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View of Enlèvement nocturne ou Les ravages de la pulsion scopique dans un texte fantastique américain apocryphe de 1829 : « A Mystery of the Sea »

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 133

Enlèvement nocturne ou Les ravages de la pulsion scopique dans un texte fantastique

américain apocryphe de 1829 : « A Mystery of the Sea »

Alain Geoffroy

Abstract: In this paper, the author analyses the behavioral deviances affecting the crew of a ship bound to the high seas in terms of symptoms seen through the filter of psychoanalysis. The presence of an unknown sailor who systematically refuses to meet the eyes of his fellow mariners severely perturbs the ambiance on board and brings everyone to resist hallucinations and mental imbalance. The unaccountable disappearance of the intruder, apparently abducted at night by invisible forces, eventually restores some serenity among the crew, just in time to avoid them to yield to madness and superstition. This study aims at showing how the disruption of the normal functioning of the visual drive in a social group becomes a strong pathogenic factor deriving its subversiveness from the denial of the symbolic castration.

Résumé: Dans cette étude, il s’agira de montrer comment l’invisible hante les textes publiés

dans The American Monthly Magazine entre 1829 et 1838 en subvertissant l’ordinaire des

différents récits pour les porter aux frontières de l’improbable et du fantastique. Dans la veine

de l’initiateur Washington Irving et des grandes figures de la littérature américaine du XIXe

siècle, de Hawthorne à Poe ou encore Melville, ces fictions souvent anonymes interrogent la

réalité américaine de façon à la rendre si inattendue qu’elle attise l’imagination au point que la

raison seule ne permet jamais d’en clore tout à fait le champ. Ainsi se succèdent et parfois se

rencontrent fantômes, légendes indiennes et contes européens, mesmérisme, coïncidences,

superstitions et troubles mentaux, tous évoqués de biais, jamais présents mais toujours à

l’œuvre, pesant inéluctablement sur le destin, tragique ou heureux, des différents

protagonistes. On découvre ainsi, entre héritage du puritanisme et réalisme pragmatique, de

quoi se nourrit l’imaginaire américain des intellectuels de l’époque à qui étaient destinées ces

publications oubliées des anthologies littéraires.

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 134 Comme si le monde invisible cherchait à prendre chair Dans l’unique dessein de nous contrarier [as if the Invisible World were becoming Incarnate, on purpose for the vexing of us]. (Mather, p. 36)

Les lecteurs américains sont, depuis toujours, fascinés par l’invisible, les disparitions, le surnaturel. Dans le sillage des « observations » savantes et inspirées de Cotton Mather (1663-1728) qui tente, dans un ouvrage qui fait alors autorité, The Wonders of the Invisible World (1693, titre complet : The Wonders of the Invisible World, Observations as Well Historical as Theological, upon the Nature, the Number, and the Operations of the Devils), de rendre pensable, voire papable, l’impensable des manifestations diaboliques, la littérature américaine naissante n’hésite pas à exploiter le filon du surnaturel pour captiver un lectorat que le scientisme des Lumières n’a pas détourné de ses penchants pour l’irrationnel, tout au contraire : en témoignent, au-delà de textes majeurs d’auteurs réputés ( « Rip van Winkle » de Washington Irving, Twice-Told Tales de Nathaniel Hawthorne, Contes fantastiques d’Edgar Allan Poe) , le succès de récits, souvent anonymes, publiés en Nouvelle Angleterre dans les revues littéraires de la première moitié du XIX e siècle, du New England Galaxy à l‘American Monthly Magazine, qui semblent hésiter entre rapports de fait divers étranges et récits incontestablement fantastiques (voir par exemple le tryptique du Bostonien William Austin, « Peter Rugg, le disparu ») . C’est d’ailleurs là que réside la clé de leur emprise sur le lecteur ; plus l’histoire est abracadabrante, et plus l’auteur en atteste l’authenticité en se réfugiant derrière le paravent d’un discours prétendument rationnel ou scientifique condamnant sans appel toutes formes de superstition, ravalées au rang de survivances anachroniques ou de symptômes psychopathologiques. Cerné par la raison, le lecteur, d’abord incrédule, n’a plus qu’à admettre que, contre toute logique, tout était donc vrai...

Un parfait exemple nous est donné de cette stratégie littéraire dans le numéro d’août 1829 de la revue littéraire bostonienne, The American Monthly Magazine. « A Mystery of the Sea », signé laconiquement des initiales S. H., raconte, par le truchement de trois narrateurs et l’enchâssement de deux récits, la disparition inexplicable en pleine mer, à minuit, d’un marin au comportement inquiétant, un certain Michael Dodd, embarqué à la dernière minute à bord de la Charlotte qui fait route sur l’Atlantique entre Saint Petersburg et Providence. Après un long préambule attestant de l’objectivité et de la bonne santé mentale de l’auteur, le récit proprement dit nous est donné par l’intermédiaire du logeur de ce dernier, tout aussi digne de foi, qui le tient, lui, d’un vieux loup de mer dont le solide bon sens ne saurait être mis en doute. Suit un court épilogue dont la seule raison d’être semble encore d’authentifier la source du récit, du coup savamment et efficacement verrouillé.

