• Aucun résultat trouvé

L'environnement comme stratégie syndicale internationale : réflexions sur la ‘géographie ouvrière' à partir du changement climatique

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "L'environnement comme stratégie syndicale internationale : réflexions sur la ‘géographie ouvrière' à partir du changement climatique"

Copied!
8
0
0

Texte intégral

(1)

Book Chapter

Reference

L'environnement comme stratégie syndicale internationale : réflexions sur la ‘géographie ouvrière' à partir du changement climatique

FELLI, Romain, RAMUZ, Raphaël

Abstract

Après des décennies durant lesquelles la chape de plomb de la pensée néolibérale a étouffé la pensée critique, il semble que les théories alternatives (et critiques) fassent leur retour, certes timide, dans le monde académique. Stimulées par les diverses contestations de l'ordre établi, la littérature en sciences sociales, notamment en géographie, compte toujours plus de recherches et de réflexions sur les alternatives politiques. Discuter de projets de transition, notamment dans le cadre de la crise écologique (e.g.: vers une société post-carbone) (re)devient possible. La contrepartie de ces contributions multiples est l'éclatement inévitable des cadres d'analyse, ce qui introduit beaucoup de confusion. Pourtant, la poursuite d'un projet politique qui inclut des dimensions analytiques et donc des pratiques scientifiques suppose la clarification des concepts et des théories qu'il recouvre. Cet article découle d'une recherche en cours sur les stratégies syndicales en matière de changement climatique.

Néanmoins, nous profitons de celle-ci pour traiter de problèmes conceptuels plus fondamentaux. Le [...]

FELLI, Romain, RAMUZ, Raphaël. L'environnement comme stratégie syndicale internationale : réflexions sur la ‘géographie ouvrière' à partir du changement climatique. In: Clerval, A., Fleury, A., Rebotier, J. et Weber, S. Espace et Rapports de domination. Rennes : Presses

Universitaires de Rennes, 2015. p. 367-376

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:55392

Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.

(2)

L’environnement comme stratégie syndicale internationale : réflexions sur la ‘géographie ouvrière’ à partir du changement climatique.

Romain Felli, chercheur au Département de science politique et relations internationales, Université de Genève

Raphaël Ramuz, chercheur à l’Observatoire Science, Politique, Société, Université de Lausanne

4.10.2013

A paraître dans Clerval, Anne ; Fleury, Antoine ; Rebotier, Julien ; Weber, Serge, Espace et rapports sociaux de domination : chantiers de recherche, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2014

Après des décennies durant lesquelles la chape de plomb de la pensée néolibérale a étouffé la pensée critique, il semble que les théories alternatives (et critiques) fassent leur retour, certes timide, dans le monde académique. Stimulées par les diverses contestations de l’ordre établi, la littérature en sciences sociales, notamment en géographie, compte toujours plus de recherches et de réflexions sur les alternatives politiques.

Discuter de projets de transition, notamment dans le cadre de la crise écologique (e.g.: vers une société post-carbone) (re)devient possible. La contrepartie de ces contributions multiples est l’éclatement inévitable des cadres d’analyse, ce qui introduit beaucoup de confusion. Pourtant, la poursuite d’un projet politique qui inclut des dimensions analytiques et donc des pratiques scientifiques suppose la clarification des concepts et des théories qu’il recouvre.

Cet article découle d’une recherche en cours sur les stratégies syndicales en matière de changement climatique 1. Néanmoins, nous profitons de celle-ci pour traiter de problèmes conceptuels plus fondamentaux. Le présent article tente d’évaluer les apports récents de la dite

« géographie ouvrière » (labor/labour geography), issue de la géographie radicale anglo-saxonne.

Nous nous reconnaissons dans cette riche tradition scientifique et dans son origine marxiste. Notre propos est de contribuer à l’intégration et au développement de la théorie de la valeur dans la géographie radicale.2 Nous commençons par présenter brièvement le champ de la géographie ouvrière anglo-saxonne, et en soulignons des aspects problématiques ou contradictoires. Puis nous proposons une conceptualisation alternative, fondée notamment sur l’approche stratégique- relationnelle, que nous appliquons enfin aux stratégies syndicales internationales en matière de changement climatique.

