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La honte dans les dialogues socratiques

3. L’elenchos comme solution aux problèmes éducatifs

3.3. La honte dans les dialogues socratiques

Le problème de trouver des exemples de cas où les interlocuteurs sont en colère contre eux-mêmes parce qu’ils réalisent leur ignorance réside certainement dans le fait qu’on ne présente jamais, dans les dialogues platoniciens, les dialogues intérieurs des interlocuteurs de Socrate. Nous sommes donc pris avec, d’une part, les manifestations observables que cette colère contre soi-même pourrait prendre et les témoignages, d’autre part. Le visage révèle le plus ; il est le plus transparent en ce qui concerne les émotions. C’est d’ailleurs souvent en prenant le détour de la description du visage que Platon indique les diverses émotions de ses personnages. En discutant avec Socrate plusieurs personnages finissent par rougir. Qu’on nous permette de

regarder plus avant chacune des circonstances de ces évènements pour voir si l’on pourrait y trouver ce dont parle l’Étranger d’Élée.

Dans le Charmide, Socrate dit au personnage du même nom que sa réputation veut qu’il soit sage, et lui demande s’il a déjà une part suffisante de sagesse ou s’il en manque. « Charmide commença à rougir »103, raconte Socrate. Par contre, ce rougissement ne semble pas, de l’avis de Socrate, être provoqué par une colère envers soi, mais davantage par une « pudeur [qui] convenait bien à son âge »104.

Le même phénomène se produit avec Lysis, dans le dialogue éponyme. Alors que Socrate interroge Ménexène, au bout d’un développement argumentatif, pour lui demander si c’est donc dire qu’ils ont ensemble mal conduit leur recherche « d’un bout à l’autre », Lysis, répondant à la place de Ménexène, répond que c’est son avis, et se « mit à rougir en même temps qu’il prononçait ces mots. »105

Dans la République, Socrate décrit comme suit l’attitude de Thrasymaque, après le traitement que lui a fait subir Socrate :

Thrasymaque donna son accord sur tous ces points, pas aussi aisément que je le rapporte maintenant, mais en se rebiffant et à grand-peine. Il suait abondamment, d’autant que c’était le cœur de l’été, et je constatai alors ce que je n’avais jamais observé jusque-là : Thrasymaque rougissait.106

Cette remarque est étonnante, puisque Thrasymaque s’est montré agressif tout au long de son échange avec Socrate. Le fait qu’il rougisse ici ne semble donc pas dénoter une colère, que Socrate a eu le loisir d’observer sur

103 Charmide, 158c, trad. L.-A. DORION; dans Œuvres, p. 165. 104 Loc. cit.

105 Lysis, 213d, trad. L.-A. DORION; dans Œuvres, p. 1021.

le visage de son interlocuteur. Quelle est donc cette émotion qui vient de prendre Thrasymaque et le fait rougir ?

Ce qui apparaît en nous basant sur plusieurs extraits des dialogues, c’est qu’au cours des dialogues, les personnages semblent être pris de honte davantage que de colère envers eux-mêmes. Julia ANNAS soutient d’ailleurs que le rougissement lui-même est le plus souvent, plus ou moins explicitement, attribué à la honte107. Dans l’Alcibiade, notamment, alors qu’Alcibiade est incapable de nommer le « meilleur » lorsqu’il est question de paix et de guerre, Socrate s’exclame : « Quelle honte ! […] au sujet d’une chose que tu prétends connaître, sur laquelle tu donneras ton avis, parce que tu la connais, si tu ne peux pas donner de réponse, n’en rougiras-tu pas ? Cela ne te semble-t-il pas honteux ? »108 Ici, Socrate ne fait pas appel à la colère qu’Alcibiade devrait ressentir envers lui-même mais plutôt au sentiment de honte, qu’il associe lui- même au rougissement.

C’est d’ailleurs par le rougissement que Luc BRISSON traduit ce passage de l’Apologie de Socrate, où Socrate parle de ses accusateurs en ces mots : « Car, pour ne pas avoir à rougir (aiskhunthê nai) de se voir sur l’heure réfutés par moi dans les faits […] il faut, me semble-t-il, que ces gens soient vraiment incapables de rougir de rien (anaiskhuntótaton) »109. En d’autres mots : pour ne pas rougir de honte de se voir réfutés, il faut que ces accusateurs soient (anaiskhuntótaton) ; incapables d’éprouver la honte.

