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Violences historique, politique et esthétique chez Raharimanana et Patrice Nganang

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Academic year: 2021

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Submitted on 18 Dec 2020

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Violences historique, politique et esthétique chez

Raharimanana et Patrice Nganang

Angeline Chabi

To cite this version:

Angeline Chabi. Violences historique, politique et esthétique chez Raharimanana et Patrice Nganang. Littératures. Université de Lille, 2020. Français. �NNT : 2020LILUH011�. �tel-03082639�

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1

Faculté des Humanités

Département Lettres modernes

ÉCOLE DOCTORALE SHS

Sciences de l’Homme et de la Société

LABORATOIRE DE RECHERCHE EA 1061 ALITHILA

(Analyses Littéraires et Histoire de la Langue) THÈSE

Pour obtenir le grade de

DOCTEUR de L’UNIVERSITÉ de LILLE Spécialité : Littératures francophones

Présentée et soutenue par

ANGELINE CHABI

Le 30 juin 2020

« Violences historique, politique et esthétique chez Raharimanana et Patrice Nganang »

Sous la direction de Jean-Christophe Delmeule COMPOSITION du JURY

Présidente du jury : Sylvie BRODZIAK Rapporteurs

Martine JOB Professeure émérite – Université Bordeaux Montaigne Sylvie BRODZIAK Professeure – Université de Cergy

Examinateurs

Bienvenu KOUDJO Professeur – Université d'Abomey-Calavi, BÉNIN Jean-Christophe DELMEULE Professeur – Université de Lille

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2

SOMMAIRE

INTRODUCTION GÉNÉRALE ... 5

PREMIÈRE PARTIE D’UN PAYS L’AUTRE : MADAGASCAR ET LE CAMEROUN ... 25

CHAPITRE I. RAHARIMANANA ET NGANANG, SUR LE FIL TÉNU DE LA MÉMOIRE ... 28

I. 1. Repères biographiques... 30

I. 2. Dans les méandres de l’Histoire ... 32

I. 3. Les instabilités temporelles ... 40

CHAPITRE II. LA DYNAMIQUE DE LA VIOLENCE ... 48

II. 1. L’isotopie de la violence ... 50

II. 2. La chair et le sang humains comme paradigme textuel ... 60

II. 3. La scénographie des senteurs : une version olfactive de la violence ... 63

CHAPITRE III. L’ÉCLATEMENT DES FRONTIÈRES ENTRE L’HOMME ET L’ANIMAL COMME JEU TRAGIQUE DE DÉCONSTRUCTION ... 75

III. 1. Le bestiaire dans la littérature africaine francophone ... 78

III. 2. L’« humanimalité » chez Nganang ... 90

III. 3. Pourquoi tant de chiens ? ... 99

DEUXIÈME PARTIE NÉVROSE ET NÉCROSE : UNE ÉCRITURE DE LA MARGE ... 110

CHAPITRE IV. L’AUTRE VISAGE DE LA VIOLENCE : LA FOLIE ... 112

IV. 1. Littérature et folie ... 114

IV. 2. Des fous de Raharimanana et de Nganang ... 117

IV. 3. Analyse interprétative des cas de folie relevés ... 128

CHAPITRE V. POUVOIR ET VIOLENCE ... 134

V. 1. Étude de la notion ... 136

V. 2. Les violences du pouvoir chez Raharimanana ... 138

V. 3. Des exactions du pouvoir chez Nganang ... 146

CHAPITRE VI. DE L’ÉCRITURE DE LA FOLIE À LA FOLIE DE L’ÉCRITURE ... 166

VI. 1. Quand la folie devient un enjeu esthétique ... 168

VI. 2. Poétique de la transgression ... 183

VI. 3. Du texte au sexe : « l’écriture de la pornographie » ? ... 200

TROISIÈME PARTIE DE L’ESTHÉTIQUE DE L’EFFONDREMENT VERS UNE NÉO-NÉGRITUDE ? ... 223

CHAPITRE VII. QUAND LE PASSÉ DEVIENT UNE IMPASSE ... 226

VII. 1. Les lieux de mémoire ... 228

VII. 2. Les empreintes de l’esclavage et de la colonisation ... 238

VII. 3. Fiction et réalité chez Raharimanana ... 246

CHAPITRE VIII. DE L’ENGAGEMENT DES DEUX AUTEURS ... 254

VIII. 1. Entre engagement et implication ... 256

VIII. 2. Des identités chez Raharimanana et Nganang ... 267

VIII. 3. Les figures de l’enfant et de la femme ... 277

CHAPITRE IX. AU-DELÀ DE LA TRANSGRESSION ... 291

IX. 1. Des difficultés épistémologiques ... 293

IX. 2. Le roman en quête de repères ... 306

CONCLUSION GÉNÉRALE ... 319

BIBLIOGRAPHIE ... 332

INDEX DES AUTEURS ... 358

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3

Dédicace

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4

Remerciements

L’expression de Jean de Salisbury1 s’adapte parfaitement au contexte de ce

travail : « Nous sommes comme des nains assis sur des épaules de géants. Si nous voyons plus de choses et plus lointaines qu’eux, ce n’est pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur, c’est parce que nous sommes élevés par eux. »

Allégeance à notre Directeur de Thèse, le Professeur Jean-Christophe Delmeule, et, à travers lui, tous ceux qui, depuis le Bénin jusqu’en France, ont contribué à notre formation.

Allégeance à tous les critiques consultés et dont les réflexions ont nourri ce projet.

Reconnaissance infinie à ma famille religieuse, qui, la première, a cru en moi et m’a soutenue, ainsi que ma famille biologique. Ce travail est aussi le vôtre.

Et toi, cher Fofo, tu sais qu’on ne remercie pas celui de qui on reçoit tout ! Sois simplement béni !

Je rends également un vibrant hommage à toute l’équipe de l’École Doctorale des Sciences Humaines et Sociales de l’Université de Lille, à Madame Claudine Schneider notamment, une Mère au sens pur du terme, pour sa sollicitude et son sens de l'humain !

Si la connaissance est de l’ordre du partage et des échanges, « le meilleur des cœurs », selon Amadou Hampâté Bâ, « est celui qui conserve le mieux en lui-même la reconnaissance »2. Que mes collègues et ami.e.s se sentent honoré.e.s des fruits de leurs apports et conseils qu’on ne saurait mentionner dans une bibliographie.

1

Jean de Salisbury, Metalogicon, 1159.

(6)

5

INTRODUCTION GÉNÉRALE

(7)

6 Dans un message prononcé à l’Université Internationale de Floride (Miami) en 1987, Aimé Césaire déclarait :

Pour nous, le choix est fait. Nous sommes de ceux qui refusent d’oublier. Nous sommes de ceux qui refusent l’amnésie même comme méthode. Il ne s’agit ni d’intégrisme, ni de fondamentalisme, encore moins de puéril nombrilisme.

Nous sommes tout simplement du parti de la dignité et de la fidélité.3

Quand l’écriture reprend à son compte les préoccupations du passé et s’enracine dans des ruines, quand elle est « le furtif chant de l’insaisissable »4, elle traverse tous les temps et fait se coïncider tous les espaces, alors se crée une tension entre la littérature et l’Histoire, entre le réel et l’irréel. La frontière entre ces domaines devient si mince qu’elle interroge la littérature : Transgression ou refus de soumission ? Simple revendication ou néo-négritude ? Autant de questions qui complexifient la problématique de l’écriture chez Raharimanana et Patrice Nganang. Chez le premier, elle a, pourrait-on dire, l’allure d’une quête obsédante de la mémoire et se traduit par un rapport subversif au langage et à la violence :

Écrire en douleur Et nu face à la mer, j’énumère mes amours amères

Et mes heures de lassitude Et mes heures d’écœurement

Et nu face à la mer, me souvenir, me remémorer

De mes morts à jamais perdus, m’essouffler en vaines prières De mes songes mille fois émiettés, me perdre en illusoire quête5

Chez le second, elle est plutôt négation et clair parti pris et s’assimile tout simplement à la dénonciation :

Écrire c’est dire « non » au réel, et le réinventer. Bref c’est poser un acte fondamentalement civique, bien similaire au vote dans la réalité des faits. Car comme l’écriture, le vote est l’expression publique d’espoirs secrets. Tous les deux ont en commun la fabrication d’un

3

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme suivi de Discours sur la Négritude, Paris, Présence Africaine, [1955] 2004, p. 91.

