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COMME JEU TRAGIQUE DE DÉCONSTRUCTION

III. 3. Pourquoi tant de chiens ?

La fiction animale, de plus en plus présente dans la littérature francophone, constitue pour ses auteurs un moyen de régler plusieurs comptes, tant avec la philosophie, tant avec la sociologie, mais aussi et surtout avec l’Histoire. Pierre Roudy, à propos des animaux des Fables de La Fontaine, ne faisait-il d’ailleurs pas ce diagnostic :

Nos frères inférieurs, deviennent chez La Fontaine, des modèles, à leur corps défendant, où rien d’animal ne transparaît, si ce n’est ce qu’il faut pour rendre plausible leur évidente symbolique. Les animaux de La Fontaine sont irréels en ce sens : ils se nourrissent, aiment, envient, bref se comportent comme des hommes. Il nous est facile alors de décrypter les personnages de cette faune, de reconnaître tel ou tel grand ou moins grand de l’époque, mais nous ne pouvons en aucune façon nous laisser prendre à leur douleur d’animaux, leurs sensations animalières propres, leurs instincts réfléchis.302

On comprend alors pourquoi « [...] l’animal dont use littérature et philosophie n’en est pas un. Il n’est qu’un homme déguisé »303 qui se débat pour s’affranchir des turpitudes de l’Histoire et du « mal » à lui infligé.

III. 3. Pourquoi tant de chiens ?

III. 3. 1. Le « canisme », comme arme de revendication identitaire

Selon Jean-François Louette, le « canisme » consiste à « adopter le point de vue d’un chien » voire ? « à lui donner la parole. »304 Or, des animaux dans la littérature francophone, certes, nous en avons vu et de toutes les espèces : l’oiseau, le lézard, le porc-épic, la truie, le lièvre, le chimpanzé, le porc. Mais, en dépit de cette multiplicité, la gent canine semble la plus favorisée chez les écrivains qui ont eu un passé colonial et cela pourrait, à juste titre, susciter des interrogations qui nécessitent réflexions et analyses : quel lien de parenté, en effet, relie le molosse de Chamoiseau au chien de

301 Catherine Coquio, « Chapitre XVII : L’humour ou la gravité : l’animal, mythe épistémologique et attitude littéraire », in Jean-Paul Engélibert et al., (dir.), La Question animale, entre science, littérature et philosophie, op. cit., pp. 275-300, citation p. 282.

302 Pierre Roudy, « Nos frères inférieurs ou nos amis les muets », in Europe, mars 1972.

303 Catherine Durvye, L’Animal et l’homme, itinéraire littéraire et philosophique en 150 textes, op. cit., p. 123.

304

Jean-François Louette, Chiens de plume. Du cynisme dans la littérature française, Paris, édition La Baconniere, Paris, 2011, p. 32.

100 Nganang ? Quelle filiation existe-t-il entre le chien d’Ananda Devi et ceux de Marie-Ndiaye305 ? Et, pour pousser la question plus loin, quelle est la veine cachée qui bat dans ce violent rapprochement que Baudelaire établissait déjà dans ses Petits poèmes

en prose où il assimilait les chiens aux « nègres marrons affolés d’amour »306 ?

D’abord, si l’on en tient au signifiant « chien », l’image que cette désignation connote dans l’imaginaire de tout homme est celle de l’animalité, de la méchanceté, de la sauvagerie, voire de la cruauté et de la barbarie, des caractéristiques dont on affuble souvent cette espèce animale et, par extension, toute la faune. Or, on sait avec Yves Clavaron que :

Dans l’histoire coloniale, l’animal a souvent valu comme métaphore dépréciative pour désigner l’altérité et la sauvagerie de l’être colonisé, au point de former une catégorie englobant et symbolisant les victimes de l’oppression et de la discrimination européennes. Comme les hommes, les animaux et la nature ont subi la civilisation imposée par les Européens, une forme de domestication voire d’asservissement au nom de l’œuvre colonisatrice (et civilisatrice).307

