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NÉVROSE ET NÉCROSE : UNE ÉCRITURE DE LA MARGE

VI. 2. Poétique de la transgression

Il est des concepts qu’il n’est pas aisé d’appréhender dans l’art et dans la littérature, parce qu’ils apparaissent comme substantiellement liés à chacun de ces domaines. À propos de l’œuvre littéraire, Blanchot fait cette analyse :

Dès que la vérité qu’on croit tirer d’elle s’est fait jour, est devenue la vie et le travail du jour, l’œuvre se referme en elle-même comme étrangère à cette vérité et comme sans signification, car ce n’est pas seulement par rapport aux vérités déjà sues et sûres qu’elle paraît étrangère, le scandale du monstrueux et du non-vrai, mais toujours elle réfute le vrai : quoi qu’il soit, même s’il est tiré d’elle, elle le renverse, elle le reprend en elle pour l’enfouir et le dissimuler. [...]

En ce sens, elle est toujours originelle et à tous moments commencement566

Telle est la problématique de l’écriture de Raharimanana et Nganang : Refus du vrai, commencement et recommencement, déformation et transformation, mais surtout bouleversement, aussi bien sur le plan de la forme que celui du contenu. Un travail d’orfèvre qui confirme la nature même de l’œuvre littéraire, telle que Blanchot nous la présente : « L’œuvre n’est œuvre que si elle est l’unité déchirée, toujours en lutte et jamais apaisée, et elle n’est cette intimité déchirée que si elle se fait lumière de par l’obscur épanouissement de ce qui demeure refermé. »567 Dans un entretien accordé à Shimizu et Watanabe, Michel Foucault reconnaît que : « Ce risque qu’un sujet écrivant soit emporté par la folie, que ce double qu’est le fou s’appesantisse, c’est [...] la caractéristique de l’écriture. C’est alors que nous rencontrons le thème de la subversivité de l’écriture. »568

566 Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 309.

567

Ibid., pp. 309-310.

184 Avec Raharimanana et Nganang, on se retrouve sur des espaces impossibles, empreints de heurts linguistiques et narratologiques dont la finalité consiste à éprouver les limites afin d’ajuster et de réajuster notre perception des représentations sociales.

VI. 2. 1. Des niveaux de transgression chez Raharimanana

Parlant de son apprentissage de la langue française, Raharimanana fait cette déclaration :

J’aurais aussi voulu apprendre le tagalog et l’indonésien, le bantou, le swahili, l’arabe, autant de langues où la mienne, le malagasy, a pris vertige. Je suis seulement arrivé en France. Pris dans l’écriture. Pris dans les rets de la langue française, de mon rapport avec elle, l’histoire, la colonisation toujours là dans l’ombre sournoise, tous ces dictateurs aimés de l’Élysée, aimés et rappelant la douleur, la révolte de l’enfance, l’insurrection intérieure contre ces misères et indignités à nous réservées, la francophonie masquant la mémoire, tout est beau, tout est universel, les valeurs de la langue française, l’humanisme, la beauté, la pensée, les lumières... cette langue toujours présente, si présente au point d’oublier l’errance voulue dans toutes les langues.569

L’auteur exprime des griefs contre ce qui semble lui avoir tout volé : la langue française. Pour Raharimanana, elle constitue le symbole de cette perte de toutes les valeurs qui lui sont si chères, celui de l’éternelle aliénation. Pour lui faire payer son tribut, il choisit alors de réclamer son droit à « l’errance » et de tordre le cou à la langue, de la violer en la malmenant dans tous les sens pour enfin l’assujettir à son tour et lui dicter ses propres règles. Or, dans un entretien avec Frédéric Gros sur

France Culture, Michel Foucault, remarquait que : « Toute parole qui veut ressaisir la

totalité de ses droits, jusqu’au plus archaïque et au plus divin, incline vers le langage en folie comme vers sa vérité la plus matinale, la plus déchaînée, la plus proche de son secret. »570 L’enjeu de cette conscience vive, qui ne semble cependant pas inconnu de l’écrivain, est de tutoyer la folie en optant pour une esthétique de la résistance, une écriture de la contradiction, car, comme il affirme : « ce n’est pas la réalité qui nous éloigne du monde, mais la fiction sur nous plaquée, l’impossibilité de contredire ces

569 Raharimanana, « (Correspondances) », in Nicole Caligaris et Éric Pessan (dir.), Il me sera difficile de venir te voir, La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs, 2008, p. 99.

