• Aucun résultat trouvé

Les genres grecs au prisme du travestissement : quand le héros viril revêt la crocote

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Les genres grecs au prisme du travestissement : quand le héros viril revêt la crocote"

Copied!
187
0
0

Texte intégral

(1)

Les genres grecs au prisme du travestissement

Quand le héros viril revêt la crocote

Rouault Simon

2019 - 2020

Master 1 Arts, Lettres et Civilisations

Littératures, Langues, Patrimoines et Civilisations Parcours Lettres

Sous la direction de M.

Gourmelen Laurent

Membres du jury GOURMELEN Laurent | Maître de conférences HDR de langue et littérature grecques COLOT Blandine | Maîtresse de conférences HDR de langue et littérature latines

Soutenu le : 18 juin 2020

Hercule et Omphale, François Lemoyne, 1724

(2)

Ces conditions d’utilisation (attribution, pas d’utilisation commerciale, pas de modification) sont symbolisées par les icônes positionnées en pied de page.

le partager, reproduire, distribuer et communiquer selon les conditions suivantes :

− Vous devez le citer en l’attribuant de la manière indiquée par l’auteur (mais pas d’une manière qui suggérerait qu’il approuve votre utilisation de l’œuvre).

− Vous n’avez pas le droit d’utiliser ce document à des fins commerciales.

− Vous n’avez pas le droit de le modifier, de le transformer ou de l’adapter.

Consulter la licence creative commons complète en français : http://

creativecommons.org/licences/by-nc-nd/2.0/fr/

(3)

R EMERCIEMENTS

Je tiens tout d’abord à remercier Monsieur Laurent Gourmelen, mon directeur de recherche, qui, à force de patience, a su me conseiller et me guider avec justesse parmi les méandres de la littérature grecque tout au long de cette année.

Je tiens ensuite à remercier ma famille ainsi que mes ami·e·s, et notamment Coline, Célia, Justine et Caroline, qui m’ont soutenu durant cette année de recherche et qui m’ont écouté divaguer sur de vieux récits mythiques, et surtout Garance qui, plus que quiconque, à partager avec moi cette drôle de passion pour une littérature depuis longtemps passée de mode.

Je souhaite également remercier tous·tes ces chercheur·se·s qui m’ont précédé et sur qui je me suis fortement appuyé pour aboutir à ce mémoire, et pourquoi pas également remercier ces auteur·e·s antiques qui, en mettant par écrit ces étonnants travestissements de héros, ont permis à cette étude de voir le jour.

Finalement, je tiens à remercier tous·tes celles et ceux qui me liront, en espérant que vous prendrez vous aussi goût à ces vieux héros revêtus de crocote.

(4)

Introduction 1

1. Présentation du corpus : dieux et héros travestis 2

1. 1. Héraclès 3

1. 2. Achille 5

1. 3. Dionysos 6

2. Deux approches croisées : questions de genre et analyse des mythes 9

2. 1. Les Grec·que·s et le genre 9

2. 2. Les Grec·que·s et le mythe 11

3. Enjeux et délimitation de l’étude 13

3. 1. État de la recherche 13

3. 2. Délimitation et présentation de la recherche 16

Première partie : Le travestissement du héros viril, entre rire et injure 20

1. Le travesti antique, ou le personnage comique 20

1. 1. Le vêtement grec 20

1. 2. Le travesti de l’Ancienne Comédie 23

Le travesti, image de l’homosexualité passive ? 28

2. Le travesti héroïque, ou celui qui ne se dit pas 31

2. 1. Un historien : Diodore de Sicile 31

2. 2. Un mythographe : le Pseudo-Apollodore d’Athènes 36

2. 3. Un Tragique : Sophocle 40

3. Le travesti masculin, ou la perte de l’andreia 46

3. 1. Des héros dévirilisés 46

3. 2. Penthée sous toutes ses coutures 52

Conclusion de partie 58

Deuxième partie : Le travestissement du héros viril, entre valorisation et

initiation 60

1. Achille, le travesti de Scyros 60

1. 1. Achille, héros de la belle mort et héros des larmes 60

1. 2. Achille, première drag queen à Scyros 64

1. 3. Achille-Pyrrha, un motif érotique 70

2. Le travestissement au prisme de l’initiation 74

2. 1. Une initiation grecque genrée 75

Quand l’homme et la femme revêtent l’habit de l’époux·se 77

2. 2. Le travestissement comme rite initiatique 80

(5)

3. 1. Héraclès, héros numéro un de l’andreia 85

3. 2. Héraclès, entre virilité et féminité 89

3. 3. Héraclès chez Omphale 96

Conclusion de partie 101

Troisième partie : Le travestissement du héros viril, entre masculin et

féminin 104

1. De la fascination à la peur, le pouvoir féminin 104

1. 1. Au commencement était la femme 104

1. 2. Quand « femme » rime avec « pouvoir » 110

1. 3. La puissance travestie des femmes 115

2. Sous le voile de la mort, la femme 122

2. 1. La première femme fatale 122

2. 2. Quand « femme » rime avec « mort » 127

Le voile de la mort ou le voile de la femme ? 134

3. Entre l’homme et la femme, le travesti 138

3. 1. Le rêve de l’être double 139

3. 2. Dionysos, le dieu travesti 145

Sous les jupes de Dionysos 150

Conclusion de partie 157

Conclusion 160

Bibliographie 170

Annexes 175

Annexe 1 : Textes complémentaires 175

Annexe 2 : Supports iconographiques 178

(6)

Introduction

En 1724, le peintre français François Lemoyne achève un tableau qu’il intitule : Hercule et Omphale1. Aujourd’hui conservé au Musée du Louvre, il offre une belle représentation de la période rococo qui se déploie au cours de ce XVIIIe siècle. Gardant les thèmes déjà chers à la période baroque, les artistes rococo conservent le goût de la peinture d’histoire et du sujet mythologique. Iels développent toutefois une préférence pour les thèmes moins sérieux, et notamment pour l’érotisme. Avec un style orné et des œuvres souvent marquées par la présence de petits Amours, les artistes se plaisent à peindre des scènes d’amour qui, en plus de justifier les scènes d’érotisme, deviennent prétextes pour peindre des nus — notamment féminins. Néanmoins, François Lemoyne, dans son œuvre, n’offre pas un nu, mais bien deux : autant Omphale qu’Hercule sont représenté·e·s dévêtu·e·s, du moins, avec une simple pièce de vêtements couvrant leurs intimités. Et si la tension érotique entre les deux protagonistes est extrêmement palpable, marquée par leurs nudités, le petit Amour, le jeu de regard, il est sans doute plus marquant de voir que Héraclès et Omphale ont échangé leurs vêtements. En effet, tandis que la jeune femme, reine de Lydie, a revêtu la peau de lion du héros et tient également sa massue, Héraclès recouvre son sexe d’un vêtement féminin, tout en filant la laine — activité qui est, chez les Grec·que·s ancien·ne·s, habituellement pratiquée par les femmes. S’opère entre l’homme et la femme un renversement, doublement marqué par la position des deux personnages : Omphale est placée en position de supériorité, faisant lever vers elle le regard d’Héraclès — qui dénote, par ailleurs, un certain désir.

Plus frappant que l’érotisme du tableau est alors ce motif de travestissement du héros, d’autant plus quand on sait qu’Héraclès était, pour les Ancien·ne·s, outre l’un des héros les plus populaires, le héros le plus viril d’entre tous. Paradoxe étonnant entre la vision héritée de l’Antiquité d’un Héraclès outrageusement masculin et ce Héraclès féminisé dans l’œuvre de François Lemoyne.

Néanmoins, il serait imprudent d’imputer ce paradoxe à une innovation moderne de la geste d’Héraclès — l’époque rococo s’étant fortement plu à représenter Héraclès travesti, en témoignent les œuvres de François Boucher ou Pierre Paul Rubens —, car, en réalité, il existe dès l’Antiquité.

