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D’UN PAYS L’AUTRE : MADAGASCAR ET LE CAMEROUN

I. 3. Les instabilités temporelles

Dans son ouvrage sur la philosophie de l’histoire106, Raymond Aron estime que l’homme a une histoire parce qu’il est et vit le temps. Une conception qui rappelle le dernier titre d’Yvan Jablonka107 et qui fait penser à cette notion d’histoire immédiate que Jean-François Soulet définit comme « l’ensemble de la partie terminale de l’histoire contemporaine, englobant aussi bien celle dite du temps présent que celle des trente dernières années ; une histoire qui a pour caractéristique principale d’avoir été vécue par l’historien ou ses principaux témoins »108. La notion de temps se rapproche alors de celle de l’histoire. Dès lors, la relation littérature/temps peut être complétée par le couple littérature/histoire. Malgré l’évolution des disciplines modernes, un fossé subsiste entre ces deux domaines des sciences humaines. Si la littérature a un rôle d’enregistrement et de conservation, ce n’est pas pour autant qu’elle se substitue à l’histoire. Car elle est de l’ordre de la représentation et donc de la subjectivité, tandis que l’histoire relèverait de la transmission et de l’objectivité. Nourredine Saadi signale d’ailleurs que « Les liaisons de nos mémoires perceptives construisent pour chacun d’entre nous des évocations différentes qui donnent un sens privé à tout événement. »109 Chaque écrivain écrit alors l’Histoire avec les marques et les empreintes qui leur sont propres, avec leurs traces.

I. 3. 1. Chez Nganang

Nganang, tout comme on le verra avec Raharimanana, se réfère beaucoup aux faits historiques dans ses œuvres. D’abord, un mythe fondateur du quartier des

Bamiléké – une ethnie camerounaise – ouvre le récit de son premier roman :

105 Élisabeth Vauthier, « Réécriture de la mémoire dans Mémoires de la chair d’Ahlem Mostaghanemi », in Françoise Dubosquet Lairys (dir.), Les failles de la mémoire, théâtre, cinéma, poésie et roman : les mots contre l’oubli, op. cit., p. 132.

106 Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard, 1938.

107

Yvan Jablonka, L’Histoire est une littérature contemporaine : Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014.

108 Jean-François Soulet, L’Histoire immédiate, Paris, PUF, 1994, Avant-propos, pp. 3-4.

109

Nourredine Saadi, « Histoire, violence, écriture », in Marc Quaghebeur (dir.), Violence et vérité dans les littératures francophones, op. cit., p. 80.

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Notre quartier devait son existence au marigot. Ceci était l’évidence première, parce qu’elle ne pouvait pas être retournée, parce que cela ne pouvait pas être autrement. Et le marigot coulait entre les maisons, entre les hommes et les femmes du quartier. Il glissait entre les mains des enfants, comme un collier aux perles infinies.110

En Afrique, l’eau est souvent évoquée dans plusieurs mythes fondateurs. Comme source, elle symbolise la vie. Dans la plupart des cas, elle abrite un esprit protecteur souvent représenté par une femme. Chez Nganang, c’est un marigot. D’abord dans la légende d’un fugitif qui y aurait trouvé refuge, ensuite celle d’une femme, d’une fée, la baigneuse de la nuit, que le narrateur et son ami Méka surprirent en pleine nuit :

Nous regardions la femme qui comme une ballerine se mouvait dans la nuit. L’air habillait son corps d’une prestance inimaginable. La nuit couvrait ses vêtements d’un manteau de velours. […] La femme était également comme une fée. À ce moment, Meka m’aurait dit que c’était l’esprit de la nuit, et je l’aurais cru. Je n’aurais pas discuté s’il m’avait dit que c’était l’esprit de la rivière. Je n’aurais même pas discuté s’il m’avait dit que c’était l’hôtesse-de-l’air-fantôme dont ma mère m’avait déjà parlé.111

Outre ces retours aux origines, Nganang revient surtout sur plusieurs épisodes du passé historique et politique du Cameroun mais aussi de plusieurs pays africains :