4 Raharimanana, Il n’y a plus de pays, in Enlacement(s), La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2012, p. 39. 5

Raharimanana, L’Arbre anthropophage, Paris, [Gallimard], Joëlle Losfeld, coll. « Littérature française », 2004, p. 234.

(8)

7

état d’esprit : la repossession de l’avenir pur. [...] Dans l’état actuel de notre continent, écrire c’est choisir le risque.6

Pour ces auteurs, il s’agit alors de « titiller les dieux et de saisir les racines de l’océan »7. Une entreprise qui ne peut, évidemment, s’accomplir que dans la

violence. Violence des mots, mais aussi violence des faits historiques qui servent de trame de fond à leurs récits ; poétique de l’horreur et de l’abjection, poétique de l’obscénité, tels sont surtout les moteurs de la création romanesque d’abord de Raharimanana, puis de Nganang, moteur porté par un même et unique désir :

Transcrire. Tout transcrire… Des murmures arrachés au vent. Des chuchotements qui se délivrent de sous la pierre. Et ces on-dit, ces héritages de l’ouïe […]

Que fut notre histoire pour que nous ne la confions qu’aux rumeurs du temps ? Que sera-t-elle ? Irrémédiablement déformée, interprétée au bon vouloir du présent…

Oui, transcrire. Tout transcrire.8

Que fut notre histoire ? Question fondamentale, quand elle traverse la littérature ; aporétique quand elle est posée dans un contexte comme celui de ces deux auteurs. Lilyan Kesteloot, commentant les romans de la littérature négro-africaine déclare :

Ces romans ont en effet une portée métaphysique qui dépasse leur argument et que l’on mesure au malaise profond qu’ils dégagent. Ils provoquent l’interrogation angoissée non seulement sur l’actuelle situation politico sociale de l’Afrique (ou sur l’aventure des peuples noirs) mais aussi sur l’humanité en général, en voie de détérioration.9

Mais ce qui vaut pour les pays africains ne vaut-il pas aussi pour toutes les anciennes colonies françaises ? Malgré la distance géographique qui sépare Madagascar du Cameroun, les deux pays développent fortuitement des liens qu’il apparaît important de découvrir et qui légitiment d’une certaine manière, le choix de ces deux auteurs.

6

Patrice Nganang, La République de l’imagination, La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2009, p. 95.

7 Patrice Nganang, Manifeste d’une nouvelle littérature africaine, pour une écriture préemptive (2007) suivi de

Nou (2013), Limoges, PULIM, 2017, p. 139.

8

Raharimanana, Nour, 1947, Paris, Le Serpent à Plumes, 2001, p. 34.

(9)

8 Madagascar et le Cameroun : une violence commune

Les frontières entre Madagascar et le Cameroun sont, certes, imposantes. Mais c’est ignorer la notion de lieu chez Glissant. Pour le théoricien, en effet :

[...] tous les lieux du monde se rencontrent, jusqu’aux espaces sidéraux. Ne projetez plus dans l’ailleurs, l’incontrôlable de votre lieu. Concevez l’étendue et son mystère si abordable. Ne partez de votre rive comme pour un voyage de découverte ou de conquête. Laissez-faire au voyage. Ou plutôt, partez de l’ailleurs et remontez ici, où s’ouvrent votre maison et votre source. Circulez par l’imaginaire autant que par les moyens les plus rapides ou confortables de locomotion. Plantez des espèces inconnues et faites se rejoindre les montagnes. Descendez dans les volcans et les misères, visibles et invisibles. Ne croyez pas à votre unicité ni que votre fable est la meilleure, ou plus haute votre parole. – Alors, tu en viendras à ceci, qui est de très forte connaissance : que le lieu s’agrandit de son centre irréductible, tout autant que de ses bordures incalculables.10

Ce travail s’inscrit dans le cadre d’une étude francophone. Une étude qui se veut réflexive de la littérature telle qu’elle se pratique actuellement dans les pays qui ont en partage la langue française, reçue comme héritage de la colonisation ; des pays qui donc, au cours de leur histoire, ont fait l’expérience de la violence, au sens double du terme : celle de l’aliénation mais aussi de la libération. Car, il faut le comprendre avec Frantz Fanon, « Libération nationale, renaissance nationale, restitution de la nation au peuple, Commonwealth, quelles que soient les rubriques utilisées ou les formules nouvelles introduites, la décolonisation est toujours un phénomène violent. »11

Si le contact des Européens, notamment les Portugais, avec Madagascar remonte à 1500, les convoitises de la France sur l’île datent précisément du 17 décembre 1885, date à laquelle fut signé le traité d’alliance franco-malgache par la Reine Ranavalona III. Traité qui, faisant suite à des désaccords, déboucha, dix ans plus tard, sur l’invasion française. Au départ, l’objectif de la France était d’y établir un simple régime de Protectorat afin de contrôler l’économie et les relations extérieures de l’île. Le 11 décembre 1895, par un décret unilatéral, Madagascar fut annexé et rattaché au ministère des colonies. La résistance populaire (des Menalamba) éclate. En 1896, le général Gallieni fut envoyé pour rétablir l’ordre. La brutalité de sa mission engendre des répressions très violentes, avec pour corollaires de nombreuses pertes en vies

10

Édouard Glissant, Banians, in Tout-Monde Paris, Gallimard, coll « folio », [1993] 1995, p. 31.

(10)

9 humaines (100 000 personnes environ sur une population de moins de 3 millions d’habitants.)

Le combat pour l’indépendance du pays commence à partir de 1946 par Le MDRM, (Mouvement Démocratique de la Rénovation Malgache). Joseph Raseta, Joseph Ravoahangy et Jacques Rabemananjara dirigent le MDRM qui s’oppose au PADESM (Parti des Déshérités de Madagascar), un parti anti-indépendantiste soutenu par les Français. La grande insurrection éclate le 27 mars 1947, violemment réprimée par les autorités françaises. Le nombre de victimes reste encore problématique.

La situation coloniale du Cameroun est d’une complexité encore plus violente parce que plurielle. Nganang en donne d’ailleurs une expression juste : « Notre passé

colonial est multiple – allemand, anglais et français – et pas uniquement français. »12

Les missionnaires baptistes et commerçants britanniques sont les premiers à s’être installés au Cameroun vers les années 1827. Ils furent très tôt concurrencés par les Allemands et les Français. À travers deux traités germano-douala, les Allemands obtinrent la mise sous tutelle du Cameroun, suite à la conférence de Berlin qui s’est tenue du 15 novembre 1884 au 26 février 1885 à Berlin, et qui consacra l’autorité de l’Allemagne sur « Cameroon Towns » devenu « Kamerun » pour les Allemands, et Douala plus tard.

Après la Deuxième Guerre mondiale, le Cameroun fut conquis par les Français et les Britanniques. La colonie allemande fut alors partagée entre les premiers (pour les quatre cinquièmes) et les seconds. Ce qui donne naissance au Cameroun français et britannique.

En raison des mouvements de violence, l’UPC, un parti nationaliste qui promouvait l’unification et l’indépendance du pays, est frappé d’interdiction. Son leader, Um Nyobé est tué au cours d’un combat. Le 1er janvier 1960, le Cameroun français accède à l’indépendance et devient République du Cameroun.