L’épisode d’Héraclès chez Omphale est attesté dans les textes de l’Antiquité et, plus encore, le topos de l’échange des vêtements est également intégré à sa geste. Par là se dévoile un fait étonnant et fascinant : dès l’époque antique, il existe des travesti·e·s, prenant place également chez les plus grands héros — et les plus grandes héroïnes.

cf. Annexe 2, n°1.

1

(7)

Mais avant de s’intéresser plus précisément à ces figures, il faut revenir sur le terme de travesti·e, et surtout, de travestissement. Selon le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, le·la travesti·e est une personne « qui est déguisé·e, a revêtu l’habit d’une autre condition, d’un autre âge, de l’autre sexe », soit qui a pratiqué un travestissement, défini comme une « action ou manière de se travestir » mais plus largement comme une « action d’altérer le caractère ou la nature de quelque chose ». Ces définitions peuvent apparaître dérisoires, et pourtant s’y recèlent des thématiques centrales que nous retrouverons tout au long de cette étude. Il est d’abord notable que ces définitions fassent apparaître le rôle central que joue le vêtement dans le travestissement, c’est par le changement d’habit que se marque le passage d’un état à un autre.

Retenons donc qu’au cœur du travestissement se trouve le vêtement. Ensuite apparaît un aspect fondamental du travestissement : outre la modification de l’apparence, l’acte de se travestir opère une altération de la nature du travesti·e. Par là se dessine un sens hautement péjoratif : se travestir revient à détériorer son essence, dégrader sa nature. Sens pouvant d’ailleurs être appuyé par l’emploi du terme « déguisement » qui renvoie à tout un imaginaire plutôt carnavalesque. Le travestissement semble ainsi se révéler avant tout comme négatif, une conception importante notamment dans le cadre de cette étude qui s’intéressera aux travestissements dans l’Antiquité grecque — où les rôles sexués sont très marqués. Finalement, il est intéressant de relever que, dans le travestissement, se comprennent également les endossements des habits d’une autre condition

— état libre, état servile par exemple —, ou encore d’un autre âge, et non pas uniquement les travestissements d’un genre à l’autre. Cependant, sur ce dernier point, il convient de préciser que cette étude ne s’intéressera pas à tous ces types et, en réalité, ne prendra compte que des travestissements de genre. Plus précisément, le cœur de l’étude se concentrera sur les travestissements masculins, au sens des scènes où les héros virils revêtent le vêtement féminin. Et il convient sans doute de présenter celles-ci et les grands héros masculins qui ont, un temps, été travestis.

1. Présentation du corpus : dieux et héros travestis

Sans doute que les noms de Héraclès, d’Achille et de Dionysos résonnent quelque peu dans la mémoire collective contemporaine, ceux-ci appartenant encore à notre imaginaire, notamment, héroïque. Ayant gagné leur place au panthéon des héros et des dieux, ils nous ont été transmis par le biais de textes et d’iconographies venant tout droit de l’Antiquité. Et si nous avons pu reconstruire,

(8)

aujourd’hui, les biographies de ces héros malgré la perte de nombreuses sources antiques, c’est sans doute parce qu’ils ont fait partie des personnages les plus célèbres de la mythologie grecque.

1. 1. Héraclès

Héraclès en tête de file, il est sûrement le héros le plus populaire de l’Antiquité, et peut-être encore le plus célèbre aujourd’hui. Sa vie mythique est très riche et il est extrêmement difficile de rationaliser l’ensemble des aventures qui forment la geste d’Héraclès. Aujourd’hui connu principalement pour ses Douze Travaux, sa légende est pourtant beaucoup plus vaste, remplie d’exploits tout aussi extraordinaires que ses Travaux. Et à la source de celle-ci se trouve une naissance pour le moins étonnante : alors qu’Amphitryon était parti venger la mort des frères d’Alcmène (sans quoi il ne pouvait consommer son mariage avec elle), Zeus tomba sous le charme de celle-ci ; le dieu a alors trouvé un moyen pour s’unir à elle et, trompant la vigilance de tous·tes, il prit l’apparence d’Amphitryon et s’unit à Alcmène. Une union qui s’étendit sur trois jours et de laquelle naquit Héraclès — le même jour naquit un frère, Iphiclès, issu d’Amphitryon qui revint juste après le départ de Zeus et s’unit finalement à Alcmène. À sa naissance, la déesse Héra, jalouse de ce fils bâtard, lança contre lui un serpent qui s’introduit dans le berceau des deux frères, Héraclès accomplit alors son premier exploit et tua le serpent. Là se trouve le début de l’antagonisme entre la déesse et le fils de Zeus. Héraclès reçut une éducation conforme à celle des enfants grecs et, dès son adolescence, accomplit ses premiers exploits — avec la chasse du lion du Cithéron notamment. Une femme lui fut ensuite donnée en mariage, Mégara, fille de Créon, roi de Thèbes, en remerciement d’avoir libéré la cité du joug d’Orchomène. De cette union naquirent des enfants qui ne virent pas le jour bien longtemps puisque, avant qu’ils atteignent l’âge adulte, Héraclès les tua tous dans un accès de folie inspiré par Héra. En expiation, le héros dut alors se rendre auprès d’Eurysthée, roi d’Argos — qui plus est son cousin —, sous les ordres de qui il accomplit les fameux Douze Travaux. Au cours de ceux-ci, Héraclès ne chôma pas et participa à de nombreuses autres expéditions et quêtes — comme l’expédition contre Troie —, menant finalement à son expiation et à la fin de sa servitude. Retrouvant finalement un état d’homme libre, Héraclès mena toute une autre série d’actions qui ponctuèrent la fin de sa vie et menèrent à son apothéose finale sur le bûcher du Mont Œta. Et au cœur de ces récits se trouve un épisode particulièrement étonnant, celui du travestissement d’Héraclès.

Celui-ci prend place durant sa servitude auprès de la reine Omphale, reine de Lydie. Homme libre, Héraclès est néanmoins réduit à nouveau en esclavage afin d’expier une faute. Alors qu’Eurytos, roi d’Œchalie, accusait le héros d’avoir volé un troupeau de bœufs (ou de juments selon

(9)

les traditions), Héraclès tua le fils du roi, Iphitos. S’ensuivit une souillure qu’Héraclès n’arriva pas à purifier malgré les rites, et un oracle lui révéla qu’il devait se vendre volontairement en esclave de manière à expier sa faute. Entre ici en scène la reine de Lydie : Omphale racheta le héros et en fit son esclave. Pendant trois ans — que certain·e·s auteur·e·s réduisirent à un an —, Héraclès fut sous ses ordres et débarrassa le royaume d’Omphale de nombreux ennemis et monstres. Cependant, il n’accomplit pas uniquement des exploits d’ordre guerrier, mais succomba également aux charmes de la reine au vu de ce que les artistes ont rendu compte. Ils se sont plu à représenter les amours d’Omphale et d’Héraclès, auxquelles ils ont ajouté un thème qui, s’il prend des allures fortement érotiques, semble toutefois atypique : celui de l’échange des vêtements. Car il apparaît bien une scène de travestissement où Héraclès, alors qu’Omphale paraît revêtue de la peau de lion et portant la massue, porte des vêtements féminins et file la laine. Au cœur de la geste, peut-être, la plus virile de la mythologie antique, se trouve un travestissement de genre, montrant un Héraclès travesti en femme aux pieds d’Omphale.

Reconnaissons-le d’emblée, ce motif s’est toutefois développé au cours de la période hellénistique, et notamment sous l’époque romaine : la scène d’échange des vêtements se retrouve notamment chez l’un des grands auteurs latins dont les œuvres ont été conservées jusqu’à nous, à savoir Ovide, écrivain de la fin du Ier siècle avant Jésus-Christ, qui connut aussi le passage au Ier siècle après J.-C. Ainsi dans ses textes des Héroïdes, ou encore des Fastes, il est question de l’épisode d’Héraclès chez Omphale, le héros se présentant dans des vêtements de femme.