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 135 Voyons tout d’abord en détails comment l’auteur, littéralement, s‘y prend, engageant sa personne au titre de garantie, car il n’est pas, affirme-t-il, de ces « esprits faibles » qui « ont peur de leur ombre dès qu’ils sont seuls » et qui, « loin de la société, perdent presque toute trace d’une éducation imparfaite » [tremble at their shadow when alone. … the weak in mind … whose estrangement from society has nearly obliterated the faint traces of an imperfect education] (217). Se vantant de n’accorder aucun crédit aux pires superstitions, il assure que « les cimetières ne l’effraient nullement, [et qu’il] s’y est promené à toute heure, quelle que soit son humeur … simplement pour y méditer, et que l’idée d’y rencontrer les esprits des morts qui y reposent ne lui a jamais traversé l’esprit », car, ajoute-t-il : « les morts n’ont aucune raison de m’en vouloir » [For me, the churchyard has no terrors. I have walked it at all hours and in every different mood … merely for meditation; and the idea of encountering the spirits of the dead who slumber there, never crossed my mind. … The dead have nothing to ask at my hands ] (218). Avant que d’évoquer, non sans condescendance, la crédulité de ces « veilles femmes au temps de Cotton Mather, ou même [celle du] vénérable historien lui-même », [any old woman in Cotton Mather‘s day, or the venerable historian himself] (218), il rappelle doctement que chez l’homme, « le fonctionnement de l’imagination dépend principalement de l’humeur et de la structure de son esprit, de même que de son éducation » [the creations of the fancy depend mainly on the temperament of the man, and the structure and cultivation of his mind] (217), paroles que ne dénierait pas la psychologie moderne. Un rationalisme aussi implacable pourrait toutefois, de par sa rigueur même, laisser sceptique, et par contrecoup infirmer la véracité du propos. Aussi l’auteur prend-il soin de tempérer ce positivisme d’avant-garde, affirmé si abondamment dans le prologue qu’il en devient suspect, en confiant que, même si la plupart des histoires prodigieuses finissent pas s’expliquer, « il en est dont les témoins sont si fiables qu’en dépit de toute [sa] sagesse, [il] ne saurait nier qu’elles soient vraies » [there are some so well attested, that despite of all my philosophy, I dare not gainsay them] (218). Il ajoute même qu’il n’entend pas influencer ses lecteurs et qu’il se contente de rapporter des faits qu’il leur appartient in fine d’interpréter : « J’ai bien sûr mon opinion sur tout ceci, mais il n’est pas nécessaire que j’en fasse état ici. Je m’en tiendrai donc à mon histoire, et je vous laisserai, vous et toute personne qui viendrait à l’entendre par la suite, y donner le sens qu’il vous plaira » [An opinion upon those facts, of course, I have ; but there is no necessity of my publishing it ; I shall therefore merely tell my story, and leave you and every one who may hear it hereafter, to put upon it what interpretation they please] (220). Voilà qui rend effectivement notre auteur plus proche de bien des lecteurs, et par conséquent, plus crédible.

Ces qualités sont aussi celles du Capitaine Sharp dont c’est le récit insolite qui est rapporté ici. Son patronyme parle pour lui, « sharp » signifiant, entre autres, « vif », « malin », « perspicace ». En outre, d’après l’auteur, il n’est « ni ignorant, ni faible d’esprit, et les témoignages, dans le passé, des plus éminents marchants du Rhode Island, tout comme l’estime inconditionnelle d’un large cercle

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 136 d’amis aujourd‘hui, constituent des preuves irréfutables de sa probité » [he is neither an ignorant nor a weak-minded man ; and that the patronage of the most eminent merchants in Rhode Island, in early life, and the unqualified esteem of a large circle of friends now, are sufficient testimonials in favor of his probity] (219). L’épilogue confirme d’ailleurs que son histoire est vraie et qu’elle peut être aisément vérifiée : « Lecteur, ce n’est pas une fable. Le Capitaine Sharp réside à moins de soixante-dix kilomètres de l’endroit où j’écris, et il ‘peut être cité comme témoin’ » [Reader, this is no fiction. Captain Sharp is living only forty miles from the place where I am now writing, and ―can be produced‖ ] (225). Quant à celui qui rapporte le récit du marin à l’auteur, un certain Mister T––, c’est un « gentleman chez la famille duquel [il] demeure, qu’il connaît depuis des années et pour lequel il a toujours eu le plus grand respect » [the gentleman in whose family {he} reside{s} and whom {he} ha{s} known and respected for years] (219). Le lecteur peut être en confiance, on ne cherchera pas à le berner.

Ce qui confère d’emblée une aura de mystère à l’histoire du Capitaine Sharp, c’est qu’elle se passe au grand large, loin de la civilisation, « dans les chemins détournés et les recoins du monde … dans les déserts de l’océan » [in the bye-ways and corners of the earth. On the desert of the ocean] (216), là où les esprits sont contraints de « se tourner vers ceux pour lesquels le recours à toute philosophie reste vain » [to trust in others for which philosophy has no support] (216). C’est, d’après l’auteur, le cas des marins, dont « chacun sait que c’est un trait frappant de leur caractère que d’être superstitieux » [Any one … knows that superstition forms a striking feature in th{eir} character] (214). Ce dernier stipule en outre que « l’océan, le glorieux océan est le royaume de la poésie » [the ocean— the glorious ocean, is full of poetry] (215), ajoutant qu’« autrefois, poésie et superstition étaient presque synonymes et qu’elles exerçaient sur l’esprit humain une influence similaire » [Once, poetry and superstition were nearly synonymous, and exerted a united influence upon the minds of men] ; ainsi, « les poètes étaient-ils les grand prêtres du monde invisible » [Poets were the high priests of the invisible world] (216). Cette ouverture (au sens musical du terme), aussi ampoulée soit-elle, interroge d’emblée la nature des superstitions en question : elles relèveraient de l’invisible, de l’illusion, et s’exerceraient au champ scopique en fonction de la personnalité de chacun :

Poésie et superstition appartiennent au même domaine, et sont convoquées par le même agent : l‘imagination. Elles sont faites des même matériaux, et prennent formes et couleurs en pénétrant dans les esprits, telles les variantes de la lumière dans des yeux différemment construits, formant sur telle rétine un spectre confus et incongru, et sur telle autre une copie belle et fidèle de l‘objet regardé [poetry and superstition are gathered from the same field, by the same minister, imagination. The materials for each are the same, and take their shape and

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 137 color after entering the mind, like the different modifications which light undergoes in eyes of different constructions ; forming, on the retina of one, a confused and incongruous spectrum, and of another, a beautiful and faithful copy of all the objects of vision ]. (215-16, nous soulignons)

L’auteur prend soin de définir en préambule ce qu’il entend par « superstition » dans le contexte particulier de la vie en pleine mer, écartant à l’avance de tout soupçon de faiblesse mentale le marin dont la survie dépend de ses aptitudes à anticiper les caprices de l’océan et des vents. La saturation du texte en termes appartenant au registre visuel montre qu’il s’agit avant tout pour le marin de « lire » les indices qui peuvent lui sauver la vie, et d’affuter sa « vision » dans un environnement volontiers hostile :

