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La scénographie des senteurs : une version olfactive de la violence

D’UN PAYS L’AUTRE : MADAGASCAR ET LE CAMEROUN

II. 3. La scénographie des senteurs : une version olfactive de la violence

Avec Raharimanana et Nganang, la violence, pour atteindre son plus haut niveau, se joue de tous les interdits, brisant les frontières entre l’homme et l’animal et brouillant tous les sens. Mais le cadavre humain, lui, ne se prête à aucune confusion, ni dans la complexité des émotions qu’il génère, ni dans la putridité de sa senteur. Quand il investit l’espace littéraire et se répand dans l’univers diégétique, il devient un

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Ibid., p. 349.

64 symbole, celui de l’horreur, de l’obscénité, de l’abjection, de la violence dont la puanteur envahit le lecteur et se répand en haleine fétide. Esthétique de l’insoutenable ou mise en déroute des apparences ? Alors s’entrechoquent littérature et sociologie, philosophie et anthropologie. Tout un tressage qui déconstruit le discours romanesque. Dans un premier temps, nous identifierons les différentes expressions et figurations des senteurs, telles qu’elles se manifestent dans les œuvres puis, dans un second temps, nous en déduirons la portée esthétique et socio-anthropologique.

II. 3. 1. Des odeurs et des puanteurs II. 3. 1. 1. Chez Raharimanana

Dans la plupart des civilisations humaines, le sang est considéré comme « l’essence même de la vie. »184 L’auteur du livre du Lévitique énonce d’ailleurs que « La vie de la chair est dans le sang. »185 Il y a donc une certaine « spiritualisation » autour du sang. Spiritualisation qui explique d’ailleurs les interdits dont il fait l’objet. Son absorption est formellement interdite dans l’Ancienne Alliance : « Garde-toi seulement de manger le sang. Car le sang, c’est l’âme, et tu ne dois pas manger l’âme avec la chair. »186 Pour montrer son grand amour aux hommes et réaliser l’ultime sacrifice, c’est à travers son sang et sa chair que le Christ choisit de s’offrir en holocauste pour la rédemption de l’humanité :

Or, tandis qu’ils mangeaient, Jésus prit du pain, le bénit, le rompit, et le donna aux disciples en disant : « Prenez, mangez, ceci est mon corps. » Puis, prenant une coupe, il rendit grâces et la leur donna en disant : « Buvez-en tous ; car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés. »187

Le sang et la chair humaine connotent, pour ainsi dire, une certaine sacralité, sacralité qui pousse certains peuples à en éviter la perte.

Selon James-George Frazer, « Dans le Sud des îles Célèbes, pendant un accouchement, une femme esclave est debout sous la maison (car les maisons sont

184 Annick Le Guerer, Les Pouvoirs de l’odeur, [François Bourin, 1988], Paris, Odile Jacob, 1998, p. 141.

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Lévitique chapitre 17, verset 11 in La Bible de Jérusalem, la Sainte Bible, traduite en français sous la direction de l’École Biblique de Jérusalem, Paris, [édition du Cerf, 1973], Nouvelle édition Desclée Brouwer, 1975, p. 155.

186

Ibid., Deutéronome chapitre 12, verset 23, p. 242.

65 bâties sur pilotis) et reçoit, dans une cuvette placée sur sa tête, le sang qui coule goutte à goutte à travers le plancher en bambous. Chez les Latukas de l’Afrique centrale, on enlève soigneusement, avec une pelle en fer, la terre sur laquelle une goutte de sang est tombée lors d’un enfantement ; on la met dans un pot avec l’eau qui a servi à laver la mère et on l’enterre à une certaine profondeur, en dehors de la maison du côté gauche. »188 À Madagascar, « les hommes appelés “Ramanga” ou “sang bleu”, affectés au service des nobles chez les Betsiléos, avaient pour curieuse tâche de boire le sang du maître lorsqu’il se blessait afin que ce liquide, qui contenait son âme, ne tombât pas entre les mains de sorciers. »189 D’un bout à l’autre du monde, le sang humain inspire le respect parce qu’il incarne la vie et s’oppose à la mort. Est-ce alors un hasard si le sang et la chair se côtoient et cohabitent dans l’œuvre de Raharimanana ?