Or dans ces universités ambulantes, dans ces amphithéâtres mobiles que sont les taxis de la capitale du Cameroun, pour ces crieurs des villes que sont les taximen-intellos de chez nous, et qui de client en client vous déconstruisent l’univers ; qui vous disent les raisons des quatre-vingts coups d’État qui ont lieu en Afrique depuis 1960 […], qui vous démontrent les ramifications parisiennes de la crise en Côte d’Ivoire, les sources élyséennes de la guerre au Congo-Brazza, de la dictature au Burkina Faso, du coup d’État au Togo, au Niger, en Centrafrique, de la guerre au Tchad ; qui vous révèlent les implications françaises dans le génocide au Rwanda, en pays bamiléké, bassa […] ; qui savent tout sans jamais vous dire comment ils ont fait.112

Comme on le voit, « l’histoire », pour reprendre les termes de Patrick Sultan, « a dans les littératures postcoloniales, la figure du malheur. »113 Les violences politiques subies par les pays africains occupent majoritairement l’imaginaire de Nganang. Pour lui, le passé cannibale de la violence ayant déjà posé les jalons du présent, il faut

110 Patrice Nganang, La Promesse des fleurs, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 11.

111 Ibid., p. 36.

112

Patrice Nganang, La Saison des prunes, Paris, Philippe Rey, 2013, p. 416.

42 préserver l’avenir, le soustraire à cette brutalité, au moyen de la lutte et du rêve. Un combat qui, selon lui, incombe d’abord aux écrivains :

En dictature, affirme-t-il, les mots de l’écrivain ne sont pas seulement description « objective » d’un état de fait alentour : ils sont clair parti pris. Ils ne sont pas seulement relation froide de la catastrophe : ils sont préemption de celle-ci.114

Cette préoccupation est d’ailleurs au centre d’un essai de l’auteur publié en 2017 sous le titre Manifeste d’une nouvelle littérature africaine, pour une écriture

préemptive115. Le présent étant « déjà conjugué au mauvais »116, il faut, selon

Nganang, éviter qu’un sort identique ne frappe un avenir auquel l’auteur attache beaucoup d’importance. « Si notre présent déjà était un jeu de dés, qu’en est-il donc de notre futur ? »117 Complexe et hallucinante, question qui livre les soubresauts d’un malaise qui, chez l’écrivain, conduit à un véritable engagement.

Du point de vue narratologique, les récits dans l’œuvre de Nganang sont plutôt linéaires. Dans l’ensemble de la trilogie que nous étudions, les faits narrés suivent une ligne chronologique. Ce qui préserve l’unité du récit et en facilite l’analyse, contrairement à ce qu’on constate chez Raharimanana.

I. 3. 2. Chez Raharimanana

Je me retourne sur ma mémoire. Ma mémoire est du plus loin que je la ressens de douleur et d’espérance. À chaque fois renouvelée, à chaque fois la même, de douleur et d’espérance. Et ma mémoire est d’esclavage, espérance de liberté. Et ma mémoire est de colonisation, espérance d’indépendance. Et ma mémoire est d’indépendance, la liesse et encore l’espérance trahie sur le règne des dictatures et autres impostures.

Sur le temps, je me retourne.118

Chez Raharimanana, le texte se révèle comme un véritable tissu, où le réel et l’irréel se coupent et se recoupent grâce au travail de l’écrivain dont la figure

114 Patrice Nganang, La République de l’imagination, op. cit., p. 94.

115

Patrice Nganang, Manifeste d’une nouvelle littérature africaine : pour une écriture préemptive (2007), suivi de Nou (2003), op. cit., p. 225.

116 Patrice Nganang, La République de l’imagination, op. cit., p. 51.

117

Ibid., p. 54.

43 « s’impose comme voix et s’efface comme réalité »119. Sur quel temps peut-on alors se retourner quand tous les temps se dédoublent et s’entremêlent ?

Selon Christian Metz, cité par Jouve dans La poétique du roman, « le récit est une séquence deux fois temporelle […] il y a le temps de la chose racontée et le temps du récit (temps du signifié et temps du signifiant). »120 Dans les œuvres de Raharimanana, le temps des souvenirs, qui est l’équivalent temporel des lieux de la mémoire, l’emporte sur celui à l’intérieur duquel se déroulent les actions, quand elles existent. Un mythe fondateur ouvre le récit de la première nouvelle de Rêves sous le

linceul :

Elle est belle la mer qui s’ouvre à nos lèvres. Je humais l’écume des vagues et m’enivrais de sel.