570 Michel Foucault, L’usage de la parole, langages de la folie, in Nuit spéciale, Michel Foucault ½. Entretiens avec Frédéric Gros et Éric Fassin, France Culture, 21 janvier 1963. Série de cinq émissions radiophoniques dirigée par Foucault dont les titres respectifs sont : La parole de la folie, Le silence des fous, La persécution, Le corps et ses doubles et Langage dans la folie.

185 fantasmes »571. Il faut alors défier l’obstacle, frontalement, presque en le narguant et arriver à « Tout nommer, tout nommer jusqu’à ce que la gueule démissionne... Savoir précisément que hors du verbe ne sont que chaos, massacre et perdition. »572 De la volonté d’authenticité à ses origines, qui passe par l’investissement d’une langue personnelle, se dégage une détermination à passer outre une barrière qui empêche de « dire tout ce que je voulais »573. Cette transgression, chez Raharimanana, si elle n’occulte la forme et la structure narrative de ses œuvres, ébranle certaines pratiques culturelles de son pays.

VI. 2. 2. Du roman de Raharimanana

La nature du genre romanesque reste à redéfinir chez l’auteur malgache. Devra-t-on lier l’éclatement du récit à la perte du sens de ses persDevra-t-onnages ? Dominique Ranaivoson, dans une étude critique consacrée à Raharimanana, assimile Nour, 1947, son premier roman, à un « collage. »574 En effet, l’œuvre, faite de plusieurs micro-récits qui se succèdent alternativement, est un assemblage de textes ou de témoignages parallèles dont la narration est prise en charge par des personnages de génération différente. Chacune des séquences narratives, ponctuées d’analepses, fonctionne comme un microcosme dans un macrocosme, où tout se tisse en se mêlant. S’il est difficile de suivre le récit qui évolue en saut et en gambade, il est encore plus énigmatique d’en produire un résumé précis. Des éléments épars, pris çà et là émiettent le texte et se raccordent à un seul référent : l’année 1947, qui rappelle le début de l’insurrection malgache contre la colonisation française. Une année de braise, de souvenirs obscurs que la mémoire aurait voulu taire. C’est à juste titre que chaque partie de l’œuvre en constitue une nuit qui tombe sur tout un peuple.

Nuit de douleurs, nuit de grands déchirements, mais aussi nuits de rêves ! Nuit où tout se perd, nuit où tout se recoupe, quand le rêve devient mémoriel. Les épigraphes au seuil de chaque épisode de l’œuvre en annoncent la sinuosité :

571

Raharimanana, « (Correspondances) », in Nicole Caligaris et Éric Pessan (dir.), Il me sera difficile de venir te voir, p. 107.

572 Ibid., p. 109.

573

Ibid., loc. cit.

186

PREMIÈRE NUIT 5 NOVEMBRE 1947

En esquissant ces pages, Pour récit,

Pour mémoire... p. 9

DEUXIÈME NUIT 6 NOVEMBRE 1947

En basculant dans les traces de l’autre... p. 57

TROISÈME NUIT 7 NOVEMBRE 1947

Rêves de falaises : vertige et éblouissement, Les vagues bientôt achèveront l’envol... p. 79.

QUATRIÈME NUIT 8 NOVEMBRE 1947

En scrutant les abîmes

où les lumières se fanèrent... p. 123.

CINQUIÈME NUIT 9 NOVEMBRE 1947

Les âmes effeuillées... p. 143.

SIXIÈME NUIT 10 NOVEMBRE 1947 Rêves et effeuillements : transcrire, redire... p. 189. SEPTIÈME NUIT 11 NOVEMBRE 1947

Fragments : traces et perdition. p. 237.

À ces dates, chronologiques dans leur présentation, ne correspond aucun événement, à proprement parler dans l’histoire de Madagascar, hormis l’année 1947 dont la violente connotation résonne dans l’âme de tout Malgache. D’autres périodes très éloignées sont également évoquées et rattachées à certains lieux ou événements à l’intérieur de l’œuvre. La Structure de la première et de la septième nuit que voici donne une vue panoramique de la dynamique temporelle et spatiale de l’œuvre :

PREMIÈRE NUIT

187

I : Ambahy (p.11.)