Chez Raharimanana il n’y a presque pas d’odeur que celle du sang et de la chair pourrie :

C’était la nuit. Il y a un cadavre près du bac à ordures, il y a des chiens qui creusent, creusent avec leurs pattes décharnées. Il y a des épluchures de pommes pourries qui s’accrochent à leurs poils, poils qui se hérissent maintenant. La meute s’entre-déchire près du cadavre. Un os passe d’une gueule à une autre. Les crocs se serrent d’une mâchoire à une autre. Le cadavre est bientôt recouvert d’ordures, peint d’un liquide verdâtre, tatoué, rognures de carton, de papiers, autant de linceuls qui recouvrent le corps nu, boursouflé, du cadavre. Il y a un relent d’eau polluée qui flotte dans l’air, une odeur acide de lait tourné. Ô l’encens ! […] La chair entrevue n’est que de la viande vulgaire qui bleuit déjà, une viande avariée de boucher qui ne trouvera nul client que les charognes et les autres charognards humains.190

Un retournement de situation profite ici à la horde canine. Érigés en maître du cadavre humain, les chiens se régalent allègrement des restes de l’homme en décomposition et réduit à un moins que rien. Les odeurs, avant d’être nommées, sont plutôt matérialisées à travers la description du narrateur. Le lexique de la pollution est judicieusement utilisé : bac à ordures, épluchures de pommes pourries, cadavre, relent

d’eau polluée, odeur de lait tourné. Mais plus que le lait, n’est-ce pas plutôt l’homme

lui-même qui est ainsi « tourné »? Retourné à ce qu’il était avant d’être, retourné à ce qu’il sera après avoir été : « Le cadavre est superbe ainsi dans son élément naturel,

188 James George Frazer, Le Rameau d’or (1890-1915), Paris, Robert Laffont, 1981, p. 625.

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Annick Le Guerer, Les Pouvoirs de l’odeur, op. cit., p. 142.

66 parmi ces déchets et ordures. Tu es terre, et tu retourneras à la terre ! »191 Même là encore, il n’est pas totalement épargné :

Voici l’homme. Il tient un outil dans sa main. Place ! Il fouille dans les déchets, il écarte un objet suspect, découvre le cadavre. Son dos se ploie en deux. Un des chiens attend à quelques mètres. Il observe. […] Il avance menaçant ce prince de la horde. L’homme montre son outil, une tige fourchue de fer acéré. Le chien recule. Vas-t-en animal !192

Mais qui est finalement l’animal ? Le chien, connu comme tel, ou l’homme qui se sert du cadavre de son semblable pour piéger un autre homme ? Les commentaires à connotation ironique du narrateur y répondent : « Dispersez-vous, créatures sans dignité. Vous ! Vous n’êtes que des chiens. Voici l’homme ! » En d’autres termes, « Ecce Homo », une allusion intertextuelle pleine de sens pour le lecteur averti. Tout compte fait, l’appât est posé. Les odeurs, dans l’air, se multiplient en se recoupant, l’une cachant l’autre, mais cette fois-ci, c’est le narrateur-spectateur qui ajoute la sienne : « Un froid. Serrer mes hardes autour du corps, me blottir dans mon coin. Il y a une odeur d’excrément pétri dans un linge mouillé. Bon Dieu : Je chie dans mon froc ! Non ! Ne pas bouger. Ne pas bouger. »193 Le style oral qui caractérise cet extrait, avec des ellipses, des répétitions, et surtout, cette opposition des termes vulgaires et sacrés, crée une double rupture dans la construction du récit. Alors se fracassent deux mondes : l’humain versus Le divin. Mais s’agit-il ici d’une invocation ou plutôt d’une interpellation du Créateur sur sa créature ? L’usage de l’épithète « pétri » est assez allusif pour y répondre. L’attente dura deux heures. Deux heures durant lesquelles les deux hommes, l’un spectateur, l’autre metteur en scène, restent tapis dans l’ombre, volontairement soumis aux puanteurs du cadavre – devenu acteur-passif – et de son environnement fétide. Une voiture passe enfin :

Freine la voiture. Ne pas écraser le cadavre. Du bac à ordure s’éjecte la silhouette du chasseur... La voiture amorce une marche en arrière. Le moteur cale […] Voici le pare-brise qui éclate... Il y a odeur de tabac à l’intérieur, une odeur de siège capitonné, l’odeur de la richesse, de l’aisance. L’outil s’enfonce dans le cou. Une main se crispe sur le volant. L’autre se perd dans des battements à vide. Odeur de sang, de la chair tranchée, comme un

191 Ibid., p. 60.

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Ibid., pp. 60-61.

