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Promotion versus usurpation

Ce que René Girard, et peut-être une certaine expérience commune, nous suggèrent, c’est que l’ensemble de la vie humaine est façonnée par une forme ou une autre d’imitation. Certaines imitations nous flattent et d’autres nous amusent, mais il semblerait que certaines nous dérangent. L’imitation, si elle est, comme le veut le proverbe, la plus grande forme de louange, serait aussi parfois le pire affront... Comment est-ce possible?

Si l’imitation est si essentielle pour l’humain, comment le principal problème peut-il venir de là? Ce genre de réflexion laisse supposer qu’il existe au moins deux sortes d’imitation : une qui nous élève et une qui nous avilit. Comme les deux imitations, pour en être, doivent se ressembler, on peut supposer que les difficultés viennent de ce qu’on peut les confondre l’une avec l’autre et ainsi, en poursuivant les avantages conférés par la bonne, s’exposer en fait aux méfaits de la mauvaise. Qu’est- ce qui pourrait bien différencier l’imitation saine de l’imitation malsaine?

Certaines cultures anciennes avaient visiblement du mal à opérer cette distinction, tout en étant sensibilisées aux dangers de l’imitation. C’est comme si ces cultures avaient, dans leur crainte de la violence intra- communautaire engendrée par la mimésis d’appropriation, appliqué au genre ce qui convient à l’espèce, le genre étant la mimésis tout court. On retrouve en effet, dans le passé de l’humanité, pas si lointain et parfois encore présentes bien qu’insoupçonnées, différentes pratiques et coutumes qui peuvent nous laisser songeurs : mise à mort automatique d’au moins un nouveau-né lors de la naissance de jumeaux, interdiction d’imiter autrui, tabous entourant la connaissance et !’utilisation du nom propre des gens, crainte des miroirs, etc.50

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Nous trouvons aussi la répression ou les conséquences néfastes de l’imitation dans des mythes et des religions qui nous sont plus familiers. Les dieux de l’Antiquité dite grecque étaient des maîtres du déguisement. Les mortels, tant chez Homère que chez l’Aristophane de Platon (songeons au Banquet)51 s’attiraient mille catastrophes en cherchant à s’élever à leur ressemblance. Dans la Genèse, ce qui décide Ève à goûter le fruit défendu, c’est la garantie offerte par le serpent : « ...vous serez comme des dieux... »52 Puis Adam se condamne à son tour... en imitant sa compagne. Dans la mise en scène du péché originel, Adam dispose pourtant d’instructions simples et absolument claires, instructions qu’il tient directement de Dieu lui-même, afin d’éviter la seule action qui puisse compromettre son bonheur. Si on examine la suite du récit, on constate qu’Ève n’argumente pas avec Adam : elle donne du fruit notoirement interdit à son compagnon qui est avec elle et cela lui suffit comme incitatif pour qu’il en mange. Le serpent n’a même pas besoin d’intervenir une seconde fois. Adam est détourné du bon sens le plus élémentaire par l’imitation de sa compagne, elle-même incitée au péché par la perspective de la similitude avec Dieu. On a longtemps rejeté ce récit à cause de ses détails les plus superficiels et les plus manifestement arbitraires. Tous les humanismes, les féminismes, les modernismes et les réalismes, sans oublier les sciences, se sont faits les griffes sur la Genèse, ou au minimum sur ses trois premiers chapitres. Il se pourrait fort bien qu’aucun récit n’ait été plus relativisé, nuancé et accompagné de !’avertissement « à prendre au sens figuré » que celui-ci. Une réflexion sur la problématique de l’imitation peut au contraire nous faire nous demander s’il n’aurait pas dû être lu en

51 Platon, Le banquet - Phèdre, trad. Émile Chambry, GF - Flammarion, Paris, 1992, p.53 et suiv.; le personnage d’Aristophane, d’abord muselé par un malencontreux hoquet qui le fait devenir le quatrième de sept orateurs improvisés (donc, par une curieuse coïncidence, celui du milieu, du centre), raconte le châtiment des dieux qui s’abat sur une humanité jadis trop puissante, et qui est dans cette fable à l’origine de 1 ’em.

52 Genèse 3,5; les caractères gras pour le mot « comme » sont évidemment un ajout de l’auteur de ce mémoire.

un sens encore plus littéral que celui que nous nous imaginons quand nous demandons facétieusement si Adam et Ève avaient un nombril.

Autre exemple : celui qui peut encore mettre la main sur un vieux catéchisme illustré, a de bonnes chances de trouver, juste avant la page où l’on voit l’Enfer avec ses sept entrées et sa grande horloge indiquant « toujours » et «jamais », une autre page expliquant comment l’archange Lucifer aurait incité d’autres anges à pousser avec lui le cri de révolte « Je serai semblable à Dieu », entraînant, toujours selon ce genre d’ouvrage, sa chute à la suite d’une bataille céleste dont certains verraient la confirmation dans l’Apocalypse (chapitre 12). Les catéchismes illustrés d’une certaine époque nous expliquent alors que le « premier » péché, celui de Lucifer , est l’orgueil (ce que la disposition des dalles colorées dans l’allée centrale de la basilique Ste-Anne-de-Beaupré, près de Québec, semble également sous-entendre), mais remarquons que cet orgueil se présente (et n’est-ce pas toujours le cas?) selon le mode de l’usurpation, que l’on pourrait, en un sens, définir comme une imitation illégitime.

Dans notre culture moderne, qui tolère pourtant et valorise même la compétition, nous avons aussi horreur de certaines imitations. Nous réprimons sévèrement le plagiat, nous protégeons nos droits d’auteur et toutes sortes de marques de commerce ou de symboles lorsque nous estimons qu’ils nous appartiennent. Nous brevetons les inventions et poussons parfois assez loin la préservation de notre identité. À titre d’exemple, dans un mouvement qui prône normalement toute une batterie de valeurs positives, la Girl Guide Association du Canada vient, dans les dernières années, d’interdire à son équivalent francophone d’utiliser le mot « guide » et autres termes reliés à cause de différences de règlements entre

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les deux regroupements. Assez curieux dans ce qu’on appelle pourtant la grande famille scoute et guide, avec son message de fraternité universelle.53

Le désir d’acquérir et de préserver son unicité est peut-être plus fort qu’il ne l’a jamais été. La littérature de fiction et le cinéma regorgent aussi d’exemples. Ce sont généralement les « méchants » (des criminels ou même des extra-terrestres avec des projets de colonisation) qui usurpent l’identité d’autres personnages. Les « bons » qui se prêtent à ce jeu dangereux s’exposent le plus souvent à des conséquences épouvantables.54

Si l’utilité ou la nocivité de l’imitation dépend de ce qu’elle est une promotion ou une usurpation, alors cela dépend aussi du genre de relation qui relie au modèle. Un « modèle-promoteur » suscitera davantage de promotion que d’usurpation et du reste, il sera plus difficile d’en être l’usurpateur puisque celui qui ne fait que promouvoir revendique moins pour lui-même que s’il croyait posséder exclusivement la valeur promue. Il faudra donc examiner la relation au modèle.

53 Comme il en sera mentionné plus loin, la faillibilité du messager ne remet pas en question la valeur du message.

54 Songeons au piège qui se referme sur le personnage joué par Tom Cruise dans Eyes WukShut de Stanley Kubrick, ou, dans un autre registre, au cauchemar vécu par John Travolta/Nicolas Gage dans F'ace Off de John Woo.