On n’a pas à se fier aux seuls propos de l’Étranger d’Élée pour constater que le sentiment de honte traverse les interlocuteurs de Socrate lorsqu’ils sont soumis à la réfutation. Elle paraît centrale à l’expérience de la réfutation en

107 ANNAS, Julia, An Introduction to Plato's Republic, Oxford, Clarendon Press, 1981, p.52. 108 Alcibiade, 108e-109a, trad. J.-F. PRADEAU et C. MARBOEUF; dans Œuvres, p. 8.

tant que telle, peut-être entre autres pour la même raison que, comme le souligne ALAIN,

on travaille volontiers à des gammes ; mais, à raisonner, on ne veut pas travailler. Peut-être par le sentiment qu’un homme peut se tromper de ses mains, mais qu’il ne lui est pas permis, sans grande humiliation, de se tromper de son esprit, qui est son bien propre et intime.110

Parmi les témoignages d’interlocuteurs de Socrate sur l’effet qu’ont eu sur eux ses discours, on n’en trouvera peut-être pas de plus élogieux et extensif que celui d’Alcibiade dans le Banquet. Ce dernier arrive ivre au banquet111 auquel assiste Socrate, et à un moment de la soirée où chaque convive a déjà fait l’éloge d’Éros, dieu de l’amour, du désir. « Quand je [prête l’oreille à Socrate], dit Alcibiade, mon cœur bat beaucoup plus fort que celui des corybantes et ses paroles me tirent des larmes »112. Alors qu’il ne vit pas cela avec les autres orateurs, Alcibiade soutient qu’à l’écoute de Socrate, son « âme est troublée » et s’indigne « de l’esclavage auquel [il est] réduit. » 113 C’est que Socrate oblige Alcibiade, nous dit ce-dernier, « à admettre que, en dépit de tout ce qui [lui] manque, [il] continue à n’avoir pas souci de [lui] — même »114. Enfin Alcibiade annonce : « Il est le seul être humain devant qui j’éprouve un sentiment qu’on ne s’attendrait pas à trouver en moi : éprouver de la honte devant quelqu’un. Il est le seul devant qui j’ai honte. »115 C’est qu’il ne peut réconcilier le fait d’être convaincu, alors qu’il est en présence de Socrate, qu’il ne vit pas sa vie comme il le devrait, avec ses actions dès lors qu’il le quitte et qu’il « cède à l’attrait des honneurs que confère le grand nombre. »116

110 ALAIN, Propos sur l'éducation, XXIV, Paris, Presses Universitaires de France, 1963, p. 54. 111 Banquet, 212d.

112 Ibid., 215e.

113 Banquet, 215e, trad. L. BRISSON; dans Œuvres, p. 150. 114 Ibid., 216a.

115 Ibid., 216a-b. 116 Ibid., 216b.

Alcibiade est comme tiré dans deux directions opposées. Il est scindé en deux : celui qui, au contact de Socrate, réalise qu’il rate sa vie en poursuivant les honneurs, en poursuivant la quête de pouvoir et, d’un autre côté, l’Alcibiade qui continue dans cette voie malgré cette réalisation. Si bien que ces mots de Saint-Paul dans l’épître aux Romains pourraient venir d’Alcibiade : « le bien que je veux, je ne le fais pas et le mal que je ne veux pas, je le fais. »117 C’est une autre dimension de la honte qui apparaît ici. Jusqu’à maintenant, on avait vu que la honte accompagnait la réalisation que l’on ignorait sa propre condition ; qu’on se méprenait sur soi. Par contre, ce qu’Alcibiade, fameux interlocuteur de Socrate, nous raconte ici, c’est qu’il éprouve de la honte devant Socrate plutôt parce que, après avoir réalisé qu’il ne vivait pas la vie qu’il reconnaissait être la bonne, il continuait, dans ses actions, à désobéir à sa raison. Il faisait le mal qu’il ne voulait pas, et ne faisait pas le bien qu’il voulait.

« Quand je l’aperçois, j’ai honte de mes concessions passées », dit Alcibiade, au point où il « aurait plaisir à [voir Socrate] disparaître du nombre des hommes »118. Alcibiade se considère endetté envers Socrate, puisqu’il a été un grand bienfaiteur pour lui. Quel plus grand bienfait, en effet, que celui de réaliser qu’on se trompait sur les sujets les plus importants ? Et s’il nous peine de rencontrer celui envers qui on a contracté une dette, puisque cela nous rappelle l’état dans lequel nous sommes par rapport à lui, cette peine est décuplée lorsque, à l’instar d’Alcibiade, on choisit chaque jour de ne rien faire du cadeau qui nous a été donné. Socrate disparaissant, Alcibiade peut bien croire qu’il n’aurait plus à se remémorer son échec quotidien. Mais même ce souhait est futile, puisque Socrate a laissé sa trace en lui, et qu’il n’a nul besoin de ce dernier pour subir cette morsure : sa conscience s’en charge déjà. C’est d’ailleurs bel et bien en termes de morsure qu’Alcibiade décrit son expérience

117 Rm, 7, 19. 118 Op. cit., 216b-c.

de la philosophie, lui qui compare l’effet qu’a eu sur lui la philosophie comme une « morsure plus douloureuse encore » que celle d’une vipère, puisqu’il fut mordu « là où, selon toute vraisemblance, il est le plus douloureux de l’être […] au cœur ou à l’âme. »119