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La réfutation sous le mode du dialogue

3. L’elenchos comme solution aux problèmes éducatifs

3.6. La réfutation sous le mode du dialogue

L’Étranger le dit bien au début de ce passage du Sophiste, à 230a : c’est par le mode de l’interrogation, du questionnement, que se pratique la technique purgative qu’est la réfutation — et plus largement, oserions-nous avancer, l’enseignement philosophique. Il n’est pas dépourvu d’intérêt, selon nous, de nous pencher sur l’utilisation du dialogue pour réfuter, alors que, comme le souligne L.-A. DORION, le sens du mot « elenchos » n’a même pas toujours référé à une réfutation verbale — encore moins donc, ajouterions-nous, à une réfutation verbale du type du dialogue.149 Le sens que lui donnait Homère aurait été celui de « honte », plus particulièrement la honte qu’éprouve le guerrier qui échoue à l’épreuve150. Le sens juridique, que certains commentateurs ont soulevé, quoiqu’il signifie « réfutation », ne se fondait toutefois jamais, d’après L.-A. DORION, « sur un échange verbal entre l’accusateur et l’accusé, échange à la suite duquel l’un serait parvenu à réfuter l’autre »151, mais bien plutôt sur de nombreux témoignages. Or, comme le fait remarquer L.-A. DORION, lors de son propre procès, Socrate ne fait venir aucun témoin, mais fonde plutôt la preuve de son innocence sur une autre méthode : l’erôtesis, ou l’interrogation de Mélètos.

Dans le Gorgias, Socrate rejette le premier type de discours se basant sur des témoignages, affirmant que celui-ci « n’a aucune valeur pour la recherche de la vérité »152, puisqu’il arrive que malgré une grande quantité de témoins, les témoignages soient faux. En effet, en ce qui concerne la vérité, le nombre de personnes qui soutiennent une opinion ne nous apprend rien sur

149 DORION, L.-A, « La "dépersonnalisation" de la dialectique chez Aristote », Archives de

Philosophie, 60, 1997, p. 599.

150 Ibid., p. 598. 151 Ibid., p. 599.

la véracité de la position, étant donné qu’en principe, un grand nombre peut se méprendre.

Par contraste, Socrate soutient qu’il « ne [sait] produire qu’un seul témoignage en faveur de ce [qu’il dit], c’est celui de [son] interlocuteur »153. Socrate refuse généralement de s’appuyer sur un appel à l’autorité lors de ses discussions avec ses interlocuteurs, et les interroge plutôt. Dans son commentaire à l’Alcibiade, Proclus fournit plusieurs raisons pour lesquelles Socrate privilégie le recours au dialogue. Monique LORTIE fait bien remarquer dans son mémoire sur Le dialogue dans l’éducation philosophique que, dans l’Alcibiade, « Socrate entraîne son interlocuteur non pas dans des discours rhétoriques et des assauts d’arguments, comme celui-ci pourrait s’y attendre, mais plutôt à un examen progressif des opinions qui sont en lui »154. En réalité, comme nous dit Proclus dans ce passage qui mérite qu’on le cite au long :

Ce genre de discours, [le dialogue], qui consiste en interrogations et réponses, en premier lieu rend l’auditeur plus attentif, en le contraignant à suivre les interrogations sans le laisser se soustraire à l’influence de celui qui parle et attacher son intellect à autre chose, comme il arrive à ceux qui écoutent des discours de rhétorique : les auditeurs, loin de se tourner vers ces discours, le plus souvent les laissent-là et tournent leur esprit vers tout autre chose. En deuxième lieu, ce genre de discours est extrêmement efficace en ce qui concerne la faculté de recherche, puisqu’il persuade l’auditeur de rechercher par lui-même les réponses convenables, puisqu’il le conduit par les questions et qu’il le tourne vers lui-même en le détournant des discours qui portent vers l’extérieur. En troisième lieu, ce genre de discours apporte aussi une contribution considérable à la purification : car il fait que celui qui a des opinions fausses se réfute lui-même, entre en dissonance avec lui-même, il voit la laideur de l’erreur et aspire à la connaissance véritable. Car la réfutation est un

