• Aucun résultat trouvé

Les modèles dans l'éducation : idoles et icônes

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Les modèles dans l'éducation : idoles et icônes"

Copied!
132
0
0

Texte intégral

(1)

VINCENT MORIN

ß

olô׳ ^

¿XL

LES MODÈLES DANS L’ÉDUCATION IDOLES ET ICÔNES

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de !Université Laval

pour l’obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

AOÛT 2003

(2)

Pouvant être comprise à la fois comme point de jonction entre la philosophie et la vie, d’une part, et réflexion présupposée à l’une et l’autre, d’autre part, l’éthique a pour clé l’éducation qui s’efforce de transmettre les meilleures habitudes. La présence et l’effet des modèles, moyens incomplets mais néanmoins profondément influents de cette transmission, suscite l’occasion du questionnement dans ce mémoire : quels sont les bons et les mauvais modèles? Comment façonnent-ils notre vie? Ce travail tente d’amorcer une réponse en explorant l’imitation par laquelle se forgent et se brisent les liens bons ou mauvais entre les humains. Cette exploration vise à dégager sommairement les différences entre des modèles que l’on pourrait dire idoles et d’autres, que l’on pourrait oser appeler icônes.

Vincent Morin Étudiant

Thomas De Koninck Directeur

(3)

« Mais quant à l’exercice de l’esprit, le prince doit lire les histoires et considérer en elles les actions des hommes excellents : voir comment ils se sont gouvernés dans les guerres; examiner les causes de leurs victoires et de leurs pertes, pour pouvoir éviter celles-ci et imiter celles- là; surtout, faire comme ont fait par le passé plusieurs hommes excellents qui ont choisi d’imiter une personnalité qu’on a louée et glorifiée, gardant toujours devant eux ses gestes et ses actions, comme on dit qu’Alexandre le Grand imitait Achille; César, Alexandre; Scipion, Cyrus. Quiconque lira la vie de Cyrus, écrite par Xénophon, reconnaîtra ensuite, dans la lecture de celle de Scipion, combien cette imitation servit à sa gloire et combien Scipion se conforma pour la chasteté, l’affabilité, l’humanité, la générosité à ce que Xénophon a écrit au sujet de Cyrus. »x

- Machiavel

1 Nicolas Machiavel, Sur les princes : Le Prince - La vie de Castruccio Castracani - Description, trad. Gérald Allard, coll. Philosophie, Le Griffon d’argile, Québec, 1993, p.57.

(4)

Ces quelques lignes sont bien peu pour remercier les nombreuses personnes qui ont rendu possible ce mémoire. Il y a d’abord les professeurs, à commencer par Thomas De Koninck, dont la sollicitude, la patience, la bienveillante perspicacité et la vaste culture m’ont soutenu dans ma timide entreprise; Yvan Pelletier, Michel Sasseville, Claude Lafleur, David Piché, Gabor Csepregi, Lucien Morin et tous les autres qui m’ont enseigné à l’Université Laval ou qui ont bien voulu de moi comme assistant, en plus de Richard Lussier et de quelques autres de ses collègues du Cégep Ste-Foy, auxquels je dois en bonne partie mon intérêt et mes études en philosophie. Merci ensuite aux étudiants (dont certains enseignent à présent) comme Monique Lortie-Savard, Christian Auger, Isabelle Michaud, Jean-Pierre Fortin, Marie-Sol Gauvin, Lisa Tremblay, Geneviève Genest, Roxanne Lemieux et tous les autres dont les réflexions et indications, volontaires ou non, m’ont guidé dans mes tâtonnements intellectuels et autres. Merci à Caroline Doyon pour un petit service au bon moment. Merci à ma femme, Anouk Lapierre, pour son appui indéfectible, ainsi qu’à Marie Parent et Pierre Morin, mes parents, qui ne ménagèrent aucune ressource, aucun effort, en traitant cet humble projet pratiquement comme si c’était le leur. Merci aux autres parents et amis (notamment Sophie Nolet et Vincent Gauthier, ainsi que Pascal Fournier et aussi Louis-Pierre Michaud), ainsi qu’à de nombreux scouts et guides, jeunes ou adultes (notamment Micheline Breton et René Tessier), qui furent à diverses reprises d’édifiantes inspirations. Merci, enfin, à tous les autres modèles queje n’aurais pas nommés ci- dessus et aux « contre-modèles » sans lesquels une personne ne peut s’éprouver.

(5)

TABLE DES MATIÈRES

Résumé Épigraphe Avant-propos Table des matières

Introduction générale

(La question des modèles au cœur de la philosophie)

L’éthique au cœur de la philosophie

Problématique : l’éducation à la base de l’éthique Habitude et hasard

Le problème classique de l’éducation morale

I - L’éducation morale est-elle possible?

1) Platon et ses interprètes :

réponse naïve ou mise en évidence du problème? Solution aristotélicienne

L’inconduite

L’acquisition de la vertu - généralités et facilité du vice

Hiérarchie des moyens pour devenir vertueux Considérations en rapport avec le beau

2)

3) 4)

Considérations générales sur les modèles

1) Prévention de certaines confusions possibles 2) Choisit-on ses modèles?

Le désir mimétique

1) Le moins déterminé des animaux Ne pas savoir quoi vouloir

Remarque initiale à propos de René Girard Quoi vouloir?

Le désir mimétique

La mimé sis : c’est encore la faute de Platon? (représentation versus appropriation) Le triangle mimétique

Promotion versus usurpation La relation au modèle du désir :

terreau du cycle de la violence mimétique La relation au modèle à travers l’objet du désir La relation au modèle lui-même

Médiation 'externe Médiation interne L’ultime commandement II III 2) 3) 4) 5)

(6)

La rivalité et le désir inavoué 69

Essor de la rivalité

Croissance et mutation de la rivalité

71 dans l’estompement de son objet initial apparent

Désir anthropophage de Vautre :

72 vouloir être Vautre à sa place

Éclaboussure du scandale

75 et enchevêtrement des scandales 76

Vengeance 77

Convergence des frustrations contre le bouc émissaire 78 6) Rite sacrificiel et répétition du cycle de la violence

mimétique 86

Le sacrifice à quoi?

Illusion du retour à la paix

86

et jet des bases de la prochaine crise 88

7) Être détrompé 90

8) Le cycle de la violence mimétique

dans notre monde moderne 95

9) Apologie du mythe 97

10) Comment éviter le cycle de la violence mimétique? 99

Ce qui ne fonctionne pas 99

Ce qui pourrait fonctionner 99

11) Conclusions partielles possibles 103

IV - Secondes considérations à propos des modèles 105

1) Qu’est-ce qui nous sert de modèle? 105

La matière dans notre culture 106

Acteurs, « top-modèles », « pop-stars », etc. 108

2) Les « contre-modèles » 111

L’effet Tempier 112

3) Les « constellations » de modèles 115 4) Identification au modèle :

Similitude versus différence 117

5) Quand le modèle faillit 118

6) Le goût du dialogue

L’idole et l’icône en « philosophie pour enfants » : deux modèles possibles

120

face à la « démarche Lipman » 121

Conclusion générale 124

(7)

INTRODUCTION GÉNÉRALE

(La question des modèles au cœur de la philosophie)

L’éthique au cœur de la philosophie

« Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l’esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux; il faut d’abord répondre. >J

- Albert Camus

Si l’occasion incite à évoquer une fois de plus ces mots fort connus et trop cités, ce n’est pas pour amorcer une réflexion portant directement sur le suicide, quoique la chose serait fort à propos dans le Québec des années 2000, mais plutôt parce que ces propos montrent, fut-ce de façon fort négative, une certaine primauté de la question du sens de la vie dans la philosophie. Ces mots de Camus font sentir l’aspect crucial de l’éthique, via une de ses questions fondamentales, lorsqu’on aborde la vie philosophique ou même la « vie humaine », avec ou sans philosophie.1 2 *

1 Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, coll. N.R.F. idées, Gallimard, France, 1968, p. 15.

2 Certains diront qu’il n’y a pas de vie proprement humaine qui ne soit, en un sens, philosophique, et cette affirmation mériterait à elle seule bien plus que ce modeste mémoire (et bien plus, de fait, lui a été consacré par bien des penseurs) mais le lecteur comprendra que par « vie humaine », on entend la vie de tout animal potentiellement raisonnable, intéressé ou non par la sagesse, car même dans le deuxième cas, les problèmes fondamentaux de l’éthique se posent, fut-ce de l’extérieur, pour un observateur, et par voie de contradiction.

