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La réfutation comme principe d’embarras

3. L’elenchos comme solution aux problèmes éducatifs

3.8. La réfutation comme principe d’embarras

Comme HEIDEGGER le souligne, Platon écrit que, lors de la réfutation, ceux qui réfutent « dierôtôsin » ; « posent plusieurs questions ». Il soutient que « dierôtôsin » ne signifie pas simplement questionner, mais plus encore « secouer [l’interlocuteur] en quelque sorte en l’interrogeant, le presser de questions de telle sorte qu’il soit ébranlé », processus par lequel on « l’arrache à sa prétendue familiarité avec les choses. »186 Il ne s’agit pas de n’importe quel questionnement, mais d’un interrogatoire soutenu qui ébranle l’interlocuteur. François RENAUD dira fort bien que si la philosophie débute dans l’émerveillement, la réfutation socratique procure l’émerveillement par l’aporie.187

Ce bouleversement semble bien être le même que l’embarras dont plusieurs interlocuteurs parlent, décrivant ce qu’ils ont ressenti à cause de la pratique de ce dernier. Ainsi Ménon, qui dit à Socrate : « j’avais entendu dire, avant même de te rencontrer, que tu ne fais rien d’autre que t’embarrasser toi- même, et mettre les autres dans l’embarras », et le compare à une raie torpille qui plonge celui qui la touche « dans un état de torpeur »188. Il dit être dans le même état, lui qui, après avoir été questionné par Socrate, est « tout engourdi,

186 HEIDEGGER, Platon : Le Sophiste, p. 356. D’après le Grand Bailly, dierôtôsin prend tantôt le

sens d’« interroger en détail » et tantôt d’« interroger avec persistance, ne cesser de questionner »; Hachette, 2000, p.506.

187 RENAUD, François, « Humbling as Upbringing : the Ethical Dimension of the Elenchus in the

Lysis», in Does Socrates have a method?, Does Socrates Have a Method? - Rethinking the Elenchus in Plato's Dialogues and Beyond, ed. G. A. SCOTT, University Park, Pennsylvania

State University Press, 2002, p. 194 (nous traduisons).

dans [son] âme comme dans [sa] bouche, et [ne sait] que […] répondre »189. « Des milliers de fois pourtant, j’ai fait bon nombre de discours au sujet de la vertu […] et je m’en suis parfaitement bien tiré, dit Ménon à Socrate. Or voilà que maintenant je suis absolument incapable de dire ce qu’est la vertu. »190 De même Ménon, de même Alcibiade, qui décrit dans le Banquet combien, lors de ses discussions avec Socrate, son âme était troublée191.

À propos de l’embarras dans lequel l’elenchos pousse les interlocuteurs de Socrate, peut-être n’y a-t-il pas, mis à part le passage du Sophiste, d’extrait décrivant le processus de manière plus lumineuse que ce passage du Ménon où Socrate décrit le traitement qu’il vient d’infliger à un jeune esclave. De 82b- 84a, Socrate questionne le jeune garçon pour qu’il lui dise quelle serait l’aire d’un carré dont les côtés seraient de 2 pieds, ce à quoi l’enfant répond qu’elle serait de 4 pieds carrés. Socrate demande ensuite à l’enfant quelle serait la longueur des côtés d’un carré dont l’aire est de 8 pieds carrés. L’enfant raisonne qu’« il est bien évident [que la longueur de chaque ligne] sera double » étant donné que l’aire est doublée, et soutient que ces côtés mesureraient donc 4 pieds — ce en quoi il se trompe.

À la suite de cet échange entre ce jeune garçon et Socrate, ce dernier explique à Ménon, qu’il a pris comme témoin de la scène, que le garçon questionné se trompait en toute confiance, mais qu’à présent « le voilà qui considère désormais qu’il est dans l’embarras (aporeîn), et tandis qu’il ne sait pas, au moins ne croit-il pas non plus qu’il sait »192, ce en quoi il est « dans une meilleure situation à l’égard »193 de ce qu’il ne savait pas. Cela fait dire à Socrate qu’en « l’amenant à éprouver de l’embarras (aporeîn) et en le mettant comme la raie-torpille, dans cet état de torpeur »194, il l’a aidé puisque 189 Ménon, 80a-b, trad. M. CANTO-SPERBER; dans Œuvres, p. 1064.