ENJEUX DE LA «LABOUR GEOGRAPHY »

En réponse aux débats sur ladite « globalisation », la géographie radicale anglophone connaît un intéressant renouvellement théorique depuis une vingtaine d’années. En particulier, sous l’impulsion d’Andrew Herod (2001), le concept de « géographie ouvrière » a été développé afin de souligner le pouvoir des travailleur/euse-s, notamment dans et sur l’espace. Ces auteurs opposent à la classique « géographie du travail » (geography of labour) qui tend à être descriptive et/ou positiviste (localisation du travail comme facteur de production dans un cadre d’analyse néoclassique) une « labour geography » qui part, elle, de la reconnaissance matérialiste du travail

1 Romain Felli remercie la School of Environment and Development de l’Université de Manchester qui l’a accueilli pendant cette recherche, ainsi que le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) qui l’a financé au moyen d’une bourse post-doctorale de jeune chercheur (n°134448).

2 Plus précisément, il s’agit d’une perspective partant de la forme-valeur (Reuten et Williams, 1989) pour analyser la question écologique. Cette perspective se différencie de la théorie ricardienne de la valeur-travail que certains marxistes adoptent. Pour une analyse de la crise écologique en terme de forme-valeur, voir Felli (2011).

(3)

comme classe fondamentale dans le capitalisme et qui, dans l’analyse comme dans l’action, se place à ses côtés et/ou en son sein.3 Cette reconnaissance ne réduit pas l’analyse du capitalisme à celle du processus de production au sens étroit, mais relève au contraire du « mode de sociétalisation capitaliste » qui intègre, de manière contradictoire, l’ensemble des rapports sociaux. Ce questionnement n’est pas complètement étranger à la géographie francophone. En réponse à un ouvrage de Pierre George illustratif d’une géographie descriptive et régionaliste du travail, Jean- Bernard Racine et Josiane Rouyre (1982) affirment la nécessité d’une analyse marxiste qui partirait du rapport social capitaliste et intégrerait l’espace comme élément d’une analyse dialectique de ce rapport plutôt que comme simple réceptacle des rapports sociaux.

Ce domaine de recherche foisonnant dans le monde anglophone dispose d’ores et déjà d’ouvrages classiques (Herod 1998; Mitchell 1996), de manuels (Castree et al., 2004), et de nombreuses rétrospectives (Castree, 2007). Coe et Jordhus-Lier (2011) ont produit un résumé des différentes étapes de la géographie ouvrière dont on relève deux points. Premièrement, cette géographie visait à contrer certains arguments produits dans les années 1990 lors des débats sur la globalisation et les délocalisations, qui affirmaient unilatéralement le pouvoir de domination du capital. Plusieurs auteurs ont alors insisté sur le caractère toujours territorialisé de l’investissement capitaliste, et donc de la capacité différenciée des travailleur/euse-s et de leurs organisations syndicales de coordonner à différentes échelles (du local à l’international), une résistance aux décisions industrielles.

Deuxièmement, il s’agissait d’affirmer une autonomie des travailleur/euse-s dans la production de l’espace, par opposition à une tradition plus structuraliste où primait l’analyse de la domination du capital. Les études produites alors visaient à montrer le pouvoir et/ou l’autonomie des travailleur/euse-s dans la production du « paysage » (landscape) économique et socio-naturel. Cette tradition concerne la géographie de la domination puisque, précisément, elle tente de replacer les rapports sociaux dans une perspective dialectique en soulignant combien une vision unilatérale de la domination par le capital serait erronée pour faire sens des dynamiques du capitalisme.

REFORMULATIONS ANALYTIQUES

Plus récemment s’est ouvert un débat central au sein de la géographie ouvrière sur la catégorie de « capacité d’action » (agency). Les principaux enjeux de ce débat portent sur la difficulté à déterminer empiriquement l’étendue de cette capacité et à l’accroître. Il s’agit d’une limitation que nous voulons discuter, et à laquelle nous proposons une solution.

Quelques limites de la géographie ouvrière

Noel Castree identifie clairement le problème lorsqu’il écrit :

Néanmoins, et paradoxalement, la capacité d’action est à la fois sous-théorisée et sous-déterminée dans la plupart des analyses que la géographie ouvrière en fait. A mon sens, le terme de « capacité d’action » (agency) est devenu un fourre-tout utilisé dès lors que n’importe quel groupe de travailleurs entreprend une action en son nom ou pour autrui. [...] l’absence de distinction entre les différents types de capacité d’action, ainsi que les conditions qui les permettent ou les inhibent, empêche les analystes de dire quoi que ce soit d’intelligent sur les stratégies des travailleurs, d’un point de vue normatif (Castree, 2007, p.858 ; notre traduction).