Néanmoins, un auteur de langue grecque fait également cas de ce motif : appartenant lui aussi à la période romaine, datant du IIe siècle après J.-C., Lucien de Samosate reprend le motif d’un Héraclès travesti, notamment dans ses Dialogues des dieux. Cependant, si Lucien se plaît à dépeindre un Héraclès en robe pourpre, les auteur·e·s grec·que·s semblent avoir été, de manière générale, beaucoup moins prolixes en détail sur le travestissement du héros. S’iels traitent de son esclavage chez la reine de Lydie — comme on le retrouve chez le Pseudo-Apollodore, Diodore de Sicile, voire Sophocle —, iels n’abordent pas pour autant le thème du travestissement. Néanmoins, si cette étude s’ouvre sur un tableau faisant référence à ce héros, c’est que, malgré le silence des auteur·e·s

— qui peut toutefois se montrer éloquent —, cet Héraclès travesti occupe une place prépondérante au sein de celle-ci. Ainsi il convient de garder à l’esprit que le plus grand héros des Grec·que·s s’est, un jour, trouvé travesti.

(10)

1. 2. Achille

Un second héros a trouvé grâce aux yeux des Grec·que·s et a été glorifié jusqu’à nous : Achille. Sa colère résonne encore aujourd’hui grâce à l’Iliade, poème épique attribué à l’aède Homère, daté du VIIIe siècle avant J.-C., ce qui en fait, avec l’Odyssée, les plus anciens textes de la littérature occidentale conservés. Si ce deuxième poème traite de la suite de la guerre de Troie, et plus précisément du retour du héros Ulysse, l’Iliade prend place en pleine guerre. Alors que cela faisait neuf ans que les Achéens combattaient les Troyens — suite à l’enlèvement d’Hélène, femme de Ménélas, par Pâris, prince troyen —, Achille se retira des combats, en colère contre Agamemnon qui lui avait retiré son butin de guerre (précisons-le, il s’agit d’une esclave, Briséis). Se sentant insulté, il cessa tout combat, et sa mère Thétis implora Zeus de suspendre les destins, de manière à donner pendant un temps l’avantage aux Troyens et faisant regretter à Agamemnon l’insulte faite à son fils. Vaste colère chantée tout au long de l’Iliade, elle participe ainsi à la caractérisation d’Achille mais aussi à sa célébrité, puisqu’il est principalement connu à travers le poème homérique. Cependant, sa vie fut complétée par des récits complémentaires, permettant d’organiser une biographie mythique du héros.

Ainsi naquit Achille, fils de Pélée, roi de Phtie, et de Thétis, une néréide, une nymphe marine.

Dès lors différentes traditions se révèlent : d’un côté, il est dit qu’il fut élevé au palais de son père par Thétis, avec Phoenix ou Chiron comme précepteur ; de l’autre, il est raconté qu’il fut la source d’une dispute entre Pélée et Thétis — celle-ci cherchait à rendre ses enfants immortels, n’acceptant pas l’état mortel de ceux-ci, elle les plongeait alors dans le feu , provoquant leur mort, excepté 2 Achille —, la déesse partit alors du foyer, et l’enfant fut confié au soin de Chiron, l’éduquant finalement sur le mont Pélion. À l’image d’Héraclès, il reçut une éducation typiquement grecque, mêlant la chasse, les armes et la médecine, au chant et à la lyre. Il se vit également inculquer les vertus antiques comme le mépris des biens ou encore la résistance aux passions qui firent de lui un modèle de vertu — même s’il semble bien qu’Achille n’exerça pas toutes les vertus avec une égale passion. Sa vie auprès de Chiron prit toutefois fin à l’époque où Agamemnon et Ménélas montaient leur armée pour aller à Troie. Et si dans l’Iliade, il semble qu’Achille se joignit à l’expédition volontairement, sans attendre, sur invitation personnelle de Nestor et Ulysse, une autre tradition se développa. Il est ainsi raconté que Pélée, ou Thétis (selon les versions), apprit d’un oracle Sur cela aussi, les traditions divergent. D’une part, il est dit que Thétis, pour rendre ses fils immortels, les

2

plongeait dans le feu, provoquant la mort de ses six premiers enfants ; le septième, Achille, échappa de peu à la mort, Pélée empêchant Thétis de le plonger dans le feu (les lèvres et l’osselet du pied droit furent toutefois brûlé·e·s, Chiron remplaça alors l’osselet par celui d’un géant, qui valut à Achille ses capacités de coureur).

D’autre part, il est raconté que Thétis plongea Achille dans le Styx, le fleuve infernal, le rendant ainsi invulnérable, sauf à son talon qui ne fut pas plongé dans l’eau du Styx.

(11)

qu’Achille mourrait s’il allait se battre à Troie, ce qui mena à la décision de la cacher afin de préserver sa vie. Et pour cela, Achille se vit emmener à Scyros, île dirigée par le roi Lycomède, où il fut caché parmi les filles du roi, sous des vêtements de jeune fille, et répondant au nom de Pyrrha,

« la Rousse ». Travestissement qui ne l’empêcha toutefois pas de séduire Déidamie, fille de Lycomède, qui lui donna un fils, Pyrrhus, et qui n’empêcha pas non plus Ulysse de découvrir Achille. Sachant que Troie ne pourrait être prise sans la présence d’Achille, il partit à la recherche du héros et, apprenant qu’il était caché à Scyros, il s’y rendit en ambassade. Le héros aux mille ruses ne fit pas défaut à sa réputation : même si différentes versions existent, la plus célèbre est sans doute celle où Ulysse, venant en ambassade à Scyros, apporta des cadeaux pour les jeunes filles de Lycomède ; aux parures et bijoux, il y avait mêlé des armes guerrières vers lesquelles Achille, qui était encore Pyrrha, se dirigea d’instinct. Une tradition ajouta une autre ruse : pour presser l’instinct guerrier du fils de Pélée, Ulysse fit sonner une trompette de guerre, faisant s’enfuir les jeunes filles, excepté Pyrrha-Achille qui prit les armes, et ainsi se démasqua. Dès lors, Achille rejoignit volontairement l’armée achéenne et se dirigea vers Troie — où, comme prédit, il trouva la mort. Il reste remarquable, qu’avant la guerre où Achille s’illustra et obtint une gloire éternelle — faisant de lui un modèle pour les Grecs —, il se vit affublé des vêtements de femme et éloigné des champs de bataille.

Paradoxe intéressant qui, au contraire de celui d’Héraclès travesti, a été traité par les auteur·e·s grec·que·s, et cela bien avant le IIe siècle après J.-C. En effet, si le Pseudo-Apollodore, cette fois, traite du travestissement du héros, d’autres auteur·e·s plus ancien·ne·s abordent cette thématique : Achille travesti se voit être le sujet d’un poème bucolique attribué à Bion de Smyrne, auteur du Ier siècle avant J.-C., mais également d’une pièce d’Euripide, poète tragique du Ve siècle avant J.-C. Et, même s’il ne reste que des fragments des Skyrioi d’Euripide, ceux-ci sont le témoignage de l’existence du motif dès l’époque classique — si ce n’est plus. Il semble ainsi que le travestissement d’Achille a été assumé plus clairement que celui d’Héraclès, malgré le paradoxe apparent entre sa nature virile et le vêtement de femme. Ainsi prend place dans cette étude le motif d’Achille travesti.