Ses yeux scrutent au loin le livre de la nature, dans lequel il s‘évertue à déchiffrer, page après page, le ciel, les étoiles, les nuages et les eaux, les traces à peine visibles, mais bien lisibles, de son destin. Et s‘il en est du coup doué d‘une compréhension de choses qui, pour les autres hommes, restent mystérieuses, comme elles l‘étaient autrefois pour lui, on peut se demander si, parfois, il n‘en vient pas à croire que sa vision peut aller bien au-delà, et y lire des leçons que ne cautionnent ni la raison, ni la philosophie. [his eyes are abroad upon the book of nature, striving to read, in its various leaves, the sky, the stars, the clouds, and waters, the dim, but legible traces of his destiny. And if he is thus enabled to understand things which to other men are a mystery, and was once to himself, is it to be wondered at, if, at times, he thinks his vision can go farther, and there, read lessons with which reason and philosophy have no fellowship]. (217, nous soulignons)

Ainsi, si le marin voit ce qui reste invisible au profane, cette hypersensibilité le rendrait susceptible de céder à un « délire visuel » qui n’est pas sans évoquer l’hallucination. C’est un trouble de cet ordre que le Capitaine Sharp soupçonne secrètement pour lui-même à son retour en Amérique, et qui le fait s’exclamer, à la grande surprise de son interlocuteur : « Je suis bien content de vous voir … Je suis content de voir tout le monde – en un mot, je me réjouis d’être une fois encore sain et sauf sur la terre ferme du Rhode Island » [I am glad to see you, … I am glad to see every body – in a word, I rejoice that I am once more safe upon the terra firma of Rhode Island ] (219, nous soulignons). Son soulagement, compréhensible, appelle le mot juste : c’est que le voyage dont il revient a mis précisément en cause la fiabilité de sa « vision », attirant sur lui et son équipage le « mauvais œil » tant redouté des marins. Pourtant, l’instinct du capitaine aurait dû l’avertir du risque encouru dès le départ,

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 138 lorsqu’il décide d’embaucher Dodd, en dépit de la mauvaise impression que lui laisse cet individu peu communicatif :

bien que sa mine ne me plût guère, je décidai de l‘embaucher. J‘aime qu‘un homme me regarde à l‘occasion droit dans les yeux. Cela peut être par effronterie, mais c‘est le plus souvent par honnêteté. Or, il n‘y avait pas un homme à bord de la Charlotte qui pût affirmer qu‘il avait regardé Michael Dodd dans les yeux assez longtemps pour savoir de quelle couleur ils étaient. [though I did not like his looks, I concluded to ship him. I love to see a man who will occasionally give me a full, square look in the face. If there is sometimes impudence in it there generally is honesty. There was not a man on board the Charlotte, who could say that he ever caught Michael Dodd‘s eye long enough to tell its colour.] (220 ; notons que « looks », dans le texte original, signifie « allure, apparence, mine » (le premier sens ici), mais aussi « regards, coups d‘œil »)

La suite confirme les inquiétudes du capitaine, et c’est bientôt tout l’équipage qui se trouve perturbé par la présence de cet inquiétant matelot, qui non seulement ne ferme pas l’œil de la nuit, mais prive de sommeil ses compagnons d’infortune car il semble en proie à de terrifiants cauchemars : « Il est là, sur sa couchette, à marmonner et à gémir comme quelqu’un qui fait un mauvais rêve ; ensuite il s’agite et il hurle : ‘Ils arrivent ! Ils arrivent ! Là-bas ! Là-bas !’ Et c’est la même chanson depuis une semaine ». [there he lies in his birth, and mutters and groans like a man in a fit of the nightmare. Then he will thrash round and halloo, ―They are coming!‖ ―They are coming!‖ ―There!‖ ―There!‖ And this has been the tune for a week] (221). Dodd, lui, voit dans son sommeil ce qui l’effraie et qui, parce qu‘eux ne le voient pas, terrifie d’autant plus les autres membres de l’équipage « qui se sentent devenir fous, certains par manque de sommeil, d’autres en raison des peurs surnaturelles que ses divagations ravivent » [they were all goaded to madness, some by loss of rest, and others by the supernatural fears which his ravings excited] (222). Alors que le comportement diurne de Dodd se dégrade au point de devenir « extrêmement étrange » [strange in the extreme], le capitaine note judicieusement que « son regard est devenu plus hagard que jamais » et que « ses yeux sont presque entièrement enfouis tout au fond de leurs orbites » [his look ha{s} become more haggard : his eye ha{s} almost entirely disappeared in its deep socket] (222), comme si désormais Dodd ne desserrait plus les paupières et restait prisonnier, nuit et jour, des terrifiantes visions de son monde intérieur, « ensorcelé, jour après jour, / torturé par des mains invisibles » [Bewitched, and every day / Tortured by Invisible Hands] (Mather, p. 71).

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 139 Le capitaine n’est pas de ceux qui croient les autres sur parole, et, en bon marin, c’est ce qu‘il voit auquel il accorde son seul crédit. Aussi décide-t-il d’« observer de ses propres yeux » [to observe … with my own eyes] (222) le comportement de son matelot dont il fait transporter la couchette dans sa cabine personnelle, bien qu’il soit « de quart sur le pont » cette nuit-là [It was my watch on deck], se résignant à déserter son poste habituel pour concentrer sa « vigilance », son « regard » [watch] (222), sur Dodd, comme si le danger le plus imminent qu’il eût à redouter vînt de ce dernier. Sur le point de s’assoupir, Sharp ouvre brusquement les yeux, alerté par l’agitation soudaine du matelot : « son regard était des plus horribles. Ses yeux saillaient hors de leurs orbites comme des feu-follets surgissant d’une tombe, fixes et perdus dans le vague, éclairés d’une lumière surnaturelle ! ‘Là !’ répéta-t-il, pointant du doigt dans le vide, ‘ils arrivent !’ » [his look was most horrible. His eyes were started into view from their deep sockets, like pale fires from the tomb, and fixed on vacancy with such an unnatural light in them! ―There!‖ he repeated, pointing with his finger, ―they are coming!] (222-23). Dodd, halluciné, apparemment voit ceux qui le menacent, mais bientôt son regard comminatoire se détourne de l’écran où se projette l’image invisible de ses persécuteurs pour se fixer sur le visage bien réel du capitaine : « Il jeta un coup d’œil dans ma direction, comme l’eût fait un mort me dis-je alors, puis il détourna son regard et grommela : ‘Ah, je ne vous ennuierai plus longtemps. Ils arrivent, à minuit !’ » [He turned his eyes upon me with a glance, such as I have thought a dead man might give, had his eyes motion, and then groaned out ; ―Ah, I shall not trouble you long. They are coming, at twelve o‘clock!‖ ] (223).