153 Gorgias, 474a, trad. M. CANTO-SPERBER; dans Œuvres, p. 446.

154 LORTIE, Monique, Le dialogue dans l’éducation philosophique, Mémoire présenté à la faculté

des études supérieures de l’université Laval pour l’obtention de grade de maître ès arts, Faculté de philosophie, Université Laval, Octobre 1997, p. 114-115.

syllogisme qui établit la contradiction ; or, c’est en cela que consiste la purification des opinions fausses ; car celui qui est réfuté devient l’accusateur de sa propre ignorance. Quatrièmement, enfin, pour la réminiscence, ce genre de discours nous fournit une aide considérable ; car discerner en soi- même le vrai, être celui-là même qui parle, se tourner vers soi- même, contempler en soi-même l’objet à connaître, voilà qui, effectivement, montre que les connaissances sont des réminiscences. Car dans les discours de rhétorique, la connaissance nous vient de l’extérieur, elle est étrangère et adventice, tandis que dans les rencontres dialectiques c’est nous- mêmes qui proférons le vrai.155

Ce passage vaut la peine qu’on s’y attarde un peu. Proclus y souligne que l’attrait premier du dialogue par opposition aux longs discours est de rendre l’interlocuteur plus attentif. En effet, l’interlocuteur devant répondre de lui-même aux interrogations n’a pas le loisir de porter son attention sur autre chose que ce dont il est question. Socrate lui-même refuse fréquemment les longs discours dans l’œuvre de Platon, demandant à de nombreuses reprises à ses interlocuteurs de garder leurs réponses courtes156 puisqu’il « se trouve [qu’il] a une mauvaise mémoire, et si quelqu’un [lui] tient un long discours [il en vient] à oublier ce dont il parle »157.

Simone WEIL souligne avec raison qu’il « y a quelque chose dans notre âme qui répugne à la véritable attention beaucoup plus violemment que la chair ne répugne à la fatigue. »158 Ceci fut peut-être vrai de tout temps, mais s’il est une époque où l’attention est singulièrement fuyante, ce semble bien être cette

155 PROCLUS, Sur le premier Alcibiade de Platon, Tome II, trad. A. P. SECONDS, Paris, Belles

Lettres, 1985, p. 232-233.

156 Ainsi Socrate dit-il à Polos, dans le Gorgias, 461d, trad. M. CANTO-SPERBER : « [Réprime

ces] longs discours que tu fais, Polos »; à Protagoras dans le dialogue du même nom, 334d- e, trad. F. ILDEFONSE : « Si j’étais un peu sourd, tu penserais qu’il me faut me parler plus fort qu’aux autres, si tu voulais discuter avec moi; eh bien, de la même manière, puisque tu es tombé sur quelqu’un qui a une mauvaise mémoire, condense tes réponses et fais-les plus courtes, si tu veux que je te suive. »

157 Protagoras, 334c-d, trad. F. ILDEFONSE; dans Œuvres, p. 1457. 158 WEIL, Simone, Attente de Dieu, Paris, Seuil, 1977, p. 119.

époque qui est la nôtre. Dans son Narcisse ou la stratégie du vide, LIPOVETSKY soutient en effet :

Le manque d’attention des élèves, dont tous les enseignants aujourd’hui se plaignent, n’est qu’une des formes de cette nouvelle conscience cool et désinvolte, en tout point semblable à la conscience téléspectatrice, captée par tout et rien, excitée et indifférente à la fois, sursaturée d’informations.159

Il est presque évident qu’on ne tombe pas sur une vérité philosophique par mégarde ou inattention, puisque ces vérités sont de celles « auxquelles on ne peut croire qu’en les éprouvant cent et mille fois, [comme c’est le cas de] toutes les vérités essentielles »160, pour reprendre les mots de Simone WEIL. Ainsi, si l’on recherche ces vérités, nous faut-il nous tendre vers elles et, par un effort d’attention, les approcher de nous afin qu’on les saisisse mieux. C’est de cette manière que le dialogue a l’avantage sur l’exposé ou l’enseignement magistral, par le fait qu’il dirige l’attention de l’interlocuteur, le rendant entre autres responsable, lui aussi, de ce qui est dit.