(8)

En effet, le problème du sens de la vie, de la valeur de la vie et le problème de sa pertinence pour celui qui est confronté à la possibilité de la vivre (ou non), problèmes qui entrent dans la base de l’éthique, remettent en cause toute activité, bonne ou mauvaise, utile ou futile, pouvant trouver une place dans la vie humaine, y compris toute activité philosophique et donc toute réflexion dans n’importe laquelle des « branches » de la philosophie. Cela revient à dire que l’éthique, prise comme partie de la philosophie qui se soucie du sens de l’agir humain et donc, éventuellement, de ce qu’il faut faire ici et maintenant, porte en elle-même un questionnement qui remet en cause la philosophie, tant directement qu’à travers certains de ses présupposés. Se demander si cela vaut la peine de philosopher (dans le bon sens du terme) n’a de sens que si l’on suppose que cela vaut au moins la peine d’exister, de vivre. On peut faire le malin et répondre qu’il vaut la peine de vivre parce que cela permet, entre autres, de philosopher,4 mais c’est une réponse peu populaire aujourd’hui et un peu sèchement rationnelle pour qui est aux prises avec des tendances suicidaires. De toute façon, cela ne modifie pas vraiment l’argument a contrario: s’il ne vaut pas la peine de vivre, alors, il ne vaut pas la peine de philosopher.

(9)

Problématique : Véducation à la base de Véthique

-Heraclite « Ethos anthropo daimon. »5

(Le caractère de l’humain est son destin.)

Depuis Socrate (explicitement) et même avant lui (plus implicitement, peut-être), la philosophie s’est toujours préoccupée d’éthique. Or, une des clés de l’éthique, sinon la clé, c’est l’éducation. Les anciens ont même déjà été jusqu’à dire que la Cité était ou devrait être gouvernée par l’éducateur. Pourquoi? D’abord, en le disant un peu trop vite, parce que tant les dirigeants, quels qu’ils soient, que ceux qu’ils dirigent gouverneront et se feront gouverner d’une manière qui sera au moins en bonne partie déterminée par leur éducation.

Étant des animaux qui substituent le plus souvent la raison à l’instinct, mais surtout des animaux qui substituent l’habitude à la raison, nous agissons selon les habitudes que nous avons acquises. Nous pouvons acquérir des habitudes par hasard ou alors de façon plus ou moins planifiée, dirigée. Or, la question se pose de savoir si le hasard fait, comme on le prétend couramment, bien les choses.

(10)

Habitude et hasard

La nature a horreur du vide et cela vaut aussi pour nos habitudes. Nous prenons des habitudes, que nous fassions exprès ou non. Dès lors, il importe de voir si une personne laissée à elle-même ou à un milieu négligent reçoit une meilleure éducation que celle dont les habitudes sont le résultat d’une démarche planifiée.6

Contrairement à ce que voudrait le proverbe, le hasard ne fait pas toujours bien les choses. À tout le moins ne fait-il pas complètement tout le bien qu’il peut y avoir à faire. En effet, la nature, quand il s’agit des tendances qui dominent notre comportement, semble vouloir d’abord s’assurer de notre survie, comme individu et comme espèce, avant de nous laisser le soin de détailler ce que nous faisons de notre vie ainsi préservée. Il s’ensuit que, pour un bien donné, nous penchons souvent naturellement vers l’excès ou le défaut, selon celui des deux extrêmes qui est le plus favorable à notre préservation.

Ainsi, pour les aliments, s’empiffrer tue généralement moins vite que jeûner et, bien qu’il existe dans notre société des humains qui exagèrent dans la privation, le problème rencontré par la majorité réside dans une trop grande consommation de certains aliments. De même, comme l’espèce est plus vite menacée par l’absence de sexualité que par une trop grande prédominance de celle-ci, la difficulté qui se pose à la majorité concerne l’excès, sous diverses formes. Enfin, d’une façon analogue, bien que la fuite systématique devant tout danger ne soit pas l’attitude idéale à long terme, elle garde généralement un individu en vie plus longtemps que la témérité suicidaire. Comme par hasard, bien que l’humanité produise une certaine

6 On sous-entend bien sûr que cette planification vise un bien. On pourrait aussi travailler consciemment à éduquer les gens pour qu’ils soient les plus misérables et malheureux possible, mais ce serait une bien vile entreprise.

(11)

12

portion de gens qui ne peuvent s’empêcher de tenter le diable, la majorité des humains, si elle ne se prend pas en main, penche plus spontanément vers la lâcheté que vers la bravoure excessive. Il faut reconnaître, fut-ce en rougissant, qu’il y a déjà là une certaine sagesse (de la nature), quoi que bien incomplète.

Le complément souhaitable intervient lorsqu’un « agent-éducateur » ordonne à la raison !’acquisition d’habitudes. L’éthique se vérifie dans l’action et dès lors qu’on a pas tout laissé au hasard, on agit selon ce que l’on a appris. On entend souvent dire aujourd’hui qu’une personne est la première responsable de son éducation. Ce genre de remarque, populaire dans les établissements d’éducation et d’instruction, vaut, passé un certain âge, pour l’éducation en général, on le devine. C’est dire que « l’agent- éducateur » peut souvent être la personne éduquée elle-même. Cet agent peut aussi et conjointement être une autre ou plusieurs autres personnes. Quel que soit le cas, cet agent peut causer ou favoriser !’acquisition de certaines habitudes aux dépens de certaines autres, ce qui déterminera éventuellement, pour une bonne part, le cours de la vie de la personne éduquée, d’où !’importance du rôle joué par cet agent.

D’entrée de jeu, il apparaît que cet agent peut prendre au minimum trois formes qui ne s’excluent pas : celle de celui qui émet un discours, celle de celui qui donne l’exemple et enfin celle de la personne elle-même, accomplissant les actes promus par le discours et l’exemple. Or, cette troisième sorte d’agent présuppose un déclencheur, peut-on penser, un quelconque incitatif, une cause tel un agent extérieur qui pourra ressembler aux deux premières formes mentionnées. Comment doit être et opérer cet agent extérieur pour que l’éducation morale réussie soit possible?

(12)

Le problème classique de Véducation morale

L’éducation posa problème au cœur même du miracle grec : l’éducation morale peut-elle être transmise par le biais du discours et de la démonstration? En termes plus classiques : la vertu peut-elle s’enseigner? Si oui, comment? Et sinon, que faut-il alors faire? C’est ici qu’il faut commencer le questionnement afin de voir comment il faut concevoir le rôle de l’agent éducateur, quel qu’il soit.

Dans les prochaines pages, une tentative prendra forme pour mieux cerner un des deux agents par excellence de l’éducation. L’un de ces agents, bénéficiant d’une « influence » irremplaçable mais tardive en regard des premières expériences de la vie, est soi-même. L’autre, qui retiendra !’attention dans ce travail, est le modèle, qui commence parfois à agir bien avant que l’on en ait conscience.

L’éthique et la philosophie de l’éducation ne peuvent ignorer la question de la qualité des modèles. Ceux-ci sont-ils tous pareils, se valent- ils tous? Deux mots, presque voisins dans bien des dictionnaires, peuvent assister notre imagination lorsqu’il s’agit de décrire le genre de relation qui unit une personne à son modèle. Le premier de ces mots, « icône », a entre autres le sens de « représentation visuelle arbitraire d’une notion »7 et sert de plus en plus à désigner des symboles, donc des choses qui réfèrent à d’autres. L’autre mot est « idole », soit « représentant d’une divinité; personne qui est l’objet d’un culte passionné. »8 Idole ou icône, restera à voir ce qui caractérise chacune et l’effet qu’elles produisent.

7 Marie-Éva de Villers, Multi-dictionnaire des difficultés de la langue française. Québec/Amérique, Montréal, 1988, p. 517.

(13)

L’éducation moraleest-ellepossible?

1 Platon et ses interprètes :

réponse naïve ou mise en évidence du problème?

Dès l’époque de Platon, notamment dans les dialogues de ce dernier, on est mis en présence de démarches pour insuffler une éducation morale à l’aide d’arguments au cœur d’un dialogue. Cela fait dire à la majorité de ses lecteurs, par la suite, que Socrate et son disciple prônent la connaissance (de ce qui est le bien) comme remède au vice et ne voient de cause du mal moral que dans l’ignorance (simple ou double, la première étant déjà un pas vers la vertu). Au cœur même des dialogues platoniciens et des données historiques sur l’époque, un doute nous assaille quant à la validité de cette approche : les interlocuteurs de Socrate ne réforment pas leur attitude après l’avoir écouté. « L’esprit est ardent, mais la chair est faible. » Les paroles inspirées du maître de Platon font grand effet au moment où elles sont prononcées, mais l’instant d’après, elle n’ont apparemment plus de poids, même lorsque ses interlocuteurs ont donné raison à Socrate.