3 En ce sens là, notre traduction de l’adjectif « labour » par « ouvrière » ne peut pas être assimilée à une réduction de la conception du prolétariat à sa frange industrielle (masculine, blanche, stable, etc.). Si nous pouvons faire nos adieux à une telle compréhension de la classe ouvrière, nous nous refusons à jeter le bébé marxiste avec l’eau du bain structuro- staliniste. Par ouvrier/ouvrière nous renvoyons à l’ensemble des « sujets de la valeur » (Dyer-Witheford, 2002) dont la condition, dans le cadre du rapport de production capitaliste, est d’être séparés des moyens de production. Que, par ailleurs, la classe ouvrière ne relève pas de l’unité des identités ou des situations est une évidence (cf. Thompson1988).

Tout l’enjeu est justement de rendre compte de la « composition » de cette classe à partir des différences qui la produisent et la divisent en même temps. En ce sens là, dans le cadre du mode de sociétalisation capitaliste, les luttes féministes, anti-racistes, écologistes, etc. doivent être comprises comme participant de la (dé-/re-) composition de la classe ouvrière.

(4)

Castree critique la géographie radicale pour son manque de théorisation ainsi que son absence d’analyse systématique des formes de capacité d’action (forms of agency). Or la théorisation ne relève pas d’un formalisme pédant. Elle est nécessaire pour situer les types d’action observés par le chercheur. Sans une telle théorisation, les sciences sociales sont confrontées à deux écueils en apparence opposés, mais qui ne sont que les deux faces d’une même pièce : le structuralisme et le spontanéisme. Le structuralisme fournit la théorisation de ce qui est fixe, tandis que la « liberté » d’agir est la variable résiduelle de l’équation. Indéterminée, cette liberté d’agir est associée à la pure émergence de la créativité, une forme de spontanéité humaine, un surgissement, une création, dont la science sociale serait impuissante à rendre compte.

Vers une approche stratégique-relationnelle

La question du rapport capacités d’action / structures est un enjeu récurrent en sciences sociales. Il est crucial pour quiconque veut analyser le rapport capital – travail et les différentes formes au travers desquelles il s’exprime. Penser la capacité d’action suppose de comprendre et d’expliquer le processus qui inspire ces mots de Marx : « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants ». Ainsi, penser les formes de capacité d’action requiert une approche qui conçoit la dialectique structure / capacités d’action en tant que dialectique des relations internes (Ollman, 2003) dans laquelle les structures sont la condition nécessaire de l’action mais n’existent qu’en tant qu’elles sont (re)produites et transformées par l’action (Bhaskar, 1998).

L’« approche stratégique-relationnelle » (ASR) de Bob Jessop (2001) offre une solution théorique particulièrement utile. L’ASR est une approche réaliste (critique) et relationnelle. Elle analyse simultanément les structures en relation avec les actions et les actions en relation avec les structures. Plus encore, elle permet de distinguer entre différents degrés de structuration et de comprendre comment les capacités d’action s’articulent à ces degrés de structuration.

Cette dialectisation présente deux avancées. D’une part, elle permet de montrer la manière dont les structures avantagent certains agents et leurs stratégies, notamment en étant congruentes avec leurs horizons spatio-temporels. D’autre part, elle permet de voir la manière dont les agents prennent en compte (ou non) cette asymétrie de marge de manœuvre générée par l’agencement structurel lorsqu’ils analysent le contexte stratégique et agissent. C’est ainsi liés que les deux éléments de la dialectique structures / capacités d’action sont conceptualisés. Le changement structurel n’apparaît plus comme la seule conséquence inattendue de l’action de reproduction « simple », mais également comme la résultante des multiples actions stratégiques des agents.

Dans cette terminologie, la sélectivité-stratégique structurellement-inscrite souligne que les structures tendent à renforcer des formes d’actions et à en affaiblir d’autres. Le calcul stratégique orienté structurellement montre la réflexion possible des agents, individuels ou collectifs, par rapport aux sélectivités stratégiques inscrites dans les structures. Cela explique qu’ils orientent leurs stratégies et tactiques dans les termes de leur compréhension de la conjoncture en cours, de manière réflexive ou plus immédiatement.