190 Ibid., 80b.

191 Banquet, 215e, trad. L. BRISSON; dans Œuvres, p. 150. 192 Ménon, 84a, trad. M. CANTO-SPERBER; dans Œuvres, p. 1069. 193 Ibid., 84b.

« maintenant, il pourrait en fait, parce qu’il ne sait pas, se mettre à chercher avec plaisir, tandis que tout à l’heure, c’est avec facilité, devant beaucoup de gens et un bon nombre de fois, qu’il croyait s’exprimer correctement »195. Ménon acquiescera à ce qui suit : l’enfant en question n’« entreprendrait [pas] de chercher ou d’apprendre ce qu’il croyait savoir et qu’il ne sait pas, avant d’avoir pris conscience de son ignorance, de se voir plongé dans l’embarras (aporían katépesen) et d’avoir aussi conçu le désir de savoir »196.

Ce trouble, cet embarras dont il est question, pourrait bien être le premier moment, si l’on peut s’exprimer ainsi, de la réalisation par l’interlocuteur du fait qu’on fond, il n’en sait rien. Croyant éviter un problème, l’interlocuteur se réfugie dans une autre option, s’attache à une autre définition, et à chacun de ces mouvements, Socrate lui fait voir que ce repli ne lui sert de rien ; qu’il pose également problème. Après quelques répétitions de cette danse arrive ce moment où l’interlocuteur prend conscience qu’il n’y a plus d’issue. Ainsi l’interlocuteur se retrouve-t-il bloqué, la discussion lui paraissant sans issue et sa position de départ indéfendable.

L’ennui, c’est que Socrate affirme être lui-même pris dans ce même embarras. Dans le Charmide, en effet, Socrate décrit la réaction de Critias dans leur discussion, et son propre état, par le fait même. En effet, dit-il :

de même que ceux qui en voient d’autres leur bâiller au visage éprouvent la même envie de bâiller, de même Critias, en entendant mes paroles et en voyant mon embarras, m’a donné l’impression d’être lui aussi sous le coup de mon embarras et de perdre lui-même pied sous l’effet de la difficulté. »197

Dans cet extrait, Socrate décrit la réaction de son interlocuteur comme une imitation de son propre comportement. On croirait presque qu’il veut dire 195 Ménon, 84b-c, trad. M. CANTO-SPERBER; dans Œuvres, p. 1070.

196 Ibid., 84c.

que c’est par le fait que Socrate était embarrassé que Critias l’est devenu ; comme par sympathie. Socrate répond à l’accusation de Ménon dans le dialogue éponyme d’une façon similaire. Alors que ce dernier le compare à une raie-torpille, Socrate rétorque :

si la torpille se met elle-même dans un tel état de torpeur quand elle y met aussi les autres, je lui ressemble. Sinon, je ne lui ressemble pas. Car ce n’est pas parce que je suis moi-même à l’aise que je mets les autres dans l’embarras ; au contraire, c’est parce que je me trouve moi-même dans un extrême embarras que j’embarrasse aussi les autres. Tu vois bien qu’à présent, parlant de la vertu, je ne sais pas ce qu’elle est, tandis que toi, qui le savais sans doute avant d’entrer en contact avec moi, tu ressembles tout de même maintenant à quelqu’un qui ne le sait pas ! »198

Ce qu’on peut observer à loisir dans les dialogues socratiques, c’est que les interlocuteurs de Socrate, parfaitement à l’aise de dire qu’ils sont savants en quelque domaine, se transforment au contact de l’embarras que vit Socrate. Peu à peu, au fil de la discussion, ils s’éloignent davantage de leurs opinions du début pour s’approcher de Socrate — et Socrate n’ayant pas lui-même la prétention de connaître quoi que ce soit, ils réalisent peu à peu qu’eux aussi sont ignorants. Pierre HADOT dira qu’au moment du dialogue où l’interlocuteur tient des propos contraires à ceux qu’il tenait avant sa rencontre avec Socrate, il est alors « coupé en deux : il y a l’interlocuteur tel qu’il était avant la discussion avec Socrate et il y a l’interlocuteur qui, dans leur constant accord mutuel, s’est identifié à Socrate et, désormais, n’est plus ce qu’il était auparavant. » 199

