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Considérations en rapport avec le beau

La simple reproduction en surface d’un geste n’assure pas le maintien de son sens. La ressemblance avec l’art peut nous aider à mieux y voir. Il s’agit de réaliser que la beauté, par exemple, celle d’une œuvre ou d’une action, comme celle d’une personne sur le plan physique, ne garantit en rien sa bonté ou sa capacité à inspirer la bonté, un peu de la même manière que la fréquentation d’arts et d’artistes magnifiquement inspirés n’empêcha pas certains nazis de se conduire plus mal que la bête la plus enragée. La beauté extérieure, physique ou autre,19 20 est souvent plus amorale, ou à tout le moins ambiguë, que moralement éducative en tant que tel.

"Le charme des flammes subjugue par un jeu étrange, au-delà de l'harmonie, des proportions et de mesures. Leur impalpable élan ne symbolise-t-il pas la tragédie et la grâce, le désespoir et la naïveté, la tristesse et la volupté? Ne retrouve-t-on pas, dans leur dévorante transparence et leur brûlante immatérialité, l'envol et la légèreté des grandes purifications et des incendies intérieurs? J'aimerais être soulevé par la transcendance des flammes, être secoué par leur souffle délicat et insinuant, flotter sur une mer de feu, me consumer d'une mort de rêve. La beauté des flammes donne l'illusion d'une mort pure et sublime, semblable à une aurore. Immatérielle, la mort dans les flammes évoque des ailes incandescentes. N'y a-t-il que les papillons qui meurent ainsi? - Mais ceux qui meurent de leurs propres flammes? "2°

19 II est ici question de beauté « physique ou autre » en ayant à l’idée trois « sortes » de beauté. Il y aurait la beauté physique, autrement dit la beauté au sens premier et au sens le plus commun. Il y aurait la beauté morale au sens le plus exigeant, comme pour une action réussie qui vient d’une intention moralement belle et à travers laquelle cette intention transparaît clairement. Entre les deux, on peut imaginer des actions ou des œuvres qui, sans être limitées exclusivement à la beauté physique (sans même en avoir besoin, en fait, tout comme la beauté morale proprement dite), ne satisfont pas à toutes les exigences que nous venons d’énumérer, soit dans leurs causes, soit dans leurs effets sur le « spectateur ». Ce genre de beauté pourrait être appelé, pour les fins de cette réflexion, « beauté morale possible », dans le sens ou autant son origine que ses effets, dépendamment des cas, peuvent s’avérer être beaux sans pour autant que cela soit certain. 20 Émile doran, Sur les cimes du désespoir, trad. André Vomie, coll. Le livre de poche, Éditions de l’Heme, Paris, 1990, p.95.

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Après, par exemple, ce que dit Plotin, en s'inspirant de Platon, au sujet du feu, faisant, dans les Ennéades. l'éloge de cet élément comme manifestation corporelle (au sens strict) la plus pure de l'idée de beauté21, ne semble-il pas paradoxal que le feu puisse aussi inspirer les pensées les plus morbides et avoir tant servi de symbole pour parler de la damnation?

Ce que nous avons dit dans la partie précédente laisse déjà entrevoir que le beau n'est pas garant du vrai. "Tout ce qui brille n'est pas or", nous dit le proverbe, et la culture regorge, depuis la nuit des temps, de mythes et de rappels pour nous mettre en garde contre les apparences trompeuses. Dans la terminologie judéo-chrétienne, le Diable est souvent nommé le Tentateur, le Séducteur, etc. Comme la tromperie vise souvent des intérêts néfastes et que c'est, en général, de connaître la vérité qui est bon pour chacun, on devine spontanément, même enfant, !'association qui existe entre le vrai et le bon. Voyant que le beau n'est pas garant du vrai, on peut soupçonner qu'il ne l'est pas non plus du bon.

De fait, on sait par expérience que le fait pour un vivant d'être physiquement beau ne le protège, au mieux, que de très peu de malheurs et ne fait rien en tant que tel pour l'animer d'intentions meilleures ou le doter de plus de qualités que n'importe quel autre vivant moins beau pris au hasard. On dira, à raison, que la lumière offre une extraordinaire analogie pour comprendre le beau. N'est-il pas naturel que la lumière la plus terrestre (le feu) présente certains traits analogues avec la beauté la plus terrestre, celle sur laquelle il convient de s’interroger en premier si on espère appréhender éventuellement d’autres formes de beauté? Comme le feu, les autre beautés purement matérielles, et mêmes certaines belles choses de l'esprit, ne sont liées, au départ, à aucune allégeance morale particulière. Le feu, la musique et même un beau visage peuvent servir les

causes les plus nobles autant que les plus mauvaises. Le beau est au fond amoral, comme le feu ou les pierres. De là vient peut-être une cause secondaire de la fascination que le beau opère en nous, car comme nous, il peut véhiculer le meilleur ou le pire.