Cette responsabilité du dialogue rejoint également le second avantage que soulève Proclus par rapport à l’usage par Socrate de cette méthode par questions et réponses. Proclus soutient en effet que le dialogue « persuade l’auditeur de rechercher par lui-même les réponses convenables », ceci parce qu’il « le conduit par les questions et qu’il le tourne vers lui-même en le détournant des discours qui portent vers l’extérieur. »161 A. Ph. SEGONDS dira que cette méthode permet à l’interlocuteur de se « tourner vers lui-même et de savoir ce dont il doit faire l’objet de ses soins »162. Socrate veut en effet savoir

159 LIPOVETSKY, Gilles, Narcisse ou la stratégie du vide, Paris, Gallimard; in Réseaux, vol. 4,

no. 16, 1986, Philosophie et communication, p. 17.

160 WEIL, Simone, Attente de Dieu, Paris, Seuil, 1977, p. 120

161 Proclus, Sur le Premier Alcibiade de Platon, 14 sq., Tome I, édité et traduit par A. P.

Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 11 sq. Voir les longs développements qui précèdent.

ce que son interlocuteur lui-même pense, et rejette à de nombreuses reprises les fuites vers les opinions communément acceptées ou hypothétiques. Ainsi lorsque Protagoras lui dit :

Je ne suis pas vraiment de ton avis, Socrate […] [mais] enfin qu’importe ? […] Admettons, si tu veux, que la justice est chose pie et que la piété est juste. — Pas de ça, lui [dit Socrate] ; ce ne sont pas des "si tu veux" et des "s’il te semble" que je souhaite éprouver, mais c’est toi et c’est moi ; et si je parle ainsi, de toi et de moi, c’est que la meilleure façon d’éprouver notre raisonnement, je crois, c’est d’en enlever les si.163

Comme on l’a vu plus tôt, Socrate rappelle fréquemment à ses interlocuteurs qu’il est de leur devoir de dire ce qu’ils pensent, et les enjoint donc à ne pas défendre n’importe quelle position. On soulevait que cela lie l’interlocuteur à ce qu’il dit, et indique le caractère existentiel de la réfutation.

Il nous est d’avis qu’il existe une raison plus profonde encore pour laquelle Socrate demande aux personnes avec qui il conduit ses recherches de dire ce qu’elles pensent, et c’est la raison que Proclus semble soulever lorsqu’il dit que cela tourne l’interlocuteur « vers lui-même en le détournant des discours qui portent vers l’extérieur »164. Chacun sait qu’en tant qu’ils sont

mots, les mots signifient ; renvoient vers une réalité qui leur est extérieure

— sans quoi ils ne sont que sons de voix. S’ils signifient, c’est que l’on vérifie du sens de ces mots et de la vérité de ce qu’ils disent de manières différentes selon l’ordre de réalité de ce qu’ils signifient. Le lieu de vérification lorsque l’on discute de réalités sensibles, par exemple, se trouve lui-même dans le sensible — ou à l’extérieur de nous et accessibles par nos sens. Mais lorsqu’il est question du beau, du bien et de toutes ces réalités qui dépassent le sensible, il n’est d’autre lieu de vérification, pour savoir si ce qui en est dit est vrai, que cette intériorité, ce « soi-même » dont Proclus parle ou, pour le dire avec 163 Protagoras, 331b-d, trad. F. ILDEFONSE; dans Œuvres, p. 1455.

Saint Augustin : par le signe, voulant désigner des idées, « nous sommes renvoyés à une intériorité qui demande à son tour des garanties. »165 Ainsi Monique LORTIE résume-t-elle : « tout extérieur que soit le langage, il doit renvoyer à une certitude qui ne peut qu’être interne ; qui, de plus, doit être, dans l’enseignement, commune à la fois au maître et au disciple. »166 C’est ce qui lui fait dire que le signe lui-même

n’apprend rien ; il n’"enseigne rien". Il faut tourner les yeux — et

l’œil de l’âme — dans telle direction de manière à ce que je vois

ce qu’il y a à voir. Le monde, dès lors, paraît à travers les signes, parce que le signe est par nature une invitation à le dépasser. […] Autrement dit, entendre les mots du maître oblige l’étudiant à une rentrée en soi afin d’examiner si ce qui est dit est vrai et s’il peut trouver, en lui, la même lumière que celle que lui signifient les mots de l’enseignement.167