Minuit, heure de revenants, heure des spectres, voilà de quoi renseigner le capitaine sur ce qui attend l’équipage de la Charlotte, et c’est d’ailleurs à ce moment précis qu’un de ses hommes s’écrie, visiblement alarmé par une apparition incompréhensible dont la nature lumineuse renvoie aux yeux hallucinés de Dodd : « ‘On aperçoit une lumière, monsieur’, … ‘Quoi ! une lumière en plein milieu de l’Atlantique ?’ m’exclamai-je. ‘Oui, monsieur, droit devant’ » [―We have made a light, sir,‖ … ―A light in the middle of the Atlantic!‖ said I. … ―Yes, sir, dead ahead‖ ] (223). La traduction française peine à rendre l’allusion, très claire en anglais, de la dernière réplique du matelot : « droit devant » traduit ici l’expression « dead ahead » dans son contexte, mais les paroles du matelot pourrait être entendues littéralement comme « un mort… » (dead) « …là, devant nous, qui nous attend » (ahead), ou « qui l’attend, lui, Dodd », ultime prolepse de la disparition de ce dernier juste avant celle de cette inexplicable lumière.

La fixité de la lumière écarte l’hypothèse qu’elle provienne d’un autre vaisseau, même fantôme, comme le constate, incrédule, le matelot Baxter : « J’ai d’abord cru qu’il s’agissait du fanal d’un navire, mais c’est impossible parce qu’il n’a pas changé de position depuis qu’on l’a vu apparaître ». [I took it at first to be a ship‘s light, but it cannot be, for it bears now as when we first

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 140 made it] (223). Cette fixité n’a d’égale que celle des regard du reste des membres de l’équipage qui dévisagent, abasourdis, leur capitaine, dans l’attente d’une explication qui ne viendra pas :

Je tentai de repérer les déplacements de la lumière. Elle conservait strictement la même position. Je me creusai la tête pour comprendre ce que cela pouvait bien être. Je tournai les yeux vers elle une fois encore, puis vers mes hommes. Leurs yeux me dévisageaient ; mais je dus me contenter de hocher le tête et leur tourner le dos, dans l‘incapacité totale de résoudre ce mystère ». [I studied the light attentively. It kept its first bearing exactly. I puzzled my invention as to what it might be. I looked at it again, and then at my men. Their eyes were fixed on my face; but I was obliged to shake my head and turn away in utter inability to solve the mystery] (224)

Vient alors le moment de la disparition qui se fait « sous les yeux » de l’équipage et du capitaine, mais au cours de laquelle, paradoxalement, aucun d’eux ne voit rien. Tout est pourtant mis en place pour concentrer l’attention, et donc le regard, vers Dodd alors affalé sur le pont :

Mes yeux s‘arrêtèrent sur une silhouette assise à l‘écart sur la console du compas. Son chapeau dissimulait ses yeux, et sa tête reposait sur sa poitrine, tel un condamné à mort. … Je m‘installai confortablement, bien déterminé à le surveiller de près. Mes yeux allaient de sa silhouette immobile à la lumière, dans l‘espoir de – je ne sais quoi. … Je ne le quittais pas des yeux, résolu à rester ainsi jusqu‘à ce que fût passée l‘heure fatidique qui rapprochait dans mon esprit de si redoutables associations. [My eyes fell upon a figure seated by himself upon the binnacle. His hat was pulled over his eyes, his hands crossed before him, and his head dropped upon his breast, like a condemned criminal. … I took up a convenient position with the determination of watching him narrowly. My eye wandered from his motionless figure to the light with the vague expectation of — I know not what. … I fastened my eye firmly upon him, determined not to remove it till that hour which formed a link in the dreadful associations of his mind was passed] (224)

On sent alors que le temps s’immobilise dans la tension de l’instant : Dodd, le capitaine, l’équipage, nul ne bouge d’un cheveu, dans l’attente anxieuse d’un événement dont on ne peut dire s’il se produira ou non. Puis soudain, à l’heure annoncée, tout se précipite et les deux sources majeures de trouble affectant la Charlotte, Dodd et l’étrange lumière, disparaissent presque simultanément :

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 141 Je surveillais Dodd depuis un bon quart d‘heure ou même deux quand quelque chose, je ne saurais jamais quoi, détourna mon attention. Je regardai vers l‘avant et non plus vers la gauche; la lumière était là, aussi claire et aussi fixe qu‘auparavant. Je tournai les yeux de nouveau vers la console. Dodd n‘était plus là; je regardai de nouveau vers l‘avant; la lumière avait disparu et il était minuit pile. [I had watched Dodd I presume more than twice fifteen minutes, when something, I could never tell what, called off my attention. I turned my eye from my left shoulder forward; the light was there, and bright and steady as before. I turned it back upon the binnacle. Dodd was gone; and then forward again; the light had vanished and it was just twelve o‘clock] (224)

Sharp et son équipage, en plein désarroi, ne peuvent que constater qu’« on ne rev{erra} jamais [Dodd] à bord de la Charlotte » [never more was he seen on board the Charlotte] (224, nous soulignons). Perplexe et désappointé, le capitaine, surpris en flagrant délit de « défaut de vision », voire de vigilance, le comble pour un marin et pis encore pour un capitaine, regrette de n’avoir pas sollicité l’aide de ses hommes en temps utile : « Aussi étrange que cela semble, nul n’avait vu Dodd ni la lumière disparaître. Ils n’étaient plus là – et c’est tout ce que nous savions. Si j’avais fait part à l’équipage de mes intentions de les surveiller, nous aurions peut-être vu quelque chose » [Strange as it may seem, no one had seen Dodd or the light at the moment of disappearance. They were gone—and that was all we knew. Had I communicated to the crew any intention of watching, we might have seen ] (225). Il ne lui reste plus alors qu’à conclure son récit en affirmant que « les faits se sont déroulés sous ses propres yeux et en confessant son incapacité à les expliquer » [facts that happened under my own observation, and which I confess my inability to explain] (225). Comprenne qui pourra, mais les faits, eux, ne sont pas sujets à caution, et le mystère reste entier.