Murmure sur cette terre bien étrange. Chuchotements. Pour l’ondine lumineuse. Pour cet être de chair qui écarte les vagues et qui échoue contre mes pieds.

Nour, je lui murmure. Nour, je te nomme. […] Nour, d’onde et de lumière. Nour...121

Dans un entretien avec Boniface Mongo-Mboussa, Raharimanana explique la signification de Nour :

À Madagascar le nom de Nour (Noro) renvoie à la noblesse, plus précisément, il s’agit d’une figure mythologique malgache : Ranoro. Elle serait sortie de l’horizon, fille de la lumière, elle est une femme civilisatrice, directement à l’origine du peuple malgache et de sa culture.122

Dans ses réflexions sur la politique en Afrique contemporaine, Achille Mbembe faisait déjà remarquer que l’Afrique vit une « combinatoire de plusieurs temporalités »123, qui engendre la violence caractéristique des anciennes colonies. L’épisode de la rébellion malgache de 1947 est central dans Nour, 1947. Plusieurs nouvelles de Rêves sous le linceul le reprennent. Portraits d’insurgés et Madagascar,

1947 recourent à des photographies. Ces nombreux retours ne sont-ils pas expressifs

119 Jean-Christophe Delmeule, Les Mots sans sépulture. L’écriture de Raharimanana, op. cit., p. 109. 120 Vincent Jouve, Poétique du roman, [Sedes, 1998], Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 2012, p. 43.

121 Raharimanana, Rêves sous le linceul, Paris, Le Serpent à plumes, 1998, p. 49.

122 Boniface Mongo-Mboussa, Désir d’Afrique, Paris, Gallimard, 2002, p. 150.

123

Achille Mbembe, De la Postcolonie. Essais sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, op. cit., p. 34.

44 d’un trop-plein qui hante l’imaginaire de l’écrivain ? « Le temps me traverse, j’ai vu s’élever la hache de l’horreur/Celle de haches qui découpent le temps et la vision/Celle de hache qui sépare le temps et l’invécu. »124

L’œuvre de Raharimanana est, certes, traversée par l’histoire de la Grande Île mais elle s’ouvre aussi sur celle des anciennes colonies.

Je n’ai pas à énumérer toutes ces mauvaises choses. Je n’ai même pas à énumérer le nom de ces pays autres où les récits se sont fendillés en troubles échos. Congo, Guinée, Rwanda, Somalie... autant de tragédies mauvaises à la bouche. J’oublie ma peau, et l’eau de plaie qui y coule n’est que l’eau de pluie que j’espère depuis longtemps.125

On pourrait se demander si tous ces événements qu’évoque Raharimanana sous la peau de l’écrivain (les origines de l’île, l’esclavage, la colonisation, les indépendances, les dictatures, les génocides) ne sont pas ceux-là mêmes qui ont marqué la conscience de sa personne réelle et par rapport auxquels l’auteur prend aujourd’hui position. L’écriture devient alors un mode, mode d’être au monde, mode d’habiter le monde. « L’écriture […] est rapt de l’inédit. N’est-elle pas ainsi la mémoire, l’abrogation de la surface blanche et l’érection de la blessure ? »126

L’écriture de Raharimanana est à la charnière du passé et du présent. Il est de tous les temps. « Le présent n’arrête pas de réédifier son passé pour justifier ses réalités... » L’un s’identifie à l’autre, et tous les deux se nient en s’offrant au futur comme anti-modèles : « Nous avons perdu notre passé et notre temps est ainsi écorché. Notre présent boitille, notre avenir dépérit. »127

Au plan narratologique, cette pluralité de temporalités se traduit par une anachronie. Dès le début de Nour, 1947, le personnage éponyme est présenté comme étant déjà mort :

Nour...

En traînant ton corps le long des sentiers. En hurlant ton nom dans le bourdonnement des mouches dévorant ta chair... Des nuits à danser dans mes délires, des nuits à ramper hors de

124 Raharimanana, Il n’y a plus de pays, in Enlacement(s), op. cit., p. 39.

125 Raharimanana, Des Ruines, in Enlacement(s), op. cit., p. 8.

126

Raharimanana, Il n’y a plus de pays, in Enlacement(s), op. cit., p. 45.