1. 3. Dionysos

Aux côtés d’Héraclès et d’Achille, il convient d’ajouter une troisième figure : Dionysos. À l’inverse des deux autres héros, il nous est aujourd’hui principalement connu pour son statut de divinité olympienne, présidant au théâtre et au vin — au contraire d’Héraclès qui, bien qu’il ait été divinisé, est reconnu avant tout pour ses Travaux en tant que mortel. À la différence d’Héraclès, il

(12)

est donc avant tout caractérisé par sa nature divine — n’ayant pas subi d’apothéose par le feu, du moins à la fin de sa vie, pour monter sur l’Olympe. Et sans doute cela est issue de sa naissance particulière : il est le fils de Zeus et de Sémélè, une mortelle, fille de Cadmos. Cette naissance devrait le caractériser en tant que héros, n’étant qu’à moitié divin du fait de sa mère. Néanmoins, revenons plus précisément sur cette naissance, ou plutôt cette double naissance qui lui valut, selon une étymologie commune, son nom Dionysos, celui « deux fois né ». Zeus tomba sous le charme de la fille de Cadmos, Sémélè, et s’unit à elle. Héra, jalouse de la nouvelle conquête de son divin époux, s’approcha d’elle sous l’apparence de sa nourrice et l’incita à demander à son amant de se montrer à elle sous sa véritable forme. Zeus, ayant promis à Sémélè d’accéder à tous ses vœux, fut obligé de se révéler dans toute sa puissance divine, insoutenable aux yeux des mortel·le·s, foudroyant sur place Sémélè qui était alors enceinte. Zeus arracha l’enfant du ventre de sa mère, le faisant naître une première fois — une naissance par le feu de Zeus —, et le cousit dans sa cuisse le temps de finir la gestation. Arrivé à terme, Dionysos naquit une seconde fois de la cuisse de Zeus.

De cette double naissance vient sûrement la différence de conception entre les deux fils de Zeus, Dionysos ayant connu une sorte d’apothéose par le feu dans le ventre de sa mère et naissant ensuite de son père divin.

Quoiqu’il en soit, Dionysos apparaît intéressant dans cette étude car, à la suite de son étonnante naissance, la jalousie d’Héra n’ayant pas diminué — et s’étant tournée contre l’enfant —, le dieu confia le petit Dionysos à Hermès qui l’amena auprès d’Athamas et Ino, sœur de Sémélè. Et, selon une tradition, il leur fut indiqué d’élever l’enfant comme une fille, cachée sous les vêtements féminins afin de le cacher aux yeux d’Héra. Un premier travestissement prend ainsi place dans la geste de Dionysos — lequel est parfois remplacé par une métamorphose en chevreau.

Travestissement qui n’a toutefois pas l’effet escompté puisque Héra découvrit le subterfuge

— frappant Ino et Athamas de folie —, ce qui força Zeus à envoyer l’enfant ailleurs, cette fois sur le mont Nysa, loin de la Grèce continentale. Dès lors s’entama une vie à l’étranger, le jeune dieu ne revenant pas tout de suite dans le pays de sa mère. Devenu adulte, il découvrit la vigne et son usage, faisant alors le don du vin aux hommes et aux femmes, mais, à la suite de cet épisode, il fut frappé de folie par Héra. Cela l’amena à errer une nouvelle fois loin de la Grèce, en Égypte et en Syrie avant d’être purifié par la déesse Cybèle (qui l’initia également à ses mystères). Après son errance, il se rendit en Thrace où le roi Lycurgue refusa de reconnaître le culte du dieu, ce qui conduisit à sa mise à mort par Dionysos — le dieu le frappant de folie et le faisant écartelé par des chevaux.

Continuant alors l’installation de son culte, Dionysos se rendit en Inde qu’il conquit par les armes et par sa puissance mystique. Il revint alors en Grèce, et notamment à Thèbes, cité de sa mère, où il

(13)

tenta une nouvelle fois d’imposer son culte et ses Bacchanales. Penthée, roi de Thèbes, et donc son cousin, refusa toutefois de reconnaître la divinité de Dionysos, et condamna ces cultes orgiaques.

Cependant, le dieu frappa de folie les femmes de Thèbes, les incluant dans son thiase en tant que bacchantes, avant de mettre à mort Penthée, qui fut démembré par ces femmes (et notamment sa mère, Agavé). Imposant ainsi son culte à Thèbes, il se rendit ensuite à Argos où un épisode analogue se déroula : la cité refusant de reconnaître son culte, il frappa de folie les filles du roi Proetos et les femmes du pays qui, dans leur délire, allèrent jusqu’à dévorer leurs propres enfants. Il finit ainsi par imposer son culte dans toutes les cités de Grèce. À la suite, il chercha à se rendre à Naxos et, payant le service de pirates pour cela, il se vit tromper par eux qui voulurent le vendre en tant qu’esclave : Dionysos les changea alors en dauphin. Finalement fut reconnue la puissance de Dionysos, établi en tant que dieu partout dans le monde, son voyage s’acheva. Une dernière épreuve l’attendait toutefois avant sa montée vers l’Olympe : il effectua une catabase, descendant aux Enfers pour aller chercher l’âme de sa mère, Sémélè, qui monta jusqu’à l’Olympe avec son divin fils — devenant par là la déesse Thyonê.

Se dévoile ici une biographie mythique extrêmement riche marquée par de nombreuses thématiques : Dionysos est un dieu ayant voyagé, civilisant (par l’instauration de son culte) les contrées étrangères — par là se ressentent les influences étrangères sur le mythe du dieu —, mais c’est un dieu caractérisé également par la violence, pouvant faire preuve d’une extrême sauvagerie à l’encontre de ses ennemis. Dieu civilisateur et dieu sauvage, il est marqué par le sceau de l’ambivalence, et cela se voit sans doute dans ses représentations : extrêmement viril, les sources nous le montrent pourtant revêtu de la robe safran des femmes. Et cela dès les périodes archaïques et classiques : la tragédie d’Euripide, Les Bacchantes, qui reprend l’épisode de Dionysos à Thèbes, nous montre bien un dieu féminisé, à l’apparence d’une femme. Un aspect qu’il conserva tout au long de l’Antiquité : Diodore de Sicile, et même Lucien de Samosate, témoignent de cette image féminine du dieu. Et au cœur de cette ambiguïté du dieu viril se retrouve finalement ce travestissement originel, celui qui prit place durant son enfance dont le Pseudo-Apollodore se fit le rapporteur dans sa Bibliothèque. Dès lors se présente un Dionysos autant viril que féminin, un Dionysos qui ne semble n’avoir jamais quitté son travestissement, et qui mérite ainsi sa place au cœur de cette étude.

Oscillant tous entre la virilité masculine et la féminité par le biais du vêtement, les travestissements de ces héros sont les témoins d’un paradoxe intéressant : au cœur de cette

(14)

civilisation grecque qui a mis en place une stricte séparation entre homme et femme, Héraclès, Achille et Dionysos viennent bousculer une apparente rigidité des genres.

2. Deux approches croisées : questions de genre et analyse des mythes

2. 1. Les Grec·que·s et le genre

Si l’emploi du terme « genre » est anachronique — le gender n’apparaissant aux États-Unis qu’autour des années 1960 —, il semble toutefois qu’il y ait eu une première conscience genrée en Grèce ancienne. Cela est à entendre au sens où les Grec·que·s ont construit un discours de différenciation genrée, car si le genre humain se dit ho anthrôpos, il est ensuite divisé en deux : d’un côté, l’homme, ho anêr, de l’autre côté, la femme, hê gunê. Une division qui se base alors sur un substrat biologique : la présence d’un pénis ou non. Dès lors se construit un discours sur le corps humain qui se veut sexuellement différencié, faisant du corps masculin le corps normatif , celui-ci 3 ayant un phallus. À partir de là se forment des identités sexuées sur lesquelles se basent un second discours, celui des identités genrées. Car derrière chaque sexe correspondent des attitudes et des comportements attendu·e·s : à l’homme le masculin, l’arrên, à la femme le féminin, le thêlus. Le masculin grec était alors l’héritier de l’andreia, la force, la vigueur, la fermeté, le courage, l’illustre.

Le féminin grec héritait finalement du servile, du sauvage, de la faiblesse, la mollesse, la tromperie, la lâcheté . Une délimitation stricte était ainsi tracée entre l’homme et la femme, chacun·e ayant ses 4 propres caractéristiques — qui se voulaient issues d’une nature inhérente au sexe mais qui relèvent bien du genre, des constructions sociales qui président aux rapports sociaux entre tous·tes. Une délimitation qui s’est vue bigenrée, et qui s’est faite au détriment de la femme, celle-ci héritant des caractéristiques les plus péjoratives tandis que l’homme reçut toutes celles perçues comme positives. Ainsi ce discours semble avoir permis de justifier la domination masculine et l’évacuation des femmes du corps civique.