Pour tenter – on ne peut s’attendre à moins ici – d’y voir plus clair, partons du seul lien évoqué par le capitaine qui fasse sens, au moins partiellement, pour lui : c’est celui qui relie Dodd et l’étrange lumière, non tant « l’association » qui préexiste dans son esprit, mais celle qu’il est forcé d’établir au moment fatidique de la disparition. Que se passe-t-il sur le plan de la perception ? Dodd disparaît dès qu’il n’est plus sous le regard du capitaine, puis c’est la lumière qui en fait autant l’instant d’après. Il n’y a donc pas, au sens strict, coïncidence, mais succession immédiate, voire substitution, non d’un objet à l’autre (ils existent concurremment pendant plusieurs minutes), mais d’une disparition à l’autre, en d’autres mots, d’une perception (de l’absence) à l’autre. Maurice Merleau-Ponty nous invite à distinguer dans un tel phénomène la double perception d’un objet unique :

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 142 Ce que chaque perception, même fausse, vérifie, c‘est l‘appartenance de chaque expérience au même monde, leur égal pouvoir de le manifester, à titre de possibilités du même monde. Si l‘une prend si bien la place de l‘autre — au point qu‘on n‘en trouve plus trace un moment après de l‘illusion —, c‘est précisément qu‘elles ne sont pas des hypothèses successives touchant un Etre inconnaissable, mais des perspectives sur le même Etre familier dont nous savons qu‘il ne peut exclure l‘une sans inclure l‘autre, et qu‘en tout état de cause, il est, lui, hors de contexte. Et c‘est pourquoi la fragilité même de telle perception, attestée par son éclatement et la substitution d‘une autre perception, loin qu‘elle nous autorise à effacer en elles tout indice de « réalité », nous oblige à le leur accorder à toutes, à reconnaître en elles toutes des variantes du même monde (Merleau-Ponty, p. 64).

En conséquence, Dodd et la mystérieuse lumière seraient deux images d’un même « objet » invisible, qui présenteraient tour à tour deux visages différents du même, deux variantes aussi authentiques l’une que l’autre. La question n’en est que déplacée vers la véritable nature de ce que regarde le capitaine avec autant de zèle. Remarquons tout d’abord qu’il confie à son auditeur un détail qui est loin d’être innocent puisqu’il avoue, presque du bout des lèvres, que son observation attentive lui a procuré un sentiment des plus déplaisants : « à dire vrai, j’avais honte à l’idée que quiconque pût deviner l’étrange soupçon qui me hantait » [to tell the truth, I was ashamed to let any one know the strange suspicions that haunted me] (225). Or, si l’on s’en tient au dire sartrien selon lequel « la honte dans sa structure première est honte devant quelqu‘un » (Sartre, p. 265), il semble probable que le regard qui éveille ce sentiment de honte (« La honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit » (Sartre, p. 266)) soit celui de l’ensemble de ses hommes qui dévisagent leur capitaine dès l’apparition de la lumière sur l’océan, auxquels il finit par tourner le dos, impuissant à leur donner ce qu’ils attendent : du sens (224). L’équipage tout entier ? Non, en fait, tous sauf un, celui justement qui est l’objet du regard du capitaine, Dodd, qu’il dévore des yeux jusqu’à ce que ce dernier s’y dérobe de la manière la plus radicale, ramenant du même coup – il était grand temps – le calme à bord et dans les esprits. On comprend alors que cette honte « sexualise » le regard du capitaine, le fait voyeur, car pourquoi diable aurait-il honte devant ses hommes d’être pris à surveiller, en toute logique, ce Dodd dont tout le monde à bord se méfie, si ce n’est parce que « le regard n’intervient ici que pour autant que ce n’est pas le sujet néantisant, corrélatif du monde de l’objectivité, qui s’y sent surpris, mais le sujet se soutenant dans une fonction de désir » ? (Lacan 1973, p. 80).

Voilà qui met au premier plan la question épineuse de ce qu’il en est du désir de Sharp. Il est clair ici que l’objet du désir de capitaine n’est pas Dodd en personne : ce dernier est plutôt le

