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La question de Socrate

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Texte intégral

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Congrès SPR, Bassecourt, 23 mai 1987

Regarder chaque enfant comme s’il était Michel-Ange ou Mozart

Le professeur Albert Jacquard est généticien. Il symbolise surtout l’approche humaniste et philosophique des technologies. Cette approche est également celle qui a inspiré les auteurs du rapport Education et technologies nouvelles.

Un philosophe, c’est beaucoup dire. Je suis plutôt un scientifique dont le métier est d’essayer d’apporter un peu plus de lucidité.

En effet, en ce crépuscule du siècle et de millénaire, que peut-on demander aux scientifiques? On leur demande souvent de l’efficacité. Mais ils ont déjà donné et ce qu’ils ont donné mélange le pire et le meilleur.

Ce qu’ils peuvent apporter et qui est sûrement bon, c’est de la lucidité. La lucidité sur quoi? Depuis toujours, ils nous montrent ce qu’est la réalité, la réalité de notre monde, de cet univers dans lequel nous vivons, mais surtout la lucidité sur nous-mêmes. Un homme, qu’est-ce que c’est?

Il se trouve que la science peut apporter à cette question de toujours des réponses assez nouvelles. Et ces réponses peuvent transformer notre vie et transformer la vie de nos sociétés.

La question de Socrate

Il y a quelque temps, je m’en souviendrai longtemps, j’étais dans une classe d’enfants réputés débiles, en retard, parce que les problèmes de robinets ne les intéressaient pas, car ils ont autre chose de plus important à résoudre; un petit garçon de douze ans a posé la question: «Mais, Monsieur, qu’est-ce qui nous fait vivre?»

J’ai senti derrière cette question toute l’angoisse d’un enfant qui se sent au début de sa vie et qui entend dire que la vie n’est pas drôle, qu’on n’a pas demandé à naître, cette chienne de vie qu’on doit supporter. Il avait sans doute eu l’impression, en m’entendant parler, que pour moi la vie était le plus beau des cadeaux parce que c’était une vie d’homme.

Il faut prendre cette question au sérieux, car c’est celle de Socrate.

Je lui ai répondu que ce qui me faisait vivre profondément, c’était le sentiment de participer à une construction, la construction de l’humanitude.

C’est le propre de l’homme d’avoir amené au monde quelque chose qui n’y était pas, d’avoir ajouté quelque chose. Il s’agit ici de pédagogie, d’éducation, de fabrication des hommes.

Comment prendre ce problème? On peut évoquer l’idée souvent émise que l’ontogenèse récapitule la phylogenèse.

Je n’aime pas des formules aussi pédantes, probablement un peu fausses d’ailleurs. On entend par là que quand on regarde l’évolution d’un embryon, d’un fœtus d’homme ou d’animal, on a

l’impression que les phases successives de son développement représentent assez bien les phases successives de l’évolution depuis l’époque de nos lointains ancêtres sortis de l’océan.

Alors on peut donner cette idée: l’ontogenèse, la fabrication d’un individu récapitule toute

l’évolution de son espèce depuis le début. Je ne sais pas si c’est vrai du point de vue physiologique, mais je pense que c’est vrai du point de vue psychologique, du point de vue de la construction de l’intelligence. L’intelligence d’un enfant qui se développe récapitule toute l’histoire de l’humanité.

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Les ratés de l’évolution

Un jour, par hasard, par accident ou par volonté divine, peu importe, est arrivée une espèce assez ratée. Ratée parce que finalement elle est le produit d’une erreur dans la régulation interne qui fabrique les neurones. Chez les primates ordinaires, l’usine fabrique des neurones très bien

organisés et elle est régulée de telle façon qu’elle s’arrête quand on en a cinq à six milliards. Et puis un accident, quelque mutation a fait que cette usine s’est affolée complètement et chez ces primates ratés, au lieu de fabriquer le nombre voulu de neurones durant la vie fœtale, elle s’est mise à

fabriquer des cellules au rythme affolant de 500 000 cellules à la minute, ce qui a provoqué un désordre effroyable. On a même été obligé de faire naître le petit d’homme avant qu’il ne soit terminé; il n’aurait pas pu sortir, parce que devenu trop grand.

