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La relation au modèle du désir :

terreau du cycle de la violence mimétique

Quels sont les modèles dont on tente d’usurper l’identité et quels sont ceux auxquels on se joint pour promouvoir un idéal? Quel genre de relation détermine l’un ou l’autre de ces profils? Une des choses qui ressort de la réflexion de René Girard, c’est le caractère profondément déterminant de la relation qu’a ou qu’établit une personne, non pas à l’objet de son désir, mais bien au modèle, au médiateur, de son désir. C’est la nature précise de la relation au modèle du désir qui détermine une expérience heureuse et enrichissante, ou alors un vécu teinté d’agressivité destructrice et plus ou moins dégradant, «... l’influence néfaste que peuvent exercer, les uns sur les autres, les esprits les plus sains. »55

Si !’interprétation « Girardienne » tient la route, il existe au moins deux manières d’aborder !’alternative devant laquelle se trouve continuellement chaque humain. L’une consiste à envisager d’abord la relation au modèle à travers l’objet du désir, l’autre consiste à considérer directement le modèle lui-même, ou enfin tel qu’il est perçu par celui dont il est le modèle. Ce sont au fond deux points de vue complémentaires sur la même dynamique.

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La relation au modèle à travers l’objet du désir

Considérons d’abord l’objet du désir. Il peut être une chose qui se partage sans en être diminuée (on l’appellera parfois un bien commun), mais, à l’autre extrême, il peut être une chose qui fait continuellement objet de compétition. Maintenant, si nous pouvons être un nombre illimité de gens à vouloir la même chose sans que cela ne fasse courir à qui que ce soit le risque d’en être frustré, c’est merveilleux et il n’y a aucun problème : nous pouvons alors sans mal nous prendre les uns les autres, et avec raison, comme modèles de désir sans qu’il n’en découle aucun tort. Par contre, si, par malheur, nous sommes ne serait-ce que deux à désirer une chose qui ne peut être qu’à un seul, ou alors si nous sommes trop à vouloir une chose qui ne peut pas être à tous, nous voilà exposés au danger du mimétisme violent dont une description sera esquissée plus loin.

Cependant, malgré les caractéristiques rassurantes des biens communs, même pour un objet de désir qui ne peut être pris à l’autre, l’imitation haineuse demeure hélas possible. En guise d’introduction à ce qui suit, l’on pourrait tenter d’expliquer ce que le médiateur peut avoir, qui ne peut lui être arraché au profit du sujet, mais qui n’en excite que davantage sa convoitise. Pour ce faire, il est à propos d’appeler à la rescousse Max Scheler, qui pointe du doigt la chose en ces termes : « L’envie n’aiguillonne pas notre volonté d’acquérir, elle l’énerve. Car c’est précisément lorsqu’il s’agit des valeurs et des richesses qui ne s’acquièrent pas (et qui, par conséquent, nous servent de point de comparaison) qu’elle

est le plus apte à provoquer du ressentiment. »56

De quoi s’agit-il et pourquoi cela sert-il justement de point de comparaison? Cela peut sembler le contraire du bon sens (et en fait, ça l’est, mais encore faut-il élaborer). C’est là que l’objet se confond avec le modèle lui-même, qu’il est temps d’examiner de plus près.

La relation au modèle lui-même

L’autre façon, donc, d’anticiper la possible impasse de l’imitation hargneuse passe par l’examen « direct » de la relation au modèle lui-même. On peut être, avec son modèle, dans une relation interne ou externe. On peut aussi passer de l’un à l’autre. René Girard résume cette alternative ainsi :

« Nous parlerons de médiation externe lorsque la distance est suffisante pour que les deux sphères de possibles dont le médiateur et le sujet occupent chacun le centre ne soient pas en contact. Nous parlerons de médiation interne lorsque cette même distance est assez réduite pour que les deux sphères pénètrent plus ou moins profondément l’une dans l’autre. »57

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Médiation externe

« Ce n’est évidemment pas de l’espace physique que mesure l’écart entre le médiateur et le sujet désirant. Bien que l’éloignement géographique puisse en constituer un facteur, la distance entre le médiateur et le sujet est d’abord spirituelle. »58

- René Girard

Être en relation externe avec son modèle, c’est ne se comparer à lui que de façon très limitée, parce qu’une comparaison totale semblerait ou se révélerait ne pas avoir de sens. La personne désire la même chose que son modèle, ou une chose analogue, mais peu importe l’objet du désir, la personne ne peut s’imaginer en compétition avec son modèle. Cela peut venir, par exemple, de l’excellence du modèle en question, de son existence fictive possible ou certaine59, d’une différence d’âge ou de contexte, d’un autre facteur, mais l’important, c’est que le modèle ne peut, au moins sous un certain rapport, être un pair, et que, par conséquent, il ne peut être un rival, parce qu’une telle parité ou rivalité serait, blasphématoire, « incestueuse »6°, ou simplement absurde ou ridicule.