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 143 représentant d’une carence de l’équipage, d’un manque situé littéralement « à la source » de l’histoire racontée, et dont découle qu’elle dévie de son cours au point de sembler assez « délirante » pour que son rapporteur ultime prenne tant de précautions à la narrer à son tour – pas même en son nom propre – et que corrélativement à la folie collective qu’elle sème à bord – « c’était assez pour qu’on se croie tous hantés » [he was enough to make us all think we are haunted] (222) – se pose, au moins pour le lecteur, la question redoublée de l’hallucination : celle de Dodd, avérée, et celle, possible, du capitaine, paradoxalement, au moment de la disparition. Ce manque radical originel est évoqué dès les premières lignes du récit de Sharp, lorsqu’il relate les derniers préparatifs du voyage vers Saint Pétersbourg, et qu’il constate, au moment d’appareiller, que « le navire était à flots, prêt à prendre la mer, excepté qu’il manquait un membre à l’équipage » [the ship was in the stream, all ready for sea, excepting that we lacked a hand] (220). C’est donc sous la pression de ce manque que le capitaine en vient, faute de mieux, à embaucher Dodd, pour tenter de compléter ce qui fait défaut au navire, dont, rappelons-le, la tradition veut qu’il soit de genre féminin en anglais, ce que son nom de baptême ne fait que confirmer : Charlotte. Dodd apparaît du coup comme le signifiant de ce qui manque non seulement à l’équipage, mais par métonymie à la Charlotte elle-même, soit, en termes psychanalytique, le phallus « qui donne la raison du désir » ( Lacan 1966, p. 693) – ce qu’on pouvait pressentir dans sa qualité même de membre (de l’équipage). Or, on peut soupçonner que le désir inconscient du capitaine à l’égard du matelot devenu, avec le temps, littéralement « indésirable », c‘est justement qu‘il disparaisse, que son absence même à la fois représente et ravive le manque que sa présence envahissante avait temporairement et insupportablement oblitéré. Et voilà justement que les vœux du capitaine sont exaucés, sans qu’il y soit réellement pour quelque chose, mais sans qu’il n’y soit vraiment pour rien, car c’est dans la faille de son regard à lui que Dodd s’éclipse, tout comme l’étrange lumière fixe : l’instant d’avant, le matelot était tout entier pris dans ses rets – « je ne le quittais pas des yeux » [I fastened my eye firmly upon him ] (224) – mais il suffit que Sharp soit distrait un court instant pour qu’il s’en échappe et disparaisse en un clin d‘œil, comme dans un tour de magie au cours duquel le prestidigitateur trompe l’attention des spectateurs pourtant portée à son comble. Plaisir et jouissance sont alors partagés : au magicien, pouvoir et maîtrise, au public ravissement d’être berné. La honte de Sharp se fonde d’un tel mécanisme : il est ainsi surpris pas ses hommes en flagrant délit non seulement de voyeurisme, mais de jouissance, et sans doute du plaisir, inavouable tant pour un capitaine ayant le souci de ses hommes que pour un esprit sceptique, d’être débarrassé à bon compte d’un matelot devenu importun et effrayant par ses manières et notamment sa « voix indubitablement surnaturelle » [most unearthly voice] (222). Sharp, aussi rationnel soit-il, se rapproche là de ces « esprits faibles » que stigmatise l’auteur, et qui perçoivent indûment « des voix qui ne viennent ni des cieux ni de ce monde » [unheavenly and unearthly voices] (217, nous soulignons).

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 144 C’est là beaucoup de pouvoir pour un simple mortel, fût-il seul maître à bord après Dieu, et y voir l’effet d’une intervention divine ou diabolique, c’est sans doute la seule explication qui vaille pour les hommes de la Charlotte qui, du coup, se sentent menacés à leur tour :

Je ne saurais vous décrire le désarroi de mes hommes, alors réunis autour de moi. De tout évidence, ils sentaient que des yeux qui n‘étaient ni de ce monde, ni du royaume de cieux, étaient rivés sur eux, et ils se serraient les uns contre les autres comme si chacun craignait que son tour ne vînt alors. [I cannot describe to you the dismay of my men, as they stood around me at that moment. They evidently felt that eyes not of earth nor heaven were fastened on them, and they clustered together, as if each feared that his turn would come next.] (224, nous soulignons)

Notons que Sharp, lui, sait bien, et pour cause, que le diable n’y est pour rien et l’on constate que, contrairement à l’équipage, il ne craint pas pour sa personne. Néanmoins, au-delà de leur crédulité, les matelots n’ont pas entièrement tort. La disparition d’un des leurs, pour symbolique qu’elle soit, ravive en eux une des craintes imaginaires les plus résistantes à la raison, précisément mise en scène dans cette disparition inquiétante, quoiqu’opportune. Car pour les hommes de la Charlotte, ce sont ces yeux (eyes) imaginaires qui les fixent (fastened on them), soit un regard de même nature que celui de Sharp pour Dodd, qui leur fait redouter qu’un sort identique ne leur échoie car « le regard [trahit] le manque constitutif de l’angoisse de castration » (Lacan 1973, p. 70). En effet, cette castration ne peut être symbolique que pour le capitaine qui est le seul témoin impliqué puisque les autres, eux, n’ont rien vu. Ils doivent alors se contenter de constater le vide inexplicable laissé par Dodd, absence qui ne signifie rien de personnel pour eux car c’est leur capitaine qui surveillait son matelot, et surtout c’est lui qui recrute, et c’est donc lui qui se retrouve, pour ainsi dire, « en manque ». Faute d’une explication qui permettrait d’inscrire ce manque au registre symbolique du langage et du raisonnement, mais que Sharp ne leur donne pas (comment le pourrait-il, alors que l’essentiel de la signification symbolique de l’événement échappe à sa conscience, ce qui ne l’empêche pas d’être bien présente au registre de l’Autre) , ils restent soumis aux dérives superstitieuses de l’imaginaire par lesquelles tout peut (leur) arriver.

Il reste que c’est à Dodd et à lui seul qu’il arrive de disparaître. Pourquoi lui ? S’il fallait qu’un des hommes, quel qu’il soit, vienne à manquer pour que l’ordre symbolique soit rétabli à bord de la Charlotte, tous les marins seraient alors fondés de craindre que leurs peurs ne se réalisent. Dodd serait-il donc une de ces victimes émissaires girardiennes dont le sacrifice règle la crise collective ? Comme

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 145 nous le verrons plus loin, il présente en effet ces traits victimaires singuliers dont René Girard assure qu’ils permettent de désigner l’anormalité au sein de la communauté, et son départ (sacrifice) met bien un terme à la crise (voir Girard 1972, 1982). Toutefois, rien dans le récit de Sharp ne permet d’interpréter ce qui affecte l’équipage comme la conséquence de cette « rivalité mimétique généralisée », préalable indispensable à la désignation par le groupe d’une victime émissaire. Rien, car la crise a bien pour origine la présence de Dodd qui ne peut du même coup être vu comme un bouc émissaire, toujours « choisi » arbitrairement en réponse à la crise mimétique. Pourtant, Michael Dodd n’est pas tout-à-fait comme les autres, et Sharp n’apprécie guère la perspective de naviguer en sa compagnie :

Bien que constitution robuste, il était maigre au point de paraître décharné, et si pâle, comme je vous l‘ai déjà dit, qu‘on aurait cru qu‘il souffrait de phtisie. Bref, avec ses manières peu sociables, sa tête toujours baissée, et cette étrange marque sur son bras droit qui avait l‘air d‘avoir été faite avec du sang en guise d‘encre de Chine ou de poudre à canon, c‘était un personnage sacrément désagréable [Though his frame was large, he was lean almost to emaciation, and pale, as I said before, like one in a consumption. Altogether, with his unsocial habits, hanging look, and strange mark on his right arm, that looked as if it were done with blood instead of India ink or gunpowder, he was a confounded disagreeable fellow .] (220)