Etant donné que l’ASR est un mode d’appréhension conceptuel très abstrait de tout phénomène social, il doit être actualisé par le développement de concepts plus concrets et adéquats aux types de processus sociaux analysés et rendre ainsi compte de la stratification ontologique spécifique à une période historique. Dans le cadre de notre questionnement sur les concepts développés par la géographie ouvrière, nous nous appuyons sur la conception marxienne du mode de sociétalisation capitaliste. En son sein, nous proposons de distinguer le niveau des formes sociales de celui des institutions (Hirsch, 1994 ; Ramuz, 2011). Les formes sociales constituent le niveau le plus abstrait d’un type particulier de société et elles acquièrent une détermination concrète dans des institutions particulières qui s’actualisent dans un processus de (re)production/

transformation par les actions humaines. Dans le cas de la société capitaliste, les formes sociales fondamentales sont la forme-valeur et la forme-Etat (Tran 2003 ; Reuten et Williams, 1989). Ces formes sociales ne se donnent pas à voir en tant que telles, elles ne sont que les déterminations

(5)

abstraites, simples et essentielles des sociétés capitalistes. Elles sont donc sous-déterminées et n’existent que sous la forme d’institutions particulières telles que les régimes monétaires, les modes de régulation du rapport salarial ou les régimes politiques. Ces institutions étant elles-mêmes enjeu de lutte et constamment (re)produites/transformées par les actions humaines qui seules peuvent rendre ces différentes strates structurelles actuelles.

Ce double niveau de structuration implique que les capacités d’action doivent être conçues en rapport à la fois aux formes sociales et aux institutions. Ainsi, les effets de l’action peuvent être paradoxaux : transformer les institutions et reproduire les formes sociales. Par exemple, la remise en cause de politiques monétaires (keynésianisme vs monétarisme) remet en cause les institutions de gestion monétaire tout en reproduisant la forme-monnaie en tant que telle.

Dès lors, dans l’analyse des stratégies syndicales, il importe de prendre en compte la manière (explicite, ou implicite) dont les organisations analysées se représentent le contexte stratégiquement sélectif au sein duquel elles interviennent, et comment elles en tirent des stratégies visant à agir au sein de ce contexte et/ou à le transformer, et dans quel sens.

UN EXEMPLE : LES STRATEGIES ENVIRONNEMENTALES DES SYNDICATS

Depuis une quinzaine d’années les organisations syndicales internationales sont actives dans le domaine du réchauffement climatique4. Elles envoient des délégations aux négociations internationales sur le climat (comme aux conférences annuelles des parties du protocole de Kyoto), organisent des conférences, publient des rapports et des stratégies, ont des permanents spécialisés sur ces questions. Cet activisme peut sembler étrange car le réchauffement climatique n’est généralement pas identifié comme une priorité de l’action syndicale internationale.

Pour comprendre les raisons qui poussent ces organisations à dédier des ressources afin de traiter de ce problème, il faut saisir le calcul stratégique auquel elles se livrent. L’étude de leurs motivations peut nous renseigner sur la manière dont elles internalisent dans leurs stratégies leur perception de l’environnement stratégiquement sélectif dans lequel elles se trouvent, et le degré auquel elles sont prêtes à mettre en œuvre une stratégie politique de transformation de ce contexte, ou au contraire d’adaptation. Ainsi face à un même contexte, et à partir d’une perception semblable de celui-ci, deux organisations ont la capacité de faire des choix différents en fonction de leurs analyses de la possibilité de transformation de ce contexte, à différentes échelles (soit de leur calcul stratégique orienté structurellement).

Notre étude montre qu’au-delà d’un accord général sur la manière de traiter le problème du réchauffement climatique, les organisations syndicales internationales développent des stratégies relativement différentes qui s’expliquent notamment par une orientation politique d’ampleur et d’échelle différenciée.