Car, de manière générale, la civilisation grecque reposa sur un système patriarcal, les hommes conservant le pouvoir — et cela, dès l’époque archaïque, les textes marquant bien une domination

Jean-Baptiste BONNARD, « La construction des genres dans la Collection hippocratrique » dans Violaine

3

SEBILLOTTE CUCHET et Nathalie ERNOULT (dir.), Problèmes du genre en Grèce ancienne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p.161.

cf. Pierre BRULÉ, « Chapitre V. Les codes du genre et les maladies de l’andreia : rencontres entre structure

4

et histoire dans l’Athènes classique » dans Pierre BRULÉ, La Grèce d’à côté : Réel et imaginaire en miroir en Grèce antique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p.102-120, [en ligne], généré le 18 mars 2020, URL : https://books.openedition.org/pur/6212?format=toc.

(15)

masculine. La misogynie civique des Grecs s’est relativement bien cristallisée dans l’exemple de la cité d’Athènes du Ve siècle — dont il nous reste plusieurs sources. En effet, Athènes semble avoir été plus loin que toutes les autres cités dans l’élimination des femmes — mais peut-être cette 5 vision nous est due au fait qu’elle est la cité ayant laissé le plus de sources. Ce qu’il en est toutefois est que les femmes étaient systématiquement exclues du corps civique, ne pouvant jamais prétendre au titre de citoyenne . Considérées avant tout comme des épouses de citoyens (pour celles qui 6 étaient libres), elles étaient confinées dans les intérieurs, évacuées de la vie publique, et recevant dès lors une éducation différenciée — l’éducation féminine est à entendre au sens de l’apprentissage des travaux domestiques, du travail de la laine et de la cuisine, soit une éducation visant à faire d’elle une épouse et une mère, et non pas une érudite. Il convient toutefois d’émettre une mise en garde : cette conception, si elle semble avoir été généralisée dans de nombreuses cités au long de l’Antiquité, a eu des exceptions. L’une d’elle, et la plus célèbre, est sans doute la cité de Sparte où les jeunes filles (de condition libre) recevaient une éducation similaire à celles des jeunes garçons.

Les femmes étaient ainsi amenées à s’exercer nues comme les hommes à la course, à la lutte, au disque et au javelot , car les Spartiates considéraient qu’une femme de forte constitution, semblable 7 à celle d’un homme, était la mieux à même de procréer des garçons puissants et virils. Ainsi Sparte semble avoir été différente vis-à-vis de la conception athénienne, avec des répartitions entre masculin et féminin pouvant sembler plus égalitaristes . Cependant, reconnaissons-le, même si les 8 femmes de Sparte recevaient une éducation semblable à celles des hommes, elles restaient conditionnées dans leur rôle de mère et d’épouse, et n’avaient pas accès au pouvoir.

Ainsi se déploie, de manière générale, une conception de la femme minorée vis-à-vis de celle de l’homme, celui-ci héritant alors du pouvoir. Séparation des genres que les Grecs ont voulu stricte, les scènes de travestissement des grands héros virils semblent pourtant témoigner de débordement de ces limites. Car si les Grec·que·s ont tenu un discours d’identité genrée délimitant

James REDFIELD, « Homo domesticus » dans Jean-Pierre VERNANT (dir.), L’homme grec, Paris, Éditions du

5

Seuil, coll. « Points Histoire », 1993, p.236.

Le terme « citoyen » ne se dit pas au féminin en grec, cf. Nicole LORAUX, Les enfants d’Athéna. Idées

6

athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1990, p.93.

Giuseppe CAMBIANO, « Devenir homme », dans Jean-Pierre Vernant (dir.), L’homme grec, op. cit., p.133.

7

Et cela également dans d’autres domaines que l’éducation, Nicolas Richer relève que le VIe siècle avant

8

J.-C., a vu le développement d’un mode de vie spartiate relativement égalitariste dans le cadre des pratiques religieuses, les femmes spartiates participant également à des célébrations publiques, cf. Nicolas RICHER,

« Masculin et féminin dans la religion à Sparte » dans Violaine SEBILLOTTE CUCHET et Nathalie ERNOULT

(dir.), Problèmes du genre en Grèce ancienne, op. cit., p.83-94.

(16)

d’un côté le masculin et de l’autre le féminin, au cœur de ces mythes se trouve un discours paradoxal où le féminin, par le biais du vêtement, se mêle au masculin.

2. 2. Les Grec·que·s et le mythe

Et le choix de s’intéresser au mythe dans cette étude n’est pas gratuit, mais résulte de la conception de celui-ci chez les Grec·que·s. Car, si aujourd’hui le mythe se caractérise, pour les Modernes, par un récit fictif et souvent mensonger, cela résulte d’une longue histoire sémantique du terme. Issu du mot grec muthos, le mythe s’est très vite caractérisé par sa polysémie — ce qui participe à la difficulté de définir le mythe. Car, dès la Grèce ancienne, il s’est distingué par trois sens. Le premier, apparaissant chez Homère à l’époque archaïque, est le mythe en tant que

« parole », « ce qui est dit ». À celui-ci s’est vite agrégé un second sens, le mythe en tant que

« récit » (sur lequel on peut donc appliquer les principes de l’analyse narratologique, répondant à des logiques narratives). Finalement, le troisième sens est apparu aux alentours du VIe et Ve siècles avant J.-C., avec l’apparition des réflexions philosophiques et des grandes catégories du savoir (telles que la géographie, la médecine ou la physique), le muthos se construisant en opposition au logos, le premier étant « la parole fictive, fausse, irrationnelle » et le deuxième désignant « la parole vraie, rationnelle ». Cette opposition entre le mythe et le logos s’est cristallisée notamment dans le discours platonicien, Platon rejetant les mythes qu’il considérait être des récits de nourrice.

Cependant, le mythe n’a jamais cessé d’exister et a en réalité coexisté avec le logos, les deux paroles répondant à des logiques différentes mais complémentaires. Ainsi caractérisé par une polysémie dès l’Antiquité, le mythe est plus large qu’un simple récit fictif et mensonger.

Difficilement circonscrit, les chercheur·se·s modernes ont tout de même tenté de le caractériser, de manière à le différencier des autres formes de récits. Se découpent cinq caractères du mythe qu’il convient d’avoir en tête. Le mythe est, avant tout, « une histoire sacrée » selon l’expression de Mircea Eliade, historien des religions. Par histoire sacrée, il faut entendre un récit montrant des personnages et des événements qui sont séparés de nous , dans le temps — les récits 9 des origines par exemple —, et par leur nature — les divinités, les montres, les héros. Le deuxième caractère du mythe est d’être « vivant », au sens où il offre des modèles, prenant une valeur paradigmatique en posant les problèmes abstraits de l’humanité dans son récit — et tentant dès lors d’y offrir une réponse. Par là se développe un autre caractère : le mythe est plastique, au sens où il évolue, se transforme et s’adapte aux nouvelles circonstances, aux époques et aux cultures. Le

Le terme « sacré » est alors à entendre au sens étymologique, c’est-à-dire « séparé ».

9

(17)

mythe apparaît alors composé d’invariants, qui constituent le noyau principal d’où est parti le mythe originel — qui nous reste toutefois introuvable —, et de variables, qui sont les enrichissements progressifs du mythe. S’écrit ainsi le mythe comme une somme, les agrégats étant dès lors tout aussi significatifs que l’invariant, l’ensemble témoignant de l’évolution du mythe, mais également de l’histoire. Témoin d’une culture, il évolue au fil des époques dans lesquelles il est mis en situation, car le mythe est dépendant de son support : s’il est d’abord transmis oralement, il devient écrit, transmis par la littérature — épique, poétique et tragique, ainsi que les écrits mythographiques entre autres —, mais également par l’iconographie, les peintures de vases et sculptures devenant aussi des supports du mythe. Par là se montre le mythe comme situé au cœur de la culture grecque, il y tient un rôle central — la connaissance des récits mythiques sont à la source de la paideia grecque, la culture commune de la civilisation grecque. Mais, plus largement, le mythe semble être lié à l’histoire de la Grèce, suivant ses évolutions et ses mutations, et devenant l’un de ses reflets.