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souffle d’acier qui traverse la cervelle et qui la coupe en mille morceaux. Tabac et sang comme une haleine fétide de poumon malade. Boire ton haleine, sale bourgeois ! Boire un peu de vie, un peu de monde, d’univers.194

Dans cet extrait comme dans le précédent, les oppositions sont aussi intéressantes, deux registres, deux mondes s’opposent et se fracassent : le confort et le sang ; la richesse et la violence. On se rend compte que Raharimanana, pour décrire les odeurs, utilise souvent des images. Elles ont l’avantage, de mettre en scène, de matérialiser. Cela fait l’effet d’un reportage cinématographique. Reliant tous les sens, notamment la vue et l’odorat, elles rendent le discours plus violent, plus choquant, mais évidemment, pas pour cet homme qui n’a pas encore joué sa dernière pièce : « L’homme émerge de la voiture. Il est riche maintenant. Il va vers le cadavre, le reprend sur ses épaules, le ramène à sa place. Là, près du bac à ordures. Il se signe, puis s’en va. »195

Et pourtant, selon une interview accordée à Arnaud Pollet, un officier de la police judiciaire, « Le plus dur avec les cadavres, c’est vraiment l’odeur […]. L’odeur, on l’embarque avec soi. Elle reste collée à toi, pas dans les vêtements ni dans les cheveux, mais dans le nez. On a beau se laver, elle ne part pas. »196 Mais qu’importe, si la richesse est au bout. Ni vu, ni su, l’homme emporte avec lui l’odeur du cadavre, lui-même, cadavre ambulant, lui-même mort embaumé. Embaumé de ses biens mal acquis, embaumé de ses illusions : « Tu étais obscurité dans le ventre de ta mère, tu reviendras ténèbres au fond de la tombe. Rien n’a existé entre temps. Tout n’était qu’illusion, que mirage, que désillusion. La vie n’est que rêve de lumière, de soleil, d’illumination... »197 Mais, n’est-ce pas mépriser la tradition africaine que de prendre l’écriture de Raharimanana pour un simple plaisir du texte ? Senghor nous la rappelle en partie :

En Afrique noire, écrit-il, en effet, tout être, voire toute chose, mieux, toute forme et toute couleur, tout mouvement et tout rythme, tout timbre et toute mélodie, toute odeur et toute

194

Ibid., p. 62.

195 Ibid., pp. 62-63.

196 Arnaud Pollet, cité par Vladimir Pronier in « Le parfum de la mort ». http://vladimir.pronier.free.fr/Le_parfum_de_la_mort.htm.

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saveur, tout son avaient, chacun, sa valeur symbolique et sa signification. Pour quoi tout mot, toute parole est enceinte d’une image analogique quand ce n’est pas de plusieurs.198

Quand les couleurs se sentent et les odeurs se voient, les frontières entre les sens dès lors disparaissent et leurs fonctions s’interfèrent. Une porosité qui, chez Raharimanana, en dit plus que les mots :

L’odeur de la maison changea tout de suite. Une odeur qui empreignait dès l’entrée, une odeur d’encre et de papier, et d’autres senteurs que Hira ne parvenait pas à identifier, une odeur d’eau paradoxalement, une eau emplie de terre ou de coquillages, de coraux, ou d’autres matières de l’océan. C’était étrange. Et des odeurs de mondes inconnus pour Hira. Des odeurs de voyage. Des odeurs de lointain. Et des odeurs d’homme. Et des odeurs de cigarette. Des odeurs d’autres maisons. D’autres épices que sa mère n’utilisait pas. Et des odeurs d’autres pays dont il ne pouvait connaître le nom. Des odeurs qui n’étaient pas d’ici. […] Et des couleurs. Rouge beaucoup. Bleu. Autant. Noir. Le Blanc des pages. Et les images et les illustrations.199

Encore différentes odeurs, différents mondes, mais toujours l’Homme, qui, de Madagascar au Cameroun, reste ce qu’il est, c’est-à-dire, une puanteur.

