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Souveraineté "mono-nationale", relations humaines "transterritoriales" et "humanisation" du droit international privé - Libres propos

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Souveraineté "mono-nationale", relations humaines "transterritoriales"

et "humanisation" du droit international privé - Libres propos

ROMANO, Gian Paolo

ROMANO, Gian Paolo. Souveraineté "mono-nationale", relations humaines "transterritoriales" et

"humanisation" du droit international privé - Libres propos. In: Marie-Elodie Ancel et al. Le droit à l'épreuve des siècles et des frontières - Mélanges en l'honneur de Bertrand Ancel. Paris / Madrid : 2018. p. 1415-1438

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:135057

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Souveraineté « mono–nationale », relations humaines « transterritoriales » et « humanisation » du droit international privé.

Libres propos

Gian Paolo ROMANO *

1. Le droit international privé est souvent qualifié de peu accessible aux non–

spécialistes et, à plus forte raison, aux hommes et aux femmes qu’il a pourtant vocation à servir. Un juge américain est allé jusqu’à le comparer, quelque peu sévèrement, à « un sinistre marécage… habité par des professeurs savants mais excentriques, qui théorisent autour de sujets mystérieux dans un jargon à peu près incompréhensible »1. Il n’y a sûrement, à cela, aucune fatalité, et il devrait être possible d’« humaniser » le discours sur notre matière, en suivant Antônio Cançado Trindade, juge à la Cour internationale de justice, qui insiste sur la nécessité d’« humaniser » le droit international en général2. Appliqué au droit international privé, un tel « projet d’humanisation » paraît d’autant moins susceptible de provoquer la controverse que l’on s’accorde généralement pour dire que notre branche vise en définitive à satisfaire les intérêts des « personnes privées », c’est–à–dire les êtres humains. Certes, la personne est aussi, dans le langage des juristes, morale : société commerciale, association culturelle, fondation, etc. Mais la personne morale est une persona ficta, fiction opérée par le droit. Créées par les individus, décidant et opérant par leur truchement, il est permis de parler d’êtres humains à propos des personnes morales formées, organisées, gérées par eux.

* La substance du texte a fait l’objet d’une intervention à l’Université Catholique de Milan et devant un public étudiant le 15 décembre 2017, ce qui explique la sollicitude – et les raccourcis – pédagogiques, l’absence de découpages et la multitude d’exemples intéressant l’Italie.

1 W. L. Prosser, 51 Mich. L. Rev. 959, 971 (1953) : « Conflict of laws is a dismal swamp, filled with quaking quagmires, and inhabited by learned but eccentric professors who theorize about mysterious matters in a strange and incomprehensible jargon ».

2 V. not. International Law for Humankind – Towards a New Jus Gentium, 2nd rev. ed., Leiden / Boston, 2012.

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J’aimerais saisir l’occasion qu’offre cet hommage au grand homme qu’est le Professeur Ancel, qui a été pour moi le meilleur Maître qui puisse être, pour concourir à la réflexion sur le sens du droit international privé en prenant un point de départ qui se veut « anthropocentrique », axé sur l’être humain – M.

Ancel est aussi humaniste – et mobilisant un peu moins que d’habitude les méthodes, les techniques et même les ordres juridiques3. Le terme « sens » s’entend ici dans la double acception de raison d’être et direction : se pencher sur la raison d’être de notre discipline aide à comprendre la direction vers laquelle elle s’est engagée, et en prédire les lignes d’évolution future. Aussi commencerai–je par une série d’observations « terre–à–terre », comme on dit, « fidèles à la terre » et plus encore aux hommes et aux femmes qui l’habitent.

2. L’être humain est doté d’un substrat corporel qui le rend apte au mouvement, à l’action, et qui, combiné à la conscience, à la faculté de raisonner et de développer un langage complexe, à l’aptitude au travail, au loisir, à la créativité, à la spiritualité, lui fait éprouver des besoins, toujours en expansion (comme l’est l’univers à la suite du Big Bang), le conduisant à interagir avec ses semblables. Dans son livre récent, Yuval Harari discerne en la « capacité de coopérer en vastes groupes » ce qui mieux distingue l’Homo sapiens des autres êtres vivants4. Etre rationnel, l’humain est aussi être relationnel, sa « relationnalité » est largement la conséquence de sa rationalité. L’interaction avec nos semblables est nécessaire à notre survie, à la poursuite de notre bien–être, au perfectionnement de nous–

mêmes.