(14)

St-Benoît, raconte-t-on, recommandait à son prochain de se fier davantage aux conseils qu’aux exemples, mais de tenter soi-même de prêcher avant tout par l’exemple, puisque l’humain décrit plus facilement le bien qu’il ne le fait. Cela montre bien la difficulté du modèle. Mais nous ne suivons pas les conseils. Alors quoi?

L’interprétation la plus populaire de cette caractéristique du Socrate de Platon (et peut-être même de Socrate tout court) nous présente ce phénomène comme l’échec d’une tentative sincère. Beaucoup de lecteurs de Platon restent, encore aujourd’hui, avec l’impression que le disciple de Socrate conçoit la vertu comme une science et qu’il envisage la connaissance comme suffisante pour assurer un agir conforme au bien. On pourrait, cependant, par une lecture plus marginale de Platon, voir les impasses résultant de ce procédé comme une dénonciation de dramaturge, une mise en évidence (et en scène) du problème à résoudre. Quelque soit la lecture qu’on en fait, le problème demeure.

(15)

16

2 Solution aristotélicienne

« En premier lieu il faut examiner si l’homme intempérant agit sciemment ou non, et, si c’est sciemment, en quel sens il sait (...) »9

- Aristote

L’inconduite

Point n’est besoin d’avoir beaucoup vécu pour avoir l’embarrassante impression que des gens décident parfois, en toute connaissance de cause, de faire ce qui est manifestement inapproprié. Quelques explications existent chez Aristote pour éclaircir ce que certains appellent « l’erreur de Socrate ». Il semblerait que la clé de compréhension soit d’abord ce que l’on appelle l’inconduite. Cette dernière est rendue possible par certains types d’ignorance entre lesquels Socrate, pourtant célèbre pour la séparation entre simple et double ignorance, donne l’impression de ne pas faire de distinction.

Ces types d’ignorance sont comme des ignorances partielles qui ne rendent pas les actes involontaires. On retrouve aussi cette dernière idée dans la distinction que fait Aristote entre agir par ignorance (ce que Socrate semble attribuer à quiconque agit mal) et agir dans l’ignorance (ce qui correspond davantage à ce qui est décrit ci-après).

(16)

D’abord, on peut tomber dans l’inconduite faute de savoir au singulier ce que l’on sait sur le mode universel. Par exemple, on peut savoir que le mensonge détruit la confiance mais considérer que l’on gagne mieux la confiance de tel individu donné en lui disant autre chose que la vérité, qui le mettrait en colère, dans une situation donnée. De même pour la personne qui, sachant que trop d’alcool est mauvais, ne réalise pas, pour quelque mystérieuse raison, que le prochain verre est de trop. Il ne se souvient, au singulier, que des effets agréables de l’alcool et non de ses méfaits possibles.

Ensuite, on peut savoir quelque chose, même singulièrement, sur le mode de l’habitus, mais non sur celui de l’acte. Cela signifie que la connaissance dont on a besoin se trouve en nous en puissance, mais qu’elle ne refait pas nécessairement surface au moment opportun. Combien de fois se dit-on : « Je le savais mais je n’y ai pas pensé! »? Cela, évidemment entraîne des conditions intérieures propices à l’inconduite.

Ces deux formes d’ignorance sont possibles car il se peut que notre raison soit ligotée, ce qui veut dire qu’elle ne parvient pas à singulariser ou à actualiser les connaissances qui sommeillent pourtant en nous la plupart du temps (ayant été acquises) et qui nous permettraient d’éviter l’inconduite si notre raison était déliée. Divers facteurs peuvent ligoter la raison : !’incompréhension de principes vrais et utiles mais simplement mémorisés dans leur forme, le sommeil, les passions (si elles ne sont pas disciplinées par la vertu), etc.

Évidemment, la présence dans !’environnement de modèles vertueux ne peut qu’aider à prévenir l’inconduite, ne serait-ce qu’en fournissant l’exemple pour les principes qui ne sont compris que dans leur lettre en attendant qu’ils le soient en esprit, ou alors en favorisant, toujours par des

(17)

18 exemples de plus en plus variés des mêmes notions universelles, !’acquisition de la maîtrise de ces notions dans les contextes singuliers.

L'acquisition de la vertu - généralités et facilité du vice

Contre la théorie de la « vertu-science » et en solution aux impasses qui en résultent, Aristote affirme que l’on devient vertueux par la répétition d’actes vertueux. Mais qu’est-ce que la vertu? Il semble qu’il en existe plus d’une sorte. Comme il est ici question d’éducation morale, il faudrait à tout le moins esquisser une définition de la vertu morale. Commentant Aristote, Thomas d’Aquin nous mentionne : « Il dit donc que l’intérêt actuel, celui de la philosophie morale, ne vise pas la contemplation de la vérité, comme celui des sciences spéculatives, mais vise l’action. »1° C’est donc dire qu’une vertu morale peut être connue (comme par le biais du discours, mentionné précédemment lorsqu’il était question de Platon et Socrate) mais que si la connaissance n’en est pas une mauvaise chose, les bienfaits de la vertu vont surtout à qui la pratique et, peut-être, à son prochain.

La lecture de l’Éthique à Nicomaque nous apprend entre autres que la vertu n’est pas naturelle. C’est-à-dire que l’humain ne naît pas avec des comportements vertueux. Autrement dit, l’exercice de la vertu morale n’est pas une chose innée. Si l’on veut avoir des attitudes vertueuses, il faut les développer, ce qui fait de la vertu morale, en tant que manifestation tangible, un bien à acquérir. Mais il n’est évidemment pas possible à tous les vivants de devenir moralement vertueux. Cela implique que les humains ont une capacité qui leur est, à toute fin pratique, exclusive dans la biosphère terrestre telle que nous la connaissons. 10

10 Thomas d’Aquin, Commentaire aux dix livres de l’Éthique à Niamtque d’Aristote, trad. Yvan Pelletier, Faculté de philosophie, Université Laval, Québec, leçon 2, # 256.

(18)

4L

*

C’est en ce sens que la vertu morale est naturelle : elle existe en puissance chez l’humain dès sa naissance et peut s’actualiser si cet humain se développe assez conformément à son bien.

Toute vertu morale doit donc être quelque chose dont la potentialité existe en nous. Nul, par exemple, ne pourrait être généreux si c’était réellement « contre nature ». Cela vaut aussi pour les vices. Lorsqu’on dit que le vicieux agit « contre nature », c’est surtout à propos des fins. Le vice éloigne de l’atteinte de fins qui, de l’avis de plusieurs, sont conformes à notre nature, c’est pourquoi il va, en ce sens, contre la nature. Mais les actes vicieux sont (malheureusement) permis, rendus possibles par cette même nature humaine, tout comme les actes vertueux; ils sont des options qui existent en tant qu’options au sein même de cette nature.

L’Éthique à Nicomaque et nombre d’autres sources nous apprennent aussi que toute vertu morale doit être une disposition que l’on peut renforcer par la pratique. Cela implique, par exemple, que n’importe qui, en dépit de dispositions initiales plus ou moins fortes, peut devenir au moins un peu courageux ou au moins un peu juste s’il s’y met réellement.

Une chose, cependant, est embêtante : il semble souvent, à la vue des mœurs humaines, que l’entraînement au vice demande moins d’effort, ou un effort moins intense, moins soutenu, que l’entraînement à la vertu. De la même manière que la gravité nous tire vers la terre et qu’il faut toujours plus de force pour s’en élever que pour s’y jeter, il semble qu’il y ait une sorte de « gravité immorale », d’« entropie vicieuse » sur le fond de laquelle s’inscrivent nos efforts plus ou moins conscients dans un sens ou dans l’autre.

(19)

20

Cette impression que le vice est plus facile ou plus spontané, voire plus naturel (!) que la vertu, peut venir de plusieurs causes. D’abord, nous faisons le plus souvent preuve de retenue ou d’inconduite, évitant les actes carrément vicieux pour des raisons extrinsèques (châtiment, réprobation) dans le premier cas ou nous « échappant »n malgré cette retenue dans le second cas, deux attitudes « intermédiaires » qui ne sont pas le vice mais qui ne sont pas davantage la vertu; or il est tentant de voir le vice partout où l’on ne voit pas cette vertu.11 12

Mais cette impression que le vice est plus facile n’est pas simplement une impression, ne serait-ce que parce que pour une vertu donnée, il y a toujours deux vices possibles (le courage diffère de la lâcheté comme de la témérité folle). Cependant, on remarque que de deux vices ainsi reliés, un est généralement beaucoup plus fréquent que l’autre, comme si, encore une fois, un mystérieux vecteur poussait dans une direction déterminée. Les causes possibles de cet aspect du phénomène ont été explorées précédemment (Habitude et hasard).