Premièrement, pourquoi les organisations syndicales internationales s’engagent-elles sur ce sujet? Elles le font en réponse à la perception de deux risques. Le premier découle des conséquences attendues du changement climatique qui seront dévastatrices pour les populations les plus pauvres et les plus vulnérables à l’échelle de la planète. Les syndicats en tant qu’organisations de solidarité des travailleurs/euse-s auraient un devoir moral d’être à la pointe du combat pour la transition vers une économie à bas carbone. Deuxièmement, les organisations syndicales tentent de répondre à un autre risque, celui de la régulation. L’imposition de réductions des émissions de gaz à effet de serre, en l’absence de mesures compensatoires, touchera durement certains secteurs fortement consommateurs d’énergies fossiles (transport routier notamment, industrie, etc.) ainsi que les secteurs d’extraction et production énergétique. Les conséquences d’une transition énergétique non planifiée seront vraisemblablement payées par les travailleurs de ces secteurs (fermeture de sites, chômage). A l’exception partielle des quelques pays où un Etat social développé peut servir

4 Cette partie résume les analyses proposées dans Felli (2013). Par organisations syndicales internationales, nous entendons la Confédération syndicale internationale (CSI-ITUC), confédération des confédérations syndicales nationales, ainsi que la dizaine de secrétariats syndicaux internationaux qui fédère les fédérations syndicales nationales implantées dans un domaine d’activité, par exemple l’Internationale des services publics (ISP).

(6)

d’amortisseur à des chocs de transition économique, la perte d’emplois salariés a des conséquences dramatiques pour les travailleurs qui les occupent, leurs communautés et généralement le territoire au sein duquel elles vivent.

Les organisations syndicales internationales tentent donc d’intervenir en soutenant des mesures de réductions drastiques des émissions de gaz à effet de serre, mais conditionnent ce soutien au développement d’une « transition juste » vers une économie à bas carbone qui permette une planification négociée, une réorientation professionnelle pour les travailleurs affectés, ainsi que des compensations matérielles.

De surcroît, sur le terrain façonné par la sélectivité stratégique des institutions internationales en faveur de mesures de développement durable (selon la norme de l’environnementalisme libéral, cf. Bernstein 2001) les syndicats utilisent la nécessité d’une transition écologique pour reformuler des demandes « classiques » du mouvement syndical (des emplois décents, bien payés, etc.) dans une perspective écologique (développement des « emplois verts », négociation d’un « Green New Deal », développement de la sécurité sociale afin de répondre aux risques sociaux du changement climatique, etc.).

Néanmoins, au-delà de cet accord sur des objectifs généraux, les organisations syndicales internationales différent dans leurs objectifs en matière de changement climatique. On peut identifier trois grands types de stratégies parmi elles.

La stratégie dominante consiste à mettre l’accent sur la possibilité pour les organisations syndicales de porter la « voix » des travailleurs dans les processus de transition. Cette stratégie s’oriente essentiellement vers l’espace des relations internationales et cherche à affirmer l’importance des syndicats par des méthodes non antagonistes: lobbying, expertise technique, intégration des groupes d’experts, intégration des cercles formels de délibération, manifestations, etc. Le but de cette stratégie est l’inscription des demandes particulières du mouvement syndical dans les documents résultant des négociations internationales (accords, traités, déclarations, etc.), afin de légitimer ces demandes et de servir de point d’appui aux mouvements syndicaux à un niveau national. Les tenants de cette stratégie cherchent également à influencer les positions des organisations internationales, notamment l’Organisation Internationale du Travail (qui de par sa structure tripartite reconnaît une participation formelle des organisations syndicales) et le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE). En reprenant notre typologie, le calcul stratégique orienté structurellement que dénote cette stratégie consiste essentiellement à accepter les formes sociales ainsi que les institutions existantes. Le mouvement syndical international n’y apparaît pas comme ayant la possibilité de les transformer, et la stratégie vise alors essentiellement à une amélioration de la position relative des travailleurs (et de leurs organisations) au sein de formes sociales et d’institutions inchangées (stratégie d’adaptation).