La Grande Ile-juillet 1947 (p. 20.) II : Ambahy (p.33.)

Vers l’an 970 de l’Hégire (p. 34.)

Ambahy (p.37.)

La Grande Ile-juillet1947 (p. 39) III Ambahy (p.43.)

Journal du père Herbert Novembre 1723 (p. 45)

IV : Ambahy (p.40)

La Grande Ile-juillet 1947 (p. 51)

Extraits des traditions Vers l’an 970 de l’Hégire (p. 54)

SEPTIÈME NUIT

11 NOVEMBRE 1947 (p. 237) I Ambahy (p.239)

Journal de la mission de Lazaret

Journal du père Armand 9 février 1836 (p. 244) Journal du père Sosthène 9 février 1836 (p. 244) Journal du père Désiré 15 février 1836 (p. 245)

Ambahy (p. 246)

TSIMIAMBOHO (p.249) II Ambahy (p. 251)

III Ambahy (p. 259)

Le roman, comme on le voit, s’ouvre et se referme sur Ambahy, en reliant plusieurs espaces diamétralement opposés du point de vue géographique : La Jonquière qui a une résonnance française, et Ambahy qui a une connotation plutôt malgache. Trois siècles se relayent anachroniquement dans l’œuvre : le XIIIe, XIXe et le XXe. Dans Nour, 1947, l’auteur se dilue dans le narrateur qui, à son tour, erre et sombre dans ses rêves :

Dans l’île, je me perds. Dans l’île, je me verse. Je traverse des plaies et des blessures. Je marche sur du sol qui s’effondre. De la boue. Je m’y enfonce [...] Elle y inscrit des douleurs. Elle y inscrit nos souffrances, notre histoire...

Je dérive vers les nuits. Ne suis plus que rêve, que tracée des temps qui s’effile dans les songes. Je trébuche mon souffle [...], trébuche mes pas sur la plage lourde d’obscurité. Je rejoins mon passé575

188 André Malraux, dans Les voix du silence faisait une déclaration qui semble avoir influencé l’auteur malgache : « Le premier caractère de l’art moderne est de ne pas raconter. Pour que l’art moderne naisse, il faut que l’art de la fiction finisse »576. Avec Raharimanana, le roman ne se lit pas, il se visualise, s’écoute et se touche, puisque tout n’est que voix, ombre et image : « Car mon histoire est de celles qui se découvrent et non de celles qui se racontent ; elle se livre au bout de l’oubli ; déséquilibre, disloque quand on a tout conçu. »577

Nour, 1947, est sans doute le roman où la narration se fait prier : « Peut-être

devrais-je livrer maintenant toutes ces histoires qui me minent ? [...] Raconter ces déchirements sur nos propres terres, ces contradictions, ces rêves aussi. »578 Songes, murmures, rêves, dérives, errances, abîmes, mais aussi et paradoxalement, chant et danse sont les mots qui scandent le récit de l’œuvre pour en embrouiller davantage la tonalité : « Chante comme en une veillée de légendes [...] Chante encore »579 Puis, « Danse ! Chante ! »580, « Chantez donc ! »581 Écriture de la folie, certes, mais surtout folie de l’écriture. Car, qui donc est fou, finalement, sinon l’écrivain qui se terre derrière ses personnages pour mieux se faire entendre ? Jean-François Favreau, dans son analyse des textes de Foucault faisait ce diagnostic : « [...] c’est là où le discours rencontre l’absence que se trouve la présence paradoxale de la folie même. »582

Folie en partage, folie partagée. Celle de l’écrivain – qui est également celle du monde – gagne ses personnages et celui-là en donne de la sienne à ceux-ci. Parfois, la subversion est poussée plus loin. Allant au-delà du cadre linguistique et narratologique, elle touche certaines questions sensibles et pratiques culturelles de l’auteur.