C’est de l’union entre deux êtres humains qu’est né chacun de nous et cette union scelle souvent une relation affective, parfois conjugale, plus ou moins durable. Les enfants en bas âge dépendent de l’assistance des adultes, de leurs parents d’abord, autour de laquelle s’implante la relation materno–filiale et paterno–filiale. Les êtres humains adultes dépendent les uns des autres car – à s’en tenir à leurs exigences les plus élémentaires – ils nécessitent des constructions édifiées par d’autres êtres humains (habitations, locaux commerciaux) ainsi que d’objets et d’articles d’une variété infinie de tailles, matériaux, formes, couleurs, fabriqués par d’autres êtres humains. Selon B. Franklin, « l’homme est un animal fabricateur d’outils » (« toolmaking animal »). Pensons au désespoir qu’éprouverait chacun de nous s’il devait réaliser seul les objets dont il a besoin au quotidien : du lit au stylo, de l’écharpe à la cuillère à café, de l’ordinateur à la voiture.

L’épanouissement des hommes et des femmes, leur progrès matériel et spirituel passent par la division du travail, et la spécialisation des compétences, l’une et

3 Pour un compte rendu de ce qui « éloigne le droit international privé de ses justiciables », v. B. Ancel, Eléments d’histoire du droit international privé, Editions Panthéon-Assas, 2017, p. 19.

4 Homo Sapiens – A Brief History of Humankind, Random House, London, 2014.

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l’autre supposant des relations interindividuelles continues, au premier rang desquelles l’échange qui, depuis l’invention de la monnaie, se fait le plus souvent contre une valeur exprimée en argent.

La recherche d’interactions procède aussi de la sociabilité naturelle des êtres humains et de leur curiosité insatiable. Dans l’« Enfer » de Dante, Ulysse invite ses compagnons à considérer leur « substance humaine » en leur rappelant qu’ils sont

« faits pour suivre vertu et connaissances » ; c’est, on s’en souvient, pour les encourager à franchir les colonnes d’Hercules au–delà desquelles s’ouvraient d’étendues inconnues. L’être humain comme moteur inépuisable d’action, de découverte, animé d’une impulsion irrésistible à élargir l’éventail de sa propre expérience, à connaître l’altérité, à élever la qualité de sa propre condition.

3. Le territoire est le « socle » de presque toutes les activités humaines. Par notre corps, nous occupons à tout moment une portion de l’espace, tout comme les immeubles et les choses tangibles qui nous entourent. L’action humaine, au sens de mouvement5, s’inscrit dans le territoire. Le déplacement des êtres humains, et des objets qu’ils développent, trace des trajectoires à travers le territoire. Le territoire comprend le sol, le sous–sol et ses richesses, les lacs, les rivières, les eaux

« territoriales » et depuis qu’il est devenu exploitable, l’espace aérien. Le 95% de notre alimentation provient d’eau et des plantes qui poussent sur le territoire, et le reste d’animaux vivant sur le territoire. Les outils dont nous nous servons dans notre vie quotidienne résultent de la transformation de produits du sol et sous–

sol, y compris les matériaux composant l’hardware et les circuits électriques de nos ordinateurs, le nickel et le cadmium.

Certains spécialistes des nouvelles technologies évoquent la « dé–

territorialisation » de la vie humaine. Si internet rend possible une multitude d’interactions impensables il y a peu, nous continuons à occuper des parts de territoire, et notre dépendance des immeubles et objets physiques n’est pas vraiment diminuée. À tant d’égards, les nouvelles technologies permettent une utilisation plus efficiente de l’espace en ce qu’elles « dé–monoterritorialisent » certaines de nos activités en permettant qu’elles se réalisent « multi–territorialement » : j’y reviendrai. Pensons à un cours d’université à distance : le Professeur Ancel peut, depuis Paris, entretenir des étudiants situés dans plusieurs pays6.