En d’autres termes, comme l’exprime Girard, la médiation est externe parce qu’il n’y a pas (ou du moins pas assez) de recoupement(s) entre ce qui est possible au sujet et ce qui est possible, fictivement ou effectivement, au médiateur. Ce dernier « ...trône dans un ciel inaccessible et il transmet au fidèle un peu de sa sérénité. »61

58 Idem

59 Autrement dit, on peut douter qu’un personnage inspirant ait réellement existé ou on peut être carrément certain que ce personnage n’a jamais vécu.

60 Pas nécessairement au sens premier, cela peut aussi s’entendre sur le plan spirituel. 61 René Girard, op, àt, p.16.

Peu de philosophes contemporains trouvent pertinent de se demander s’ils sont plus brillants que Platon ou que Kant. Cela ne les empêche pas d’avoir le plus grand intérêt pour les écrits de Platon ou de Kant et même, peut-être, d’avoir l’impression, parfois, de désirer ou de rechercher une ou des choses auxquelles Platon ou Kant a pu accorder du prix dans sa vie. De même, des gens charitables et dévoués peuvent se sentir inspirés par l’exemple de Mère Térésa et donner à cette inspiration une forme très concrète sans toutefois considérer cette femme exceptionnelle comme une rivale.

Médiation interne

« La médiation engendre un second désir parfaitement identique à celui du médiateur. C’est dire que l’on a toujours affaire à deux désirs concurrents. Le médiateur ne peut plus jouer son rôle de modèle sans jouer également, ou paraître jouer, le rôle d’un obstacle. »62

Cependant, on peut aussi être en relation interne avec le modèle de son désir. Cela n’entraîne pas automatiquement la rivalité mais celle-ci s’en trouve favorisée. Comme cela a déjà été dit, la médiation interne implique qu’il y a quelque chose de commun à ce qui est possible au sujet et à ce qui est possible à son modèle. La grandeur de cet espace commun de possible qui est nécessaire pour créer des problèmes varie probablement selon chaque cas, chaque relation, mais c’est sur cette intersection, réelle ou imaginée par le sujet, que se fonde d’abord ce qui devient éventuellement une rivalité. De la même façon, une rivalité peut être évitée sans aucune intervention si le sujet n’a pas conscience de ce que la sphère de ses possibles et celle de ceux du médiateur s’interpénétrent. Tout réside donc dans la perception du sujet et son caractère déjà acquis affectera cette

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perception : « Pour qu’un vaniteux désire un objet il suffit de le convaincre que cet objet est déjà désiré par un tiers auquel s’attache un certain prestige. Le médiateur est ici un rival que la vanité a d’abord suscité, qu’elle a, pour ainsi dire, appelé à son existence de rival, avant d’en exiger la défaite. »63

L’ultime commandement

Comment la médiation interne peut-elle donner lieu à la violence? C’est cette violence que tentent de prévenir les interdits contre la mimésis dans les communautés primitives. Mais il existe un type d’interdit fort connu qui vise aussi, d’un certain point de vue, les dangers de l’imitation du désir. Il s’agit d’une portion des célèbres Dix Commandements. Dans le premier chapitre de son livre Je vois Satan tomber comme l’éclair. René Girard fait précéder son allusion au Décalogue d’une référence, qu’il n’explicite pas, au récit de la Chute dans la Genèse, dont il a été question précédemment (Promotion versus usurpation).

Il explique ensuite que la deuxième moitié du Décalogue commence par une interdiction énumérative des violences (meurtre, adultère, vol, calomnie) qui s’interrompt pour permettre !’introduction d’un ultime commandement dont le respect serait, selon l’auteur, le seul moyen efficace de prévenir les violences précédemment interdites. Au lieu d’énumérer les violences, on énumère cette fois-ci les objets de dispute.