Mais il faut bien prendre conscience que c’est un reflet déformé, le mythe n’étant pas un miroir parfait de l’histoire, mais plutôt « l’éclat » d’une situation historique ancienne — car le mythe est bien un récit renvoyant au passé le plus éloigné. Apparaît alors une question légitime : les Grec·que·s ont-ils cru à leur mythe ? Paul Veyne s’est penché sur la question , et il relève ainsi le 10 dernier caractère du mythe : il est une histoire vraie, au sens où il y a bien eu une adhésion générale à ces mythes, les Grec·que·s y croyaient, y retrouvaient un fond d’historicité, et iels ne remettaient donc pas en question son authenticité. D’une façon générale, iels admettaient le mythe comme un programme de vérité équivalent à d’autres programmes, le premier n’empêchant pas aux autres de coexister. Dès lors n’engageons pas un jugement de valeur envers une prétendue crédulité des Grec·que·s, mais gardons à l’esprit que le mythe était, de manière générale, source d’une vérité pour eux·elles. Finalement se dévoilent les cinq caractères du mythe : il est un récit sacré, vivant, plastique, dépendant d’un support, et tenu pour vrai.

Au cœur de cette définition se trouve alors la raison de s’intéresser au mythe : il est une matière commune aux Grec·que·s, tous·tes y adhérant et le partageant. Par le mythe se dévoilent des modèles communs, les héros Héraclès, Achille et Dionysos devenant notamment des modèles masculins, porteurs de virilité. Témoins d’une culture panhellénique, ils sont d’autant plus intéressants à étudier. Et notamment dans le cadre de leurs scènes de travestissement où, bien que modèles de vertu, ces héros bousculent la conception générale des genres grecs.

cf. Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais »,

10

1983 : plus qu’une réflexion sur la croyance des Grec·que·s en leurs mythes, Paul Veyne questionne plus largement la question de croyance et la notion de vérité, et cela jusqu’à nous mettre, nous Modernes, face à nos propres programmes de vérité.

(18)

3. Enjeux et délimitation de l’étude

3. 1. État de la recherche

À ce stade, il semble évident que le propos de cette étude tournera autour de la civilisation grecque, une civilisation qui a longtemps fasciné, pour son histoire et sa culture. Se trouve dans notre imaginaire collectif une image de la Grèce ancienne, fortement influencée par l’histoire

— notamment héritière de la représentation de l’Antiquité à la Renaissance, période où les civilisations gréco-romaines furent élevées au statut d’âge d’or perdu. Cependant, cette fascination a également conduit les chercheur·se·s modernes à se pencher sur ces civilisations, et sans doute n’est-il pas possible de s’intéresser à la Grèce ancienne sans citer les travaux de Jean-Pierre Vernant, anthropologue et historien, qui renouvela la perception de la civilisation grecque au cours du XXe siècle par une approche inspirée de l’anthropologie structurale. Plus précisément, il aborda la construction des systèmes de pensées et d’action des Grec·que·s, ainsi que la notion d’homme grec — qui mena à l’élaboration d’un ouvrage collectif, publié en 1993, et intitulé L’homme grec, qui permet d’aborder celui-ci sous différents aspects (religieux, domestique, social). Si les travaux de Jean-Pierre Vernant apparaissent dès lors incontournable dans l’étude des Grec·que·s, nous nous plaçons toutefois dans une perspective quelque peu différente.

En effet, cette étude s’ancre dans la lignée des gender studies, étude sur les genres, qui se déploient à la fin du XXe siècle. À la suite du développement de la notion de genre dans le milieu des psychiatres et psychanalystes, leur permettant de différencier le sexe biologique des caractéristiques sociales qui y étaient associées — et le différenciant également de l’orientation sexuelle —, les sciences sociales ont fini par adopter ce concept afin d’appuyer les remises en cause des dominations masculines à la fin du siècle. Dans ce cadre, les travaux de Judith Butler ont été fondamentaux, celle-ci démontrant que le genre était moins une identité qu’une « performance » sociale apprise et répétée, cette répétition contribuant à l’idée que ces comportements genrés sont innés et naturels . Cependant, si les travaux de Judith Butler s’ancrent dans une perspective 11 contemporaine, il n’en reste pas moins que l’usage du genre comme concept d’étude peut aussi être appliqué à l’Antiquité gréco-romaine. Et cela car le genre reste une méthode d’analyse permettant d’historiciser la différenciation sexuelle, qui prend place dès les débuts des civilisations, les Grec·que·s ayant eux·elles-aussi défini des comportements genrés, des caractéristiques différenciées entre masculin et féminin.

Sandra BOEHRINGER et Violaine SEBILLOTTE CUCHET (dir.), Hommes et femmes dans l’Antiquité grecque

11

et romaine. Le genre : méthode et documents, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus Histoire », 2011, p.20-21.

(19)

Néanmoins, au vu de la contemporanéité des gender studies, il n’est pas étonnant de voir que les travaux utilisés au cours de cette étude sont tous d’une date extrêmement récente, les dates de publication n’étant rarement antérieures aux années 1990. Dans cette perspective, il semble que Nicole Loraux a été l’une des précurseuses, en France, de l’application du concept de genre à l’Antiquité grecque. Helléniste et anthropologue de renom, côtoyant entre autres Jean-Pierre Vernant, elle apporta à la recherche sur la civilisation grecque un important travail, renouvelant les perceptions des mythes de l’autochtonie, mais également du statut de la femme en Grèce. Elle publia notamment un ouvrage, en 1990, intitulé Les enfants d’Athéna : Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, sur la cité d’Athènes et ses mythes qui participèrent à modeler son discours politique — des hommes autochtones, des femmes exclues. Mais plus largement, elle apporta une large contribution à la conception du féminin et du masculin grec à travers son ouvrage Les expériences de Tirésias : Le féminin et l’homme grec qui fut publié en 1989, dans lequel elle tenta de dévoiler les liens intrinsèques entre le féminin et l’homme grec. Elle pose alors en introduction une réflexion qui a nourri cette étude, relevant qu’en Grèce, cela se passait « comme si la femme était “tout du sexe et l’homme tout du genre” » , notant dès lors une séparation entre la 12 femme, avant tout corps biologique, asseyant la division des sexes, et l’homme, avant tout corps social, représentant de l’humain·e dans sa généralité. Renouvelant la recherche sur les féminités grecques, Nicole Loraux ouvrit ainsi la voie à d’autres chercheur·se·s.

À sa suite immédiate se trouve également Pauline Schmitt Pantel, historienne et helléniste, qui s’est spécialisée dans l’histoire du genre dans les cités grecques. Plusieurs de ses articles ont nourri cette étude, et notamment celui intitulé « La ceinture des Amazones : entre mariage et guerre, une histoire de genre », publié en 2012 dans l’ouvrage Vêtements antiques : S’habiller, se déshabiller dans les mondes anciens dirigé par Florence Gherchanoc et Valérie Huet. Son article offre une riche réflexion sur la notion de ceinture, vêtement qui a été fortement vecteur d’un discours genré. Par ailleurs, l’ouvrage dirigé par Florence Gherchanoc et Valérie Huet fut très fertile pour le propos de cette étude, offrant une large vision du le vêtement et sa signification dans l’Antiquité. La contribution de nombreux·ses auteur·e·s a permis la réunion d’un nombre conséquent d’articles, portant notamment sur l’habit grec et le discours qui s’en dégageait

— permettant dès lors de comprendre les enjeux antiques de celui-ci qui est tout de même au cœur du travestissement. Florence Gherchanoc, qui a participé à la direction de Vêtements antiques, est professeure d’histoire ancienne, se centrant avant tout sur la notion de famille en Grèce, mais elle

Nicole LORAUX, Les expériences de Tirésias, Le féminin et l’homme grec, Paris, Gallimard, 1989, p.16.