Et on lui a souvent fait véhiculer le pire. L'exemple le plus aisé est celui de l'Allemagne Nazie, où la beauté de la musique et des arts en général, non seulement ne préserva pas ses amateurs de la barbarie, mais encore fut un instrument de cette barbarie dans les camps de concentration.

Or, bien que la beauté dont nous parlons ici soit amorale, se peut-il qu’il y ait d'elle des usages légitimes et d'autres pas? Si les choses qui nous attirent ne sont pas celles qui nous comblent, nous nous retrouvons au cœur de l'absurde, coincés entre l'aspiration qui résulte de notre nature et un environnement étranger à cette recherche. Si, par contre, nous accordons au beau la signification qu'il devrait avoir, étant donnée l'attrait qu'il nous inspire, nous vivons des expériences où le bien se réfugie véritablement derrière le beau:

"Toute chose trouve dans le beau sa propre raison d'être, son équilibre interne et sa justification. Un bel objet ne se conçoit que tel quel. Un tableau ou un paysage nous enchanteront au point que nous ne pourrons pas, en les contemplant, nous les représenter autrement que dans l'état où ils nous apparaissent. Placer le monde sous le signe de la beauté revient à affirmer qu'il est tel qu'il devrait être. "22

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Si, véritablement, le beau n'est conforme à lui-même que lorsqu'il est signe du bien, on comprend qu'il en est du mauvais beau comme de l'or faux. L'or faux a l'apparence de l'or. Or, ce n'est pas l'apparence de l'or, puisque la chose dont c'est l'apparence n'est pas de l'or. Ce n'est donc, au sens ou c'est l'apparence de l'or, l'apparence de rien. Et l'apparence de rien, ce n'est pas grand-chose.

De même, si donc le beau n'est parfois pas signe du bien, il n'est, dans ces cas, pas lui-même. Tout cela ne nous conduit-il pas à dire que le beau a une finalité? Et même, une finalité dans le bien? On pourrait essayer de le découvrir autrement, soit en tentant d'imaginer une culture sans éthique, alors que la culture est beauté mais aussi jugement, ou alors en cherchant chez Platon et ses disciples le lien entre le beau esthétique (que nous n'avons pas le loisir d’aborder plus à fond ici) et la beauté morale, puisque la beauté morale doit être, semble-t-il, parente du bien.

Quelque soit la voie où l'on s'engage, si elle nous conduit à croire que le beau devrait être le héraut du bien, on sera d'accord pour donner une place primordiale au beau, présenté à bon escient, dans l'éducation, comme le suggèrent les Anciens Grecs. On souhaitera aussi voir les artistes et autres privilégiés de la beauté se montrer responsables quant à elle.

Il serait donc indiqué d’user du beau pour promouvoir le bien. Or, le modèle étant celui qui attire notre regard et nous fait souhaiter lui ressembler peut être dit beau. Il lui est donc possible de jouer ce rôle qui consiste à user du beau pour promouvoir le bien. C’est ce qu’on appelle donner le bon exemple (car c’est celui dont on est porté à suivre l’exemple qui peut donner le bon ou le mauvais). Le bon exemple attire et fixe !’attention sur la bonne habitude à acquérir.

L’exemple est donc plus fort que le discours mais moins que la pratique, telle est apparemment la hiérarchie des moyens pour devenir vertueux, décrite précédemment ici (p. 21 et suiv.).

Notre époque semble adhérer à cette comparaison de la puissance des moyens dans l’éducation, car il est de nos jours normal d’entendre, dans une classe, un professeur prévenir ses élèves ou ses étudiants qu’ils assimileront très peu ce qu’ils écouteront ou liront, un peu plus ce qu’ils verront « concrètement » et encore plus ce qu’ils pratiqueront par eux- mêmes.23

Cela vaut pour la vie pratique et tout autant pour la vie intellectuelle, car l’activité intellectuelle ne consiste pas qu’à se faire le spectateur de l’activité intellectuelle d’autrui, directement où par le biais d’un média ou d’un document, mais bien à agir intellectuellement soi-même.