Enfin, !’observation à l’effet que le vice se présente plus aisément à l’humain peut aussi s’expliquer par la multiplicité des composantes de l’agir humain. L’acte vertueux peut être vu comme l’acte idéal à poser dans un contexte donné, l’acte, pour ainsi dire, « parfait ». L’acte vicieux est une dégradation de cette possible « perfection ». La vertu implique de faire systématiquement ce qui convient, dans la proportion qui convient, pour les « bonnes » raisons et avec plaisir. Il faut donc, pour devenir vertueux, poser de façon répétée des actes où tout est vertueux.

11 Et cet « échappement » pose à nouveau en lui-même la question de savoir pourquoi quand on s’échappe, c’est toujours hors de la vertu et non pas vers elle.

12 Cest d’ailleurs une des prémisses de prédilection des extrémismes, fanatismes, radicalismes et régimes totalitaires à grande ou a petite échelle.

(20)

Pour le vice, il suffit dans l’acte qu’un aspect soit vicieux. Donc, sur la base d’un acte vertueux possible dans une situation donnée, une foule de variantes est possible et chacune de ces variantes peut servir de base à un vice. Ainsi, dans certaines circonstances, être juste peut consister à rendre à une personne ce qui lui est dû en entier, séance tenante, aimablement et en en éprouvant de la satisfaction soi-même. Que le débiteur traîne, qu’il ne rende qu’en partie ce qu’il doit, qu’il le fasse de mauvaise grâce ou qu’il en éprouve un cuisant déplaisir et voilà, même s’il n’a pas catégoriquement refusé de rendre ce qu’il doit (ce qui est encore une action vicieuse possible de plus), il y a là matière à développer une foule d’habitudes injustes.

La vertu morale est une disposition dans l’âme. Aristote et Thomas d’Aquin13 nous disent que trois choses, dont on pourrait penser qu’elles sont la vertu, se passent dans l’âme : des facultés, des émotions et des habitus. Pour distinguer auquel de ces trois genres appartient la vertu morale, il convient de les passer en revue pour les comparer à ce que l’on recherche.

En premier lieu, examinons ce qu’il en est des facultés. Certaines facultés deviennent utilisables lorsque le développement biologique humain atteint le stade qui permet la manifestation de cette capacité (ex. : puberté). D’autres sont à la fois présentes et actives en nous si tôt qu’il est convenu de dire, même si on pourrait s’y objecter en étant très pointilleux, qu’elles agissent dès notre venue au monde (ex. : respirer). Ces manifestations (et non leur utilisation ou détournement en vue d’une fin délibérée) ont en commun de ne dépendre en rien de notre volonté consciente. On peut essayer volontairement d’arrêter de respirer, mais on sent bien que cela va contre nos réflexes les plus fondamentaux et entraîne la mort ou de sérieux

(21)

22

dommages en cas de réussite, même momentanée. À moins d’avoir été longtemps branché sur un respirateur artificiel, on respire spontanément sans avoir à y songer. Par contre, on réalise bien que, malheureusement, avec un minimum de « précautions », quelqu’un pourrait vivre près d’un siècle sans jamais devenir vertueux. On peut respirer et même se mettre à raisonner (fut-ce mal) sans s’être entraîné ou même sans l’avoir fait exprès, mais on ne devient pas vertueux par inattention. C’est à acquérir. Donc, la vertu n’est pas à proprement parler une faculté, bien qu’elle puisse parfois s’appuyer sur nos facultés.

En second lieu, il y a les passions. Certaines tournures de phrase du genre : « Il se sentit soudain empli d’un courage/d’une générosité/etc. à toute épreuve. » peuvent nous mener à croire que la vertu est un sentiment. Mais si l’on examine ce que l’on critique et loue chez autrui, on réalise que le bon sens nous fait associer spontanément la vertu à la fiabilité. Les vertueux sont ceux à qui l’on fait confiance pour telle ou telle chose, même si on ne les appelle pas ainsi. La vertu est une disposition stable et cela disqualifie les émotions, qui vont et viennent le plus souvent malgré nous. Cela ne revient pas à dire que les passions ne sont qu’un flot chaotique toujours injustifié et complètement imprévisible. Les sentiments sont généralement suscités par quelque chose. À la limite, malgré la dichotomie où on a l’habitude de les enfermer, les passions pourraient même être dites « rationnelles » au sens où une émotion a le plus souvent une raison ou à tout le moins une cause, légitime ou non. Mais il n’en demeure pas moins que les passions sont variables et insoumises à des règles strictes quant à leur durée ou intensité, ce qui fait qu’on ne peut les assimiler à la vertu, de laquelle on attend une certaine stabilité dans cet ordre.

Dans notre recherche d’un genre pour la vertu, il ne reste donc que le troisième élément parmi les choses que l’on retrouve dans l’âme, c’est

(22)

l’habitus. Ce dernier est quelque chose qui vient compléter nos talents naturels et qui peut nous donner une certaine maîtrise sur les effets de nos émotions. L’habitus est acquis, non inné, et on le veut stable. C’est donc que la vertu est un habitus.

Le premier élément identifié par Aristote pour définir la vertu morale est son genre. Ce genre, tel que dit par le Stagirite et repris par Saint Thomas d’Aquin, est celui de l’habitus, c’est-à-dire d’une disposition stable, acquise par la répétition dans la pratique, au sein de l’âme.

Le second élément pour définir la vertu morale est l’acte affecté par l’habitus. En effet, l’habitus s’acquiert, tel qu’indiqué précédemment, par la répétition d’un certain acte ou d’une certaine sorte d’actes. Mais une fois acquis, ou partiellement acquis, l’habitus causé par la répétition d’actes conduit à poser la même sorte d’actes à nouveau. Dans le cas de la vertu morale, l’acte en question est un choix.

Ce choix est évidemment le choix de quelque chose et c’est ce quelque chose qui est posé comme troisième élément dans la définition aristotélicienne de la vertu morale. Ce quelque chose, c’est un milieu, non comme dans « un milieu de vie » mais plutôt comme un point entre deux autres points. Pourtant, il ne s’agit pas d’un milieu mathématique et il n’a pas besoin de se retrouver exactement au « milieu » tel qu’on se le représente habituellement. C’est plutôt un milieu par rapport à la personne qui choisit, milieu entre ce qui serait un trop pour cette personne et ce qui ne serait pas assez pour elle.

Enfin, le dernier élément concerne ce qui fait que ce milieu choisi par habitude est bon pour nous. Cela dépend de ce qu’il a été choisi en conformité avec la raison, mais pas n’importe quelle raison. En effet, la raison particulière d’un être raisonnable ou d’un autre être raisonnable

(23)

24

peut être utilisée plus ou moins correctement et donc se tromper ou non. La raison qui nous guide vers la vertu morale est celle qui est en conformité avec une raison qui ne se tromperait pas, une raison droite. Cette raison droite est un peu une raison imaginée, un idéal théorique, mais c’est cet idéal que la raison de l’humain vertueux imite. C’est donc son modèle, ce qui fait comprendre la nécessité de modèles vertueux qui puissent incarner cette droite raison. L’éthique, en effet, se vérifie dans l’expérience vécue et c’est donc là le lieu de vérification à rechercher pour celui qui veut savoir si sa raison est droite en termes d’agir moral, alors que celui qui veut connaître la physique ou la chimie vérifiera ses hypothèses par la méthode expérimentale de cette science. En éthique, le modèle devient donc le lieu de vérification, par ses actes réussis.

La vertu morale, si tout ceci est exact, est donc un habitus à choisir un milieu relatif à soi, en conformité avec la droite raison. Cet habitus implique en tout temps quatre actions de l’âme qui paraissent toutes simples jusqu’à ce qu’on essaie sérieusement de les faire comme il le faut. Voici ces quatre actions :14

Discerner - Il s’agit de voir ce qui est bon, ce qui est adéquat, ce qu’il vaut mieux faire. C’est un acte que la raison peut s’habituer à poser de mieux en mieux. Discerner est nécessaire dans l’exercice de toute vertu morale mais c’est le plus difficile à faire quand il s’agit des moyens, des détails et du bien commun, comme pour la vertu dont le nom classique est la prudence.