La seconde stratégie discernable est essentiellement portée par les organisations qui organisent les travailleurs des secteurs fortement vulnérables à des régulations environnementales drastiques (mines, énergie, chimie, industrie, etc.). Ces secteurs ont été historiquement au cœur du mouvement syndical dans les pays industrialisés et les principales forces de démocratisation de ces pays au cours du siècle et demi passé (Mitchell 2011). L’analyse faite par ces organisations consiste à remarquer que la mise en œuvre de régulations environnementales qui ne seraient pas nocives pour les droits des travailleurs est rendue hautement improbable par la forme néolibérale du capitalisme contemporain. Du fait de la volonté perçue de dérégulation généralisée et de retrait de l’Etat national de ses fonctions redistributives, les régulations environnementales sont devenues socialement régressives (utilisation des instruments de marché, abolition des subventions à la consommation, etc.). De surcroît, l’Etat national s’est largement désengagé des secteurs où il avait un contrôle opérationnel (énergie, transport, etc.), ce qui lui aurait permis de mettre en œuvre lui- même une stratégie de transition, d’investir dans le développement de sources alternatives d’énergie, et dans le financement de la recherche de solutions techniques aux problèmes environnementaux (e.g. : la capture et le stockage du CO2). En conséquence, cette stratégie vise à retourner à une forme de capitalisme plus régulé – sur le modèle de l’Etat social de l’après-guerre – ayant la capacité de mettre en œuvre des politiques économiques keynésiennes et à assurer une

(7)

redistribution des richesses produites. Elle se concentre sur le niveau auquel les syndicats (du moins dans les pays industrialisés) ont pu construire, et institutionnaliser, le rapport de force le plus favorable au travail – l’Etat national –, notamment sous la forme de relations industrielles tripartites, et de relations étroites avec les partis politiques de la classe ouvrière. Ce capitalisme re-régulé devrait permettre d’organiser une transition vers une économie à bas-carbone dans des formes plus favorables aux travailleurs.

Selon notre typologie, cette stratégie ne vise pas à la transformation des formes sociales, elle est en revanche clairement orientée vers une réforme des institutions actuelles de régulation du capitalisme, ciblant essentiellement le niveau de l’Etat nation. Elle remet ainsi en cause les institutions du capitalisme, ses formes institutionnelles néolibérales mais pas ses formes sociales fondamentales, i.e. le capitalisme en lui-même.

Finalement, une troisième stratégie existe, qui est surtout portée par la Fédération internationale des travailleurs des transports (ITF) mais trouve des échos dans différents autres syndicats internationaux. Elle se caractérise par une prise en compte plus radicale des impératifs écologiques et repose sur la nécessité de réduire la consommation et la production, de changer les modalités de production et d’améliorer les systèmes existants (modèle « reduce-shift-improve »).

Pour cette stratégie, il est impératif de reconnaître les obstacles posés par le capitalisme lui-même à une transition écologique et sociale : la propriété privée des moyens de production subordonne les décisions d’investissement au critère du profit, plutôt qu’aux conditions de vie, et de survie, des habitants de la planète. Dès lors, il est nécessaire de conquérir le pouvoir économique, afin de le démocratiser. Seule une démocratie économique pourra planifier démocratiquement et de manière juste une telle transition, notamment en imposant la réduction de certaines productions et consommations tout en permettant de satisfaire des besoins aujourd’hui insolvables (par exemple en faisant passer massivement le transport routier sur le rail, en développant les transports collectifs, et en réduisant la nécessité de transporter des marchandises à une échelle internationale). Pour mettre en œuvre un tel changement de rapport de force, cette troisième stratégie s’oriente au niveau des lieux de travail eux-mêmes ainsi que des communautés de vie (échelle locale/régionale, mais dans une perspective internationaliste) et vise à accroître l’éducation et l’implication politique des militants syndicaux à ces échelles. Il s’agit donc d’une stratégie politique de lutte de classe, fondée sur la possibilité de développer l’éducation et la mobilisation politique des travailleurs, et elle vise à plus long terme à un renversement des rapports de force. Selon notre typologie, cette perspective s’oriente donc à la fois vers une transformation des institutions, mais plus profondément vers une transformation des formes sociales elles-mêmes visant à une abolition de la loi de la valeur dans la production/reproduction des conditions d’existence humaines sur la planète. Elle remet donc non seulement en cause le néoliberalisme, mais également le capitalisme.

5.CONCLUSION

Ce bref survol empirique ne visait qu’à souligner l’intérêt heuristique d’une approche en termes stratégiques-relationnels des stratégies syndicales internationales. Il nous semble qu’une telle approche permet de sortir de l’impasse théorique dans laquelle se trouve une partie de la géographie ouvrière lorsqu’elle se trouve confrontée à la question de la « capacité d’agir ».