En fait, si l’on revient à Aristote, on peut estimer qu’il n’exclut pas ce moyen intermédiaire, soit le contact avec des modèles, de son chemin vers la vertu. L’élève de Platon affirme que la vertu s’acquiert en agissant sur le modèle de l’homme vertueux. L’être humain, tout raisonnable qu’il puisse être, apprend d’abord en imitant. Alors, un des fondements de l’éducation morale réside dans ces personnes que nous imitons, consciemment ou non, et que nous appelons des modèles. Mais qui sont ces modèles et comment bien les choisir?

23 Otons en exemple Roch Châteauvert, professeur de biologie jusqu’à tout récemment à l’école secondaire De Rochebelle à Ste-Foy et Victor Thibodeau, professeur, entre autres, de logique, à la Faculté de Philosophie de l’Université Laval.

Considérations générales surles modèles

1 Prévention de certaines confusions possibles

Qui sont ces modèles, disions-nous? Et qu’est-ce qu’un modèle? Peut-être peut-on préciser d’entrée de jeu qu’un modèle est souvent confondu avec un chef mais qu’il s’en distingue nettement en fait, ne serait-ce que parce que « le rapport existant entre le chef et le subordonné est de part et d’autre (...) conscient. Au contraire, entre le modèle (prototype) et son imitateur le rapport n’est pas conscient. >d Qu’est-ce à dire? Le chef a besoin de vouloir être le chef et de savoir qu’il l’est. Ce sont là deux conditions nécessaires mais non suffisantes pour être un bon chef.1 2 Cette nécessité est totalement absente, en tant que nécessité, du rapport entre le modèle et son imitateur. On peut imiter inconsciemment autrui et à plus forte raison, autrui peut ne pas en avoir connaissance.

1 Max Scheler, Le Saint, le Génie, le Heros, p.ll.

2 Evidemment, lorsqu’un chef ne remplit que ces deux conditions et aucune autre que l’on peut aisément imaginer, il est un mauvais chef. C’est cela qui fait que nous pouvons avoir la fausse impression que ces deux éléments entrent dans la composition du caractère d’un mauvais chef, puisqu’ils seront nécessairement plus apparents s’ils sont isolés.

Soit, le modèle n’a pas à être un chef, mais doit-il être parfait? Il en sera question plus tard (Quand le modèle faillit), mais il convient de commencer par imaginer rapidement le rôle possible de la perfection dans cette relation. La perfection peut à la limite servir de modèle et c’est même souhaitable en un sens, mais la perfection ne devrait pratiquement jamais servir de critère, sans quoi on se rendrait malade. Un modèle est ce dont on s’inspire, mais un critère permet de choisir (et donc de mettre à l’écart) ainsi que d’évaluer (en un sens plus large). Pour ne pas faire rimer idéalisme avec irréalisme, il convient donc d’avoir des critères raisonnables.

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2 Choisit-on ses modèles?

Il vient peut-être un temps où on développe une capacité, quand bien même elle serait limitée, de choisir ses modèles. Comment cela pourrait-il se passer?

Peut-être réalisons-nous à un certain moment que quelque chose chez une personne nous interpelle. Il se peut que nous évaluions, consciemment ou non, par exemple, les valeurs « incarnées » par cette personne. Il est possible ensuite que nous fassions, en somnambule ou en le sachant, le choix de « mimer » ou d’éviter ce modèle. Pourquoi pas?

Mais cela présuppose des critères en vertu desquels nous pesons les valeurs qu’un modèle incarne. Ce peut être, par exemple, la comparaison entre des valeurs auxquelles nous adhérons déjà et celles que nous sentons se dégager du modèle possible. Sait-on jamais, s’il y a correspondance, complémentarité ou prolongement entre ses valeurs et les nôtres, nous pouvons être portés à adopter certains des comportements par lesquels il entretient ces richesses. Sinon, nous pouvons prendre activement la personne comme contre-modèle ou simplement l’éviter, tant littéralement qu’en pensée.

Tout ce processus (et tout processus semblable en ce sens) implique des valeurs et des manières de les vivre et de les concevoir, qui sont déjà présentes en nous et qui servent plus ou moins d’étalon de mesure pour évaluer ce qui nous est proposé dans la façon d’être d’autrui. Où aurons- nous été chercher ces éléments?

Une autre façon de le dire : si nous opérons une sélection dans les désirs que nous choisissons d’imiter, il faut pour cela que nous nous soyons déjà appropriés certains désirs... chez certains modèles antérieurs qui ont commencé à nous marquer alors que nous étions plus indéterminés et moins à même d’opérer un discernement.