Après le référendum qui a eu lieu de 1959 à 1961, la région Northern Cameroons musulmane est rattachée au Nigéria le 31 mai 1961. Le Southern Cameroons fusionna avec l’ex-Cameroun français, devenu République du Cameroun, pour constituer la République Fédérale du Cameroun.

(11)

10 Si l’accession à l’indépendance marque le « départ » du colonisateur, elle coïncide avec le début d’une autre série de crises orchestrées par les régimes dictatoriaux mis en place après les années 60. Plusieurs leaders politiques y ont perdu la vie. Les plus chanceux ont été poussés à l’exil. Mongo Beti13 reste une icône de cette dernière catégorie qui honore son pays par son sens de l’engagement et de la liberté.

Comme on pourrait le remarquer, malgré les différences de contexte historique qui caractérise l’histoire de chacun des deux pays, tous constituent des terreaux de violences politiques et tribales. Est-ce d’ailleurs par coïncidence qu’un quartier du Cameroun porte le nom de Madagascar ? Le fait est là, et Bernard Mouralis en faisait déjà le diagnostic :

La question de la violence est, depuis les origines, un thème majeur de la fiction africaine. Son importance tient sans doute d’abord à la place que la violence occupe dans l’expérience historique des peuples africains, à travers la traite et l’esclavage, la colonisation et la décolonisation, l’apartheid, les guerres particulièrement atroces dont certains États africains ont été le théâtre depuis 1960, les génocides. Elle s’explique aussi par une conception de la littérature qui a eu tendance pendant longtemps à mettre l’accent, dans une perspective de témoignage et de dévoilement, sur sa fonction référentielle.14

La violence est alors le socle commun des deux pays. Les mêmes fibres qui ont traversé les rues de Madagascar en 1947 n’ont pas épargné celles du Cameroun (ni d’aucune des anciennes colonies) avant de s’abattre au Rwanda en 1994. Achille Mbembe avait-il alors raison, qui postulait que « la colonisation produit un esprit de violence »15. Un constat que confirme Patrice Nganang :

Toute colonisation – qu’elle soit française, anglaise, allemande, grecque ou romaine – est appauvrissement, car elle définit l’immense dans la singularité, et veut saisir l’infini d’existence dans la totalité d’une poigne. Pour ce qui est du Cameroun, elle est usurpation aussi. Voilà en réalité pourquoi la colonisation ne peut être que violente : elle est totalitaire.16

13 Un écrivain camerounais, connu surtout pour ces écrits qui permirent une prise de conscience de l’entreprise

coloniale et les exactions du pouvoir dictatorial du président Ahidjo, qu’il considère comme un néocolonialiste. Main basse sur le Cameroun (1972) est un titre assez évocateur de ses satires politiques.

14

Bernard Mouralis, « Les disparus et les survivants », in Notre Librairie, n° 148, « Penser la violence », juillet-septembre 2002.

15 Achille Mbembe, De la Postcolonie. Essais sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris,

Karthala, p. 220.

(12)

11 Que retenir alors de la notion de frontière quand des pays, il ne reste plus qu’une communauté d’expériences violentes et douloureuses, partageant les mêmes stigmates de domination et d’aliénation ? Aussi rigide qu’elle pût paraître, la frontière dès lors s’estompe pour faire place au corps qui, en lui, concentre toutes les souffrances et toutes les violences. « Terre inconnue, remarque Delmeule, terre étrangère que la

littérature »17, quand elle devient « écriture saturée, écriture du trop-plein »18.

Trop-plein du colonialisme, trop-Trop-plein des années de braise et d’insurrections, de part et d’autre, trop plein des génocides. De Tananarive à Yaoundé, il ne reste alors plus qu’un fil, celui du temps mais aussi de la mémoire. Fil qui se tresse sur les ruines du passé et les tumultes du présent. Dire le passé, le redire, le transcrire pour tenter d’en saisir l’insaisissable et offrir une clé d’interprétation aux hostilités du présent. Lever le voile sur ces pages de l’histoire qui défient le temps et s’imposent à la mémoire comme pérennes. Le texte devient alors pour l’écrivain, le « sol natal »19. Dès lors, il

n’a plus qu’une fonction fondamentale, celle qui consiste à recadrer le débat historique, politique mais aussi sociologique. Se refusant au silence, il lève le voile sur les différentes facettes d’une réalité complexe et commune qui est celle de la violence. Réalité complexe, tant dans son appréhension que dans l’absurdité de son caractère. Selon Achille Mbembe, en effet :

La violence a une épaisseur humaine telle qu’il est difficile d’en parler en faisant l’impasse sur des interrogations fondamentales, que celles-ci portent sur les problèmes de légitimité, d’éthique, ou simplement, de construction de l’ordre social. Pis, elle produit la mort : à petit feu ou, à forte dose. Elle constitue donc un aspect structurant de la postcolonie. Dans un sens, on doit dire de la postcolonie qu’elle est un régime particulier de production de la mort et d’invention du désordre.20

Pour Achille Mbembe, la violence relève donc de l’anti-norme, de la violation, de la transgression, de la rupture et de l’antilogique. La question de la transgression, faudra-t-il le souligner, occupe une place importante dans l’écriture des deux auteurs,

17 Jean-Christophe Delmeule, Les Mots sans sépulture. L’écriture de Raharimanana, Bruxelles, éditions Peter

Lang, coll. « Documents pour l’Histoire des Francophonies », vol. 29, octobre 2013, p. 102.

18

Ibid., p. 103.

19 Yves Bridel, « L’art, c’est le mal », in Marc Quaghebeur (dir.), Violence et vérité dans les littératures

francophones, Bruxelles, éditions Peter Lang, 2013, p. 126.

20

Achille Mbembe, « Désordre, résistances et productivité », in Politiques Africaines n° 42, Violence et pouvoir, juin 1991, p. 4.

(13)

12 tant dans ce qu’ils choisissent de dire, que dans leur façon de le dire. Pour mieux appréhender l’analyse de leurs œuvres, il serait donc intéressant de préciser ici les contours de la notion afin d’y voir les liens qu’elle entretient avec la violence, un des thèmes structurants des œuvres.

À propos de la notion de transgression

Il est difficile de fournir une définition de la notion de transgression. Roger Dorey, dans son introduction intitulée « Penser la transgression » en faisait déjà le constat :

Tâche délicate, malaisée, impossible peut-être. On est tenté de dire qu’un interdit pèse sur toute réflexion portant sur la transgression. [...] La transgression parle ailleurs et différemment ; je dirais même qu’elle nous agit plus que nous la comprenons, c’est peut-être la raison pour laquelle son être véritable semble échapper à toute saisie conceptuelle.21

Voilà qui traduit les difficultés d’appréhension de la notion de transgression, difficultés qui découlent du fait même de ce que le syntagme suggère ou sous-entend. En effet, la notion de transgression insinue celle de la limite et des bornes, deux termes qui, dans les sciences humaines, sont d’un relativisme tel qu’ils échappent à toute clarification précise. Selon Michel Foucault :

La transgression est un geste qui concerne la limite ; c’est là, en cette minceur de la ligne, que se manifeste l’éclair de son passage, mais peut-être aussi sa trajectoire en sa totalité, son origine même. […] la transgression franchit et ne cesse de recommencer à franchir une ligne qui, derrière elle, aussitôt se referme en une vague de peu de mémoire, reculant ainsi à nouveau jusqu’à l’horizon de l’infranchissable.22

C’est pourquoi les linguistes23, pour contourner cette idée de limite, emploient

plutôt les notions de « variation » ou de « variantes » pour traduire l’écart. De la même manière, son utilisation en psychanalyse, à en croire Berthille Pallaud, est récente :

21

Roger Dorey, « Introduction : penser la transgression », in Roger Dorey, (dir.), L’interdit et la transgression, pp. 1-8.

22 Michel Foucault, Préface à la transgression, Paris [Gallimard, 1994], Nouvelles Éditions Lignes, coll.

« lignes », 2012, p. 16.