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ce rocher fendu, à t’éclore sous les scintillements des astres, entre les brisures de pierre et l’envolée des poussières.128

Mais le lecteur ne fera véritablement la connaissance de ce personnage qu’à partir de la page 87 où commence le début de son histoire : « Aussi loin que remontait sa mémoire, Nour était toujours esclave [...] un être sans importance, sans terre de son vivant, sans tombeau où se reposer après sa mort. »129 Lumière, « fille de la lumière », Nour n’est-il pas finalement ce personnage qui traverse tous les temps et qui échappe au temps ? Est-elle alors morte comme le narrateur nous le fait croire au début du livre ? On pourrait en douter : « Je disparus dans la ville, dans la foule qui se referma à mon passage. Une femme me tendit la main. Nour... »130

Par ailleurs, si les actions se déroulent sur sept nuits (du 5 novembre 1947 au 11 novembre 1947), le récit de la rébellion du 29 mars 1947 est rapporté dans le chapitre intitulé Septième nuit, 11 novembre 1947, alors que les journaux et les lettres des jésuites qui se fondent dans le texte datent du dix-huitième et dix-neuvième siècle. Ces multiples références aux faits historiques, ces anachronies rétrospectives, mêlées aux nombreuses visions aussi bien du narrateur que celles de Konantitra, finissent par produire un texte temporellement fragmenté.

Avec ces deux auteurs, on s’aperçoit, comme Lu Jiandong que, « La littérature est une activité humaine privilégiée pour intégrer dans son ensemble les trois dimensions du temps. Cela lui permet de partager avec l’histoire la même destination tout en parcourant une route différente. »131 Mais, si les références aux faits historiques constituent la trame de fond de l’écriture chez les deux auteurs, leurs textes, paradoxalement, n’autorisent pas pour autant une étude historique scientifique. Le contexte fictionnel et la personne de l’écrivain échappent, en dernier ressort, à toute analyse. Il est dans le Temps, sans être du temps. « Entre lui et le personnage ou le narrateur fictionnel se démultiplieront les êtres imaginaires et les êtres réels. »132

128 Ibid., p. 24.

129 Ibid., p. 87.

130

Raharimanana, Nour, 1947, op. cit., p. 235.

131 Lu Jiandong, « La mémoire : thématique maîtresse de la littérature et de l’histoire », in Duanmu Mei, et Hugues Tertrais, (dir.), Temps croisés I, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2010, pp. 81-89, https://books.openedition.org/editionsmsh/914.

46 L’écriture devient alors un terrain de lutte où la fiction et la réalité s’affrontent et toutes les temporalités s’entrechoquent.

Or, l’homme, en tant qu’individu, est toujours au centre des événements historiques, soit en tant qu’acteur, soit en tant que spectateur. Dans l’un ou l’autre des cas, son implication, directe ou indirecte, affecte inévitablement sa personnalité et définit son identité. En dehors du contexte des études postcoloniales, Paul Ricœur, dans un article intitulé « Passé, mémoire, oubli »133, situe le lien entre temporalité et violence à la source des questions identitaires. Selon Ricœur, en effet :

On peut dire trois choses de la crise identitaire :

– elle touche le rapport au temps, plus précisément au maintien de soi à travers le temps ; – elle résulte en outre de la compétition avec autrui, des menaces réelles ou imaginaires pour l’identité, dès l’instant où celle-ci est confrontée avec l’altérité, avec la différence ;

– à cette blessure largement symbolique, s’ajoute une troisième source de vulnérabilité, à savoir la place de la violence dans la formation des identités, principalement collectives. À l’arrière-plan des pathologies de la mémoire, on retrouve le rapport fondamental de la mémoire et de l’histoire avec la violence.134

Des réflexions de Ricœur, nous déduisons que la reconstitution du passé participe de la formation de l’identité et, de ce fait, est inéluctablement liée à la violence. Comment d’ailleurs, dans les conditions qui sont celles de Raharimanana et de Nganang, se dire sans se trahir, sans y verser un peu de son moi, de ses blessures, de ses traces, quand on sait que « La littérature fait appel à la représentation, à l’expression ayant pour objectif la catharsis, donc elle est plutôt subjective »135

?