Ce qui donne, vous le savez, des êtres pas très présentables à la naissance. Mais il se trouve que cette erreur contient toutes les promesses. Cet handicap affreux se transforme en avantage. En effet, après sa naissance, cet enfant va mettre en place un réseau fabuleux d’un million de milliards de connexions. Et avec ça, il va pouvoir être le champion toutes catégories de la complexité.

Un primate, oui, mais…

L’homme, c’est donc un primate plus ou moins raté dans le sens qu’il devient hyper, hyper, hypercomplexe.

Cette notion de complexité, les scientifiques la lient actuellement à une autre notion beaucoup plus étrange encore: l’auto-organisation, soit la capacité de se faire soi-même. Autrement dit, le

scientifique qui est en face d’une structure matérielle complexe et qui essaie de prévoir son devenir s’aperçoit qu’il ne peut rien prévoir.

Supposez, par exemple, que vous ayez devant vous un objet très simple. Il a une masse et en disant masse vous avez tout dit. Cet objet est soumis à un rapport extérieur très simple, une force F. Que va-t-il se passer? On sait répondre. On connaît tout l’avenir. Une force F s’appliquant à une masse M donne une accélération…; tout le monde sait ça. Donc comme l’objet est simple, on peut tout

prévoir. Mais quand on est devant un objet complexe, on s’aperçoit qu’il faut énumérer les

caractéristiques de tous ses éléments. Ces caractéristiques sont très nombreuses et il y a entre ses éléments de très nombreuses réactions. On s’aperçoit à un certain moment qu’on ne sait pas tout et l’on constate que sachant presque tout, on est dans la même situation que si l’on ne savait presque rien. Voilà quelque chose d’assez nouveau.

L’impossible prévision

Permettez-moi une petite parenthèse pour expliquer comment le presque tout est équivalent au presque rien dans la capacité à prévoir. Le mieux est de prendre une image, l’image du joueur de billard. Vous savez qu’un bon joueur de billard, lorsqu’il lance sa boule, peut prévoir le rebond sur trois bandes successives en admettant qu’elles soient élastiques, etc.

Il peut donc lancer sa boule avec suffisamment de précision pour prévoir le troisième rebond. Peut-il prévoir le dixième rebond? La réponse est non, car le sixième rebond dépend d’un mouvement qu’aurait fait un spectateur dans la salle et qui aurait provoqué une attraction gravitationnelle sur la boule. Et le 50e rebond? La réponse est non, car l’attraction gravitationnelle dépend d’un électron situé au fin fond de l’univers à quinze milliards d’années-lumière. Un électron ne pèse pas lourd quand il faut diviser ça par le carré de la distance de 15 milliards d’années-lumière: il ne reste pas grand-chose. C’est pourtant l’ordre de grandeur et la précision avec laquelle il faudrait connaître la trajectoire après le 50e rebond. C’est donc impossible.

Et pourtant, on admettait par hypothèse, a priori, que tous ces rebonds étaient parfaitement

dépendants de l’élasticité des bandes. On était dans un monde matériel, rigoureux, déterminé, où la nécessité faisait loi. Et pourtant, on s’aperçoit qu’on ne peut pas prévoir et comme on veut parler quand même de l’avenir, alors on parle le langage de Pascal, c’est-à-dire en termes de probabilités.

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Le hasard, aboutissement de la nécessité

Les probabilités, c’est le langage inventé pour ça. Donc on va raisonner en termes de probabilités et voilà un cheminement qui vous montre que l’opposition évoquée par Démocrite et Jacques Monod entre le hasard et la nécessité est une opposition parfaitement fausse. Le hasard n’est pas du tout le contraire de la nécessité, il est l’aboutissement de la nécessité quand on a affaire à des objets

complexes.

Autrement dit, la nécessité, le déterminisme aboutissent au raisonnement probabiliste. Ce raisonnement, on peut le justifier en disant que le hasard intervient, mais pas du tout comme ce vieux capricieux qu’on imagine. Et plutôt que de parler de hasard, parlons de l’auto-organisation, c’est-à-dire de la capacité de cette structure matérielle à participer à sa propre transformation. Et plus la structure est complexe, et plus elle est capable de s’autofabriquer.

Le cerveau humain, le système nerveux central est à notre connaissance la structure la plus complexe; elle est aussi la plus capable de s’autofabriquer, de s’autoformer. Elle est devenue autonome et le mot autonomie n’est pas très loin du mot liberté.