Une fois à bord, l’intuition du capitaine se confirme, et même si Dodd fait suffisamment l’affaire pour « s’acquitter de sa tâche de façon acceptable » [ he did his duty tolerably well ] (220), il refuse obstinément les échanges interpersonnels convenus qui font le ciment d’un équipage, ce qui lui vaut bientôt une réputation de marginal :

Il était connu pour ne jamais donner de coup de main à un autre marin, et pour ne jamais se joindre à nous quand nous entonnions un des nos joyeux ‗Hisse-et-ho‘ … En outre, il y avait des moments où il s‘abstenait de s‘alimenter et refusait toute nourriture qu‘on lui proposait, moins comme une créature raisonnable qu‘avec l‘aversion muette d‘un chien malade. … il n‘avait de rapport avec quiconque que lorsque sa tâche l‘exigeait. [he was never known to give a right seaman‘s pull, nor to join in that most cheering of songs, ‗Yo-heave-ho!‘ … There were times too when he would take no food, and refuse it when offered, more with the speechless loathing of a sick dog than like a rational creature. … he held intercourse with no one farther than his duty made it necessary.] (220)

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 146 Pourtant, cette marginalité ne serait rien sans les terrifiants cauchemars de Dodd qui viennent, de manière insistante, ruiner le repos de ses compagnons et finissent par leur donner le frisson : « Un homme ne fait pas le même rêve sept nuit sur sept sans raison » [A man don‘t have the same dream seven nights in a week for nothing] (222). Les relations entre Dodd et les autres marins se dégradent rapidement, comme si le mal mystérieux qui le torture s’étendait à tout l’équipage : « certains craignaient et tous haïssaient cet être singulier dont l’existence était devenue une malédiction pour les autres autant que pour lui-même » [some of whom feared and all hated the singular being whose existence was now become a curse to others as well as to himself] (222). Il y a là certes de quoi largement susciter l’aversion, mais le plus grave des manquements de Dodd à l’éthique maritime, c’est, comme nous l’avons vu précédemment, qu’il refuse tout contact visuel avec ses compagnons. Tout se passe comme s’il était, lui, sous le regard des autres, mais que les autres étaient absents du sien, « ses yeux presque entièrement enfouis tout au fond de leurs orbites » [his eye almost entirely disappeared in its deep socket] (222) refusant la connivence qui soude l’équipage, en se dérobant au rituel de l’échange des regards. Le regard, dont on a déjà dit qu’il pouvait emporter le « manque central exprimé dans le phénomène de la castration » (Lacan 1973, p. 73) indispensable à l’instauration d’un sujet social, c’est bien ce que Dodd refuse aux autres dans une posture emblématiquement reprise dans la scène de la disparition, quand on le découvre, affalé sur le pont, avec son chapeau « baissé sur ses yeux » [pulled over his eyes] (224), pris dans l’œil acéré (sharp) du capitaine mais ne lui rendant rien. Dodd empêche ainsi la circulation normale du signifiant phallique par le truchement du regard, ce qui non seulement place le marin perturbateur hors de la collectivité – scellée par ce signifiant qu’elle partage –, mais met cette dernière en danger parce qu’il s’exhibe au vu de chacun en incarnant la transgression par excellence. Dodd se transforme ainsi au cours du voyage sur l’Atlantique, loin du monde civilisé, tel un loup-garou, en un « mauvais » phallus, véritable menace pour la circulation signifiante au sens large qui régit la communication, tout comme les hiérarchies indispensables au bon fonctionnement collectif (rappelons que pour Jacques Lacan, le phallus « est le signifiant destiné à désigner dans leur ensemble les effets de signifié, en tant que le signifiant les conditionne par sa présence de signifiant. » (Lacan 1966, p. 690)). Le contre-emploi de la figure spectrale de Dodd trouve dans cette transformation du rôle du phallus son explication (Le champ lexical qui le décrit suggère qu’il n’est autre qu’un revenant : sa silhouette « pâle » [pale], la « lueur d’outre-tombe » [like pale fires from the tomb] qui illumine ses yeux, son aspect « cadavérique » [dead man], « l’avant-go ût du supplice des damnés » [the anticipated agonies of the damned] qui l’agite, le fait qu’il finit par « hanter » l’équipage [we are haunted].). En effet, si minuit est l’heure des apparitions, c’est pour Dodd le moment où, lui, disparaît, happé, peut-on imaginer, par l’étrange lumière. Il y a là matière à mauvais rêve, et l’on comprend qu’un tel comportement incite le reste de l’équipage, qui organise spontanément une résistance solidaire contre l’ennemi commun, à ne pas fermer les yeux. On conçoit bien que tant que Dodd sera parmi eux, ce sera effectivement le cas.

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 147 Si l’énigme de Dodd est à présent largement élucidée, la présence de l’étrange lumière posée sur l’océan reste encore en grande partie inexpliquée. De prime abord, elle paraît être le fruit de l’imagination de Dodd, comme si ses visions avaient « contaminé » les hommes de la Charlotte qui se sentent « hantés », capitaine y compris, même s’il ne s’avoue seulement « déconcerté et perplexe » [baffled and bewildered] (223). Rappelons que l’insolite lueur se manifeste précisément au moment où Dodd est en proie à une hallucination :

[Il] se redressa sur sa couchette, son attitude témoignant de la plus vive attention. Puis, il marmonna quelque chose pour lui-même en pointant du doigt dans le vide. A ce moment précis, je perçus un bruit de voix sur le pont.

« Que se passe-t-il, Baxter ? » demanda le timonier.

La réponse vint de l‘autre côté du navire et je ne l‘entendis pas distinctement, mais il semblait s‘agir d‘une lumière. Une seconde plus tard, le second dévala l‘escalier: « On distingue une lumière, monsieur », dit-il, visiblement alarmé.