Si l’étudiant ne procède pas par lui-même à ce retournement lors de l’enseignement magistral, on court le risque qu’il en reste à la surface, aux mots et aux formules qu’il apprendra, mais qui ne seront pas descendus en lui, ayant établi leur demeure dans la sensation, si l’on peut s’exprimer ainsi. On comprend mieux que Socrate, à chaque étape de la discussion, demande à son interlocuteur s’il est d’accord ; s’il croit que ce qu’il dit est vrai. De cette manière, il force en quelques sortes le mouvement de ce dernier, de l’observation de Socrate et des mots qu’il prononce, à la vérification dans son for intérieur de la véracité de ce qui est dit.

Soulignons par ailleurs que, dans l’œuvre de Platon, Socrate décrit lui- même sa pratique du dialogue comme tournant le regard de ses interlocuteurs vers eux-mêmes. C’est du moins ce qu’il dit dans l’Apologie, alors qu’il décrit sa recherche comme suit :

165 AUGUSTIN, De Magistro, Introduction de Bernard Jolibert, Paris, Klinksiek, 1988, p. 8. 166 LORTIE, Monique, Le dialogue dans l’éducation philosophique, p. 83.

Et si parmi vous, il en est un […] pour prétendre qu’il se soucie de l’amélioration de son âme, je ne vais ni partir ni le laisser partir ; bien au contraire, je vais lui poser des questions, je vais le soumettre à examen et je vais chercher à montrer qu’il a tort et, s’il ne me semble pas posséder la vertu, alors qu’il le prétend, je lui dirai qu’il devrait avoir honte d’attribuer la valeur la plus haute à ce qui en a le moins et de donner moins d’importance à ce qui en a le plus.168

Par ailleurs, le meilleur moyen de vérifier que l’étudiant entend véritablement (au sens d’entendement) ce qu’on tente de lui montrer est de le questionner. Socrate souligne en effet, au sujet de certains orateurs, que lorsqu’on les questionne,

semblables à des livres, ils n’ont rien à répondre, ni rien à demander eux-mêmes : à la moindre question supplémentaire qu’on leur pose sur ce dont ils ont parlé, comme des vases d’airain qui résonnent longuement lorsqu’on les frappe et tiennent le son jusqu’à ce qu’on les touche, de la même manière, à la moindre question, les orateurs font traîner leurs discours en longueur.169

Si ces orateurs n’ont rien à dire, c’est qu’à l’instar des vases d’airains qui résonnent longuement, ils ne font que produire des flatus vocis ; des sons de voix. Ce qui les arrête dans leur mouvement, c’est une question, par exemple, et la preuve qu’ils ne comprenaient pas ce qu’ils disaient, c’est qu’ils n’arrivent pas à répondre aux questions de Socrate. De même les orateurs, de même les étudiants.

Proclus souligne avec raison qu’alors que le dialogue redirige l’interlocuteur vers lui-même, il l’encourage par la même occasion à se mettre en quête par lui-même. Ces encouragements sont d’ailleurs explicites à 168 Apologie, 29e-30a, trad. L. BRISSON; dans Œuvres, p. 80.

travers l’œuvre de Platon. Socrate encourage effectivement Protagoras en ces mots : « Allons […] Protagoras, ne nous décourageons pas, et examinons les autres points »170, et dit à Alcibiade : « Allons, il faut être courageux »171. À Critias, encore :

courage, mon bienheureux […] et réponds à la question posée comme il te semble, sans te préoccuper de savoir si c’est Critias ou Socrate qui est réfuté. Concentre-toi plutôt sur l’argument et examine de quelle façon s’en tirera ce qui aura été soumis à la réfutation »172,

et à Protarque, dans le Philèbe :

ne dissimulons donc pas, Protarque, la diversité de mon bien ni celle du tien ; mettons-les au contraire en évidence, et ayons le courage de les examiner […] Car nous ne nous battons pas maintenant pour la victoire, pour que l’emporte ce que je soutiens ou bien ce que tu soutiens toi, mais c’est pour ce qu’il y a de plus vrai que nous devons lutter l’un aux côtés de l’autre.173