Dans ces différents textes, Annabelle Marie et Jean-Louis Cornille auront bien fait de le notifier, « le chien y allégorise [...] la présence de deux origines opposées : il assure le lien entre le Maître et l’esclave, l’Occident et ses colonies. Hybride, il incarne la fusion monstrueuse et violente entre deux cultures qui s’excluent. »308

. Le rôle incarné par ces canidés mis en scène dans les œuvres de littérature francophone contemporaine ci-dessus évoquées, notamment celles de Patrick Chamoiseau, d’Ananda Devi, de Patrice Nganang, voire même d’Alain Mabanckou, se dévoilerait comme un enjeu poétique, littéraire, et plus encore politique, au-delà de sa dimension anthropomorphique. Car, faudra-t-il le rappeler, chacune des bêtes mises en cause occupe une position de subalterne : le molosse de Chamoiseau avait un maître tout comme le chien de Nganang. Kibandi, le porc-épic de Mabanckou était sous les ordres

305 Marie Ndiaye, Ladivine, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2013, p. 66 : « […] Clarisse d’un coup se rappela la cour de son enfance, les chats tout semblables, hirsutes et ingrats, qui venaient parfois quémander à manger et l’inexplicable peur qu’en avait sa mère, presque autant que des chiens au sujet desquels elle avait laissé échapper, un jour, qu’ils abritaient sous leur peau des humains frappés d’un sort funeste. »

306

Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, Petits poèmes en prose, Paris, Gallimard, Poésie, [Cres, 1914] 2006, p. 227.

307 Yves Clavaron, « Chroniques animales et problématiques postcoloniales », op. cit., pp. 197-211, citation p. 200.

101 de son double assassin. L’interdite et le chien d’Ananda Devi309

sont des symboles de l’oppression et de la domination. « Et de chacun de leurs trajets se dégage un point de vue minoritaire qui vient traduire une écriture elle-même mineure »310. Naît alors chez ces auteurs une nouvelle forme de « Négritude », au sens césarien du terme, c’est-à-dire, une prise de conscience qui conduit à une réappropriation de leur existence :

La Négritude, à mes yeux, n’est pas une philosophie. La Négritude n’est pas une métaphysique.

La Négritude n’est pas une prétentieuse conception de l’univers.

C’est une manière de vivre l’histoire dans l’histoire : l’histoire d’une communauté dont l’expérience apparaît, à vrai dire, singulière avec ses déportations de populations, ses transferts d’hommes d’un continent à l’autre, les souvenirs de croyances lointaines, ses débris de cultures assassinées.

Comment ne pas croire que tout cela qui a sa cohérence constitue un patrimoine ? En faut-il davantage pour fonder une identité ?311

Mais une identité marquée et scarifiée qui prend paradoxalement sa source dans ces personnages hybrides, ces animaux-hommes, ces êtres de l’entre-deux qui symbolisent le sujet colon.

III. 3. 2. Onomastique et identité

Dans ses réflexions sur l’anthropomorphisme, Catherine Durvye faisait cette analyse :

Les animaux en littérature parlent, alors qu’ils se contentent de « communiquer » dans la réalité ; aucune objectivité ni réalisme dans cette représentation. [...] Cette parole animale ne prétend pas pour autant prêter au mutisme des animaux, ni prendre leur défense. Et nul ne songe à reprocher à l’écrivain d’avoir, au mépris de toute vraisemblance, ainsi doté ses personnages animaux.

L’animal littéraire est en effet le fruit d’une convention tacite : nous savons qu’il parle de nous et non de lui. Pour que cela soit bien clair, il s’exprime comme un homme.312

La parole prêtée aux animaux est une parole humaine, tout autant que les réflexions et positions que ces écrivains leur font adopter relèvent donc également de

309 Ananda Devi, Moi l’interdite, op. cit.

310 Anabelle Marie, Jean-Louis Cornille, Pas d’animaux, de la bête en littérature-monde, op. cit., p. 116.

311

Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme suivi de Discours sur la Négritude, op. cit., p. 82.