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13

Il était absent du Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis (1967). On ne le trouve que tout récemment dans le Dictionnaire international de psychanalyse d’Alain de Mijolla (2002) : « La transgression est une notion qui vient de l’ethnologie (science qui inspira Freud) ; sa définition se fait négativement par opposition à « tabou », (terme emprunté à la langue polynésienne), à « interdit », à « loi ».24

Étymologiquement25, le mot transgression est d’origine latine. Au plan morphologique, il est formé du préfixe latin trans qui veut dire « passer de l’autre côté » et du radical gradior qui signifie marcher. Littéralement, le terme transgression signifie alors le fait de « franchir une ligne »26 Transgressus, son participe passé, revêt l’idée d’une traversée, d’un passage.

En religion, Transgressio traduit la désobéissance à une loi, à un commandement de l’Église et est synonyme de péché. Elle est punitive et convoque les notions de sanction et de pardon. Mais, selon Audrey Ogès, « on notera que la transgression se distingue de la faute, qui est l’acte de refuser une limite fixant l’appartenance à une communauté humaine, et du péché, qui est une distance religieuse face au divin. »27

En géologie, le mot transgression désigne « l’envahissement des continents par la mer, dû à un affaissement des terres émergées ou à une élévation générale du niveau des mers.28 Ce qui, dans un sens positif, traduirait l’idée d’évolution, de progression, d’avancement. Dans ce sens, Pierre Sansot la définit comme « la capacité d’aller au-delà, de ne pas piétiner sur place. »29

À l’analyse, une connotation négative accompagne souvent la notion de transgression. Hormis la géologie qui lui donne un sens parfois positif, la notion de transgression cache souvent une idée de subversion et de culpabilité.

En littérature, la transgression peut se traduire par une certaine forme de dénonciation qui passe par le refus et la négation :

24 Berthille Pallaud, « La transgression et la variation », in Marges linguistiques, n° 8, Langue, Langage,

Inconscient Linguistique et psychanalyse, (volume 2), M.L.M.S. éditeur, novembre 2004, p. 77.

25 Nous tenons cette étymologie des études de Gilbert Durant, « Structure religieuse de la transgression », in

Michel Maffesoli et André Bruston (dir.), Violence et transgression, Paris, éditions Anthropos, 1979, p. 24.

26Gilbert Durant, Ibid., loc. cit.

27Audrey Oges, Violences coloniales et écriture de la transgression : études des œuvres de Déwé Görödé et

Chantal Spitz, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 59.

28 Définition prise sur le site du CNRTL, Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales,

http://www.cnrtl.fr/definition/transgression.

29

Pierre Sansot, « Transcendance et transgression, disgression et transgression », in Michel Maffesoli et André Bruston (dir.), Violence et transgression, op. cit., p. 62.

(15)

14

Pendant une période historique de plus de deux siècles, l’identité affirmée des peuples devra se gagner contre les processus d’identification ou de néantisation déclenchés par ces envahisseurs. Si la nation en Occident est d’abord un « contraire*** », l’identité pour les peuples colonisés sera en premier lieu un « opposé à », c’est-à-dire au principe une limitation. Le vrai travail de la décolonisation aura été d’outrepasser cette limite.30

C’est dans ce sens que Michel Foucault identifie dans « l’acte d’écrire [...] une force de contestation à l’égard de la société. »31 Pour lui, la notion de transgression se

rapproche de celle de la folie : « Aujourd’hui, on ne pas peut entreprendre cette expérience curieuse qu’est l’écriture sans affronter le risque de la folie. »32,

affirme-t-il. Et les littératures postcoloniales sont alors dans cette logique d’opposition, de dépassement des limites imposées par les « envahisseurs » et les nouveaux dirigeants, un dépassement qui, selon Dominique Jouve, est aussi quête de la vérité : « Il convient de distinguer autant que possible la violence qui n’apporte que le malheur, de la subversion littéraire et artistique qui décape les apparences et constitue une voie vers d’âpres vérités. »33

Il s’agit alors de voir si l’écriture elle-même ne constitue pas une violence en soi ?

Écriture et violence

Commentant l’événement de mai 1968, Roland Barthes, faisait cette observation à propos de l’écriture :

La violence est une écriture : c’est (on connaît ce thème derridien) la trace dans son geste le plus profond. L’écriture elle-même (si l’on veut bien ne plus la confondre obligatoirement avec le style ou la littérature) est violente. C’est même ce qui a de violence dans l’écriture, qui la sépare de la parole, révèle en elle la force d’inscription, la pesée d’une trace irréversible. À cette écriture de la violence (écriture « éminemment collective »), il ne manque même pas un code ; de quelque façon qu’on décide d’en rendre compte, tactique ou psychanalytique, la violence implique un langage de la violence, c’est-à-dire des signes

30 Édouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 29.

31 Michel Foucault, « Folie, littérature et société », entretien avec T. Shimizu et M. Watanabe, [tr. R. Nakamura

Bungei], n° 12, décembre 1970, DEI, in Dits et écrits, Tome I, 1954-1975, texte n° 82, Paris, Gallimard, [1994] 2001, p. 982.

32 Ibid., p. 981. 33

Dominique Jouve cité par Audrey Oges, Violences coloniales et écriture de la transgression : études des œuvres de Déwé Görödé et Chantal Spitz, op. cit., p. 60.

(16)

15

(opérations ou pulsions) répétés, combinés en figures (actions ou complexes), en un mot un système.34

Ce constat de Barthes à propos de l’écriture n’est pas sans rappeler la violence qui est inhérente au logos et il nous amène à considérer l’éternelle polémique entre langage et violence, un sujet qui est au centre des travaux du groupe de recherche trans dont une publication35 porte sur la violence du logos. Dans les préfaces que proposent Georges Molinié et Jean-Claude à ce collectif, en effet, les deux théoriciens ont tenté de relever la vérité antinomique du langage qui, loin d’être un contre-pied de la violence, comme cela a toujours été pensé parce que doté de raison, n’est finalement que violence au sens pur du terme. D’ailleurs, d’un point de vue sémiotique et discursif, le caractère exclusif et donc classificateur du logos ne lui confère-t-il pas déjà une certaine violence ? En s’appuyant sur le fonctionnement de la polémique, Kurts-Wöste a d’ailleurs prouvé que le langage, même en tant que moyen de défense contre la violence est, par là même une violence :

Considérer que la polémique constitue une forme de violence du logos canalisée, c’est donc considérer que le logos constitue un outil de limitation de cette violence ; c’est donc in fine confirmer la dichotomie entre violence et raison, le logos polémique étant un discours à la fois violent et raisonné.36

En dernier ressort, en littérature comme en sémiotique, la question de la représentation pose aussi souvent de problème d’adéquation entre le dire et le dit, un problème qui engendre « la violence sémiotique », pour reprendre les propos des auteurs cités :

Il est enfin une autre forme de violence du logos, ou plutôt un autre site possible de la violence du logos : au-delà de la violence conceptuelle... au-delà de la violence polémique, interactionnelle et politique, le logos est porteur d’une violence sémiotique. C’est ainsi dans sa relation avec son objet, dans sa dynamique représentative même que le logos est violent. Une telle violence réside ainsi dans l’inadéquation, ou l’adéquation seulement partielle du

34 Roland Barthes, « L’écriture de l’événement », in Communications, 12 mai 1968, La prise de parole, pp.

108-112, https://www.persee.fr/issue/comm_0588-8018_1968_num_12_1.

35 Nous faisons allusion à Lia Kurts-Wöste, Mathilde Wallespir et Marie-Albane Watine (dir.), La violence du

logos. Entre sciences de texte, philosophie et littérature, Paris, Classique Garnier, coll. « L’Univers rhétorique », 2013.