12

(20)

s’est également intéressée aux genres grecs, et plus précisément aux corps et aux vêtements. Elle a ainsi publié en 2007 un article intitulé « Les atours féminins des hommes : quelques représentations du masculin-féminin dans le monde grec antique. Entre initiation, ruse, séduction et grotesque, surpuissance et déchéance », où elle rend compte des travestissements de héros antiques, et notamment celui de Dionysos et de Penthée dans la tragédie des Bacchantes d’Euripide. Source fructueuse dans le cadre de cette étude, elle met à jour des thématiques centrales vis-à-vis de ces travestissements paradoxaux de la Grèce ancienne. Les travaux sur le vêtement grec furent centraux pour cette étude, et cela sans surprise, afin de mieux appréhender le discours véhiculé par celui-ci.

Ainsi s’ajoute également le travail de Marie Delcourt, historienne et helléniste, qui publia une première fois en 1958 une étude sur le mythe d’Hermaphrodite, intitulée Hermaphrodite : Mythes et rites de la bisexualité dans l’antiquité classique (et rééditée une seconde fois en 1992). Dans celle- ci, elle s’intéressa, non seulement au concept de genre (qui est encore quelque peu anachronique, mais qui est dessiné en creux par cette étude sur l’androgyne), mais aussi au rôle du vêtement et du travestissement, notamment dans les rituels.

Ainsi, plus largement que le vêtement, cette étude s’est appuyée sur des travaux traitant du genre, parmi lesquels ceux de Sandra Boehringer, historienne spécialisée dans l’histoire du genre et des femmes, et Violaine Sebillotte Cuchet, historienne des époques archaïques et classiques s’intéressant à la question des genres, occupent une place primordiale. D’abord pour leur travail commun sur l’ouvrage Hommes et femmes dans l’Antiquité grecque et romaine. Le genre : méthodes et documents, publié en 2011, dans lequel elles ont regroupé de nombreuses études portant sur des sources écrites et iconographiques, l’ensemble permettant alors d’appréhender la variété des manières antiques de percevoir la différenciation sexuelle et genrée. Une optique que l’on retrouve également dans un autre ouvrage auquel ont participé également Violaine Sebillotte Cuchet (à la direction du collectif) et Sandra Boehringer (qui contribua avec un article) : Problèmes du genre en Grèce ancienne, publié en 2007, dirigé par Violaine Sebillotte Cuchet et Nathalie Ernoult, dans lequel il est question des genres grecs et de leurs conceptions par le biais de la littérature poétique, historiographique, mais également de l’iconographie, ainsi que des pratiques sociales et cultuelles. Par ces travaux, cette étude s’est voulu ancrer dans le sillage des études de genres, auquel s’est couplé des ouvrages issus de l’étude littéraire, et notamment ceux de Claude Calame, spécialiste de la langue grecque qui s’est également intéressé à la question du genre dans les textes antiques, regroupant ses réflexions dans L’Éros dans la Grèce antique, publié en 1996.

(21)

Finalement est venue compléter cette étude la prise en compte des auteur·e·s antiques et des contextes littéraires et socio-historiques dans lesquels sont apparus les mythes d’Héraclès, d’Achille et de Dionysos, trouvés dans les introductions et préfaces des textes du corpus antique, mais aussi dans les ouvrages à l’image de celui de François Jouan, Euripide et les légendes des Chants Cypriens : des origines de la guerre de Troie à l’Iliade, publié en 1966, qui aborde le théâtre tragique d’Euripide et ses liens avec les sources archaïques des légendes troyennes.

Témoins d’une tentative d’approche pluridisciplinaire du sujet du travestissement des héros virils, couplant les outils de la littérature à ceux développés par les études de genre, ces ouvrages font également état d’une recherche relativement récente, qui s’ancre alors dans des réflexions contemporaines sur la notion de sexe, de sexualité et de genre.

3. 2. Délimitation et présentation de la recherche

Toutefois, si ces réflexions sont contemporaines, elles ne semblent pas avoir été d’actualité à l’époque antique — du moins, pas sous ces formulations. Les notions de sexualité et de genre nous sont contemporaines, et s’appliquent dans notre cadre actuel, avec notre propre compréhension du monde. Cependant, dans l’Antiquité grecque, il n’existait pas de notion équivalente à notre concept de genre, pas plus qu’à notre concept de sexualité . Dès lors, il convient de reconnaître que 13 l’anachronisme est à la fois une limite mais également un enjeu de cette recherche. En effet, si l’application des questions de genre peut être anachronique dans une étude portant sur la civilisation grecque — elle qui n’a jamais pensé des catégories de genre au sens moderne —, cet anachronisme est également nécessaire : de manière générale, toutes les questions posées au passé sont anachroniques. Dans le cadre d’une étude sur le genre, l’anachronisme est évident ; mais, même en posant des termes connus de l’Antiquité, les questions modernes, si elles correspondent aux questions anciennes, n’ont toutefois pas les mêmes attentes ni les mêmes réactions — un·e Moderne est toujours ancré·e dans son propre contexte social et culturel de recherche, avec son propre horizon d’attente, de même qu’un·e Ancien·ne était ancré·e dans son propre contexte. Si l’écueil anachronique ne peut être évité, il semble cependant important de le poser comme reconnu, afin de mettre en lumière que cet anachronisme permet de rendre cohérent, à nous Modernes, des éléments répondant à une logique ancienne.

En effet, les Grec·que·s n’ont jamais pensé des catégories homogènes d’orientation sexuelle comme nous

13

le faisons aujourd’hui, les pratiques sexuelles ne sont pas englobées dans un parcours sexuel incluant également les désirs et les fantasmes ; la sexualité grecque est beaucoup plus fluctuante, et les catégories contemporaines « hétérosexualité/homosexualité » ou encore « actif/passif » ne rendent pas compte de la totalité des complexités de celle-ci.

(22)

Car il s’agit bien ici d’étudier les scènes de travestissement de ces héros virils qui ont peuplé la mythologie antique, s’ancrant dès lors dans cette culture patriarcale et misogyne où l’homme concentre les pouvoirs, tandis que la femme est évacuée. Se dévoile par là un paradoxe entre l’image des grands héros virils — qui se sont posés comme des modèles de masculinité — et leurs représentations dans des vêtements de femme, soit dans des habits qui ne correspondent ni à leur stature ni à leur nature. Un paradoxe qui me semble intéressant à étudier car, encore aujourd’hui, le travestissement peut apparaître dégradant — notamment pour les hommes —, et trouve souvent grâce principalement dans les cultures queer — soit celles qui ne correspondent pas à la norme hétéronormée. Et pourtant voilà que, dès l’Antiquité, la pratique du travestissement s’est trouvé représentée dans les arts, dans l’iconographie et surtout, dans les textes.

En effet, la littérature antique a conservé des traces de ces travestissements héroïques, et dans un large panel générique. Car, si les textes conservés se montrent elliptiques, ne consacrant que quelques vers ou phrases au travestissement des héros favoris des Grec·que·s, ils répondent toutefois à des genres divers : ainsi se trouvent au cœur de cette étude des textes issus de la poésie épique ainsi que lyrique, de la tragédie et de la comédie, mais également de recueil mythographique, voire historiographique. Se déploie ainsi un large corpus, nécessaire au vu du manque de matière que chacun contient sur ces travestissements, mais ajoutant une nouvelle difficulté à l’étude, puisque chacun de ces genres répondent à des logiques narratives et des attentes différentes. De plus, il faut reconnaître que cela a aussi conduit à une étude fortement diachronique, puisque les sources varient finalement du VIIIe siècle avant J.-C. au Ve siècle après J.-C. Si cela est un choix conscient, nécessaire au vu du motif qui, s’il s’est notamment développé au cours de l’époque hellénistique et romaine pour certains de ces héros, ne date pas de la fin de l’Antiquité, il peut également poser de nouvelles difficultés. Car les contextes socio-culturels ont été quelque peu modifiés au cours de cette dizaine de siècles d’Antiquité, et il faut donc prendre conscience de l’évolution des mœurs et des goûts — qui ont pu participer à l’évolution du motif. À cela s’ajoute également l’écueil de la généralisation, appuyé par le fait que beaucoup de ces sources sont issues d’un contexte athénien — dont on a conservé plus largement les documents. S’il faut reconnaître la probabilité d’une généralisation du propos à l’ensemble d’une civilisation, il faut également admettre que cela n’engage en rien la conscience de l’existence de nombreuses exceptions à la règle qui ont pu se confirmer au cours de ces siècles d’Antiquité grecque. Car il est, au cours de cette étude, bien question de la civilisation grecque avant tout. Le choix s’est porté sur un corpus uniquement composé de textes de culture et de langue grecques, même si le motif du

(23)

travestissement des héros virils a également été repris et trouvé chez les auteur·e·s latin·e·s. Cela s’explique par la volonté de ne pas ajouter une difficulté supplémentaire à l’étude en étudiant des textes de deux cultures différentes — même s’il existe de nombreux ponts entre la civilisation grecque et latine —, notamment car ils répondent à des logiques socio-culturelles différentes. Ainsi l’étude, si elle est diachronique, s’est tout de même limitée à un corpus de culture et de langue grecques, afin de s’intéresser à cette mythologie qui renvoie à cette civilisation grecque.