Si bien qu’on est en train de fonder le concept de liberté, non plus comme les poètes ou les philosophes qui la constatent en une observation informelle: «Je suis un être libre», mais comme l’aboutissement d’un raisonnement qui est devenu rigoureux.

Nous voici devant la définition de l’homme, un être capable de se faire soi-même. Et du coup, il a fondé, créé quelque chose: la suite de ce qu’avait fait la nature.

On nous explique, et vous avez dû l’apprendre en classe, que l’évolution avait abouti à l’espèce homo sapiens. C’est faux. Comment voulez-vous que la nature fabrique de la sagesse? La nature fabrique des choses, sans projet. Il se trouve que, par hasard ou par volonté extérieure, elle a abouti à

«homo». Mais cet homo était par erreur tellement complexe qu’il a eu le pouvoir de prendre le relais. Et c’est «homo» qui a fabriqué «sapiens».

Si bien que toute la phylogenèse de l’humanité consiste en une série d’accidents, de mutations jusqu’au moment où l’homme a fait lui-même la phylogenèse.

Nous avons inventé l’émotion

Un exemple: l’homme a bien reçu la recette de fabrication des cordes vocales. Au début, il n’a pas su s’en servir. Peu à peu, il a appris. Et si je parle, c’est parce que la nature m’a donné le cadeau des cordes vocales, mais c’est aussi parce que d’autres hommes m’ont appris à parler.

Il n’y a pas eu de premier homme. Nous sommes tous des premiers hommes. Il y a eu continuité d’une construction et cette construction nous a permis, par exemple — c’est la science — de regarder le monde et de le regarder avec notre cerveau, nos yeux. Nos yeux nous sont bien utiles. Nos oreilles aussi, qui nous transmettent des sons. De ces sons nous en faisons autre chose. Les chants que nous avons entendus tout à l’heure, les chants des Papillons de Corban, c’étaient des vibrations. Pourquoi était-ce devenu émouvant? Pourquoi certains d’entre nous, j’en étais, ont-ils eu envie de pleurer?

Parce que ces vibrations provoquées par des enfants provoquaient des vibrations en nous. Les vibrations de l’air n’avaient aucune espèce d’importance. Ce qui comptait, c’était le rapport entre les vibrations du groupe d’enfants et les vibrations qu’elles provoquaient en nous. Les yeux et les oreilles nous sont utiles, mais ils restent des intermédiaires dont nous faisons tout autre chose: nous en faisons des émotions. Nous avons inventé les émotions. Nous avons inventé que le monde était beau. Ce n’est pas vrai que le monde est beau; il est beau parce que nous le regardons.

Nous créons la beauté

Et c’est ce que j’avais répondu à un petit garçon au bord de l’océan. Moi, je participe à la

construction de la beauté. Tu regardes l’océan, tu vois le coucher de soleil. Tu le trouves beau. Quelle erreur! Le coucher de soleil n’est pas beau; il est vert, bleu, rouge. La beauté n’est pas à l’horizon.

Elle est en toi, derrière ta rétine. C’est toi qui crées la beauté. Et comme toujours quand on trouve

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des phrases aussi intelligentes, on s’aperçoit qu’elles ont déjà été dites. Par Einstein, entre autres, qui disait: «Si un jour, il n’y avait plus d’hommes, il n’y aurait plus personne pour écouter Mozart.»

Nous pouvons faire mourir Mozart une seconde fois. C’est facile. Il n’y a qu’à, comme on dit, tuer tous les hommes et c’est en notre pouvoir.

L’égalité et la justice en plus

Nous avons inventé la beauté et encore davantage: nous avons maintenant des exigences d’égalité, par exemple. Faut-il être fou pour penser à des choses pareilles? Regardez autour de vous. Il n’y a pas un homme pareil à un autre homme. La nature ne fait que des non-égalités. Et nous, nous disons: il faut que les hommes soient égaux. C’est fou? Nous voulons inventer la justice. Existe-t-elle dans le monde? Est-ce que la nature nous parle de justice? EIle en est bien incapable. Dans la nature, Ies choses sont. C’est tout. Et puis nous avons inventé qu’il y avait des choses justes et des choses injustes parce qu’elles nous plaisent ou qu’elles ne nous plaisent pas. Nous avons inventé

successivement l’égalité, la justice et bien d’autres choses encore. Et ce sera sans fin.