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16

logos à ce qu’il a vocation à représenter. Elle a pour cible non plus un allocutaire réel ou virtuel, mais bien l’objet même que le logos a pour vocation de circonvenir.37

Le fait est d’autant plus violent que, plus le langage tente de sortir de cette aporie, plus il y succombe. N’est-ce pas ce que soutient Maurice Blanchot dans

L’écriture du désastre38 quand il évoque le « paradoxe » du philosophe qui, à vouloir

combattre la violence, ne l’attire que de plus belle ? C’est dans cette double transgression, remarque Kabuya, « que l’écrivain trouve la force de dire les choses et peut-être d’inventer une double mise en échec de la difficulté de parler de la violence et de l’inconsistance de la parole et des mots face à elle »39

en faisant de la violence la pièce charnière de leurs œuvres, Raharimanana et Patrice Nganang opèrent une double transgression et brouillent les pistes entre violence et abjection.

Violence et abjection

La notion de transgression insinue celle de la limite et de la frontière. De ce point de vue, on pourrait soutenir, avec Julia Kristeva, que l’homme porte en lui-même des limites – et par analogies des interdits – qu’il se doit de ne pas transgresser s’il se veut vivre. Au nombre de ceux-ci, « le déchet comme le cadavre m’indiquent ce que j’écarte en permanence pour vivre »40

.

Étymologiquement, le mot « cadavre » dérive, en effet, du verbe latin « cadere » qui signifie tomber, chuter. Partant, l’idée de la mort suggère celle de la décadence physique du corps qui plonge de l’être vers le non-être. Devenu cadavre, l’homme, selon Kristeva, se trouve aux limites de sa condition de vivant. « De ces limites, se dégage mon corps comme vivant. Ces déchets chutent pour que je vive jusqu’à ce que, de perte en perte, il ne m’en reste rien, et que mon corps tombe tout entier au-delà de la limite, cadere, cadavre. »41 Et le cadavre – donc la mort – constitue la pire des abjections qui soit : « Le cadavre – vu sans Dieu et hors de la science – est le comble

37 Ibid., loc. cit.

38 Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980.

39 Ramcy Ngoie Salomon Kabuya, Les Nouvelles écritures de la violence en littérature africaine francophone,

les enjeux d’une mutation depuis 1980, Thèse de doctorat en Langue, Littérature et civilisation, spécialité Littérature générale et comparée, soutenue le 28 juin 2014 à l’Université de Lorraine, http://docnum.univ-lorraine.fr/public/DDOC_T_2014_0175_KABUYA_NGOIE.pdf.

40

Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, p. 11.

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17 de l’abjection. Il est la mort infestant la vie. »42

Selon Kristeva, ce n’est donc pas le défaut de propreté ni la souillure qui rend abject, mais ce qui porte atteinte à l’identité et à l’ordre. « Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. L’entre-deux, l’ambigu, le mixte. Le traitre, le menteur, le criminel à bonne conscience, le violeur sans vergogne, le tueur qui prétend sauver... »43 La violence, dès lors, n’est que l’expression de la cruauté, si tant est que celle-ci commence dès la fragmentation de l’identité. Chez Raharimanana et Nganang, elle se situe à un double niveau, sinon plusieurs. D’abord dans ce qui constitue l’objet d’écriture : le néant, la négation de l’être, la chute, bref, le cadavre. Ensuite, dans l’acte même d’écriture qui, puisant ainsi dans l’abjection, écorche la morale en versant aussi doublement dans la transgression de sorte qu’on se retrouve dans un univers scriptural qui baigne dans la violence.

Nietzsche44, par ailleurs, définit le monde comme un champ de forces hiérarchiques qui s’opposent et s’affrontent de façon permanente. Au regard des scènes d’horreur et d’abjection qui caractérisent l’actualité politique des anciennes colonies et du monde, il y a lieu de se demander si la cruauté n’est pas une autre expression de cette volonté de puissance, entendue ici comme une velléité de pouvoirs.

La problématique

À travers cette étude, nous voudrions démontrer que ces deux écrivains francophones s’inscrivent dans une logique de transgression et donc de double violence. Or, selon Ngalasso-Mwatha, quand la violence investit l’univers du roman, elle devient, par là même, une forme d'écriture :

La violence est une forme de langage. Elle peut investir l’espace littéraire en devenant une forme d’écriture. Il est important de comprendre que l’écriture de la violence comme tentative de conscientisation, comme forme de subversion, à travers la dérision et les divers procédés de transgression qu’elle cultive, n’est pas un exercice dérisoire. [...] Il s’agit, à défaut de guérir par le cri de douleur, d’exorciser la peur par un éclat de rire, le fameux « rire de sauvetage » de Sony Labou Tansi, « le Pleurer-rire » de Henri Lopès45

42

Ibid., p. 12.

43 Ibid., loc. cit.

44 Friedrich Nietzsche, La Volonté de puissance, précédé de Nietzsche contre Wagner, Heinrich Köselitz, 1901. 45

Musanji Ngalasso-Mwatha, « Langage et violence dans la littérature africaine écrite en français », in Notre Librairie, n° 148, « Penser la violence », juillet-septembre 2002, pp. 72-79.

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18 Mais, de fait, la violence comme forme de langage n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Comment, en effet, écrire du néant, et en même temps vouloir « transcrire l’Histoire » ? Comment transcrire l’Histoire, d’un point de vue littéraire, sans verser dans « l’histoire-je » ? De quels points de vue peut se faire ce travail de recadrage quand on sait qu’un écrivain n’est pas un historien ?

Par ailleurs, le désir tacite de ces auteurs, de faire revivre au lecteur les drames de l’humanité, en remuant ainsi la plaie de l’Histoire, ne couve-t-il pas, une révolte ? L'écriture de la violence, sous toutes ses formes, nous le savons, n’est pas un exercice dérisoire. Chez Raharimanana et Nganang, elle se manifeste par un jeu de déconstruction qui fait violence aussi bien à la langue qu’au genre et confère à leur texte un caractère rhizomatique : transes, délires verbaux, excès de langage et zoomorphisme sont des expressions de cette écriture qui, prenant racine dans des ruines, s’affranchit du cadre littéraire. Il y a alors lieu de se demander si, chez ces écrivains, il ne s’agit pas d’un cri d’éveil à ce monde, volontiers manichéen, afin de l’inviter à penser, comme Todorov que « [...] les expériences des camps passés doivent servir à abolir les camps présents et à rendre impossibles les camps futurs. »46 Une démarche qui révèlerait, d’ailleurs la dimension préemptive de leurs œuvres, surtout celles de Nganang. En répondant à ces questions, nous aurons abordé une grande partie des préoccupations qui sous-tendent cette étude qui consiste à déceler la source d’inspiration des deux auteurs.

Il nous revient, en outre, de nous intéresser à la particularité d’écriture de chacun d’eux afin de voir par quels moyens s’opère la transgression dans leurs œuvres et quelles seraient les influences de la culture et de la mémoire qui s’y dépeignent. Telles sont les questions qui feront le mobile de nos réflexions.

Le choix des œuvres

Nos recherches porteront sur l’ensemble des œuvres des deux auteurs, mais nous accorderons un intérêt particulier à la trilogie que renferme leur bibliographie respective :

46 Tzvetan Todorov, « une éducation concentrationnaire », in David Rousset, Revue Lignes, n° 2, mai 2000, pp.

71-81, citation p. 80. « [...] l’expérience des camps passés doit servir à abolir les camps présents et à rendre impossibles les camps futurs. »

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19 Pour Raharimanana :

 Nour, 1947, Le Serpent à Plumes, 2001.

 Portraits d’insurgés, Madagascar 1947, Vents d’ailleurs, 2011.  Madagascar, 1947, Vents d’ailleurs, 2014.

Pour Patrice Nganang

 La promesse des fleurs, L’Harmattan, 1997.  Temps de chien, Le Serpent à Plumes, 2001.

La joie de vivre, Le Serpent à Plumes, 2003.