Une mythologie dans laquelle apparaît ce motif du travestissement de façon quelque peu récurrente, et notamment chez les héros masculins . Comme le révèlent les biographies mythiques 14 d’Héraclès, d’Achille et de Dionysos — auxquelles se joignent d’autres récits de travestissement masculin qui feront l’objet d’un intérêt au cours du propos —, le travestissement en femme est un motif récurrent dans la mythologie grecque, issue pourtant d’une culture misogyne ayant appliqué une forte dichotomie des genres. En cela se pose un véritable questionnement sur le sens que prennent ces travestissements de héros virils, semblant contraire à l’idée que se faisaient les Grec·que·s de ce qu’était un homme. Et c’est bien vers cela que tend cette étude, s’intéressant aux fonctions de ces scènes, mais plus largement aux représentations des genres grecs que ces travestissements de héros masculins viennent traduire. Dès lors se déploient trois grandes thématiques autour desquelles sera centrée cette étude. S’il semble évident que ces travestissements masculins ont d’abord une fonction péjorative, notamment dans cette culture misogyne, se révèle bien un programme négatif du travestissement. Prenant notamment place dans la comédie, le travesti masculin apparaît alors comme un personnage comique par la dégradation de sa nature d’homme. Rejoignant ainsi la définition moderne du travestissement, le travesti héroïque apparaît comme celui qui détériore sa propre nature. Cependant, si l’évidence est posée, il reste un certain malaise vis-à-vis de la permanence du motif, sa portée injurieuse ne servant pas à justifier totalement son usage. Dès lors se dessine une fonction plus valorisante, où le héros masculin est rehaussé, paradoxalement, par le travestissement en femme. Et cela, on le verra, s’inscrit dans un contexte initiatique où le travestissement intervient comme jalon du parcours du jeune homme, celui-ci quittant le monde des femmes pour entrer dans celui des hommes. Se retrouve alors cette dichotomie chère à la civilisation grecque, l’homme ne procédant pas du même monde que la femme, le premier appartenant à celui de la force et du pouvoir. Néanmoins, ces scènes de travestissement semblent révélatrices d’un dernier point : celui d’une puissance féminine.

De manière générale, cette étude se concentrera sur ceux-ci, et il ne sera fait que des références ponctuelles

14

au travestissement féminin. Cela répond à une question de temps, le travestissement féminin méritant une plus ample recherche que nous ne pouvons effectuer dans le cadre de ce mémoire, le travestissement masculin donnant une première matière conséquente.

(24)

L’existence d’un tel pouvoir apparaît alors dans d’autres mythes — et notamment dans ceux intégrant le travestissement féminin —, et il se révèle ainsi une conscience grecque d’une magie féminine. Magie sans doute funeste et mauvaise, mais cependant existante, qui dessine en creux une femme de pouvoir. Ainsi se dévoilerait la dernière fonction du travestissement masculin : en revêtant l’habit féminin, l’homme viril tenterait d’accaparer son pouvoir, devenant par là un être double aux deux puissances. Négation du masculin, valorisation de celui-ci ou encore assimilation du féminin, le travestissement masculin semble finalement plus complexe que ce qu’il laisse transparaître, un travestissement au cœur duquel joue en permanence les conceptions de genres féminin et masculin.

(25)

Première partie : Le travestissement du héros viril, entre rire et injure

De prime abord apparaît une fonction claire du travestissement des hommes : dans une société où tout ce qui relève de la femme est dégradant, revêtir les habits féminins est une injure à la virilité de l’homme. Plus largement, dans la civilisation grecque — où le culte de l’homme passe par l’exhibition de sa force physique nue, tandis que la femme se voit recouverte par ses vêtements —, la figure du travesti apparaît paradoxale, lui qui se couvre à la manière d’une femme. Dès lors, cela n’étonnera personne de voir l’homme travesti s’épanouir en tant que personnage de comédie

— Aristophane en proposant un très bel exemple —, alors qu’il disparaît de nombreux textes grecs où la virilité du héros est primordiale. Car si le héros est posé comme modèle de virilité, le port de la robe safran des femmes, tout en le ridiculisant et le dévirilisant, signe avant tout la déchéance de son statut d’homme, porteur de l’idéal de virilité grecque.

1. Le travesti antique, ou le personnage comique

Plus de deux millénaires nous séparent de la civilisation grecque dont on a sans doute beaucoup hérité, mais qui ne correspond toutefois plus exactement à nos perceptions modernes. Et cela, notamment dans le cadre du vêtement qui nous est, aujourd’hui, si riche et divers, au contraire de ce qu’il semble être du vêtement grec. Et sans doute faut-il d’abord passer par une explication de celui-ci qui, s’il semble moins diversifié que le nôtre, reste porteur d’un discours social par ses variations, et notamment d’un discours de genre. Témoin d’un vêtement masculin et d’un vêtement féminin, cette dichotomie finit par apparaître essentielle dans le cadre du travestissement dans lequel l’habit joue un rôle central : car il semble bien évident que le travesti est, avant tout, défini par son vêtement, et cela dès l’Antiquité grecque.

1. 1. Le vêtement grec

Dans nos sociétés occidentales modernes, le vêtement est un objet varié dont la fonction première est de vêtir le corps, une fonction mise en avant par la définition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : « ensemble des pièces composant l’habillement à l’exclusion des chaussures, et servant à couvrir et à protéger le corps humain ». Il apparaît alors une deuxième fonction au vêtement, celle de protection du corps. Cette dernière est à entendre dans le sens où l’habit protège des intempéries et autres phénomènes météorologiques. Cependant, il peut y avoir

Références

Documents relatifs

L’hydrocéphalie est une pathologie complexe dont les recommandations de prise en charge ne sont pas clairement établies. A ce jour, si le niveau de preuve

Cet article est une tentative de penser la mutation caractéristique de la modernité des sociétés occidentales en tenant compte de la dimension institutionnelle, c'est-à-dire du type

Le genre des patients est souvent une donnée négligée par les professionnel.le.s de santé, bien qu’elles et ils puissent rencontrer des difficultés dans certains cas,

Pour l’enfant mineur de 14 à 17 ans, il est aussi possible de faire cette même démarche avec une preuve d’évaluation et de suivi professionnel (médecin, psychiatre,

Ils connaissent les mêmes formes d'exploitation que dans les sociétés modernes, à une exception près : une activité de contrôle social leur est réservée dans les

d’adolescents en thérapies, il nous semble entendre là une définition de l’adulte : ils sont vieux, très proches de la mort, en tout cas plus proches que l’adolescent, ils

En effet, si la maladie mentale s'avère, comme le prétend Foucault (1972), une façon de classer l'anormalité, il est alors possible de supposer que les individus

Ainsi se précise une approche sémiologique, au sens saussurien, de l’idée (d’Europe). La catégorie absolue de l’idée est révoquée au profit de l’idée comme