Tu vas changer le monde

Et c’est ça que nous devons dire à un petit d’homme qui arrive et qui possède les cadeaux de la nature. Nous pouvons lui apporter des cadeaux bien meilleurs encore et que nous avons inventés il y a plusieurs centaines de milliers d’années.

C’est ça l’éducation! Dire à un petit d’homme: je vais t’apprendre à devenir un homme.

Et dans cette compréhension de ce qu’est l’homme, il y a l’évidence qu’il est à construire et qu’il va en rajouter et que le monde ne sera plus le même après lui qu’avant. Dire à tout petit d’homme:

«Lorsque tu disparaîtras, car tout a une fin, tu auras changé le monde.»

C’est vrai, comme le chantaient les Papillons tout à l’heure — la chanson est une façon de faire passer les idées extraordinaires — que nous sommes tous là pour transformer le monde. En commençant évidemment par transformer les petits d’hommes que nous avons à côté de nous. Et c’est tout le problème de l’éducation.

Le seul objectif qui vaille

Vu comme ça, on se dit que le seul objectif d’un groupe humain, c’est de faire des hommes. Il faut bien s’habiller, se nourrir, se défendre… Tout ça est au service du seul objectif qui vaille: éduquer.

Si bien que dans un gouvernement, le seul ministre qui ait de l’importance, c’est le ministre de l’éducation. Tous les autres ministres doivent se mettre à sa disposition: «Que doit-on faire pour vous rendre service?»

Naturellement, le seul métier qui vaille, c’est celui de jardinier des hommes: les autres sont à son service.

Bien sûr, quand je dis tout ça, j’imagine un être sur une autre planète qui se dit: «C’est

extraordinaire! Sur cette petite planète de rien du tout, on vient d’apprendre qu’est arrivée une espèce étrange, par hasard, qui a pris son destin en main, qui sait que demain existera et qui sait que demain dépend d’elle. Cela doit être extraordinaire. Ces gens qui ont inventé l’égalité, la justice, etc.» Et il prend aussitôt sa belle fusée et il vient nous voir. S’il me rencontre, il me dira sûrement:

«Jacquard, vous êtes un sacré menteur! Vous avez vu l’état de votre planète? Vous parlez de justice, d’égalité!»

Le massacre au quotidien

«II n’y a même pas besoin d’aller au Sahel. Il suffit d’aller dans la banlieue parisienne. Le nombre d’enfants que vous massacrez! Le nombre d’enfants à qui vous dites qu’ils ne valent rien. Vous leur faites croire, vous le leur répétez. Et les enfants disent: “Nous, on est des cons.”

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Et s’ils le disent, ce n’est pas parce qu’ils l’ont inventé, c’est parce qu’on le leur fait croire.

Et le pire, c’est qu’ils finissent par le croire. Quel massacre! Car si un petit d’homme a le pouvoir de s’autofaire, comment peut-on porter un jugement sur sa plus ou moins grande qualité d’homme?

Comment peut-on même parler de capacité? Non! Il ne faut pas parler de capacité. Il ne s’agit pas d’une bouteille qu’on pourrait remplir d’informations, d’un cerveau dans lequel il faut mettre des informations. Le cerveau est un maître à fabriquer qui participera à la fabrication des autres.

Et c’est sans fin. Il faut y croire. La lucidité, c’est d’y croire. On peut pratiquement tout changer dans notre société.

Si réellement l’éducation est plus importante que tout le reste — je le dis en boutade — c’est

l’économie qui devient secondaire et je ne juge plus une collectivité à sa richesse, mais à sa capacité à réussir son système éducatif.

Les grands hommes comme référence

Une nation est avant tout une communauté éducative. Ce n’est pas une communauté offensive, défensive, militaire ou économique. C’est une communauté éducative.