14 Thomas d’Aquin, Somme rhéologique, pnrm secunda, question 61, article 4, Éditions du Cerf, Paris, 1984 (tome 2), p. 374 et suiv.

(24)

Décider - C’est se déterminer à faire (ou à ne pas faire) quelque chose. C’est un acte auquel on peut former sa volonté. Aucune vertu morale n’est possible sans décision, mais c’est au sujet des biens matériels et des relations à autrui (domaines où interviennent souvent les passions) qu’il est le plus difficile de bien se décider, donc lorsqu’il s’agit de justice.

Modérer - Cela consiste à se limiter à ce qui est suffisant et éviter l’excès. C’est un acte auquel il est bon d’accoutumer son appétit concupiscible. Il n’y a pas de vertu morale sans modération, mais cette modération est surtout difficile face aux plaisirs les plus intimement reliés à la vie, ceux du toucher, comme la nourriture et la sexualité. C’est pourquoi on dit que la modération est plus difficile dans la tempérance que dans les autres vertus morales.

Raffermir - Cela veut dire maintenir son attitude malgré l’adversité. C’est une bonne habitude à faire prendre à son appétit irascible. Cet acte est une composante essentielle de toute vertu morale, mais il n’est jamais si difficile que face à la peur due à l’imminence d’une mort violente, lorsqu’il faut du courage.

Toute vertu morale présuppose donc un usage de capacités humaines : le discernement par la raison, la décision par la volonté, la modération dans l’appétit et le raffermissement de l’irascible. Les vertus morales, comme toute belle chose, sont difficiles à acquérir et à maintenir, mais la difficulté provient d’un aspect qui diffère de vertu en vertu. Par exemple, si la justice est difficile, ce n’est pas parce que le juste doit discerner ce qui revient à son prochain, ni même en vertu d’une nécessité d’entraîner l’un ou l’autre des appétits (concupiscible ou irascible). S’il est difficile d’être juste, c’est avant tout parce que, en matière de justice, il est difficile de vouloir ce qui est juste par simple souci de justice (ce qui n’est pas la même chose que de demander justice pour soi-même par intérêt).

(25)

26 Ainsi, on pourrait ranger les vertus morales sous quatre familles. Et comme il est anticipé précédemment, on pourrait même donner une sorte de patriarche à chacune de ces familles. En effet, pour la difficulté qui caractérise chaque famille, on peut identifier des situations dans lesquelles ces difficultés sont à leur apogée pour nous. Les vertus nécessaires dans ces situations limites sont en quelque sorte les gonds autour desquels s’articule l’ensemble des dispositions morales conformes à notre bien. On les nomme vertus cardinales, ou encore pivots. Ces pivots sont : le courage (pour rester ferme face à une mort violente), la tempérance (pour se modérer face aux plaisirs tactiles qui permettent la vie), la justice (pour décider à propos des biens matériels dans la relation à autrui) et la prudence (pour discerner le détail des moyens en vue du bien commun).

(26)

3 Hiérarchie des moyens pour devenir vertueux

Nous avons donc au moins deux moyens pour nous aider à devenir vertueux. Le premier, considéré comme plutôt faible par la tradition occidentale classique, est le discours : lire, écouter et peut-être même participer à un ou des discours sur la vertu. Tout en étant le moins efficace, on peut accorder à ce moyen le mérite d’éclairer, en principe, dans la bonne direction. Le discours sur la vertu peut aider à motiver l’acte vertueux et une société qui ne tient même plus ce discours est peut-être encore plus corrompue que celle qui le tient par retenue sans pouvoir se garder de l’inconduite; bien que la duplicité où peut mener ce discours lorsqu’il n’est pas accompagné d’action est une terrible prison, passé un certain point, la cohérence dans le vice n’est pas vraiment un avantage. Le discours sur la vertu est un moindre bien, mais partie d’un bien si grand qu’il ne faut pas rejeter cette partie pour son incomplétude. Cependant, le discours sur la vertu, particulièrement le discours rationnel, malgré sa grande force en lui-même et sa valeur en un sens des plus universelles, demeure limité dans sa portée et ses effets, ce qui faisait tenir à Pascal les propos que voici :

« (...) quoi que ce soit qu’on veuille persuader, il faut avoir égard à la personne à qui on en veut, dont il faut connaître l’esprit et le cœur, quels principes il accorde, quelles choses il aime, et ensuite remarquer, dans la chose dont il s’agit, quels rapports elle a avec les principes avoués, ou avec les objets délicieux par les charmes qu’on lui donne. De sorte que l’art de persuader consiste autant en celui d’agréer qu’en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison!

(27)

28

Or, de ces deux méthodes, l’une de convaincre, l’autre d’agréer, je ne donnerai ici les règles que de la première, et encore au cas qu’on ait accordé les principes et qu’on demeure ferme à les avouer; autrement je ne sais s’il y aurait un art pour accommoder les preuves à l’inconstance de nos caprices. Mais la manière d’agréer est bien sans comparaison plus difficile, plus subtile, plus utile et plus admirable; aussi si je n’en traite pas, c’est parce queje n’en suis pas capable; et je m’y sens tellement disproportionné, queje crois la chose impossible. »15

C’est dire si la raison ne suffit pas à éduquer, d’autant plus qu’elle n’est pas ce qui se développe le plus vite et le plus spontanément chez l’humain, contrairement à l’affectivité et aux passions. Mais on l’a vu, ne fut-ce qu’avec Platon, dont les dialogues sont beaux comme oeuvres de dramaturges et non simplement pour la logique qui s’y déploie, et avec d’autres auteurs non dépourvus de rhétorique, même paré des atouts qui touchent la sensibilité, le seul discours manque de prise sur les âmes. Le second moyen de susciter la vertu, présenté par plusieurs comme le plus efficace, est la pratique : poser à répétition des actes vertueux pour en acquérir l’habitude. C’est entre autres la solution d’Aristote, mentionnée précédemment.

Dans un texte intitulé La personne et ses modèles. Gabor Csepregi semble identifier un moyen intermédiaire : « ...le contact répété avec le *bon exemple’, c’est-à-dire la relation vécue à des valeurs moralement positives telles qu’elles se retrouvent incarnées dans les personnes-modèles concrètes. »16 Voir la vertu en acte dans un être humain ne peut certainement pas, en soi, nuire à son développement chez l’observateur.

15 François Mauriac, Pages immortelles de Pascal. La Maison Française, New-York, 1941, pp.67-68. 16 Gabor Csepregi, « La personne et ses modèles », in Etudes Maritainiennes - Maritainian Studies, vol. 14, 1998, ISSN 0826-9920, p. 58.

(28)

Il est permis d’espérer que ce moyen soit plus aidant que le simple discours, car l’humain est plus fortement touché par des actes vivants que par des paroles qu’il peut balayer de sa conscience d’un haussement d’épaules. Si cette affirmation peut encore sembler incertaine, il suffit de se rappeler, par exemple, comme les bébés sont plus sensibles au ton et à l’expression faciale qu’au contenu des propos des adultes qui s’adressent à eux. Pour un enfant qui n’a aucune maîtrise de la parole, celle-ci est en fait perçue comme un geste, et c’est dans ce geste que le bébé va chercher le message qu’il reçoit. La faiblesse de la parole, contrastant si violemment avec sa force qui la fait craindre par tous les régimes totalitaires, est d’autant plus visible en notre époque de relativisme où toutes les affirmations sont supposées se valoir. L’agir est un langage souvent plus universel qui, à défaut du complément explicatif et des pistes d’interprétation dont peut l’éclairer la parole, livre souvent en lui-même une forte part de son principe, de sa signification, de sa finalité, en transcendant fréquemment les barrières des langues, des cultures et de bien d’autres prétextes à malentendus. L’agir est sa propre publicité. Si une image vaut mille mots, combien en vaut un acte? « Ce que tu es parle si fort queje n’entends pas ce que tu dis. »17

L’agir, tel que les anciens n’avaient pas manqué de le remarquer, ressemble grandement à l’art, mis à part le fait non négligeable que le résultat du premier ne fait qu’un avec l’agent alors que le second vise la production d’une œuvre extérieure à l’artiste.18

17 Formule d’origine indéterminée circulant dans certains stages de formation de bénévoles scouts et guides. 18 Aristote, op. dl, p. 99 (livre Π, chapitre 3,1105 a).

(29)

30 L’art et l’agir sont comme des cris muets qui véhiculent des messages universellement accessibles avec une puissance qui ne cesse d’échapper tout à fait au discours que lorsque celui-ci se fait à son tour art ou action, comme dans la rhétorique, la poésie, le théâtre, etc., ou encore comme lorsque le fait même de parler entraîne des conséquences assez graves pour que la prise de parole devienne un acte moral de valeur. Ce rapprochement avec l’art peut nous aider à voir comment l’exemple peut avoir plus d’impact que les conseils sur le vertueux en puissance.