Socrate décrit sa situation de la même manière dans l’Hippias Majeur, quoique par le détour d’une histoire non dépourvue d’ironie, et dont nous avons traité plus tôt. L’Hippias Majeur nous semble particulièrement intéressant pour l’objet de nos recherches — en plus d’être remarquablement divertissant — 198 Ménon, 80c-d, trad. trad. M. CANTO-SPERBER; dans Œuvres, p. 1064.

puisqu’on y trouve une description par Socrate de sa pratique de la réfutation et de l’effet que cette réfutation aurait eu sur sa personne, ainsi que des réactions franches et directes de la part d’Hippias. L’ami de Socrate l’aurait « mis dans l’embarras »200 alors que ce dernier était incapable de répondre aux questions. Socrate demande donc l’aide d’Hippias afin qu’il lui dise ce qu’est le beau, pour d’éviter « une seconde réfutation qui [le] rendrait de nouveau ridicule »201. À la fin du dialogue, Socrate va plus loin encore, indiquant qu’il « erre n’importe où et [se] trouve toujours dans l’embarras »202.

Cet embarras dont Socrate serait victime est aussi la raison pour laquelle il soutient, dans le Lachès, qu’il ne peut être un maître pour les jeunes Athéniens :

si dans nos entretiens de tout à l’heure je m’étais révélé savant, et que ceux-ci avaient fait preuve d’ignorance, il serait légitime que ce soit d’abord et avant tout moi que l’on convie à cette tâche ; mais, dans les faits, nous étions tous pareillement dans l’embarras. Pourquoi, dans ces conditions, accorderait-on la préférence à tel ou tel d’entre nous ? Mon sentiment est que personne ne mérite d’être choisi.203

C’est ce qui pousse Socrate à dire qu’il leur faut, lui et ses interlocuteurs, tout mettre en œuvre pour trouver « le meilleur maître possible, d’abord pour [eux-mêmes] — car [ils en ont] grand besoin ! — ensuite pour les jeunes. »

Comme le remarque Pierre HADOT dans un passage si bien écrit qu’il nous paraît nécessaire de le citer au long,

Dans presque tous les dialogues socratiques de Platon, il survient un moment de crise où le découragement s’empare des

200 Hippias majeur, 286c, trad. F. FRONTEROTTA et J.-F. PRADEAU; dans Œuvres, p. 530. 201 Ibid., 286d-e.

202 Ibid., 304c.

interlocuteurs. Ils n’ont plus confiance dans la possibilité de continuer la discussion, le dialogue risque de se rompre. Alors Socrate intervient : il prend sur lui le trouble, le doute, l’angoisse des autres, les risques de l’aventure dialectique ; il renverse ainsi les rôles. S’il y a un échec, ce sera son affaire à lui. Il présente ainsi aux interlocuteurs une projection de leur propre moi ; les interlocuteurs peuvent ainsi transférer à Socrate leur trouble personnel et retrouver la confiance dans la recherche dialectique, dans le logos lui-même.204

En montrant son propre embarras, Socrate prendrait donc le poids de la recherche sur lui, de même que le fardeau de l’échec possible, en libérant quelque peu son interlocuteur, par le fait même.

Si Socrate est lui-même victime de cet embarras, et qu’il est conscient de sa propre ignorance, il est possible que l’embarras en question ne résulte pas uniquement de la réalisation que l’on se méprenait sur soi ; du passage de la double à la simple ignorance. C’est une chose de se savoir simplement ignorant, et une autre de se retrouver, en acte, en face de cette ignorance. Si Socrate se sait, du point de vue cognitif, simplement ignorant, son embarras est toutefois comme le vécu incarné de cette ignorance. Ainsi, comment quelqu’un qui est dans l’embarras peut-il éduquer adéquatement, demanderaient certains ? Ne faut-il pas en savoir plus que ceux à qui l’on s’adresse pour pouvoir leur apprendre quoi que ce soit ? Peut-être pourrait-on répondre que Socrate en sait plus que ses interlocuteurs, puisqu’il est déjà conscient de sa propre ignorance, alors que l’interlocuteur croit savoir ce qu’en fait il ignore.

4. Obstacles et écueils