4. Pour vivre, interagir et coopérer en exploitant le territoire de la manière qui leur paraît la plus rationnelle, les êtres humains forment des communautés, et se

5 V. B. Ancel, Eléments d’histoire du droit international privé, p. 11-12.

6 L’actualité belgo-catalane conduit à s’interroger sur la possibilité d’exercer les fonctions gouvernementales d’un Etat depuis le territoire d’un autre : v. AFP, « Gouverner à distance grâce aux nouvelles technologies », Le Temps, 19 janvier 2018.

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donnent des règles de conduite et des moyens pour les faire respecter7 : règles qui, en général, aspirent à promouvoir les interactions jugées utiles, et à décourager les interactions jugées dommageables, en premier lieu celles par lesquelles un être humain porte atteinte à l’intégrité d’un autre. Car l’interaction humaine peut être violente, destructrice : les voies de fait, le coup de poignard, la guerre, sont également des interactions.

Constatons l’évidence : il n’y aurait pas de vie en commun stable et féconde entre les êtres humains, ni nous ne serions libres, ni n’aurions atteint le bien–être que nous avons atteint, si nous nous n’étions pas donnés de règles de droit. Si mon logement pouvait être violé par quiconque plus fort que moi, ou mieux armé, si les accords régulièrement formés pouvaient ne pas être respectés, et si cela avait toujours été ainsi, en somme si l’état de nature avait dominé les interactions humaines, il n’existerait pas de cathédrales, ni de gratte–ciel, ni de téléphones portables, l’Université de Paris n’aurait pas été fondée, beaucoup d’entre nous ne seraient pas nés.

5. Des règles de droit ont cours dans pratiquement toute collectivité : ubi societas, ibi ius. Une relation entre deux ou plusieurs personnes devient ainsi juridique et se traduit par ce que les juristes appellent droits subjectifs et obligations. En simplifiant un peu, le droit subjectif consiste en la possibilité pour une personne, qui en est le « titulaire », d’exiger, justement, la coopération d’une autre personne, c’est–à–dire une conduite, qui peut être active ou passive, et qui est ce en quoi consiste l’obligation. Ainsi entendu, le droit subjectif ne peut exister sans l’obligation, celle–ci est asservie à celui–là ; relevons le lien de solidarité qui les rattache, nous aurons à y revenir. Un être humain peut acquérir le droit à ce qu’un autre être humain lui livre un objet, lui verse de l’argent, lui répare la canalisation d’eau, ou s’abstienne d’endommager sa propriété ou de ternir sa réputation. Voué à satisfaire un besoin de son titulaire, le droit subjectif se traduit en substance par un « bénéfice » qui est de nature à élargir sa liberté. C’est ce qui se reflète dans le terme « bien », qui est tel en ce qu’il augmente le bien, le bien–être, de la personne qui le possède. Une telle coïncidence se vérifie dans d’autres langues (« good »,

« Gut ») : un livre, une cravate, un plat de spaghetti sont autant de « biens » car ils sont « au service du bien » de celui qui les possède.

Quant à l’obligation, celle–ci comprime la liberté de la personne qui est obligée, en lui imposant en général un sacrifice. Mais s’il consiste en une action, en un facere, un tel sacrifice est souvent la contrepartie d’un bénéfice que la personne a décidé librement de poursuivre : pensons à la relation contractuelle ou à la relation conjugale. Résultant de nos actes ou œuvres volontaires, de telles obligations

7 Par où la règle de conduite deviendrait obligatoire, c’est-à-dire, d’après une vue répandue, juridique.

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constituent le produit de notre « auto–détermination », et l’ensemble qu’elles forment avec les droits en vue desquels nous les contractons concourt à la réalisation de nous–mêmes. En décidant d’acheter une voiture, je suis redevable du prix, mais l’achat, y compris l’obligation qui en est constitutive, n’en alimente pas moins ma liberté ; et ce surcroît de liberté, d’après mon jugement –

« souverain » pour ainsi dire –, est supérieur à la part de liberté à laquelle je renonce en me privant de l’argent correspondant au prix. Si l’obligation consiste en une simple abstention, c’est que celle–ci est en général erga omnes : ne pas rentrer dans le jardin d’autrui, ne pas distribuer un produit violant le brevet d’autrui.

L’obligation qui m’incombe à l’égard d’autrui trouve alors son fondement dans celle, symétrique, qui pèse sur autrui à mon avantage : je dois m’abstenir de t’occasionner un dommage et toi de m’en occasionner.