Il ne faut cependant pas perdre de vue les limites de l’exemple. En effet, l’acte observé, pris seul, s’il peut se montrer plus éloquent, souvent en moins de temps, que bien des discours, a aussi le défaut de sa qualité : plus parlant que la parole elle-même et débarrassé de certaines frontières propres au langage, l’agir vu de l’extérieur est affligé d’un certain mutisme, impuissant à corriger seul les erreurs d’interprétation qui peuvent venir se greffer à lui. Tel geste fait avec telle intention peut avoir des conséquences différentes de ce que son auteur en attendait, ou bêtement être mal compris, simplement parce que le spectateur n’a pas directement accès à l’intention derrière l’action.

Aussi, l’acte pouvant servir d’exemple partage avec le langage une faiblesse affligeante, celle de pouvoir être superficiellement reproduit sans que quoi que ce soit de l’esprit n’y survive. De même qu’il est facile de répéter par coeur des propos édifiants sans avoir le moins du monde les dispositions intérieures ou les connaissances qui habitaient leur auteur (comme il en est question précédemment, à propos de la raison ligotée (L’inconduite)), de même il est tout à fait possible de répéter plus ou moins mécaniquement certains gestes ou comportements hors contexte ou du moins sans l’esprit qui en constitue l’essentiel. L’extérieur ne garantit en rien l’intérieur.

(30)

4 Considérations en rapport avec le beau

La simple reproduction en surface d’un geste n’assure pas le maintien de son sens. La ressemblance avec l’art peut nous aider à mieux y voir. Il s’agit de réaliser que la beauté, par exemple, celle d’une œuvre ou d’une action, comme celle d’une personne sur le plan physique, ne garantit en rien sa bonté ou sa capacité à inspirer la bonté, un peu de la même manière que la fréquentation d’arts et d’artistes magnifiquement inspirés n’empêcha pas certains nazis de se conduire plus mal que la bête la plus enragée. La beauté extérieure, physique ou autre,19 20 est souvent plus amorale, ou à tout le moins ambiguë, que moralement éducative en tant que tel.

"Le charme des flammes subjugue par un jeu étrange, au-delà de l'harmonie, des proportions et de mesures. Leur impalpable élan ne symbolise-t-il pas la tragédie et la grâce, le désespoir et la naïveté, la tristesse et la volupté? Ne retrouve-t-on pas, dans leur dévorante transparence et leur brûlante immatérialité, l'envol et la légèreté des grandes purifications et des incendies intérieurs? J'aimerais être soulevé par la transcendance des flammes, être secoué par leur souffle délicat et insinuant, flotter sur une mer de feu, me consumer d'une mort de rêve. La beauté des flammes donne l'illusion d'une mort pure et sublime, semblable à une aurore. Immatérielle, la mort dans les flammes évoque des ailes incandescentes. N'y a-t-il que les papillons qui meurent ainsi? - Mais ceux qui meurent de leurs propres flammes? "2°

19 II est ici question de beauté « physique ou autre » en ayant à l’idée trois « sortes » de beauté. Il y aurait la beauté physique, autrement dit la beauté au sens premier et au sens le plus commun. Il y aurait la beauté morale au sens le plus exigeant, comme pour une action réussie qui vient d’une intention moralement belle et à travers laquelle cette intention transparaît clairement. Entre les deux, on peut imaginer des actions ou des œuvres qui, sans être limitées exclusivement à la beauté physique (sans même en avoir besoin, en fait, tout comme la beauté morale proprement dite), ne satisfont pas à toutes les exigences que nous venons d’énumérer, soit dans leurs causes, soit dans leurs effets sur le « spectateur ». Ce genre de beauté pourrait être appelé, pour les fins de cette réflexion, « beauté morale possible », dans le sens ou autant son origine que ses effets, dépendamment des cas, peuvent s’avérer être beaux sans pour autant que cela soit certain. 20 Émile doran, Sur les cimes du désespoir, trad. André Vomie, coll. Le livre de poche, Éditions de l’Heme, Paris, 1990, p.95.

(31)

32

Après, par exemple, ce que dit Plotin, en s'inspirant de Platon, au sujet du feu, faisant, dans les Ennéades. l'éloge de cet élément comme manifestation corporelle (au sens strict) la plus pure de l'idée de beauté21, ne semble-il pas paradoxal que le feu puisse aussi inspirer les pensées les plus morbides et avoir tant servi de symbole pour parler de la damnation?

Ce que nous avons dit dans la partie précédente laisse déjà entrevoir que le beau n'est pas garant du vrai. "Tout ce qui brille n'est pas or", nous dit le proverbe, et la culture regorge, depuis la nuit des temps, de mythes et de rappels pour nous mettre en garde contre les apparences trompeuses. Dans la terminologie judéo-chrétienne, le Diable est souvent nommé le Tentateur, le Séducteur, etc. Comme la tromperie vise souvent des intérêts néfastes et que c'est, en général, de connaître la vérité qui est bon pour chacun, on devine spontanément, même enfant, !'association qui existe entre le vrai et le bon. Voyant que le beau n'est pas garant du vrai, on peut soupçonner qu'il ne l'est pas non plus du bon.

De fait, on sait par expérience que le fait pour un vivant d'être physiquement beau ne le protège, au mieux, que de très peu de malheurs et ne fait rien en tant que tel pour l'animer d'intentions meilleures ou le doter de plus de qualités que n'importe quel autre vivant moins beau pris au hasard. On dira, à raison, que la lumière offre une extraordinaire analogie pour comprendre le beau. N'est-il pas naturel que la lumière la plus terrestre (le feu) présente certains traits analogues avec la beauté la plus terrestre, celle sur laquelle il convient de s’interroger en premier si on espère appréhender éventuellement d’autres formes de beauté? Comme le feu, les autre beautés purement matérielles, et mêmes certaines belles choses de l'esprit, ne sont liées, au départ, à aucune allégeance morale particulière. Le feu, la musique et même un beau visage peuvent servir les

(32)

causes les plus nobles autant que les plus mauvaises. Le beau est au fond amoral, comme le feu ou les pierres. De là vient peut-être une cause secondaire de la fascination que le beau opère en nous, car comme nous, il peut véhiculer le meilleur ou le pire.

Et on lui a souvent fait véhiculer le pire. L'exemple le plus aisé est celui de l'Allemagne Nazie, où la beauté de la musique et des arts en général, non seulement ne préserva pas ses amateurs de la barbarie, mais encore fut un instrument de cette barbarie dans les camps de concentration.

Or, bien que la beauté dont nous parlons ici soit amorale, se peut-il qu’il y ait d'elle des usages légitimes et d'autres pas? Si les choses qui nous attirent ne sont pas celles qui nous comblent, nous nous retrouvons au cœur de l'absurde, coincés entre l'aspiration qui résulte de notre nature et un environnement étranger à cette recherche. Si, par contre, nous accordons au beau la signification qu'il devrait avoir, étant donnée l'attrait qu'il nous inspire, nous vivons des expériences où le bien se réfugie véritablement derrière le beau:

"Toute chose trouve dans le beau sa propre raison d'être, son équilibre interne et sa justification. Un bel objet ne se conçoit que tel quel. Un tableau ou un paysage nous enchanteront au point que nous ne pourrons pas, en les contemplant, nous les représenter autrement que dans l'état où ils nous apparaissent. Placer le monde sous le signe de la beauté revient à affirmer qu'il est tel qu'il devrait être. "22

(33)

34

Si, véritablement, le beau n'est conforme à lui-même que lorsqu'il est signe du bien, on comprend qu'il en est du mauvais beau comme de l'or faux. L'or faux a l'apparence de l'or. Or, ce n'est pas l'apparence de l'or, puisque la chose dont c'est l'apparence n'est pas de l'or. Ce n'est donc, au sens ou c'est l'apparence de l'or, l'apparence de rien. Et l'apparence de rien, ce n'est pas grand-chose.

De même, si donc le beau n'est parfois pas signe du bien, il n'est, dans ces cas, pas lui-même. Tout cela ne nous conduit-il pas à dire que le beau a une finalité? Et même, une finalité dans le bien? On pourrait essayer de le découvrir autrement, soit en tentant d'imaginer une culture sans éthique, alors que la culture est beauté mais aussi jugement, ou alors en cherchant chez Platon et ses disciples le lien entre le beau esthétique (que nous n'avons pas le loisir d’aborder plus à fond ici) et la beauté morale, puisque la beauté morale doit être, semble-t-il, parente du bien.

