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Comment éviter le cycle de la violence mimétique?

Ce qui ne fonctionne pas

Comme nous savons que les victimes de service existent, nous cherchons les persécuteurs autour de nous et nous les dénonçons, tout en pensant que nous, puisque nous savons qu’il y a des boucs émissaires, nous n’en avons pas. C’est le retour du savoir inutile par la porte de derrière. Une vérité devenue mécanique nous imperméabilise contre elle- même, d’où une utilité supplémentaire de la philosophie, qui est appelée entre autres à nous faire redécouvrir ce que nous ne voyons plus à force de l’avoir sous les yeux.

Ce qui pourrait fonctionner

La description de l’escalade des rivalités a effleuré, au passage, les manières dont cette escalade peut être évitée. Il se peut que la médiation soit externe. Il se peut aussi que le sujet d’une médiation interne n’ait pas conscience du caractère interne de cette médiation,91 mais cette solution n’est que temporaire : c’est un peu comme de s’asseoir sur une bombe à retardement - la perception que le sujet a de son modèle peut changer n’importe quand (et de fait, ce changement de perception se produit souvent entre deux personnes dans la vie courante, puisque les êtres humains changent au cours de leur vie, y compris sur le plan des possibles eux-mêmes et de la connaissance de ces possibles)!

91 Évidemment, que le sujet connaisse ou non le vocabulaire qui sert ici n’a aucune importance. La question est de savoir s’il se compare à l’autre, si l’autre devient pour lui un obstacle fascinant mais révoltant.

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Une échappatoire à la violence mimétique implique la rupture de la chaîne des vengeances. L’Ancien Testament nous donne l’exemple de Joseph92, abandonné par ses demi-frères qui lui enviaient l’affection particulière de leur père Jacob. À l’insu de sa famille, loin d’avoir péri, Joseph est à présent premier ministre auprès du pharaon.

Le cas de Joseph est donc éclairant sur une foule d’aspects : comme Job, il passe d’une position enviable à celle de bouc émissaire; une fois « expulsé » par les siens, il est presque divinisé (il est proche du pharaon qui se présente à son peuple comme un dieu vivant, mais comme les juifs ne rendent pas de culte à des humains, le récit fait mieux que diviniser Joseph, il l’humanisé) et il se trouve en excellente position pour perpétuer la chaîne des vengeances qu’il a déjà aidé à calmer (satisfaire provisoirement) car c’est à lui, sans le reconnaître, que les fils de Jacob viennent quémander des vivres suite à la famine qui sévit.

On pourrait d’ailleurs croire que c’est ce qu’il s’apprête à faire, car à la seconde visite des frères, Joseph, à l’aide d’une mise en scène, fait accuser le plus jeune de la troupe de vol, donnant à ses demi-frères une occasion nouvelle de se débarrasser du plus jeune et de s’en aller impunis. Mais un, un seul, des frères, se détourne de cette voie et cela suffît à Joseph pour pardonner à tous, révéler son identité et accueillir toute sa famille auprès de lui dans la sécurité matérielle dont il jouit en Égypte.

La solution de Joseph est simple mais efficace : il pardonne. Il fait précéder cela d’une démarche pour causer une prise de conscience chez ses débiteurs alimentaires et surtout moraux, mais il se contente d’un résultat bien symbolique : un seul se corrige. L’essentiel est là : Joseph décide qu’il n’y a rien à venger, que la faute commise n’appelle aucun châtiment,

qu’elle n’existe pas. Pardonner signifie-t-il plus que renoncer à se venger? Certains diront oui, mais pourraient aussi dire, dans le même souffle, que le renoncement à la vengeance n’est définitif et total que dans le pardon. De quel côté que l’on soit, l’idée à retenir est que la chaîne des vengeances ne peut être coupée qu’en sortant de la logique, tronquée en son fondement, du droit qui la supporte.

Renoncer à son « droit » de rétribution, sous quelque rapport que ce soit, nous met un pied en dehors de la rivalité, un orteil, pourrait-on dire, en dehors de la médiation interne. L’être humain qui veut se construire sans jamais se venger, sur un rival ou sur un tiers (bouc émissaire), est forcé de chercher ses repères hors de l’idolâtrie que constitue le désir d’être un autre à sa place. Évidemment, à présent comme jadis, de telles considérations remettent en question notre culture actuelle et notre conception de la justice.

Au fondement ancien de notre culture et de notre justice, le Décalogue et les autres anciens interdits du même genre reconnaissaient !’universalité et le danger de la rivalité; ils pointaient la condition stricte et négative permettant de les éviter ou des les amoindrir. Un pas supplémentaire peut être franchi. C’est celui de la promotion (par opposition à l’usurpation), celui de l’icône (par opposition à l’idole).

Pour faire suite au Dix Commandements, l’on peut considérer l’exemple de Jésus qui donne à imiter non pas lui-même mais son désir d’imiter le Père (« Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. ») - Jésus, contrairement à nous, ne prétend pas à l’autonomie du désir, mais bien au contraire. Tant le modèle qu’il suggère que celui qu’il offre par lui même ne peuvent être avec nous qu’en relation externe, sans compétition possible.

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Cela vaut pour n’importe quel « modèle-icône » (à condition qu’il soit icône jusque dans la perception que le sujet a de lui, ce qui ne dépend pas de sa volonté). L’icône, en fait, ne se présente pas comme un modèle autant qu’elle présente un modèle. Elle fait toujours référence à autre chose qu’elle même. Évidemment, en pratique, un modèle n’est pas nécessairement entièrement assimilable à l’un des deux types (idole ou icône); le tout est le plus souvent teinté de nuances.

L’avantage de l’icône, c’est qu’elle tend à s’effacer devant ce dont elle se veut signe et peut ainsi perdre de l’importance au profit de l’objet, alors que l’idole prend, nous l’avons vu, de l’importance aux dépens de l’objet - Le triangle de René Girard se relâche un peu quand la médiation est externe.