Donc, en supposant que certains d’entre nous puissent acquérir une certaine « autonomie » dans ce domaine, les bases de cette condition acquise restent baignées d’une dépendance qui nous fera toujours espérer que les premiers modèles auront pu être les bons...

Ill

Ledésirmimétique

« Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (l’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est très apte à l’imitation et c’est au moyen de celle-ci qu’il acquiert ses premières connaissances) et, en second lieu, tous les hommes prennent plaisir aux imitations. »26

- Aristote

1 Le moins déterminé des animaux

Dans la biosphère, les vivants sont en général très déterminés, très spécialisés, si l’on peut dire. Chaque individu d’une espèce animale, végétale ou autre a le corps et même l’âme configurés de façon à accomplir certaines « tâches » (ce qui en exclut inévitablement nombre d’autres) et à tendre vers certaines fins propres (au sens large) à son espèce. Par exemple, un virus, même en très grand groupe, ne peut construire un barrage de bois sur un point d’eau dans la forêt, comme le feraient des castors, et il n’existe aucun moyen d’enseigner à des virus comment réaliser ce genre d’opération, même à toute petite échelle. De même, un

castor est incapable de s’infiltrer dans le corps d’un autre animal pour pénétrer ses cellules et tenter de le coloniser. Cela lui est impossible et il ne peut même pas envisager un tel objectif (cela ne présenterait pour lui aucune pertinence, aucun intérêt). Pascal traduit cela en ces termes :

« Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi parfaitement la première fois que la dernière. Il en est de même pour tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit, à mesure que la nécessité les presse; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils en ont; comme ils la reçoivent sans étude; ils n’ont pas le bonheur de la conserver; et toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans cet ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils dépassent les limites qu’elle leur a prescrites. »27

Les êtres vivants sont donc plus ou moins déterminés. Les végétaux sont en général grandement déterminés. Ils se développent et « mènent » leur vie (ou sont menés par elle) selon des « règles » innées et strictes qui laissent peu de place à !’improvisation. Une plante donnée pousse en cherchant toujours la lumière avec une extrémité et le sol avec une autre, toujours la même. Elle croît et meurt selon les opportunités ou sévices que le hasard de l’environnement lui assigne et se reproduit quand elle peut d’une façon qui nous semble régie par quelque chose d’analogue à un automatisme. Et la plante ne souffre pas de cette condition, c’est là sa nature.

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Les animaux présentent des degrés de détermination variés, mais le plus souvent très élevés. Leurs membres sont généralement des « outils » ou des moyens de locomotion spécifiques. Par exemple, les membres de la taupe servent surtout à creuser et ne sauraient lui permettre de voler dans l’air. Les membres du canard sont pratiques pour voler ou nager, mais fort peu pour déchiqueter viande, ce qui est par contre naturel à la gueule et aux griffes du loup, lequel en revanche est peu apte à grimper aux arbres, etc. L’âme des animaux présente le même genre de spécialisation, en harmonie avec ce que leur corps permet. Les animaux ont souvent un instinct qui les pousse à faire ce qui est approprié selon leur espèce, parfois sans vraiment avoir eu de démonstrations ou d’instructions.

Certains animaux semble affligés (ou doués) d’une certaine marge de manœuvre. Leurs membres se prêtent à des activités que l’instinct ne leur suggère pas. Leur âme permet l’apprentissage de comportements qui semblent dépasser le simple cadre de l’intégration de leur espèce dans la chaîne alimentaire ou l’équilibre d’un écosystème. Les éléphants, chiens, chevaux, dauphins et singes, pour ne nommer que ceux-là, nous étonnent et nous intriguent par les moins grandes restrictions que semble leur imposer la nature.

Ces animaux sont capables d’apprentissages qui préfigurent notre propre condition ainsi que d’une plus grande versatilité que des vivants semblables mais plus « spécialistes ». Konrad Lorenz permet ici d’ajouter un exemple :

« Comparons quelques rongeurs (...) la gerboise (adaptation à la course), l’écureuil volant (adaptation à grimper et à sauter), la taupe (adaptation à la vie souterraine), et le castor (adaptation à la nage), avec un rongeur non-spécialisé, le surmulot. Celui-ci fait mieux que chacun des quatre autres dans les trois activités pour lesquelles il n’est pas spécialiste et, pour ce qui est du résultat biologique final, il les dépasse considérablement par le nombre des individus et l’extension de son espèce. »28

L’animal le moins déterminé que nous connaissions est l’humain, « qui n’est produit que pour l’infinité ».29 Cela comporte de nombreux désavantages. Cette caractéristique saute aux yeux dès qu’on observe le