[Dodd again raised himself in the birth, in a posture of deep attention. Then he whispered to himself and pointed with his finger. At the same moment, I heard loud voices on the deck. / ―What is it Baxter?‖ asked the man at the helm. / The answer came from a distant part of the ship and I did not hear it distinctly, but it was something about a light. The next moment, the mate hurried down the stairs. ―We have made a light, sir,‖ said he in great alarm]. (223)

Notons que cette « lumière fixe » [steady light] apparaît juste après que le capitaine eut remarqué les yeux « fixes » de Dodd, « perdus dans le vague, éclairés d’une lumière surnaturelle » [fixed on vacancy with such an unnatural light in them] (223). Dès lors que la lumière brille sur l’océan, les yeux de Dodd restent dissimulés derrière son chapeau baissé, si bien qu’on est tenté de voir dans l’étrange lueur fixe le substitut du regard du marin, plus phallique que jamais dans sa figuration – elle est comparée à un phare (light-house) –, car « ce qui est lumière me regarde », « au niveau du point lumineux, où est tout ce qui me regarde » (Lacan 1973, p. 89) . Ainsi, dans cette scène finale où tout s’immobilise, Sharp fixe Dodd dont les yeux restent invisibles, mais le capitaine est également sous le regard fixe du marin qui lui revient de l‘extérieur, de sorte que leurs regards ne pouvant se croiser, chacun devient le voyeur de l’autre dans un tableau non pas spéculaire comme dans l’échange croisé des regards, mais récursif, mise en abyme d’un désir qui se referme à l’infini sur lui-même, où le plein de la répétition se substitue au vide du manque, marque ordinaire du regard. Ce dispositif optique, voire panoptique (c’est en effet tout l’équipage qui s’y trouve pris, dans une

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 148 illustration fictionnelle des structures du pouvoir carcéral imaginées par Jeremy Bentham) , fige la circulation du désir d’autant plus efficacement que rien n’y entre qui n’y soit déjà au départ, et pourrait ainsi se prolonger ad infinitum s’il ne venait à être perturbé de l’extérieur : le capitaine est heureusement distrait lorsque « quelque chose, [il] n’aurai[t] jamais su dire quoi, attir[e] [s]on attention » [something, I could never tell what, called off my attention] (224) et qu’il quitte un instant des yeux successivement Dodd et la lumière. La récursivité du système s’interrompt alors de par l’intrusion de ce tiers non identifié qui ramène le regard du capitaine au champ de l’incomplétude – et donc de la castration – puisqu’en effet, s’il peut être attiré par un nouvel objet, c’est qu’il est à nouveau disponible à la circulation du désir. Cette dernière implique que la cause du blocage soit éliminée, et c’est fort logiquement qu’alors Dodd et la lumière disparaissent. Débarrassé du mauvais œil, l’équipage pourra enfin retrouver le sommeil et la Charlotte rejoindre le phare de Point Judith auquel se repèrent, en toute sécurité, la collectivité des marins sur le point de rejoindre le port de Providence.

Ce texte mériterait incontestablement d’être analysé selon d’autres pistes que nous avons délibérément ignorées dans ces quelques pages. Une étude narratologique, par exemple montrerait comment sont obtenus les effets de réels, indispensables pour que le texte soit fantastique, liés à la multiplicité des narrateurs ; une approche intertextuelle, quant à elle, révèlerait en quoi ce texte pionnier du genre annonce d’autres fictions maritimes à venir, tel le Moby Dick d’Hermann Melville (1851) ou certains contes fantastiques d’Egar Allan Poe. Mais nous avons choisi ici de concentrer notre analyse sur ce qui nous permettait d’entrevoir ce que cache la figuration de l’imaginaire et de l’invisible dans ce récit fantastique maritime. Cette approche a révélé non seulement que ce texte possède une grande cohérence diégétique, mais qu’il recèle, plus de soixante ans avant l’invention de la psychanalyse, une intuition aigüe des mécanismes du désir dans la pulsion scopique, confirmant le bien fondé de la remarque de Freud : « Les poètes et les romanciers … sont, dans la connaissance de l’âme, nos maîtres à nous, hommes vulgaires, car ils s’abreuvent à des sources que nous n’avons pas encore rendues accessibles à la science » (Freud, p. 127). Incontestablement moderne, cette fiction « matricielle » n’annonce-t-elle pas aussi, particulièrement dans son dénouement, les récits d’enlèvement par des extraterrestres (on pense bien sûr au prototype du genre, le film de Steven Spielberg Rencontres du troisième type (1977) où la rencontre est pressentie à l’avance par les intéressés) qui exciteront l’imagination plus d’un siècle et demi plus tard ?

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Image & Narrative , Vol 10, No 1 (2009) 149 Bibliographie

 S. H., « A Mystery of the Sea » in Twenty-Three Unlikely Stories published in The American Monthly Magazine (Boston: 1829-1831; New York: 1833-1838). Commented edition by Alain Geoffroy, Alizés n° 27, juin 2006. Les références de pages sont à cette édition. Les traductions sont de l’auteur de cet article. Pour référence, le texte original donné à la suite, entre crochets, est consultable à l’adresse suivante :

http://laboratoires.univ-reunion.fr/oracle/documents/187.html  Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.

 Sigmund Freud, Délire et rêves dans la « Gradiva » de Jensens (Marie Bonapartetrad.), Paris, Gallimard, 1949.

 René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.  René Girard, Le Bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982.

 Jacques Lacan, Le Séminaire – livre XI : Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973.

 Jacques Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966.

 Cotton Mather, The Wonders of the Invisible World, Boston , Benjamin Harris, 1693.  Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l‘invisible, Paris, Gallimard, 1964.

 Jean-Paul Sartre, L‘Être et le néant, Paris, Gallimard, « Tel », 1976.

Alain Geoffroy est professeur de littérature et de civilisation américaines à l’université de La Réunion. Il est l’auteur de nombreux articles critiques ainsi que de traductions d’auteurs américains (William Austin, Washington Irving, William Faulkner). Il dirige depuis 1990 l’Observatoire Réunionnais des Arts, des Civilisations et des Littératures dans leur Environnement ( Oracle). Il est le fondateur et le directeur de la revue universitaire Alizés, revue angliciste de La Réunion.

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