II. 3. 1. 2. Chez Nganang

Chez Nganang également, les puanteurs abondent dans tous les sens et les unes ne se distinguent pas des autres. Si elles sont moins envahissantes que chez Raharimanana, leur cohabitation avec l’environnement humain démontre l’absurdité de la vie, de la finitude de l’homme et étouffent même Mboudjak, le chien narrateur :

Je crus d’abord que c’était la mauvaise haleine de mon propre corps qui m’étouffait. Je me convainquis ensuite que les senteurs obsédantes étaient celles de tout le sous-quartier, des mille poubelles, des maisons rabougries, des rues pétées, des bars ammoniaques, des tuyaux de caca percés, des restaurants moisissants, des voitures camées, des cabinets ouverts à la rue, des puits donnant sur la merde, des marigots combattant avec les poubelles, des lits crasseux, et des cadavres vivants.200

198 Léopold Sédar Senghor, Dialogue sur la poésie francophone, in Œuvre poétique, Paris, Seuil, coll. « Points », [1964] 2006, p. 398.

199

Raharimanana, Revenir, op. cit., p. 112.

69 Dans sa réflexion sur l’abjection, Julia Kristeva faisait remarquer qu’« une nourriture ne devient abjecte que d’être un bord entre deux entités ou territoires distincts. Frontière entre la nature et la culture, entre l’humain et le non-humain. »201

Avec Nganang, l’acte d’écriture défini par Glissant trouve son plein accomplissement. Selon le théoricien, en effet :

Écrire c’est dire, littéralement. [...]

Écrire, c’est vraiment dire : s’épandre au monde sans se disperser ni s’y diluer, et sans craindre d’y exercer ces pouvoirs de l’oralité qui conviennent tant à la diversité de toutes choses, la répétition, le ressassement, la parole circulaire, le cri en spirale, les cassures de la voix.202

Et le plus dramatique chez ces auteurs est que, du reste, leurs personnages se sont si bien accommodés à cet environnement putride, qu’ils en ont comme la conscience émoussée. Seul le chien s’en émeut :

Je me rendis compte bien vite que je tournais le dos à une rigole dont un cadavre de chien barrait le cours. J’écarquillai mes yeux quand je vis les trois pattes du cadavre se lever au ciel. Je dressai mes oreilles, horrifié. Et soudain, je fus habité par le chant communiste de Madagascar. J’arrondis mon dos terrifié et je me jetai sur la route, secouée par la nausée. Une mobylette manqua de me heurter.

« Maudit chien ! » dit le chauffeur qui avait perdu son équilibre.203

Si l’art, comme le définit Bataille, est réellement un exercice de cruauté204, il trouve son vrai sens dans ces textes que nous étudions. Ici, les mots charrient la vie, et, avec elle, toute la violence qui la caractérise. L’exploration du cadavre du chien philosophe n’en donne qu’une idée :

Oh, j’aurais reconnu ce chien philosophe de mon quartier parmi le million de chiens errants de Yaoundé ; son cadavre jeté là ne soulignait qu’encore plus son être. Sa gueule était ouverte et laissait ses crocs pointer au jour. Ses yeux étaient ouverts, ouverts sur le vide. Il y

201

Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, op. cit., p. 90.

202 Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde. Poétique IV, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1997, p. 121.

203 Patrice Nganang, Temps de chien, op. cit., pp. 238-239.

204

Georges Bataille, L’Art, exercice de cruauté. Médecine de France, 1949, in Œuvres complètes XI, Article 1 (1944-1949), Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 1988.