Éventuellement, on interrompt !'enumeration des enjeux toujours changeants des luttes pour cibler la constante - le dernier commandement interdit en définitive de vouloir ce qui est à autrui :

« Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne,

rien de ce qui est à lui. »

(Ex 20, 17) Ce que suggère René Girard, c’est que cette manière de terminer les Dix Commandements démontre une connaissance profonde de la nature humaine qui, toujours selon Girard, tend spontanément à désirer ce que l’autre semble désirer, ce qui implique souvent de désirer ce que l’autre a acquis et désire conserver. En d’autres termes, selon cette lecture, le dernier commandement nous enjoindrait de fuir toute médiation interne. Pourquoi? Comment une telle précaution préviendrait-elle tant de maux? Il faut, pour le saisir, bien comprendre ce qui se produit dans la médiation interne : « L’élan vers l’objet est au fond l’élan vers le médiateur; dans la médiation interne, cet élan est brisé par le médiateur lui-même puisque ce médiateur désire, ou peut-être possède, cet objet. Le disciple, fasciné par son modèle, voit forcément dans l’obstacle mécanique que ce dernier lui oppose la preuve d’une volonté perverse à son égard. »64

C’est ainsi que le modèle devient adversaire et c’est sur cette base, si l’hypothèse tient, que se fondent les affrontements qui déchirent les humains et conduisent aux autres actes interdits par le Décalogue. Mais s’il ne s’agissait que d’objets de désir, le sujet pourrait encore se dégoûter entièrement de son rival. Sauf que c’est le rival lui-même qui est l’enjeu, ce qui assure le conflit. « Ces liens sont pourtant plus solides que jamais car l’hostilité apparente du médiateur, loin d’amoindrir le prestige de ce dernier

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ne peut guère que l’accroître. »65 En effet, comme le médiateur semble hostile, le sujet cherche plus ou moins inconsciemment la cause de cette hostilité. Ou plutôt il ne la cherche pas, il croit la trouver dans le manque de valeur qu’il se diagnostiquait déjà en se comparant au modèle. Ce manque de valeur n’en prend que plus d’importance et le modèle n’en semble que plus supérieur encore, donc plus fascinant, ce qui le consolide dans son rôle de modèle et inséparablement dans son rôle d’obstacle.

Cette sournoise spirale conduit au danger de la surenchère : « Le prix toujours plus élevé que l’acheteur est disposé à payer se mesure au désir imaginaire qu’il attribue à son rival. Il y a donc bien imitation de ce désir imaginaire, et même imitation fort scrupuleuse puisque tout, dans le désir copié, jusqu’à son degré de ferveur, dépend du désir qui est pris pour modèle. »66

Cette médiation interne peut aboutir à la violence parce qu’elle mène éventuellement à la passion qui va le plus de pair avec la violence, la haine :

« Le sujet éprouve donc pour ce modèle un sentiment déchirant formé par l’union de ces deux contraires que sont la vénération la plus soumise et la rancune la plus intense. C’est là le sentiment que nous appelons haine.

Seul l’être qui nous empêche de satisfaire un désir qu’il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine. »67

65 Idem.

66 René Girard, op. at, p. 15. 67 René Girard, qp. at, p. 19.

C’est donc la haine entre les humains que le dernier des Dix Commandements, alors aussi pertinent que difficile à respecter, pourrait servir à empêcher. Cette haine est d’autant plus insaisissable à sa racine qu’il est dans sa nature de demeurer secrète jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Reste à examiner le fondement de cette dernière affirmation.

La rivalité et le désir inavoué

Il a déjà été mentionné que le désir mimétique est difficile à repérer, dans une oeuvre littéraire ou autour de soi. Cela vient en partie de notre prétention contemporaine à l’autonomie du désir, mais il y a, pour une partie des situations du moins, d’autres causes :

« L’imitation n’est pourtant pas moins étroite et littérale dans la médiation interne que dans la médiation externe. Si cette vérité nous paraît surprenante ce n’est pas seulement parce que l’imitation porte sur un modèle « rapproché »; c’est aussi parce que le héros de la médiation interne, loin de tirer gloire, cette fois, de son projet d’imitation, le dissimule soigneusement. »68

Dans la rivalité, le modèle n’est plus un adjuvant; il devient un obstacle. Mais il y a plus : le modèle devient difficile à reconnaître parce que caché. Revoyons, chez René Girard, ce qu’il en est du modèle vécu positivement dans la médiation externe : « Le héros de la médiation externe proclame bien haut la vraie nature de son désir. Il vénère ouvertement son modèle et s’en déclare le disciple. »69

69·Idem.

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En est-il de même dans la médiation interne? Le sujet de cette médiation dénonce-t-il son rival comme un modèle? Le même auteur nous suggère que non :

« Loin de se déclarer vassal fidèle, ce disciple ne songe qu’à répudier les liens de la médiation. (...) Afin de cacher aux autres, et de se cacher à lui-même, cette admiration éperdue, il ne veut plus voir qu’un obstacle dans son médiateur. Le rôle secondaire de ce médiateur passe donc au premier plan et dissimule le rôle primordial de modèle religieusement imité. »7°