576 André Malraux, Les Voix du silence, Paris, Gallimard, coll. « La galerie de la Pléiade », [1951] 1956, p. 97.

577 Ibid., p. 235. 578 Ibid., p. 83. 579 Ibid., p. 12. 580 Ibid., p. 22. 581 Ibid., p. 51.

189 VI. 2. 3. Raharimanana ou la poétique du scandale

Déjà en s’inscrivant dans la pratique scripturale, Raharimanana, en tant qu’individu ressortissant de culture malgache a choisi le camp de la transgression. Car, à Madagascar, en effet et selon l’écrivain lui-même :

L’écriture n’est pas le domaine de l’invention individuelle dans l’ancienne société malgache ; l’écriture, à travers le sorabe, relève du « sacré », de la « vérité essentielle » du clan. Par l’écriture, c’est toute la société qui s’exprime. De fait, l’histoire de Madagascar était dans les sorabe, l’écriture des devins guérisseurs. Ils contenaient la sagesse, la culture, l’histoire des populations ou des clans, de la société en général. L’écriture était réservée à une vingtaine de personnes au maximum à l’intérieur d’une même génération. Et si le roi perdait le manuscrit qui contient tout cela, lui aussi perdait son pouvoir.

L’écriture, c’est la collectivité qui l’apporte, et si c’est l’individu qui se met à exprimer ses propres tourments, c’est comme s’il met sur la place publique ses propres folies.583

Comment partir avec le vent de face, à cheval entre deux cultures, deux pratiques qui s’opposent, et prétendre s’enraciner ? Une écriture de l’entre-deux, qui tutoie le sacrilège et le blasphème, tanguant entre l’errance et l’ancrage, qui s’inscrit à la fois « dans » et « hors », une écriture-miroir, au sens foucaldien du terme :

Le miroir, après tout, c’est une utopie, puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent : utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie [...] Le miroir fonctionne comme une hétérotopie en ce sens qu’il rend cette place que j’occupe au moment où je me regarde dans la glace, à la fois absolument réelle, en liaison avec tout l’espace qui l’entoure, et absolument irréelle, puisqu’elle est obligée, pour être perçue, de passer par ce point virtuel qui est là-bas.584

Nous sommes dans une poétique de l’embrouillement et de l’incertitude où il est difficile d’identifier l’ombre de la personne qui l’émet, l’image de son reflet, l’écrivain du personnage. L’écriture de Raharimanana est de l’ordre de la déconstruction, mais une déconstruction qui n’est ni destruction, ni démolition, mais qui choisit de faire siennes toutes les calamités et toutes les horreurs, pour enfin passer outre et verser

583

Raharimanana, Le rythme qui me porte. Entretien avec Raharimanana [propos recueillis par Antonella Coletta], in Interculturel, n° 3, Lecce, Alliance Française, coll. « Argo », 2000, p. 164-165.

584 Michel Foucault, « Des espaces autres » (conférence au cercle d’étude architecturale, 14 mars 1976), Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, octobre 1984, pp. 46-49, in Dits et écrits II., 1976-1988, Paris, Gallimard, [1994] 2001, p. 1575.

190 dans la transgression. Car, en effet, comment traduire l’indicible sans écorcher les limites ? Comment dire ce qui ne devait pas l’être sans friser la langue, et, au-delà d’elle, la culture ? « Il s’agit de trouver l’équilibre entre le silence des livres et les remous de la parole. Car, une civilisation ne se crée ni par les armes, ni par les luttes idéologiques, seule la langue est capable d’élever les murs »585, affirme Raharimanana, qui n’élève pas les murs, mais les abat :

Nour tombe déjà sa chair et les mouches nous poursuivent. Nour tombe déjà son corps et je l’emmène vers la mer. Il me faut Dziny, il me faut les êtres insoumis et rebelles. Je m’élance vers les vagues qui nous caressent. L’eau est à la hauteur de mes genoux, me pousse plus loin encore. Nour flotte et je m’agrippe à elle. Nous dérivons...586

Dérive en partage, quand la folie du narrateur trahit celle de l’écrivain qui fait de « tomber » un verbe transitif, pour lui restituer son étymologie, telle que nous l’avons définie supra. Raharimanana n’écrit pas, il se dit et se révèle, en bon Malgache, pour qui « Écrire est [...] une transcription presque brute de l’homme dans toutes ses dimensions : historique, culturel, spirituel, magique… »587 L’ambivalence de l’écrivain se comprend mieux à la lumière de la nuance qu’il apporte entre l’écrit et l’oral dans sa culture : « Raconter ou partager aux autres son univers personnel revient à l’oralité. Écrire, c’est transcrire et se taire, sauvegarder les origines des choses et des êtres. »588 L’écrivain malgache, pour « réaliser la rencontre qui ne s’est pas faite entre les civilisations du livre et de l’oralité »589, raconte en écrivant, et écrit sans raconter, conciliant ainsi l’oralité qui l’a fait et l’écriture qu’il a acquise :

[Les paroles] deviennent davantage des chants,

Elles deviennent elles-mêmes ce qu’elles ont toujours été Jusqu’ici, en vérité.