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entrait et en ressortait une population laborieuse d’asticots multicolores. Une peuplade de mouches bleues dansait le ben skin de sa mort au-dessus de son corps.205

Si chez Raharimanana, c’est le cadavre humain qui est mis en scène et sert d’appât pour un autre homme sous l’observation du chien, chez Nganang, c’est le cadavre d’un chien qui est théâtralisé et sert de rigole sous le regard attentionné d’un spectateur plutôt humain, aux apparences canines :

Le cadavre du chien canalisait l’eau de la rigole sur la route et dispersait ainsi son corps liquéfié jusque dans la profondeur des maisons voisines. Quelques mouches de son cortège tournaient et vinrent se déposer sur mon dos. Je sentis l’une d’elles poser ses pattes humides sur mon oreille ouverte. C’était comme si sa gourmandise cannibale avait pris appétit à mon corps. Je me secouai. La mouche tourna autour de ma tête en chantant l’hymne de ma canitude douteuse206

C’est peut-être le lieu de lever le doute qui pèse sur le personnage de ce présumé « chien » pour en révéler la figure, la vraie figure, qui s’y cache. Mboudajk en effet aboie, en tant que chien, et ne parle pas ni n’écrit. Mais alors qui parle à sa place et d’où parle-t-il, si ce n’est l’auteur qui s’animalise sous le nom du « Corbeau »207, encore appelé « l’homme en noir-noir »208. La « quarantaine achevée »209, il était un fidèle client du bar de Massa Yo :

Le lendemain de cette révélation, l’homme en noir-noir, pour montrer sa bonne volonté, vint avec un livre qu’il avait déjà écrit. Le titre du livre était – comment l’oublier ? – Temps de chien. Il dit qu’il avait essayé d’y écrire une histoire du présent, une histoire du quotidien210

On peut en déduire que l’auteur de ce livre déjà écrit n’est rien d’autre que Patrice Nganang lui-même, qui est comme le substitut de l’écrivain, ce personnage du

Corbeau, l’homme en noir-noir, noir, en référence à la couleur de la peau de Nganang, la quarantaine passée. En plus de cette iconicité, au-delà de cette double mise en

abyme, ce passage de l’œuvre nous livre en partie les subterfuges de l’auteur et les

205 Patrice Nganang, Temps de chien, op. cit., p. 239.

206

Patrice Nganang, Temps de chien, op. cit., p. 240.

207 Ibid., p. 146.

208 Ibid., loc. cit.

209

Ibid., p. 147.

71 détours qu’il emprunte pour réussir son jeu littéraire, comme il le fait écrire par son double :

C’est le vendeur de cigarettes qui lut à haute voix pour la rue les notes qui marquèrent définitivement, pour le tout Madagascar, le bizarre du personnage (parlant de l’écrivain) : « Écoutez-moi ça : “Les sous-quartiers sont la forge inventive de l’homme. La misère de leur environnement n’est qu’illusion. Elle cache la réalité profonde de l’inconnu qu’il faut découvrir : la vérité de l’Histoire se faisant” »211

C’est dans cette obscurité que nous plongent les textes de Raharimanana et de Nganang, dans les traces laissées par les brûlures, certes, de l’Histoire, mais aussi de l’histoire. Ce sont ces traces que nous essayons de décoder, « pour vivifier les mythes et éclairer la tyrannie et l’injustice qui se cachent derrière la réalité apparente. Pour relier les origines aux visions les plus personnelles. »212 Que reste-t-il alors de la tradition quand l’écriture déjoue le sacré et met ainsi en déroute les apparences ?

II. 3. 2. Au-delà des odeurs

Dans une étude consacrée aux Pouvoirs de l’horreur, Julia Kristeva faisait remarquer que « la pourriture est le lieu privilégié du mélange, de la contamination de la vie par la mort, de l’engendrement et de la fin [...] Le cadavre humain donne lieu à la concentration maximale d’abjection et de fascination. »213 Au-delà donc des odeurs, Raharimanana et Nganang rompent d’avec la vie pour interroger la finitude de l’homme.

À Madagascar, un même respect est voué à l’homme vivant ou mort, « l’irrespect du corps vivant va de pair avec la profanation du corps mort »214. Delmeule ne fait-il pas emprunter à Raharimanana la ligne de fuite ? « La ligne de la fuite est ce qui

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