Mais pourquoi? Il n’y a pas de honte à ne pas être Platon, Kant ou Mère Térésa. Mais peut-être y a-t-il une honte à ne pas être le voisin... Le sujet dont le modèle est trop proche de lui ne songe pas nécessairement à changer de modèle, surtout s’il n’est pas conscient de la dynamique qui les unit, se croyant tendu vers l’objet, mais il souffre de la distance qu’il perçoit entre lui et l’autre malgré leur proximité : « Celui qui hait se hait d’abord lui-même en raison de l’admiration secrète que recèle sa haine. »70 71

La rivalité est commandée par l’autre, l’action y est définie par la réciprocité mais cette réciprocité est occultée parce que le sujet s’obstine à se voir comme profondément distinct et radicalement différent : « Dans la querelle qui l’oppose à son rival, le sujet intervertit l’ordre logique et chronologique des désirs afin de dissimuler son imitation. Il affirme que son propre désir est antérieur à celui de son rival; ce n’est donc jamais lui, à l’entendre, qui est responsable de la rivalité : c’est le médiateur »72

70 Idem.. 71 Idem.

D’une manière ou d’une autre, plus souvent qu’autrement, le modèle « possède » l’objet de son désir, du moins sous un rapport où le sujet ne le possède pas initialement. Le modèle possède carrément l’objet (un objet physique, une qualité, un savoir, un statut, etc.), il est dans une quelconque relation avec l’objet (un membre de sa famille, un(e) conjoint(e), un ami, etc.). La relation peut être plus lointaine ou plus abstraite, comme d’être reconnu pour s’intéresser à telle ou telle chose, mais il y a toujours quelque chose qui existe entre le modèle et l’objet, qui n’existe pas entre le sujet et l’objet, et que le sujet convoite.

« En règle générale la possession tranquille affaiblit le désir. »73 Mais le modèle, initialement étranger aux sentiments pénibles du sujet, est éventuellement affecté par celui-ci. En effet, malgré les efforts probables du sujet pour masquer son désir imité, le modèle finira souvent par percevoir, ne fut-ce que confusément, les démarches du sujet, et par sentir à peu près quelle est leur cible seconde, l’objet.

Il se peut même que jusqu’alors, le médiateur, comme engourdi, ait été parfaitement inconscient d’avoir ou de vouloir quoi que ce soit qui puisse susciter l’envie, mais le sujet, par cette envie, lui fait prendre conscience de son rôle d’obstacle. La « possession tranquille » devient une supériorité tranquille qui, pour rester une supériorité, ne reste pas tranquille très longtemps. C’est que le médiateur est un humain comme celui qui l’envie et tout aussi sujet au désir mimétique.

73 Pour cette citation et les indications qui la suivent, voir : René Girard, Je vois Satan tomber comme réclair. Le livre de poche, Biblio, Essais, Grasset et Fasquelle, 1999, p. 27.

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De voir qu’autrui veut ce qu’il a, le modèle se (re)mettra à le vouloir à son tour, selon le même processus, abolissant la principale distinction qui le séparait du sujet. Ainsi, le sujet devient le médiateur de son médiateur. À moins d’une prise de conscience et d’une capitulation volontaire de part ou d’autre, tout ce qui a été dit du sujet de la médiation interne devient progressivement vrai des deux individus.

Croissance et mutation de la rivalité

dans l’estompement de son objet initial apparent

Parce que les rivaux s’imitent sans le reconnaître (processus qui, de par les acrobaties qu’il exige, se contente difficilement d’être moins qu’un mode de vie) et parce que chaque rival devient le point de référence de son rival, l’enjeu initial de la rivalité peut perdre de l’importance sans que ne s’estompe la tension. En fait, à la limite, la « raison » pour laquelle les rivaux étaient des rivaux au départ peut parfois disparaître (physiquement ou sous tout autre rapport) tout en laissant les antagonistes aussi rivaux que juste avant sa disparition. La rivalité a ceci de commun avec une relation saine qu’elle est toute de liens très personnels tissés entre deux êtres (ou plus, mais typiquement deux), liens qui peuvent continuer de se développer avec le temps, bien que les circonstances extérieures de cette relation puissent changer grandement.

Comme il sera expliqué plus loin, René Girard estime que la Bible contient plusieurs cas où la violence mimétique est identifiable et ces cas y sont au moins partiellement solutionnés. En effet, alors qu’un mythe classique, selon Girard, résulte d’une escalade de violence mimétique et est prisonnier du biais des persécuteurs et de la foule qui se réconcilie en sacrifiant le bouc émissaire (autrement dit, l’histoire est écrite par les vainqueurs) et reste par conséquent opaque quant à sa vraie nature,

nombre de récit bibliques mettent justement en scène des personnages, souvent isolés, qui déjouent, déconstruisent et dénoncent le mécanisme de violence victimaire, rendant le cas moins typique, en un sens, mais plus