Et je voudrais changer, je voudrais rectifier Et dire :

Chants en quête de paroles

Pour peupler le silence du livre...590

585 Raharimanana, Écritures et imaginaires, in Interculturel, n° 3, op. cit., p. 162.

586 Ibid., p. 120. 587 Ibid., p. 157. 588 Ibid., p. 158. 589 Ibid., p. 161.

191 Raharimanana, connaissant la sensibilité des siens, ne défie pas ouvertement sa culture, mais réalise une sorte de symbiose entre celle-ci et toutes les autres du monde :

De là où j’écris, le scandale doit se justifier, et je ruse, je n’aborde pas de front les oreilles qui m’écoutent, je dois ménager la susceptibilité de mes lecteurs, ne pas les traumatiser avec des histoires à l’africaine qui dérangent leurs consciences, mes mots dansent n’est-ce pas ? Quelle incroyable inventivité ! La fusion de l’oralité et de l’écriture ! La rencontre des traditions et de la modernité ! Je peux même rajouter que je suis d’une île, les vagues, les océans, la houle et la fureur, les cyclones, la rencontre des cultures et des races591

L’auteur évoque dans ses œuvres les formes traditionnelles malgaches, des figures d’ondines, mais souvent pour les subvertir. « Ton sexe s’ouvre, enveloppe ma verge [...] Ton corps qui m’abîme se déchire en moi, toi la fille des eaux, la fille des interdits, fille devenue mienne, femme sacrée que j’ai osé toucher. Moi, le sacrilège parmi les hommes. »592 Or, selon Bernard Terramorsi :

À Madagascar, où l’on dispose d’un vaste corpus toujours en devenir, les œuvres orales et l’iconographie montrent des filles très jeunes et très belles : elles ne sont pas des tentatrices diaboliques, symboles de duplicité et de perversité, ni des figures mortifères.593

Raharimanana va jusqu’au bout du tabou. L’inviolable est violé, et tout ce que la tradition s’évertue à protéger est mis à nu, démystifié par le biais de l’écriture qui fait de la fille des eaux, une manipulatrice. En littérature, et on l’aura su avec l’écrivain malgache, la pureté côtoie la lascivité, le vice a les apparences de la perfection, le bien s’assimile au mal et le mal, au bien. Il n’y a pas de frontière qui vaille dans cette poétique de l’absurdité où tout se mêle : Le texte à la parole, la parole au chant, comme pour poser ses pas dans ceux de ses devanciers. Nous pensons à ces vers du poète Rabearivelo :

Paroles pour chants, dis-tu, paroles pour chant, Ô langue de mes morts,

591

Raharimanana, De là où j’écris, in Escales en mer indienne, Revue des littératures de langue française, Paris, Riveneuve Continents, n° 10, hiver 2009-2010, p. 18.

592 Raharimanana, Lucarne, op. cit., p. 97.

593

Bernard Terramorsi, Les filles des eaux dans l’océan Indien. Mythes, récits, représentations, Actes du colloque international de Toliara, (Madagascar, mai 2008), Paris, L’Harmattan, 2010, p. 10.

192 Paroles pour chant, pour désigner

Les idées que l’esprit a depuis longtemps conçues Et qui naissent enfin et grandissent

Avec des mots pour langes –

Des mots lourds encore de l’imprécision de l’alphabet, Et qui ne peuvent pas encore danser avec le vocabulaire, N’étant pas encore aussi souples que les phrases ordonnées, Mais qui chantent déjà aux lèvres

Comme un essaim de libellules bleues au bord d’un fleuve Salue le soir.594

Les dieux sont confondus aux hommes et les hommes, au souffle ou à l’eau. Et le plus dramatique et que Delmeule aura remarqué, « c’est que les personnages n’en sont pas. Que les identités se contaminent et que les frontières comme dans un mélange chromatique et aquatique se muent et changent de nature. »595 Tout semble perdu dans cet entrelacement eschatologique. Du personnage de Dziny qui traverse Nour, 1947, nous retenons trois figures différentes :

Dziny est d’abord présentée comme un enfant :

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