À Charmide, enfin, Socrate dit :

Il faut donc, Charmide, […] que tu te concentres à nouveau et plus intensément ; lorsque, après avoir regardé en toi-même, tu auras compris quel genre de personne la présence de la sagesse fait de toi, et ce qu’elle doit être pour produire un tel effet, rassemble tous ces éléments et dis-moi clairement et bravement ce qu’elle te semble être.174

170 Ibid., 333b-c.

171 Alcibiade, 127d, trad. J.-F. PRADEAU et C. MARBOEUF. 172 Charmide, 166d-e, trad. L.-A. DORION.

173 Philèbe, 14b, trad. J.-F PRADEAU. 174 Charmide, 160d-e, trad. L.-A. DORION.

La question de Socrate à son interlocuteur le pousse, de fait, à sonder son âme pour vérifier ce qui s’y trouve, et cela peut annoncer ou déclencher une véritable quête. Or cette quête est difficile, et l’élan commun n’est pas de se porter vers le difficile, d’où la nécessité d’avoir cet autre qui nous tient responsable dans le dialogue, et nous y enjoint. Les formules encourageantes qu’utilise Socrate soulignent bien que son but est que l’interlocuteur poursuive la quête, mais ça n’est pas la seule méthode qu’il utilise pour libérer l’interlocuteur d’une charge émotionnelle qui lui nuit, et l’aider à poursuivre le travail, comme nous le verrons plus tard.

Le troisième avantage que soulève Proclus quant à l’usage du dialogue par Socrate est que cette méthode fait « que celui qui a des opinions fausses se réfute lui-même, entre en dissonance avec lui-même »175. Ceci est rendu possible par le fait que, au cours d’un questionnement, parmi le questionneur et le questionné, c’est le questionné qui affirme, nous dit Socrate — ou plutôt Alcibiade — dans l’Alcibiade :

[Socrate] Vois-tu, Alcibiade, comme tu ne parles pas convenablement ? […] Parce que tu prétends que c’est moi qui tiens ces propos. […] Réfléchis. Si, de un ou de deux, je te demande lequel de ces nombres est le plus grand, tu diras que c’est deux? — [Alcibiade] Pour moi, oui. […] — [Socrate] Et au sujet de ces choses, celui qui s’exprime, est-ce moi qui interroge ou toi qui réponds ? — [Alcibiade] C’est moi ! [Socrate] Allons donc, d’un mot : quand il y a question et réponse, lequel s’exprime, celui qui interroge ou celui qui répond ? [Alcibiade] Celui qui répond, me semble-t-il, Socrate.176

Si cela est vrai, et que celui qui parle, dans un dialogue, est réellement celui qui qui répond aux questions, c’est dire que lorsque l’interlocuteur, répondant à certaines questions, contredit ce qu’il disait plus tôt, c’est bel et bien celui-là qui se réfute lui-même, et non Socrate. Pour reprendre une 175 PROCLUS, loc. cit., 15 sq.

analogie dont il fut question plus tôt, Socrate, tel un miroir, ne ferait que retourner à l’interlocuteur sa propre image, et c’est l’interlocuteur lui-même qui voit sa propre laideur. Socrate guide son interlocuteur dans le syllogisme « qui établit la contradiction », et c’est cela qui pousse l’interlocuteur à devenir « l’accusateur de sa propre ignorance »177, selon Proclus. Ayant répondu aux questions de Socrate, l’interlocuteur obtient lui-même une vue d’ensemble « des propos totalement divergents qu’il tient sur le même sujet »178 ; il voit de lui-même que ce qu’il disait plus tôt contredit ce qu’il dit à présent ; que ses opinions entrent pour ainsi dire en collisions les unes contre les autres. Si l’interlocuteur dit à Socrate ce qu’il croit réellement, c’est donc que sa contradiction avec lui-même préexistait à sa discussion avec Socrate. Ces contradictions lui demeuraient toutefois jusqu’alors cachées — à l’interlocuteur et au reste du monde.