comme une nuisance, un désagrément.

Cela est peut-être le plus évident dans l’Hippias majeur, où Socrate passe le rôle du réfutateur à l’un de ses proches. Dans ce dialogue, en effet, au lieu de confronter directement les opinions d’Hippias, Socrate raconte qu’alors qu’il décrivait certaines choses comme laides, l’une de ses connaissances lui avait demandé comment il faisait pour différencier les belles choses des choses laides, et l’avait questionné afin de savoir s’il était capable de dire ce qu’est le beau, ce à quoi Socrate n’avait pu répondre84. Socrate demande son aide à Hippias pour répondre à cet ami, et lui demande la

83 Apologie de Socrate, 31a, trad. L. BRISSON; dans Œuvres, p. 81.

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permission d’imiter cet homme et ses interrogations afin de savoir quoi lui rétorquer la prochaine fois85. Tout au long du dialogue avec Hippias, donc, les réponses de Socrate sont présentées comme étant celles que lui avait opposées ou lui opposerait cet « ami ». À notre sens, cette démarche nous est utile pour voir ce que l’interlocuteur de Socrate pense vraiment de ces arguments ou de cette méthode, puisqu’on peut parler plus librement d’une personne absente que de quelqu’un qui nous donne la réplique. En d’autres termes : les bonnes manières qui retiennent plusieurs d’exprimer leur colère ou leur réprobation directement à leur interlocuteur tombent d’ordinaire, dès lors que cet interlocuteur est absent.

Ce que l’on peut constater à loisir dans l’Hippias Majeur, c’est que et Socrate et Hippias insultent l’ami connu pour réfuter. « Cet homme est un parfait naïf qui n’entend rien aux belles choses »86, dit Hippias à Socrate alors que ce dernier lui demande, pour son ami ce qui, en réalité, rend beau ce qui est beau. Il est « redoutable », lui répond Socrate, et « difficile à satisfaire »87. Alors que cet homme demanderait à Socrate ce qui convient mieux à une marmite entre une cuiller en or et une en bois, Hippias lui répond : « Par Héraclès, de quel homme me parles-tu Socrate ! […] [Ce] que je sais maintenant en tout cas, c’est qu’il s’agit d’un ignorant. »88 « Il est parfaitement pénible »89, lui répond Socrate. Décrivant les discussions avec cet ami, Hippias parle d’« arguties »90, et après une autre question de cet homme, Hippias répond finalement à Socrate : « qu’il aille se faire pendre ! Socrate, les questions que cet homme pose sont bien impies ! »91 Ici encore,

85 Hippias Majeur, 287a-b, trad. F. FRONTEROTTA et J.-F. PRADEAU; Œuvres, p. 530. 86 Ibid., 289d-e.

87 Ibid., 289e. 88 Ibid., 290d-e. 89 Ibid., 290e. 90 Ibid., 291b.

91 Ibid., 293a. Bien sûr, on pourrait nous opposer que d'autres éléments entrent en jeu dans

les réactions d'Hippias et des autres interlocuteurs. Dans les réponses d'Hippias, on voit entre autres qu'il considère certaines questions comme ridicules. Les exemples typiquement socratiques, mettant en jeu les choses communes (les chevaux, les marmites et les cuillers), apportent parfois sur lui le ridicule. Par contre, il nous apparaît que cet aspect ne mène pas de

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