Ces titres, assez évocateurs, indiquent déjà la posture des auteurs par rapport aux convulsions sociales de leur pays. La particularité de ces œuvres – surtout celles de Raharimanana – est qu’elles ont une dimension référentielle. L’année 1947 sert de date charnière chez Raharimanana et renvoie à un moment critique de l’histoire de Madagascar. Celles de Nganang n’épargnent aucune période de l’histoire, surtout politique, du Cameroun. Elles traversent autant les violences liées aux luttes nationalistes des années 1940 que les exactions de la période postindépendance, avec, au centre, le génocide camerounais des années 55 et celui du Rwanda de 1994.

Au plan thématique, si aucun sujet n’échappe à ces auteurs, l’Histoire, la mémoire, la violence, sous toutes ses formes, et conséquemment la politique, restent les thèmes dominants de leur écriture. Cela nous permet d’aborder, pour finir, un corpus composite dans sa constitution, mais homogène du point de vue contextuel et thématique.

Fondamentalement, le choix de ces œuvres repose sur les enjeux historiques et poétiques auxquels elles se prêtent. L’un des traits distinctifs des deux écrivains, en effet, se reconnaît dans l’option faite pour une écriture qui bouleverse les formes, pour une écriture du refus et de la transgression. En effet, si Patrice Nganang, lui, s’écarte des normes de construction de la langue et propose une instance narrative logée dans le personnage animalier du chien, Raharimanana, plus provocateur encore, prend des libertés par rapport aux normes de la création. Il offre des séquences narratives hachées, fragmentées et finit par produire des textes inclassables du point de vue

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20 générique. La singularité de leur écriture et les liens qu’elle entretient avec l’Histoire conduiront à l’analyse des violences qu’elle renferme.

Les objectifs de l’étude

Dans son approche définitionnelle de l’écriture, Roland Barthes, relevant son caractère participatif au processus historique, la présente comme « un acte de solidarité historique. [...] Elle est le rapport entre la création et la société, elle est le langage littéraire transformé par sa destination sociale, elle est la forme dans son intention humaine et liée aux grandes crises de l’Histoire. »47 L’écriture fonctionne alors comme

un pont entre l’écrivain et son époque et porte les empreintes du temps :

Il n’est pas donné à l’écrivain de choisir son écriture dans une sorte d’arsenal intemporel des formes littéraires. C’est sous la pression de l’Histoire et de la Tradition que s’établissent les écritures possibles d’un écrivain donné : il y a une Histoire de l’Écriture ; mais cette histoire est double : au moment même où l’Histoire générale propose – ou impose – une nouvelle problématique du langage littéraire, l’écriture reste encore pleine du souvenir de ses usages antérieurs, car le langage n’est jamais innocent : les mots ont une mémoire seconde qui se plonge au milieu des significations nouvelles.48

Avec Barthes, rien dans le processus d’écriture ne surgit alors de nulle part. Tout texte porte en lui des traces du déjà dit. L’objectif principal de cette étude est d’analyser la pratique romanesque de ces deux auteurs, en nous basant sur ce qui constitue leur spécificité respective, notamment dans les œuvres concernées. Ainsi, nous nous emploierons à :

- rechercher, d’abord les enjeux historiques que renferment ces œuvres, vu la prégnance de la mémoire et de la culture qu’on y relève ;

- identifier, ensuite, la pratique littéraire de ces deux auteurs afin de confirmer, au regard du fonctionnement du discours mis en œuvre dans le corpus d’étude, la parenté historique de leurs œuvres avec d’autres textes de la littérature francophone ;

- relever, enfin, les problèmes épistémologiques et les difficultés d’analyse que cette écriture pose par rapport à la réception.

47 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture. Suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, 1972, p. 18. 48

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21 Les hypothèses

Au regard de la pratique littéraire de Raharimanana et Patrice Nganang, nous estimons que ces deux auteurs, tout en faisant œuvre littéraire, accordent une grande part à l’Histoire, surtout politique, de leurs sociétés respectives. Trois hypothèses secondaires soutiennent cette position :

- d’abord, s’il est à reconnaître qu’aucun sujet ne doit échapper à la littérature, la charge de violence qui jalonne l’univers diégétique de ces œuvres interpelle sur leurs enjeux poétiques et historiques ;

- ensuite, cette écriture de l’horreur, au-delà de sa dimension déshumanisante, révèle, d’une part, l’homme à lui-même et revêt, par là même, une portée eschatologique. D’autre part, elle se caractérise par une dimension préemptive : en interrogeant le passé, elle resitue le présent et pose les jalons du futur.

- enfin, on peut affirmer que cette écriture, en se situant à la charnière de l’histoire et de la littérature, met aux prises toutes les sciences humaines et pose des problèmes épistémologiques.

Théorie méthodologique : la théorie postcoloniale

Pour mener cette étude, nous nous servirons de la théorie postcoloniale comme pilotis méthodologique.

La théorie postcoloniale est une approche méthodologique qui analyse les impacts de la colonisation sur les anciennes colonies. Née autour des années 80 dans les Universités anglo-saxonnes, notamment aux États-Unis, elle a été portée par des théoriciens tels que Edward Said, Homi Bhabba, Helen Tiffin, Bill Ashcrof.

Suite à la lecture des philosophes français (Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Michel Foucault), et de certains essayistes comme Albert Memmi et Maud Mannoni, en effet, ces théoriciens ont entrepris de déconstruire le discours ethnocentrique, manifeste dans les littératures et approches esthétiques européennes. À cet effet, Edward Said publie, en 1978, L’orientalisme49, ouvrage dans lequel, l’auteur, inspiré

des travaux de Michel Foucault, analyse l’histoire du discours colonial sur les peuples

49

Edward Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [Orientalism. Western Conceptions of the Orient, Pantheon Books 1978], traduction Catherine Malamoud [1980], Paris, Seuil, 2005.

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22 de l’Orient soumis à la domination européenne entre le XVIIIe et le XXe siècle. Selon Patrick Sultan :

Nombre de travaux historiques ont été réalisés dans le sillage de Michel Foucault et des

Postcolonial studies. Examinant l’histoire des institutions et des discours psychiatriques en

Asie et en Afrique depuis le XIXe siècle, ils permettent de comprendre plus en détail et dans toute leur ampleur, les ambiguïtés et les paradoxes de la médecine mentale mise en œuvre par les puissances coloniales50

Plusieurs intellectuels postcoloniaux ont travaillé dans la même ligne d’analyse que Foucault, suivant une vision de retour critique sur, ce que Jacques Pouchepadass appelle, la textualité du colonialisme :

À rebours de l’anticolonialisme traditionnel, qui relevait plutôt de la critique politique, économique et sociale, ils passaient à une critique plus épistémique, une critique qui avait pour fondement la textualité du colonialisme. C’est cette généalogie-là qui a donné naissance à ce qu’on appelle depuis lors la pensée postcoloniale telle qu’elle se développe dans les universités anglo-saxonnes et américaines, mais aussi un peu partout dans le monde.51

Il s’agit alors, pour ces théoriciens du postcolonialisme, d’aborder les textes littéraires issus des pays antérieurement colonisés, en tenant compte de leur contexte sociohistorique et culturel. L’approche théorique postcoloniale étudie alors le rapport que les anciennes colonies développent avec « leur passé traumatique vécu comme histoire et/ou mémoire. »52

Il convient ici de rappeler que le postcolonialisme, vu sous le prisme de ces théoriciens, n’est pas à confondre avec le post-colonialisme qui insinue une idée de chronologie. Car, selon Patrick Sultan :

50 Patrick Sultan, La Scène littéraire postcoloniale, coll. « L’Esprit des Lettres », éditions Le Manuscrit, 2011, p.

158.

51 Jacques Pouchepadass, « La portée contestataire des études postcoloniales », in NAUDET Jules, « Entretien

avec Jacques Pouchepadass », La vie des idées, 16 septembre 2011, https://laviedesidees.fr/La-portee-contestataire-des-etudes-postcoloniales.html.