6. Au stade actuel de l’évolution de la « grande famille humaine »8, les hommes et les femmes de notre planète vivent dans des communautés organisées en

« États ». L’ensemble des terres est distribué entre quelques deux cents d’entre eux. On sait que le concept d’« État » recouvre des réalités différentes. Il peut d’abord désigner l’appareil étatique, l’Etat en tant qu’ensemble d’« organes » : gouvernement, parlement, administration publique… Ce n’est pas le sens premier que retient le droit international. Pour celui–ci, l’État est une communauté d’êtres humains qui vit sur un territoire et a le pouvoir de se donner, et se donne, une certaine organisation. Deux éléments principaux le composent : personnel et territorial. La composante personnelle est formée par l’État–peuple et l’État–

population. Citoyen français établi en France, le Professeur Ancel fait partie du peuple français et de la population de France. Italien établi en Suisse, je fais partie du peuple italien mais probablement pas de la population italienne, alors que je suis intégré à la population de Suisse en tant qu’habitant de celle–ci9. La baby–sitter de mes neveux, qui vient de Moldavie et vit en Italie, est membre de la population d’Italie et du peuple de Moldavie. Le peuple d’Italie et la population d’Italie forment ce que l’on peut appeler l’État–communauté « Italie » ou communauté étatique italienne.

7. Quelles sont les finalités que poursuit l’organisation des communautés étatiques ? Un aperçu est offert par les « lois fondamentales » qu’elles se donnent.

La Constitution italienne évoque, en son article 3, le « pieno sviluppo della persona

8 Pour citer Kofi Annan, allocution de remise du Prix Nobel de la Paix, 10 décembre 2001, en faisant écho à la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Dans son discours d’intronisation, le Président J.F.

Kennedy s’est adressé aux non-Américains en les qualifiant de « concitoyens du monde » (« My fellow citizens of the world… »).

9 D’après les statistiques officielles, la population résidente permanente de la Suisse au 31 décembre 2016 était de 8.419.550 personnes, chiffre qui n’englobe pas les Suisses de l’étranger : https://www.bfs.admin.ch/

bfs/fr/home/statistiques/population.html.

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umana », le « plein épanouissement de la personne humaine ». L’article 2 du Grundgesetz allemand proclame la « freie Entfaltung der Persönlichkeit »10, le « libre développement de sa personnalité ». La Déclaration d’indépendance des États–

Unis célèbre les droits inaliénables que sont la vie, la liberté et la recherche du bonheur (« life, liberty and the pursuit of happiness »)11. Le « plein épanouissement de la personne humaine » et la « recherche du bonheur » sont poursuivis par la reconnaissance à chaque membre de la communauté d’une série de « libertés » : la liberté « personnelle » entendue comme intégrité physique et morale puis comme liberté d’action, c’est–à–dire de mouvement12, et du choix du lieu de sa résidence13; la liberté de profession et de commerce, c’est–à–dire la liberté d’offrir ses biens et services à autrui, ce qui implique la liberté contractuelle, avant tout celle de choisir son propre partenaire14 ; la liberté d’accès à la propriété privée et la liberté de disposition de son patrimoine15 ; la liberté de fonder une famille, qui implique celle de se marier ou cohabiter avec la personne de notre choix, et la liberté de procréer ; la liberté de communiquer avec qui nous le souhaitons, de diffuser nos opinions et nos idées, et bien d’autres.

C’est en tirant profit de ces libertés, et en vue de leur épanouissement, de leur bien–être, que les membres d’une communauté étatique tissent entre eux un réseau de relations familiales, sociales, commerciales, professionnelles.

8. Mais c’est la dimension internationale des relations humaines qui intéresse le droit international privé. L’adjectif « international » renferme la racine « nations ».

« Inter–nationes » signifie, littéralement, « entre les nations ». Dans le langage des relations internationales, les termes « nations » et Etats–nations sont souvent utilisés comme synonymes de ce que nous avons qualifié d’« État–communautés » puisqu’ils tendent à désigner, au–delà de l’État–appareil, l’ensemble des êtres

10 « Jeder hat das Recht auf die freie Entfaltung seiner Persönlichkeit, soweit er nicht die Rechte anderer verletzt und nicht gegen die verfassungsmäßige Ordnung oder das Sittengesetz verstößt ».