Quelque soit la voie où l'on s'engage, si elle nous conduit à croire que le beau devrait être le héraut du bien, on sera d'accord pour donner une place primordiale au beau, présenté à bon escient, dans l'éducation, comme le suggèrent les Anciens Grecs. On souhaitera aussi voir les artistes et autres privilégiés de la beauté se montrer responsables quant à elle.

Il serait donc indiqué d’user du beau pour promouvoir le bien. Or, le modèle étant celui qui attire notre regard et nous fait souhaiter lui ressembler peut être dit beau. Il lui est donc possible de jouer ce rôle qui consiste à user du beau pour promouvoir le bien. C’est ce qu’on appelle donner le bon exemple (car c’est celui dont on est porté à suivre l’exemple qui peut donner le bon ou le mauvais). Le bon exemple attire et fixe !’attention sur la bonne habitude à acquérir.

(34)

L’exemple est donc plus fort que le discours mais moins que la pratique, telle est apparemment la hiérarchie des moyens pour devenir vertueux, décrite précédemment ici (p. 21 et suiv.).

Notre époque semble adhérer à cette comparaison de la puissance des moyens dans l’éducation, car il est de nos jours normal d’entendre, dans une classe, un professeur prévenir ses élèves ou ses étudiants qu’ils assimileront très peu ce qu’ils écouteront ou liront, un peu plus ce qu’ils verront « concrètement » et encore plus ce qu’ils pratiqueront par eux- mêmes.23

Cela vaut pour la vie pratique et tout autant pour la vie intellectuelle, car l’activité intellectuelle ne consiste pas qu’à se faire le spectateur de l’activité intellectuelle d’autrui, directement où par le biais d’un média ou d’un document, mais bien à agir intellectuellement soi-même.

En fait, si l’on revient à Aristote, on peut estimer qu’il n’exclut pas ce moyen intermédiaire, soit le contact avec des modèles, de son chemin vers la vertu. L’élève de Platon affirme que la vertu s’acquiert en agissant sur le modèle de l’homme vertueux. L’être humain, tout raisonnable qu’il puisse être, apprend d’abord en imitant. Alors, un des fondements de l’éducation morale réside dans ces personnes que nous imitons, consciemment ou non, et que nous appelons des modèles. Mais qui sont ces modèles et comment bien les choisir?

23 Otons en exemple Roch Châteauvert, professeur de biologie jusqu’à tout récemment à l’école secondaire De Rochebelle à Ste-Foy et Victor Thibodeau, professeur, entre autres, de logique, à la Faculté de Philosophie de l’Université Laval.

(35)

Considérations générales surles modèles

1 Prévention de certaines confusions possibles

Qui sont ces modèles, disions-nous? Et qu’est-ce qu’un modèle? Peut-être peut-on préciser d’entrée de jeu qu’un modèle est souvent confondu avec un chef mais qu’il s’en distingue nettement en fait, ne serait-ce que parce que « le rapport existant entre le chef et le subordonné est de part et d’autre (...) conscient. Au contraire, entre le modèle (prototype) et son imitateur le rapport n’est pas conscient. >d Qu’est-ce à dire? Le chef a besoin de vouloir être le chef et de savoir qu’il l’est. Ce sont là deux conditions nécessaires mais non suffisantes pour être un bon chef.1 2 Cette nécessité est totalement absente, en tant que nécessité, du rapport entre le modèle et son imitateur. On peut imiter inconsciemment autrui et à plus forte raison, autrui peut ne pas en avoir connaissance.

1 Max Scheler, Le Saint, le Génie, le Heros, p.ll.

2 Evidemment, lorsqu’un chef ne remplit que ces deux conditions et aucune autre que l’on peut aisément imaginer, il est un mauvais chef. C’est cela qui fait que nous pouvons avoir la fausse impression que ces deux éléments entrent dans la composition du caractère d’un mauvais chef, puisqu’ils seront nécessairement plus apparents s’ils sont isolés.

(36)

Soit, le modèle n’a pas à être un chef, mais doit-il être parfait? Il en sera question plus tard (Quand le modèle faillit), mais il convient de commencer par imaginer rapidement le rôle possible de la perfection dans cette relation. La perfection peut à la limite servir de modèle et c’est même souhaitable en un sens, mais la perfection ne devrait pratiquement jamais servir de critère, sans quoi on se rendrait malade. Un modèle est ce dont on s’inspire, mais un critère permet de choisir (et donc de mettre à l’écart) ainsi que d’évaluer (en un sens plus large). Pour ne pas faire rimer idéalisme avec irréalisme, il convient donc d’avoir des critères raisonnables.

(37)

38

2 Choisit-on ses modèles?

Il vient peut-être un temps où on développe une capacité, quand bien même elle serait limitée, de choisir ses modèles. Comment cela pourrait-il se passer?

Peut-être réalisons-nous à un certain moment que quelque chose chez une personne nous interpelle. Il se peut que nous évaluions, consciemment ou non, par exemple, les valeurs « incarnées » par cette personne. Il est possible ensuite que nous fassions, en somnambule ou en le sachant, le choix de « mimer » ou d’éviter ce modèle. Pourquoi pas?

Mais cela présuppose des critères en vertu desquels nous pesons les valeurs qu’un modèle incarne. Ce peut être, par exemple, la comparaison entre des valeurs auxquelles nous adhérons déjà et celles que nous sentons se dégager du modèle possible. Sait-on jamais, s’il y a correspondance, complémentarité ou prolongement entre ses valeurs et les nôtres, nous pouvons être portés à adopter certains des comportements par lesquels il entretient ces richesses. Sinon, nous pouvons prendre activement la personne comme contre-modèle ou simplement l’éviter, tant littéralement qu’en pensée.

Tout ce processus (et tout processus semblable en ce sens) implique des valeurs et des manières de les vivre et de les concevoir, qui sont déjà présentes en nous et qui servent plus ou moins d’étalon de mesure pour évaluer ce qui nous est proposé dans la façon d’être d’autrui. Où aurons- nous été chercher ces éléments?

(38)

Une autre façon de le dire : si nous opérons une sélection dans les désirs que nous choisissons d’imiter, il faut pour cela que nous nous soyons déjà appropriés certains désirs... chez certains modèles antérieurs qui ont commencé à nous marquer alors que nous étions plus indéterminés et moins à même d’opérer un discernement.

Donc, en supposant que certains d’entre nous puissent acquérir une certaine « autonomie » dans ce domaine, les bases de cette condition acquise restent baignées d’une dépendance qui nous fera toujours espérer que les premiers modèles auront pu être les bons...

(39)

Ill

Ledésirmimétique

« Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (l’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est très apte à l’imitation et c’est au moyen de celle-ci qu’il acquiert ses premières connaissances) et, en second lieu, tous les hommes prennent plaisir aux imitations. »26

- Aristote

1 Le moins déterminé des animaux

Dans la biosphère, les vivants sont en général très déterminés, très spécialisés, si l’on peut dire. Chaque individu d’une espèce animale, végétale ou autre a le corps et même l’âme configurés de façon à accomplir certaines « tâches » (ce qui en exclut inévitablement nombre d’autres) et à tendre vers certaines fins propres (au sens large) à son espèce. Par exemple, un virus, même en très grand groupe, ne peut construire un barrage de bois sur un point d’eau dans la forêt, comme le feraient des castors, et il n’existe aucun moyen d’enseigner à des virus comment réaliser ce genre d’opération, même à toute petite échelle. De même, un

(40)

castor est incapable de s’infiltrer dans le corps d’un autre animal pour pénétrer ses cellules et tenter de le coloniser. Cela lui est impossible et il ne peut même pas envisager un tel objectif (cela ne présenterait pour lui aucune pertinence, aucun intérêt). Pascal traduit cela en ces termes :

« Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi parfaitement la première fois que la dernière. Il en est de même pour tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit, à mesure que la nécessité les presse; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils en ont; comme ils la reçoivent sans étude; ils n’ont pas le bonheur de la conserver; et toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans cet ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils dépassent les limites qu’elle leur a prescrites. »27

Les êtres vivants sont donc plus ou moins déterminés. Les végétaux sont en général grandement déterminés. Ils se développent et « mènent » leur vie (ou sont menés par elle) selon des « règles » innées et strictes qui laissent peu de place à !’improvisation. Une plante donnée pousse en cherchant toujours la lumière avec une extrémité et le sol avec une autre, toujours la même. Elle croît et meurt selon les opportunités ou sévices que le hasard de l’environnement lui assigne et se reproduit quand elle peut d’une façon qui nous semble régie par quelque chose d’analogue à un automatisme. Et la plante ne souffre pas de cette condition, c’est là sa nature.