Je suis très content d’être Français, mais je m’interroge sur la signification de ce mot. Ça veut dire quoi, être Français? C’est s’identifier à un certain nombre de gens qui vous ont fait. Je me prends pour qui? Pas pour Napoléon, mais pour Montaigne, Pascal, Voltaire, Teilhard de Chardin, Sartre, des gens qui finalement n’ont jamais parlé de la France. Ils ne m’ont jamais dit que la France était un grand pays. Ils s’en fichaient complètement. Ils parlaient de l’homme. En français. Et pour moi, un Français est un homme qui parle de l’homme en français. Alors vous voyez que j’annexe

volontiers toutes sortes de pays francophones, mais ils ne m’en voudront pas, car c’est l’annexion à un projet qui se réfère à de grands hommes que j’ai cités, à un projet jamais terminé et qui donne un certain regard sur les hommes. Qui n’est pas meilleur que le regard qu’on aura quand on parlera de l’homme allemand, chinois ou russe, mais qui est spécifique. Et ce serait une grande perte si par hasard il disparaissait. Par conséquent, il faut continuer à parler de l’homme en français.

L’éducation à vie

Alors ce projet éducatif? Prendre un petit d’homme pour en faire un homme. Combien de temps faut-il?

Plusieurs centaines d’années. On n’en a jamais fini. Il faut éliminer ce système ridicule qui consiste à dire: pendant vingt ans, on va vous faire, pendant vingt ans vous allez produire, et pour la suite vous attendrez la fin et on vous offrira quelques divertissements du troisième âge. Non! Il faut admettre que pendant toute sa vie on est là pour s’éduquer.

Et les hommes politiques me demandent de leur proposer un acte politique. Je leur réponds: c’est votre métier et non le mien. Finalement, je leur en ai proposé un. Le voici.

Il y a cinquante ans, des gens complètement fous ont demandé deux semaines de congés payés pour les ouvriers. Tout le monde a pensé à une utopie invraisemblable: un ouvrier c’est fait pour travailler!

S’il s’arrête, où va-t-on? L’économie ne pourra pas le supporter. En 1936, cette idée est devenue réalité.

Moi, je propose d’offrir à tout citoyen deux années sabbatiques entre 35 et 45 ans. Ça parait fou.

Mais à la réflexion, dans un pays comme la France où il y a 11 % de chômeurs, donner 5 % du potentiel de travail à chacun, ça coûterait moins cher que le chômage et ça aurait beaucoup d’avantages. Ça ferait arriver dans les universités et écoles des quantités de personnes motivées et exigeantes qui demanderaient à leurs profs de ne pas toujours répéter le même cours, de se

renouveler, d’être à jour; ça créerait une mobilité sociale considérable. Je dis 35 ans, car on s’aperçoit qu’on n’est pas éternel. À vingt ans, on est éternel. À 35, on se dit: zut! c’est pas vrai; je n’ai qu’une

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vie. C’est dommage de la consacrer à quelque chose qui ne me plaît pas complètement. Si j’avais su, je ne serais pas généticien, mais ébéniste ou sculpteur. Eh bien, cher monsieur, allez à l’école et apprenez un autre métier.

Alors, je propose deux ans. Si j’étais sincère, je dirais trois ans. Pourquoi pas? Ce projet met lui aussi l’éducation en priorité, mais il faudrait un tout petit peu d’imagination.

On n’est pas là pour être esclaves

Un autre acte politique. Songez qu’en France, on est très contents d’avoir fait la Révolution en 1789 et on fête ça tous les 14 juillet. La prise de la Bastille n’est qu’une anecdote, mais elle nous rappelle une idée importante: on s’est mis à croire en l’homme. On s’est dit qu’on n’était pas là pour être des esclaves, mais pour vivre, chacun comptant pour un. C’est splendide!

Pour fêter ça, on fait défiler sur les Champs-Élysées des hommes marchant au pas; or comme disait Einstein, pour marcher au pas, la moelle épinière suffit bien; on n’a pas besoin de cerveau.

Alors quelle idée que de fêter un espoir extraordinaire né il y a deux cents ans en demandant à des hommes de disparaître en tant qu’individus et de les juger parce qu’ils marchent bien au pas? Je propose de faire défiler, sur les Champs-Élysées, les enfants des écoles et en tête je mettrais non pas les Saint-Cyriens ou les Polytechniciens, mais un groupe, si vous voulez bien nous les prêter, les Papillons de Corban.

Débusquer les faux symboles

Il faut débusquer dans notre société tous les symboles qui ont marqué à l’envers, qui nient notre devoir d’être des hommes de plus en plus autonomes, de plus en plus libres. Mais, cette liberté ne peut se construire qu’avec les autres. Nous ne sommes pas libres sur une île déserte. On est libre parce qu’on construit la liberté ensemble, en ayant fait des choix.