133

Paul Ricœur, « Passé, mémoire, oubli », in Martine Verlhac (dir.), Histoire et mémoire, Grenoble, Centre Régionale de documentation pédagogique de l’Académie de Grenoble, 1998, pp. 31-45.

134 Ibid., loc. cit.

135

Lu Jiandong, « La mémoire : thématique maîtresse de la littérature et de l’histoire », in Duanmu Mei, et Hugues Tertrais, (dir.), Temps croisés I, op. cit., pp. 81-89.

47 Dans ce chapitre, après avoir fait la présentation biobibliographique des auteurs sur qui porte notre corpus, nous avons essayé de montrer, au regard du passé historique de leurs pays respectifs, que les événements qui alimentent leur imaginaire justifient leur mise en relation. Nous en déduisons la difficulté d’appréhension de la notion de frontière et, par analogie, celle de « temps » en littérature. Homme parmi les hommes, l’écrivain se révèle aussi comme cet être qui échappe à tout enfermement spatial et temporel. Il est de tous les temps et tous les lieux du monde sont siens. Madagascar et le Cameroun, désormais unis par le lien du sang répandu de leurs fils, peuvent par le biais de l’écriture être alors considérés comme un seul peuple au nom de leurs histoires qui présentent beaucoup de similarités. Les atrocités qui ont marqué l’âme et la conscience des peuples camerounais et malgache durant la moitié du XXe siècle hantent l’esprit de Raharimanana et de Patrice Nganang. Les deux auteurs, Raharimanana en l’occurrence, se lancent alors dans les méandres de l’Histoire pour en chercher la Vérité, mêlant l’oubli à la mémoire, le réel à l’irréel, et faisant s’imbriquer le présent dans le passé. Mais cette opiniâtreté des auteurs, à vouloir rétablir la vérité et lever le voile sur les faits historiques, porte en lui un risque : celui de mener à la démesure.

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CHAPITRE II. LA DYNAMIQUE DE LA VIOLENCE

49 Nous avons vu dans le chapitre précédent que l’Histoire constitue le terreau nourricier dans lequel prend racine l’écriture de Raharimanana et de Patrice Nganang. Ce dernier n’a d’ailleurs cessé de le clamer haut et fort :

S’il nous est possible de dire en effet, qu’après le Rwanda, rien ne peut plus être comme avant, c’est bien une manière d’affirmer que nous ne pouvons plus qu’être différents de nos aînés. Et c’est le Rwanda qui nous en donne l’obligation. Oui, le Rwanda est cela qui tient lieu aujourd’hui du philosophème de notre temps. Il est notre ferment.136

Les deux auteurs ont choisi le parti du risque, et veulent se faire entendre du tréfonds de leurs ruines respectives. Oui, peindre l’homme, depuis son arrachement de l’humus jusqu’à son abaissement où il retourne s’y confondre ; mettre à nu la déchéance humaine et lever le voile sur ce que la misère peut griser en l’homme. Le chapitre ci-après s’intéresse à cet aspect précis. À travers l’analyse proprement dite des textes, nous voudrions rendre tangible, d’abord partant des éléments paratextuels puis thématiques, le niveau de souffrance des personnages des œuvres en étude en faisant nôtres ces interrogations – aussi philosophiques qu’anthropologiques – du narrateur de

Temps de chien : « Où est l’homme ? »137 et « Comment ils (les hommes) font pour

être comme ils sont ? »138 La bouteille, chez les deux auteurs, nous servira d’éclaireur

dans cette séquence qui se veut être un examen, une identification des différentes expressions de misère, misère au sens large du terme, des habitants des deux Madagascar, le quartier et la ville. Après avoir relevé les différentes manifestations de la faim et les dérives auxquelles elle conduit, nous verrons comment la chair et le sang humains servent de paradigmes textuels à ses auteurs. Nous explorerons enfin, à l’aide de l’analyse du discours, la matérialisation des puanteurs qui polluent la diégèse de Raharimanana et de Nganang, afin d’y trouver une clé d’interprétation.

136 Patrice Nganang, Manifeste d’une nouvelle littérature africaine : pour une écriture préemptive (2007), suivi

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