52 Jules Michelet Mambi Magnack, Littérature postcoloniale et esthétique de la folie et de la violence : une

lecture de neuf romans africains francophones et anglophones de la période post-indépendance, D.E.A. en Littérature négro-africaine, Université Jean Monnet Saint-Étienne, 2013, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01063597.

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[…] si on lui donnait un sens strictement chronologique, la préposition latine « post » déjà n’aurait aucune pertinence pour E. Glissant et C. Spitz car l’un et l’autre considèrent que leur pays est encore et toujours sous domination coloniale.53

Les approches postcoloniales ne situent donc pas les œuvres sur l’axe de la chronologie pour signifier « ce qui suit la période coloniale », elles en font plutôt une analyse épistémologique.

Pour Boniface Mongo-Mboussa, « le postcolonialisme désigne les thèmes et les stratégies littéraires que les écrivains ressortissants des pays du Sud mettent en scène pour résister à la perspective coloniale, voire eurocentriste de l’histoire. »54 Il s’agit donc d’une situation d’écriture ou le discours se fait contre-discours pour revisiter et décentrer certains processus issus de la colonisation. Jean-Marc Moura la définit comme :

Une perspective d’étude sur les littératures de pays marqués par l’histoire coloniale, qu’il s’agisse de littératures occidentales, de littératures en langues européennes ou de littératures en langues vernaculaires issues des régions extérieures à l’Europe.55

L’objectif de ces théoriciens est de pouvoir réunir les textes littéraires des pays ex-colonisés dans un espace bien défini, en tenant compte de leurs similarités stylistiques, selon qu’il relève du discours littéraire écrit ou « discours littéraire oral. »56 Car, pour ces théoriciens, il faudra, pour autant éviter de tomber dans le piège de « l’opposition hiérarchique entre langage parlé et langue écrite. »57 Moura pense, en effet, que « l’influence de la littérature orale sur une fiction est ramenée le plus souvent à une survivance primitive. »58 Il faut alors éviter de parler de « littérature orale » sans pour autant négliger la dimension orale dans les textes des auteurs ressortissants des anciennes colonies.

Ainsi définie, la théorie postcoloniale est à la charnière de plusieurs disciplines :

53 Patrick Sultan, La Scène littéraire postcoloniale, op. cit., p. 48.

54 Boniface Mongo-Mboussa, « Le postcolonialisme revisité », in Africultures n° 28, Postcolonialisme :

inventaires et débats, mai 2000, p. 5.

55 Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999, pp. 3-4. 56 Ibid., p. 107.

57

Édouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, coll. « Folio/essais », [1981] 1997, p. 554.

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La critique postcoloniale se caractérise par sa pluridisciplinarité, étudiant non seulement la littérature, mais interrogeant l’histoire coloniale et ses traces jusque dans le monde contemporain : multiculturalisme, identité, diasporas, relations centres/périphérie, nationalismes constituent des objets offerts aux recherches.59

Nous avons choisi d’utiliser cette approche, d’abord, parce qu’elle s’adapte au contexte historique des œuvres de notre corpus d’étude et nous permettra de les analyser au mieux en tenant compte de leurs portées sociohistoriques et culturelles. Car, comme nous l’avons souligné plus haut, la question de l’écriture chez Raharimanana tout comme chez Nganang, est inséparable de celle de la mémoire et de l’histoire, surtout de l’histoire coloniale.

Nous avons, ensuite, préféré cette approche à cause de sa dimension pluridisciplinaire. À l’aune des autres domaines qu’elle offre à la recherche (la philosophie, l’anthropologie, la psychologie, la sociologie...), nous pourrons élargir nos champs d’analyse des œuvres afin d’aboutir à des résultats plus exhaustifs. À l’aide de cette approche, nous tenterons de découvrir les stigmates que le colonialisme et les dictatures postindépendances ont imprimés dans l’imaginaire de Raharimanana et Patrice Nganang.

Pour tenir compte de l’aspect linguistique du sujet, nous nous appuierons sur les travaux de Dominique Maingueneau60. Sous son prisme, nous nous intéresserons au fonctionnement du discours dans les œuvres du corpus afin d’y relever, d’une part, leurs enjeux poétiques, puis, d’autre part, d’identifier comment la subversion linguistique participe de la violence caractéristique de ces œuvres.

59 Jean-Marc Moura, « Postcolonialisme et comparatisme », in SFLGC, Bibliothèque comparatiste,

http://sflgc.org/bibliotheque/moura-jean-marc-postcolonialisme-et-comparatisme/.

60 Dominique Maingueneau, Genèse du discours, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1984. L’auteur y aborde la notion

de discours suivant la perspective de l’école française d’analyse du discours, c’est-à-dire, « comme une dispersion de textes que leur mode d’inscription historique permet de définir comme un espace de régularités énonciatives ». p. 5.

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PREMIÈRE PARTIE

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Introduction de la première partie

Les auteurs que nous nous proposons d’étudier dans le cadre de ce travail pourraient, à première vue, susciter des interrogations. Raharimanana, Malgache, puis Patrice Nganang, Camerounais. Soit deux écrivains que rien, à priori, ne lie. Ni l’origine géographique, ni le style d’écriture. Pour comprendre alors l’enjeu de ce rapprochement, il faudra aller au-delà des frontières apparentes qui les éloignent l’un de l’autre et questionner leur double histoire : celle qui est la leur, en tant qu’individu, mais aussi et surtout, celle de leurs pays respectifs. Au-delà donc de la figure des deux auteurs, transparait en arrière-plan celle de leurs pays : Madagascar et le Cameroun, tous deux, d’anciennes colonies, l’une française et l’autre britannique. Or, à propos des crises actuelles que connaissent la plupart des pays africains, Achille Mbembe faisait cette remarque :

Au cours des derniers siècles (XIXe et XXe siècle), les frontières visibles, matérielles ou symboliques, historiques ou naturelles de l’Afrique n’ont cessé de s’étirer et de se contracter. Le caractère structurel de cette instabilité a largement contribué à modifier le corps territorial du continent. Des formes inédites de territorialités et des figures inattendues de la localité sont apparues. Leurs bornes ne recoupent nécessairement ni les limites officielles, ni les normes, ni le langage. De nouveaux acteurs, internes et externes ; organisés en réseaux et en noyaux font valoir, souvent par la force, des droits sur ces territoires.61

La colonisation aura marqué d’un sceau indélébile tous les pays qui l’ont connue. De Madagascar au Cameroun, il ne restera alors plus qu’un fil, celui qui lia le Biafra au Zaïre ou au Sud-Soudan, celui qui lia le Rwanda à l’Angola ou au Mozambique. Tel est le terreau qui nourrit l’imaginaire des deux écrivains. Le corpus sur lequel nous focalisons nos analyses n’en est que le reflet, en mettant en conflit la littérature et l’histoire, en faisant se confondre la philosophie, l’anthropologie et la sociologie. Patrice Nganang dans son essai affirmait :

La littérature répond aux questions des rues certes : aux pulsations de l’idée. Or en ce qui concerne l’Afrique, les réponses les plus urgentes aujourd’hui sont celles relatives à la

61

Achille Mbembe, « A la lisière du Monde : Frontières, territorialité et souveraineté en Afrique », in Politique Africaine, n° 42, juin 1991, pp. 49-50.