Nous avons un magnifique projet pédagogique. Mais pourrons-nous le réaliser?

Il faut en être conscient, ça fait partie de la lucidité — c’est pourquoi je parlais du crépuscule du millénaire — que ce qui se passe autour de nous est vraiment très crépusculaire.

Le crépuscule du millénaire

On est bien ici. Mais nous sommes vraiment dans l’œil du cyclone. Notre petite terre, où nous sommes cinq milliards aujourd’hui, dix milliards peut-être demain, notre petite Terre est la proie d’un affreux cyclone. Il se trouve que vous les Suisses, nous les Européens, vous les Jurassiens, nous sommes dans l’œil du cyclone. Le cyclone va se déplacer et un jour, nous nous retrouverons dans la tempête.

Quelle est la réalité d’aujourd’hui? La réalité, il faut le savoir, il faut y penser, c’est que nous pourrions tous disparaître dans les heures qui viennent. Pas par méchanceté. Par accident. Nous avons tous trois tonnes de TNT dans la poche. Et un jour, ça peut éclater. Par conséquent, quand on parle de demain, il faut savoir que demain peut ne pas exister. Pour l’homme en tout cas, et

probablement, au passage, pour toutes les autres espèces.

Militer pour ne pas se tromper

Première chose à faire: préserver cette vie humaine. Je milite. Je fais de la politique. On peut se tromper. C’est possible. Mais je suis sûr de me tromper en ne faisant rien. Par conséquent, je préfère faire quelque chose. Au milieu du siècle prochain, le nombre des hommes sera peut-être de zéro. S’il n’est pas de zéro, il sera de dix milliards, mais qui vivront comment?

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Ils ne vivront certainement pas comme aujourd’hui. Ce n’est pas possible. Les interactions, les interconnexions, les interdépendances nous feront changer parce que notre nombre va doubler et à cause des progrès techniques qui nous permettront de communiquer les uns avec les autres, nous ne pourrons plus parler de notre indépendance.

La puissance ou le rayonnement

Les hommes politiques parlent de la puissance du pays, mais elle n’existe plus. La puissance

signifierait qu’un pays est capable de faire la guerre à un autre: ça n’a plus de sens. Le rayonnement d’un pays, ça, ça existe,

Indépendants? Nous pouvions l’être autrefois, nous ne pouvons plus l’être. Nous sommes tous interdépendants. Nous sommes tous des Terriens.

La grande utopie, c’est d’imaginer un monde, dans un siècle, un peu copié, avec quelques améliorations, sur celui que nous connaissons aujourd’hui. Non, ce sera nécessairement très différent. Nous sommes à une bifurcation. Dans quelle direction aller? La bifurcation que nous allons prendre pourrait être celle d’Orwell, de son “1984”, celle d’un homme très qualifié, efficace, structuré, celle d’un monde où tout le monde sera gavé, ahuri de télévision et satisfait de ne pas avoir de questions à se poser. C’est un monde possible, avec une majorité d’esclaves contents: 1 % de princes, 4 % de flics et 95 % d’esclaves. C’est une des possibilités. Ce sera le contraire de

l’humanitude. Un beau jour, tout s’effondrera par manque d’enthousiasme. Les esclaves ne seront plus très contents de vivre et les princes se demanderont pourquoi ils sont princes et ils

abandonneront.

L’autre vision est celle où tout homme serait capable de peindre la Sixtine, de composer, d’inventer la relativité. Un monde où tout le monde serait Michel-Ange, Mozart, Einstein.

Mais peut-être aussi, hélas, Barbie. Ce qui me fait mal, c’est qu’il est un homme et moi aussi.

Il nous faut y penser, en ayant conscience de ce que cela pourrait être. En regardant chacun de nos enfants de telle façon qu’il sente qu’on le regarde vraiment, comme on regarderait Michel-Ange, Einstein ou Mozart. C’est ça le projet éducatif. C’est possible. C’est réaliste. C’est le reste qui est utopique. C’est le reste qui est faux.

Quelle responsabilité nous avons tous!

Albert Jacquard Bassecourt 23 mai 1987 Publié dans L’Éducateur 18 juin 1987

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