(41)

42

Les animaux présentent des degrés de détermination variés, mais le plus souvent très élevés. Leurs membres sont généralement des « outils » ou des moyens de locomotion spécifiques. Par exemple, les membres de la taupe servent surtout à creuser et ne sauraient lui permettre de voler dans l’air. Les membres du canard sont pratiques pour voler ou nager, mais fort peu pour déchiqueter viande, ce qui est par contre naturel à la gueule et aux griffes du loup, lequel en revanche est peu apte à grimper aux arbres, etc. L’âme des animaux présente le même genre de spécialisation, en harmonie avec ce que leur corps permet. Les animaux ont souvent un instinct qui les pousse à faire ce qui est approprié selon leur espèce, parfois sans vraiment avoir eu de démonstrations ou d’instructions.

Certains animaux semble affligés (ou doués) d’une certaine marge de manœuvre. Leurs membres se prêtent à des activités que l’instinct ne leur suggère pas. Leur âme permet l’apprentissage de comportements qui semblent dépasser le simple cadre de l’intégration de leur espèce dans la chaîne alimentaire ou l’équilibre d’un écosystème. Les éléphants, chiens, chevaux, dauphins et singes, pour ne nommer que ceux-là, nous étonnent et nous intriguent par les moins grandes restrictions que semble leur imposer la nature.

(42)

Ces animaux sont capables d’apprentissages qui préfigurent notre propre condition ainsi que d’une plus grande versatilité que des vivants semblables mais plus « spécialistes ». Konrad Lorenz permet ici d’ajouter un exemple :

« Comparons quelques rongeurs (...) la gerboise (adaptation à la course), l’écureuil volant (adaptation à grimper et à sauter), la taupe (adaptation à la vie souterraine), et le castor (adaptation à la nage), avec un rongeur non-spécialisé, le surmulot. Celui-ci fait mieux que chacun des quatre autres dans les trois activités pour lesquelles il n’est pas spécialiste et, pour ce qui est du résultat biologique final, il les dépasse considérablement par le nombre des individus et l’extension de son espèce. »28

L’animal le moins déterminé que nous connaissions est l’humain, « qui n’est produit que pour l’infinité ».29 Cela comporte de nombreux désavantages. Cette caractéristique saute aux yeux dès qu’on observe le corps humain : une pilosité minime qui l’expose aux intempéries (mais qui entravent le moins possible son sens du toucher), plusieurs sens peu précis comparés à ceux d’autres animaux (mais qui ainsi ne monopolisent pas toute son attention), des mains fragiles qui ne servent à rien en particulier (mais qui, indirectement, renferment un potentiel gigantesque), etc.

28 Konrad Lorenz, Trois essais sur le comportement animal et humain, trad. C. et P. Fredet, coll. Points, Éditions du Seuil, Paris, 1974, p.215.

29 François Mauriac, Cp. àt, p.40; on peut comprendre aujourd’hui ce mot d’« infinité » avec toute la noblesse qu’il peut inspirer, mais aussi, et sans contradiction, au sens où l’auraient peut-être lu les anciens grecs, pour qui l’infini était une notion plus troublante, allant de pair avec l’indéfini, l’informe, justement ce dont il est au fond question ici.

(43)

44

Cette incomplétude de l’humain fait encore consensus chez des auteurs considérés comme modernes. Par exemple, même si ils divergent à propos de certains détails, Arnold Gehlen30 et Konrad Lorenz31 s’entendent pour reconnaître à l’humain un défaut de spécialisation (Gehlen allant jusqu’à parler d’un stade embryonnaire indéfiniment prolongé chez l’humain). Ils s’entendent aussi pour remarquer que cette condition ne semble pas être, en définitive, un facteur d’infériorité pour l’espèce :

« (...) nous voyons l’homme se répandre sur toute la surface de la Terre et, malgré son manque de moyens physiques, soumettre de plus en plus la nature à sa volonté. On ne peut citer aucun « environnement », aucune espèce de conditions naturelles, primaires, qui doivent être réunies pour que l’homme puisse vivre; au contraire, nous le voyons « se maintenir » partout, au pôle et à l’équateur, sur l’eau et sur la terre ferme, dans les forêts, les marais, les montagnes, la steppe. »32

L’humain est absolument incapable de faire quoi que ce soit par lui même à la naissance (à part peut-être respirer et autres choses du genre) et il lui faut un temps énorme, comparé à la majorité des vivants, pour atteindre un quelconque semblant d’autonomie. « Il est dans l’ignorance au premier âge de sa vie, mais il s’instruit sans cesse dans son progrès (...) »33

Il faut à l’humain des efforts considérables pour acquérir et conserver une habitude utile. Mais il peut facilement prendre au hasard de nombreuses habitudes nuisibles, ce qui fait que son développement dépend grandement de ses semblables plus expérimentés, puisqu’une habitude peut se transmettre, entre autres, par imitation.

30 Arnold Gehlen, Anthropologie et psychologie sociale, trad. Jean-Louis Bandet, coll. Philosophie d’aujourd’hui, Presses Universitaires de France, Paris, 1990, p. 51 et suiv.

31 Konrad Lorenz, op. ck, p.214 et suiv. 32 Arnold Gehlen, op. àt, p.53. 33 Idem.

(44)

Ce vide, ce défaut d’assignation initiale spécifique permet à l’humain l’accès à une infinité de possibilités dans son développement. Sa pensée, informe et vide, ou presque, à la naissance, peut éventuellement recevoir et concevoir quantité de choses. À travers ses mains, son intelligence peut mener à l’existence des outils qui, prolongeant son corps et le complétant, lui ouvrent un champ vertigineux de réalisations. Il n’a pas de sabots, de nageoires ou d’ailes? Qu’à cela ne tienne : il s’en fabrique. Et de même pour la fourrure, les écailles ou les branchies. Dépourvu de la plupart des organes spécialisés, l’humain est en fait le seul à pouvoir tous les avoir. Tant et si bien que c’est lui un jour qui pallie, ironie de la nature, un manque chez des êtres qui sont pourtant davantage achevés : on a vu des chiens privés de l’usage de leurs membres inférieurs retrouver leur mobilité grâce à l’ingéniosité de leurs maîtres. Par ailleurs, Konrad Lorenz peut reprendre au sujet de l’humain un éloge analogue à celui qu’il a fait du surmulot :

« Si maintenant nous comparons entre elles la multiplicité des activités purement corporelles, parfaitement non intellectuelles de Yhomme, et les activités de mammifères ayant approximativement la même taille, l’homme se révèle comme un être qui n’est pas du tout aussi fragile et aussi handicapé par des manques qu’on pourrait le penser. Si l,on impose les trois obligations suivantes : marcher pendant 35 kilomètres dans une journée, grimper 5 mètres à une corde de chanvre, nager pendant 15 mètres et à 4 mètres de profondeur sous l’eau en ramenant un certain nombre d’objets à chercher à un endroit précis au fond, il s’agit là d’activités que même un homme de bureau non sportif, comme moi, peut accomplir sans aucune difficulté. Aucun mammifère n’est capable d’en faire autant. »34

Références

Documents relatifs

Dans le cadre du maintien de la condition phy- sique des métiers à risques des armes, le physio- thérapeute militaire [2] semble trouver sa place au sein du soutien santé des unités

Ce dossier pédagogique met à l’honneur Christophe Honoré qui occupe depuis des années une place importante en littérature et dans le spectacle vivant et, en cette année 2018,

» Qui n'aperçoit dès lors l'illogisme de la doctrine cléricale qui invoque au nom de la liberté de conscience les droits des catholiques et qui affiche en

En termes d’éducation, les compétences psychosociales sont travaillées dans le but que les enfants, jeunes et adultes puissent exercer leurs droits et vivre dans une société où

GRAINE Occitanie : Réseau Régional des Acteurs de l’Education à l’Environnement et du Développement Durable (EEDD) en Occitanie!. ✓ Dynamique mise en place dans le cadre du

Cette conception et l'idéal d'ascétisme qui l'accompagne furent transmis aux moines de l'Occident par Cassien (360-435), qui fit de la gourmandise un vice capital, au sens littéral

 Découpe les aliments et place-les dans le tableau selon

Pour vérifier cette hypothèse, le médecin constitue un échantillon de n=100 habitants de la région, dont il détermine la fréquence f d’hypertendus (l’échantillon est