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27

violence : la violence même de l’histoire africaine. L’urgence de ces réponses est liée au fait que les Africains ne seront sortis de la nuit coloniale que pour se réveiller dans un matin de la dépossession.62

Les faits sont là, en effet, qui méritent qu’on s’y attarde : comment alors « transcrire » l’Histoire, dans ce contexte de violence sans faire de l’Histoire ? Comment faire de l’Histoire à partir d’un point de vue littéraire sans y verser un peu de soi ? Comment parler de la politique sans écorcher le politique ? Cette première partie de notre travail consiste à examiner chez ces auteurs les stratégies de déterritorialisation et de reterritorialisation mises en œuvre dans cette mise en fiction de l’Histoire et leur inscription dans le champ littéraire francophone. Dans le premier chapitre intitulé « Raharimanana et Patrice Nganang, sur le fil ténu de la mémoire », nous identifions les liens de parenté littéraire possibles entre les deux auteurs et par extension, leurs pays. Dans le second, nous analysons « la dynamique de la violence » et ses différentes manifestations dans les œuvres en étude. Le chapitre trois s’intéresse, comme l’indique le titre, à la portée philosophique, sociologique et littéraire de « l’éclatement des frontières entre l’homme et l’animal comme jeu tragique de déconstruction » tel qu’on le remarque, certes chez Nganang, mais aussi chez certains auteurs francophones.

L’analyse du discours et l’analyse interprétative nous serviront de supports méthodologiques pour la rédaction de cette partie. Nous en emprunterons également à la philosophie, notamment celle de Chamoiseau à propos du concept de la « Relation », surtout dans le chapitre trois qui traite de la dichotomie Homme/animal où nous serons amenée à repérer la présence du bestiaire dans la littérature francophone.

62

Patrice Nganang, Manifeste d’une nouvelle littérature africaine : pour une écriture préemptive (2007), suivi de Nou (2003), op. cit., pp. 198-199.

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CHAPITRE I. RAHARIMANANA ET NGANANG, SUR LE FIL TÉNU

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29 Homme de tous les lieux, l’écrivain est aussi et surtout de tous les Temps. Il est cette voix qui, se refusant d’être reconnue comme telle, organise et structure le récit suivant les empreintes de sa double histoire : personnelle et collective. L’Histoire devient alors la substance que l’écrivain fouille et remue. Or, l’histoire, dans les pays ex-colonisés, n’a pas figure de bonheur. Les faits sont là, qui défient le temps. Les blessures laissées par les années de braise qu’ont connues Madagascar et le Cameroun sont telles qu’il est impossible pour Raharimanana et Nganang de se taire. Les deux auteurs se retrouvent alors sur le fil ténu de la mémoire qu’il faut questionner pour ce travail de recadrage. Mais que dire finalement et comment le dire sans se trahir, sans y verser un peu de soi, si l’on convient avec Lapierre que « le trop-plein de mémoire est entrave et la perte de mémoire aussi »63 ? Quels sont les oublis de l’Histoire qui nourrissent leur imaginaire, oubli ici selon l’entendement de Marc Ferro64? Ce premier chapitre amorce l’une des grandes problématiques de l’écriture de ces deux auteurs. Après un aperçu biographique de chacun d’eux, nous analyserons leur rapport à l’Histoire et à la mémoire afin de cerner les limites de cette écriture qui se situe à la charnière de l’Histoire et de la littérature.

63 Nicole Lapierre, « Dialectique de la mémoire et de l’oubli », in Nicole Lapierre (dir.), Communications, n° 49,

1989, La Mémoire et l’oubli, pp. 5-10, p. 8, https://www.persee.fr/issue/comm_0588-8018_1989_num_49_1.

64

Marc Ferro, « Les oublis de l’histoire », Ibid., p. 59. Marc Ferro désigne, en effet par « oubli » le mensonge qui résulte des manipulations de l’institution historienne.

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30 I. 1. Repères biographiques

I. 1. 1. Raharimanana

Dans le champ de la littérature francophone contemporaine, Raharimanana est l’un des auteurs dont l’écriture préoccupe de plus en plus la critique littéraire. Écrivain de la rupture et de l’obsession, il est surtout connu par la virulence de son style et son rapport à la mémoire et à l’Histoire.

Malgache d’origine, Raharimanana fit son entrée sur la scène littéraire en 1989, date de parution de sa première pièce, Le prophète et le président, qui fut censurée, sous l'influence des autorités malgaches. Grâce à une bourse, il intégra la Sorbonne, en France, et l’INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Orientales) où il obtient un DEA d'ethnolinguistique. Commence alors l’aventure littéraire de l’auteur. Lui-même fils d’historien, Jean-Luc Raharimanana se caractérise par une écriture qui se situe à la charnière de l’Histoire et de la mémoire, que la mythologie officielle tend à obstruer, afin de dénoncer la corruption et la misère qui sont les lots quotidiens de son île natale. Aucun genre ne sera alors oublié.

De sa toute première pièce qui se caractérise par une écriture hallucinante et burlesque à travers laquelle l’auteur met en scène deux psychopathes, deux hommes de pouvoir, l’un politique et l’autre religieux, pour peindre les contours d’une réalité aussi tragique que chaotique, Raharimanana passe à la nouvelle avec, en 1992, Le lépreux et

dix-neuf autres nouvelles, un recueil réunissant plusieurs jeunes auteurs. Nourri de

cette expérience du récit, Raharimanana publie à partir de 1996 une série d’œuvres, parues au Serpent à Plumes, que Jean-Christophe Delmeule classe – à juste titre – dans la « trilogie des abîmes. »65 :

- Lucarne, recueil de nouvelles, en 1996 ;

- Rêves sous linceul, recueil de nouvelles, en 1998 ;

- Nour, 1947, premier roman de Raharimanana qui parut en 2001.

Dans la même lignée, un autre roman, Za, est publié en 2008 qui confirme, tant par sa structure et son style, ce projet de l’auteur de mettre à nu, avec une telle violence, tout le Mal dont la mémoire a souvenance.

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31 Entre les deux romans, on note la parution de deux autres récits : L’arbre

anthropophage en 2004 et Madagascar, 1947 en 2007. Toutes les publications qui

précèdent son dernier roman, Revenir66, sont plutôt poétiques.

Les Cauchemars du gecko, Vents d’ailleurs, 2011.

Enlacement(s). Coffret de trois livres : Des Ruines, Obscena et Il n’y a plus de

pays, Vents d’ailleurs, 2012.

Empreintes, Vents d’ailleurs, 2015.

Revenir, Payot et Rivages, 2018.

Que l’on passe du théâtre au récit ou à la poésie, la question de l’écriture chez Raharimanana reste très complexe et ne peut se dissocier de celle de l’Histoire et de la mémoire. Sa lettre ouverte – nous y reviendrons – adressée au président Sarkozy suite au discours de Dakar, l’illustre bien. « Dire Madagascar, mais véritablement la dire, la faire naître dans ses dimensions multiples, et nouer les sentiments qui font de la colère un geste et du geste, une poétique »67, tel est le projet d’une écriture qui s’inscrit d’une œuvre à l’autre, côtoyant l’oralité, trahissant les performances et où s’entremêleront tous les fils de l’Histoire, mais aussi de la mémoire.

I. 1. 2. Patrice Nganang

Homme de lettres et de combat, Patrice Nganang est d’origine camerounaise. Ancien étudiant de l’université de Yaoundé, il fut membre du « Parlement » des jeunes qui ont lutté contre les abus de Paul Biya autour des années 90. Grâce à une bourse allemande, il entre à l’université de Johann Wolfgang Goethe de Francfort-sur-le-Main où il fait sa thèse de doctorat en littérature comparée, discipline qu’il enseigne à l’université d’État de New York à Stony Brook depuis 2007 où il vit encore.

Patrice Nganang fit son entrée sur la scène littéraire en 1995 avec son recueil de poèmes Elobi publié aux Éditions Saint-Germain-des-Prés. Puis, deux ans plus tard, en 1997, il publie son premier roman, La promesse des fleurs, œuvre qui représente la scène d’ouverture de l’histoire des sous-quartiers du Cameroun, histoire qui se poursuit dans les deux autres romans de la trilogie : Temps de chien en 2001 et La joie

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Raharimanana, Revenir, Paris, éditions Payot & Rivages, 2018.

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