102 l’humain. Une analyse interprétative du langage de ces bêtes mises en cause permettrait peut-être d’en déceler la portée discursive. Dès l’incipit de Temps de chien, Mboudjak, le principal protagoniste de l’œuvre affirme :

Je suis un chien. Qui d’autre que moi peut le reconnaître avec autant d’humilité ? Parce que je ne me reproche rien, « chien » ne devient plus qu’un mot, un nom : c’est le nom que les hommes m’ont donné. Mais voilà : j’ai fini par m’y accommoder. J’ai fini par me reconnaître en la destinée dont il m’affuble. Dorénavant, « chien » fait partie de mon univers, car j’ai fait miens les mots des hommes.313

Le ton est clair et l’ironie, flagrante. Mboudajk ne se reconnaît pas dans le nom que les hommes lui ont donné, mais puisqu’ils sont les seuls maîtres de la parole, les seuls à posséder la magie du verbe, capables de donner vie et sens aux choses et aux êtres par la puissance des mots, il le subit, impuissant, mais en se distanciant, en prenant de la hauteur par rapport à ce nom, « dégradant »314, qu’il ne porte que comme une étiquette :

Au tout début, je ressentais une blessure jusque dans les mots les plus anodins des hommes. Tout ordre m’ensanglantait le regard. Il m’arrivait même d’entendre mon nom comme une insulte, de confondre un appel avec un crachat morveux. « Chien » était alors une de ces innombrables choses humaines qui m’étranglaient, me décapitaient, m’éventraient, m’édentaient, m’embouaient, me tuaient, m’enterraient. C’est qu’il me signifiait l’arrogance qu’ont les hommes de nommer le monde, de donner une place aux choses autour d’eux et de leur intimer l’ordre de se taire.315

Si cette indignation de Mboudjak peut faire référence aux nombreux débats philosophiques316 des XVIIe et XVIIIe tenus sur les capacités et limites linguistiques de l’homme et de l’animal, il met précisément l’accent sur l’arbitraire du signe développé, d’abord par Thomas Hobbes, puis par des linguistes tels que Ferdinand de Saussure317 et Émile Benveniste318. Dans son Traité de l’homme, Hobbes pense en effet que :

313 Patrice Nganang, Temps de chien, op. cit., p. 13.

314 Ibid., p. 14.

315

Ibid., loc. cit.

316 Nous faisons allusion aux répliques de Descartes et Bossuet à Montaigne et Charron qui pensent qu’il y a plus de différence d’homme à homme, que d’homme à bête.

317

Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, publié par Charles Bally, Albert Sechehaye avec la collaboration de Albert Riedlinger, Paris, Payot, [1916] 1971, p. 331.

103

Le langage, ou la parole, est l’enchaînement des mots que les hommes ont établi arbitrairement pour signifier la succession des concepts de ce que nous pensons. Ainsi, ce que le vocable est à l’idée, ou concept d’une seule chose, la parole l’est à la démarche de l’esprit. Et elle semble être le propre de l’homme.319

De ce point de vue, la parole humaine, en tant qu’usage individuel de la langue, est caractérisée par l’intention qui l’accompagne et fonctionne comme un « stimulus », selon l’entendement de Pierre Guiraud, c’est-à-dire, comme « une substance sensible – dont l’image mentale est associée dans notre esprit à celle d’un autre stimulus qu’il a pour fonction d’évoquer en vue d’une communication. »320 Le signe devient alors, selon le linguiste, « la marque d’une intention de communiquer un sens. »321

Plus qu’un signe, le nom, à l’instar du titre, et on l’aura su, d’abord avec Léo H. Hoek322, ensuite avec Gérard Genette323 et Vincent Jouve324, fonctionne comme une carte d’identité, mieux, un programme. On se souvient de ce qu’en dit ce personnage d’Emmanuel Dongala dans Johnny chien méchant : « Un nom n’est pas seulement un nom. Un nom porte en lui une puissance cachée. Ce n’est pas pour rien que j’ai pris comme nom Lifua Liwa qui veut dire “Tue la mort” ou mieux “Trompe la mort” [...] Un nom n’est jamais innocent. »325

Le nom, selon les poéticiens sus cités, participe de la construction du sens. À la désignation « chien », s’ajoute l’idée d’animalité et de primitif qui ont, pendant longtemps, servi à caractériser le dominé. Mboudjak le narrateur de Temps de chien devient alors, à l’instar du porc-épic de Mabanckou ou du lézard d’Agualusa, le héraut des subalternes et des faibles, le héraut des colonisés : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au

318 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèques des sciences humaines », 1966.