Confronté à une situation structurellement semblable, des organisations peuvent faire des choix stratégiques différents, dont il est possible de rendre compte. Or une telle solution ne mériterait pas qu’on s’y arrête si son intérêt était limité à une pure question académique. Il nous semble au contraire que la géographie ouvrière constitue au sein du renouveau de la géographie radicale l’approche la plus riche et la plus prometteuse, théoriquement et politiquement. En s’intéressant aux manières dont les sujets de la valeur ne sont pas simplement « agis » par les stratégies du capital comme forme de domination externe, mais au contraire participent du rapport social qu’est le capital, la géographie ouvrière nous donne des pistes pour penser les conditions d’une action politique transformatrice et émancipatrice.

(8)

Bibliographie

BERNSTEIN S., The Compromise of Liberal Environmentalism, Columbia University Press, New York, 2001.

BHASKAR R., The Possibility of Naturalism, London, Routledge, 1998.

CASTREE N., « Labour Geography: A Work in Progress », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 31, n° 4, 2007, p. 853-862.

CASTREE N., COE N., WARD K., SAMERS M., Spaces of Work, London, Sage, 2004.

COE N., JORDHUS-LIER D.C., « Constrained Agency? Re-Evaluating the Geographies of Labour », Progress in Human Geography, vol. 35, 2011, p. 211-233.

DYER-WITHEFORD, N., « Global Body, Global Brain/Global Factory, Global War: Revolt of the Value-Subjects », The Commoner, n° 3, 2002.

FELLI R., « An Alternative Socio-ecological Strategy? International Trade Unions’ Engagement with Climate Change », Review of International Political Economy, 2013, sous presse

FELLI R., Justice, Climat et Capital, thèse de science politique, Université Lausanne, 2011.

HEROD A., Organizing the Landscape, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998.

HIRSCH J., « Politische Form, Politische Institutionen und Staat », J. ESSER, C. GÖRG et J. HIRSCH

(eds.), Politik, Institutionen und Staat, Hamburg, VSA, 1994, p.157-212.

JESSOP B., « Institutional (Re)turns and the Strategic-Relational Approach », Environment and Planning A, vol. 33, n° 7, 2001, p.1213-1235.

MITCHELL T., Carbon Democracy, Verso, London, 2011.

MITCHELL D., The Lie of the Land, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.

OLLMAN B., Dance of the Dialectic, Urbana, University of Illinois Press, 2003.

RACINE J.-B., ROUYRE J., « Perspectives critiques sur une géographie du travail: Réflexions sur les

‘Populations actives’ de Pierre George » L’Espace géographique, XI, n°1, 1982, p. 56-66.

RAMUZ R., « Du fétichisme à l’hégémonie. Comprendre les formes de domination pour articuler les stratégies de lutte » CALOZ-TSCHOPP M.-C (ed.), Colère, Insoumission, Perspectives, Paris, L’Harmattan, 2011, p.221-242.

REUTEN G., WILLIAMS M., Value-Form and the State, London, Routledge, 1989.

THOMPSON E.P., La Formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard, 1988 [1966].

TRAN, H.H., Relire “Le Capital”. Marx, critique de l’économie politique et objet de la critique de l’économie politique, 2 vols., Lausanne, Editions Page deux, 2003.

Références

Documents relatifs

Or « l’approche par l’enaction se distingue par le fait de substituer à un programme orienté vers la résolution d’une tâche explicite un processus qui s’apparente à une

cet inventaire au titre d'un domaine d'application explicitement reconnu. c'est ainsi que les chapitres regroupés dans cet ouvrage illustrent des formes à la fois

L'invisibilité comme caractéristique fondamentale de la notion luthérienne de l'Eglise..

En effet, la dimension exclusivement formelle et procédurale de validation des normes au sein d’un ordre juridique positiviste implique que l’État de droit

« l’évaluation comme objet d’apprentissage et comme outil de développement professionnel » : le premier est mis en place à Genève, dans le contexte d'une

Explorations aux moments de son émergence dans la forme préscolaire.. THEVENAZ-CHRISTEN, Thérèse,

Le comité de rémunération est perçu par B ARONTINI , B OZZI , F ERRARINI et U NGUREANU 716 comme un mécanisme de contrôle indépendant apte à limiter l’opportunisme

Chapitre V – Carole Veuthey et Géry Marcoux Évaluation à l’école