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Le désir mimétique

La mimesis : c’est encore la faute de Platon? (représentation versus appropriation)

Selon René Girard, pour désirer quelque chose en particulier, l’humain, qui ne sait que vouloir, passe par l’imitation. Qui dit imitation dit modèle. On peut imiter, chez autrui, les comportements de représentation (tout ce qui sert à s’exprimer, tout symbole ou geste symbolique) et les comportements d’appropriation (tout ce qui sert à entrer en possession de quelque chose). Par exemple, de l’enfant qui apprend à parler, on pourrait dire qu’il copie d’abord un comportement de représentation, la parole servant de signe pour exprimer différentes réalités. Mais la parole est aussi, et l’enfant ne perdra pas de vue cet aspect, un moyen d’obtenir ce que l’on veut (en demandant, en suppliant, en négociant, etc.) et donc également un comportement d’appropriation dont l’enfant maîtrisera rapidement plusieurs astuces et subtilités.

René Girard déplore le manque d’attention porté par la culture occidentale à l’imitation des comportements d’acquisition, bref, à la mimésis d’appropriation. Il fait remonter cette carence jusqu'à Platon, dont les exemples de mimésis « ne portent jamais que sur certains types de comportement, manières, habitudes individuelles ou collectives, paroles, façon de parler, toujours des représentations ».42 Le divin Platon, modèle ou « contre-modèle » de bien des penseurs, a décidément le dos large : déjà pointé du doigt pour la problématique de la « vertu-science » (voir p. 10 du présent mémoire), le voilà responsable de la conception de la mimésis par

42 René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde. Grasset ScFasquelle, Paris, 1978, p. 16. Même genre de reproche dans Marie-Andrée Ricard, « La théorie gadamérienne de la rrimésis .», ¿«Laval rhéologique et philosophique, vol. 53, Facultés de théologie et de philosophie de !’université Laval, Québec,

54 toute la postérité! On pourrait se porter à sa défense, d’abord en reprenant l’exemple de la double fonction du langage, puis, par exemple, en faisant valoir que, lorsqu’il fait suggérer, dans La République, que certaines classes de citoyens ne devraient rien posséder en propre, c’est là une répression avant la lettre des possibles dangers d’une mimêsis d’appropriation, mais qu’il suffise ici de retenir la leçon : la mimésis d’appropriation, mentionnée ou non par les anciens, existe et ne doit pas être négligée. C’est cette mimésis d’appropriation qui permet souvent à l’humain de désirer telle ou telle chose mais c’est aussi elle qui est la source pour l’humain de nombreux écueils.

Le triangle mimétique

« Don Quichotte a renoncé, en faveur d’Amadis, à la prérogative fondamentale de l’individu : il ne choisit plus les objets de son désir, c’est Amadis qui doit choisir pour lui. »43

- René Girard La réflexion sur le désir mimétique nous conduira à en voir les conséquences néfastes possibles, mais il faut faire attention : sans désir mimétique, pas de langage, pas de culture ou d’éducation, peut-être même pas d’humanité. La mimésis en général rend possible l’apprentissage s’il est voulu, mais c’est en bout de ligne le désir mimétique en particulier qui y est pour beaucoup dans la volonté d’apprendre, d’atteindre tel ou tel but, de s’améliorer, toutes ces choses sans lesquelles les humains ne seraient que de mauvais végétaux.

Peut-être aussi, avant de lapider le désir mimétique, aurait-il été bon de faire la critique de notre prétention à !’autonomie du désir, prétention très populaire dans une culture individualiste où les droits priment sur les devoirs. Se lancer dans une telle critique dépasse le cadre du présent mémoire, mais chacun peut observer qu’à la limite, ses désirs propres sont le plus souvent les siens parce qu’appropriés après avoir été observés chez un autre. Ce qui vaut pour les idées vaut dans ce cas-ci pour les désirs. Une personne peut lire ou déceler une idée chez un auteur ou un interlocuteur. Cette personne peut ensuite conserver cette idée en mémoire comme quelque chose de tout à fait étranger et croire y adhérer alors qu’elle ne fait que calquer l’autre, ou alors elle peut réellement s’approprier cette idée, qui sera par conséquent « sienne propre » sans pour autant que l’idée ait été tirée du néant. De même, pour un désir, le fait d’avoir été inspiré par autrui n’empêche pas de se l’approprier.

Il est donc convenu que l’humain attend toujours, en quelque sorte, une raison qui le motive à désirer quelque chose. Cette raison (de désirer une chose en particulier) arrive sous la forme du désir qu’un autre humain a, ou paraît avoir, d’une chose. Le désir, pour Girard, est donc toujours triangulaire, comprenant A)44 soi-même, C) un objet45 qui deviendra celui du désir et B) un tiers qui désire déjà, en vérité ou en apparence, cet objet. Tout comme René Girard, « Nous (sic) appellerons ce modèle le médiateur du désir ».46

44 Le désordre apparent des lettres est ici volontaire, car un examen approfondi de ce triangle donnera à penser que l’apparition du médiateur est ce qui permet l’inclusion de l’objet dans la relation; bref, le lien entre A et C passe justement par B.

45 « Objet » est à prendre ici comme une étiquette technique commode à apposer sur une réalité riche et variable. L’ « objet » du désir peut tout aussi bien être une(des) personne(s) ou même une réalité qui n’est sensible au sens physique, comme un état (physique ou autre), des connaissances, un statut social ou économique, etc.

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Ce tiers entre soi et l’objet agit comme une source d’éclairage qui met en lumière l’objet comme désirable aux yeux de l’observateur : « Au-dessus de cette ligne (simple droite entre le sujet et l’objet)47, il y a le médiateur qui rayonne à la fois vers le sujet et vers l’objet. La métaphore spatiale qui exprime cette triple relation est évidemment le triangle. L’objet change avec chaque aventure mais le triangle demeure. »48

Les parents d’un tout jeune enfant saisissent aisément certaines applications pratiques de cette idée : tentant de faire ingérer au petit qui trône dans sa chaise haute un nouvel aliment, le parent commence par prendre lui-même (parfois sans grand plaisir réel) une cuillerée de la mixture offerte, s’efforçant, à grand renfort d’exclamations élogieuses, de manifester plaisir et enthousiasme pour cette nourriture. Il s’agit de faire saisir à l’enfant que le parent aime cela. S’il aime, cela doit être bon... Konrad Lorenz49 indique qu’une des particularités fondamentales de l’humain par rapport aux mammifères qui lui ressemblent le plus est une réciprocité beaucoup plus grande entre l’action et les connaissances, entre le dernier geste posé et la prévision du prochain, élément qui permet, si on le transpose dans le contexte en jeu ici, d’imaginer comme l’imitation humaine peut être la plus complète et la plus efficace. Lorenz indique également que l’autre trait fondamental qui démarque l’humain des vivants qui lui sont les plus semblables est le maintien de la curiosité jusqu’à un âge avancé, et non simplement pour une période de l’enfance. Encore une fois, la transposition fait mieux voir et permet de supposer que l’humain est davantage un imitateur et ce pendant plus longtemps que toute autre créature.

47 Cette précision est de l’auteur du présent mémoire, afin de reprendre ce que Girard explique plus tôt dans le même texte.

48 Idem.