319 Thomas Hobbes, De Homine. Traité de l’homme, Trad. et comment. Par Paul-Marie Maurin, préface par V. Ronchi, Paris, édition A. Blanchard, [1658] 1974.

320 Pierre Guiraud, La Sémiologie, Paris, PUF, 1971.

321 Ibid., loc. cit.

322

Leo Huib Hoek, La Marque du titre, dispositifs sémiotiques d’une pratique textuelle, De Gruyter Mouton, 1981.

323 Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.

324

Vincent Jouve, Poétique du roman, op. cit.

104 cachot du désespoir. »326, qui, ayant désormais conscience de leur sauvagerie, l’assument pleinement en affirmant ironiquement :

J’accepte... j’accepte... entièrement, sans réserve... ma race qu’aucune ablution d’hysope et de lys mêlés ne pourrait purifier

ma race rongée de macules

ma race raisin mûr pour pieds ivres ma reine des crachats et des lèpres ma reine des fouets et des scrofules

ma reine des squames et des chloasmes [...] J’accepte. J’accepte [...]

Tenez, suis-je assez humble ? Ai-je assez de cals aux genoux ? De muscles aux reins ? 327

Un autre écho de ces propos du narrateur de Temps de chien : « je ne suis qu’un animal, un animal de rien »328, et « j’ai beau n’être qu’un chien, je ne suis pas con »329. Mais, si Mboudjak, le chien, s’offusque de son nom français, il reste curieusement fier de ce qu’on pourrait appeler son prénom indigène ou africain :

Le nom que mon maître m’a donné est en fait « Mboudjak », qui signifie : « main qui cherche ». Je ne sais pas pourquoi ce nom me flatte, ni pourquoi je le préfère à celui de « chien ». [...] Ne suppose-t-il pas que j’ai une main moi aussi ? Ne suppose-t-il pas que je sois la main de mon maître ? Pourtant, nous avons, nous les chiens, également un côté vaniteux. Car, en fin de compte, je préfère « Mboudjak » à « chien », par pure vanité : ce nom me donne un certain ascendant sur mon maître. Il fait de moi non seulement son guide éclairé, mais aussi et surtout sa main infaillible, son bras visionnaire du chemin, omniprésent du danger à venir et cela me réjouit. Je me sens honoré par le sentiment que me donne mon nom, de montrer aux hommes, la cachette pudique de la vérité, et moi aussi d’être timonier.330

Cette préférence du narrateur de Temps de chien pour son prénom « Mboudjak » au détriment de « chien » pourrait se lire comme l’expression même d’un désir de s’affranchir des carcans du colonisateur, comme une affirmation de soi, une volonté d’être et de s’assumer comme tel. C’est aussi le rejet du pouvoir discursif et

326

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 22.

327 Ibid., pp. 52-53.

328 Alain Mabanckou, Mémoires de porc-épic, op. cit.

329

Patrice Nganang, Temps de chien, op. cit., p. 16.

105 épistémique du colonisateur fustigé par Edward Said.331 Ce besoin de puissance qui se traduit par son acharnement à vouloir tout contrôler et tout diriger, tout définir par rapport à soi, tout centrer sur soi, par des attitudes oppressives tant décriées par les tenants de la Négritude :

La Négritude résulte d’une attitude active et offensive de l’esprit. Elle est sursaut, et sursaut de dignité.

Elle est refus, je veux dire de l’oppression.

Elle est combat, c’est-à-dire combat contre l’inégalité.

Elle est aussi révolte. Mais alors, me direz-vous révolte contre quoi ? [...] Je crois que l’on peut dire, d’une manière générale, qu’historiquement, la Négritude a été une forme de révolte d’abord contre le système mondial de la culture tel qu’il s’était constitué pendant les derniers siècles et qui se caractérise par un certain nombre de préjugés, de pré-supposés qui aboutissent à une très stricte hiérarchie. Autrement dit, la Négritude a été une révolte contre ce que j’appellerais le réductionnisme européen.

Je veux parler de ce système de pensée ou plutôt de l'instinctive tendance d'une civilisation éminente et prestigieuse à abuser de son prestige même pour faire le vide autour d'elle en ramenant abusivement la notion d'universel, chère à Léopold Sédar Senghor, à ses propres dimensions, autrement dit, à penser l'universel à partir de ses seuls postulats et à travers ses catégories propres. On voit et on n'a que trop vu les conséquences que cela entraîne : couper l'homme de lui-même, couper l'homme de ses racines, couper l'homme de l'univers, couper l’homme de l’humain, et l’isoler, en définitive, dans un orgueil suicidaire sinon dans une forme rationnelle et scientifique de la barbarie.332

À cette réductionniste et barbare désignation, l’animal de Nganang oppose le retour aux sources et la préservation de ses valeurs identitaires et culturelles par lesquelles il se reconnaît et se sent exister, tout comme Abla, ce personnage féminin de

La nuit des origines333, une œuvre de Nourredine Saadi. Algérienne d’origine et

réfugiée en France, elle s’oppose vivement à ce qu’on l’appelle Alba : « Abla, corrigea-t-elle irritée, bla, bla, j’en ai marre qu’on écorche systématiquement mon nom depuis que je suis en France. »334 Ce personnage en est si colérique qu’elle est consciente que cela y va de son identité. « Elle pensa à ce jeu entre Alba et Abla. Elle se dit résolue à reprendre désormais quiconque déformerait son nom. On commence par vous modifier le prénom et, de fil en aiguille, on a le sentiment d’être placée dans

331 Edward Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, op. cit.

332 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme suivi de Discours sur la Négritude, op. cit., pp. 84-85.

333

Nourredine Saadi, La Nuit des origines, La Tour d’Aigues, L’Aube, 1991.

106 la peau d’une autre »335

. Elle est emportée par cette « paranoïa culturelle »336. Et Delmeule aura le mérite de le dire :

Le plus grave, ce n’est pas le saccage du monde et l’enrichissement unilatéral, l’extravagance de la diffusion de la civilisation et du progrès, l’absurdité idéologique proférée par le colon. Le plus grave, c’est la négation irrémédiable de l’autre qui sous la contrainte et la répression doit renoncer à exister. L’arrivée de l’autre devient la mort de soi, jusqu’à ne plus être que les vestiges fantasmatiques d’une grande pureté originelle.337

À ce non-être et cette mort existentielle, Mboudjak dit non et prône l’essence et la sauvegarde de l’être ; ne se présente-t-il d’ailleurs pas comme un « chercheur en sciences humaines »338 ? Homme parmi les hommes, ce personnage serait celui au moyen duquel l’auteur tente de réaliser son projet d’écrire « sans la France »339 et de redonner vie à tous ceux qui, comme lui, ont perdu leurs repères identitaires. « S’en dégage une histoire moins de la race que de la trace. Écrire, alors, revient à traquer une origine perdue, la trace de ce passage inouï, c’est-à-dire inaudible et fuyante, des sans-voix, qui seule permet de mieux bifurquer ou de revenir sur nos pas »340, revenir sur ce qui en nous crie vengeance et fait de nous des bêtes de somme, des loups déguisés en agneau, des cannibales de renom, engagés dans un monde qui crie violence et dans lequel seuls les féroces l’emportent.

335 Ibid., p. 180.

336 Voir André Green, La Folie privée, Paris, Seuil, 1990, pp. 256-257 : « Toute culture active est basée sur une paranoïa implicite. Cette paranoïa se retrouve dans le clivage qui permet à l’identité d’une culture de s’affirmer par la différence et le rejet d’une autre culture [...]La culture étrangère est chargée de tous les maux [...]Le mal qu’elle ne veut pas reconnaître en elle, elle le dénonce impitoyablement chez l’autre. Toute culture active,

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