11 La « poursuite du bonheur » a été inspirée à Thomas Jefferson par la lecture du livre de Emmerich de Vattel, Le droit des gens (Version complète), Principes de la loi naturelle appliquée à la conduite & aux affaires des Nations

& des souverains, Londres, 1757, qui évoque des dizaines de fois le « bonheur » et la « félicité » de ses membres comme l’objectif ultime de l’action interne et internationale de chaque Etat-nation.

12 P. ex. l’art. 10 al. 2 de la Constitution suisse.

13 P. ex l’art. 24 de la Constitution suisse, « Liberté d’établissement » : 1 Les Suisses et les Suissesses ont le droit de s’établir en un lieu quelconque du pays. 2 Ils ont le droit de quitter la Suisse ou d’y entrer.

14 Art. 27 de la Constitution suisse, « Liberté économique » : 1 La liberté économique est garantie. 2 Elle comprend notamment le libre choix de la profession, le libre accès à une activité économique lucrative privée et son libre exercice. Sur la liberté de contracter, v. le nouvel art. 1102 du Code civil français qui, selon le mot du Doyen Carbonnier, est la « véritable Constitution de la France » : « Chacun est libre de contracter ou de ne pas contracter, de choisir son cocontractant et de déterminer le contenu et la forme du contrat dans les limites fixées par la loi ».

15 Art. 537 al. 1 du Code civil français : « Les particuliers ont la libre disposition des biens qui leur appartiennent, sous les modifications établies par les lois ».

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humains qui forment une communauté étatique en raison aussi de liens linguistiques, historiques, culturels, religieux. Les « Nations Unies » résultent de l’union des « Nations », dont chacune est entendue comme un ensemble d’êtres humains qui s’est donné une organisation étatique. La Charte des Nations Unies insiste sur ce que ce sont les « peuples » qui se sont « unis » en vue de lui donner naissance16.

Mais quand est–ce qu’une relation entre personnes – physiques ou morales – est internationale ? On peut, en première approximation, répondre qu’elle l’est lorsqu’elle s’inscrit au sein de deux ou plusieurs « Etats–nations ». Puisque chaque État résulte d’une composante personnelle et d’une composante territoriale, il s’agit d’une relation qui se noue entre deux ou plusieurs êtres humains relevant de deux ou plusieurs États–communautés et se déploie à travers leurs territoires. La dimension « transterritoriale » est soulignée par l’adjectif « transfrontalier » (« cross–

border », « grenzüberschreitend »). Une relation humaine internationale « s’étire » sur un espace couvrant une portion du territoire d’un État et une portion du territoire d’un autre État ou plusieurs autres : on peut bien parler de relation bi–territoriale, tri–territoriale ou multi–territoriale.

Si l’impulsion qu’éprouve l’être humain à établir des contacts avec ses semblables agit d’abord au sein d’une communauté, l’histoire montre que la même impulsion, depuis toujours, conduit les membres d’une communauté à rechercher des liens avec les membres d’autres communautés, proches puis de plus en plus lointaines à mesure des avancées techniques17. Ce qu’on pourrait appeler la sociabilité internationale des êtres humains n’est qu’une conséquence de leur sociabilité tout court. Et de fait, les raisons qui motivent les individus à nouer entre eux des relations transterritoriales sont celles–là mêmes qui sous–tendent les relations humaines en général : l’auto–conservation, le progrès de leur condition, la recherche du bien–être, l’épanouissement de soi. À ne citer que ce que les économistes dénomment la division internationale du travail, le territoire d’une communauté contient du fer et celui d’une autre communauté du marbre, le territoire de telle communauté se prête à la culture d’épices, celui de telle autre à la sériciculture ; ici les êtres humains ont développé un tel savoir–faire, là ils en ont développé un autre… En écartant les relations belliqueuses, qui nous éloignent du droit, les relations commerciales ont souvent été, dans l’histoire, les premières à se nouer entre les peuples, suivies de relations affectives, familiales, sociales en tout genre.

16 On sait que la Charte des Nations Unies s’ouvre par les termes : « Nous, peuples des Nations Unies ».

17 M. C. Howard, Transnationalism in Ancient and Medieval Societies – The Role of Cross-border Trade and Travel, London, 2012.

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9. En revenant à l’organisation du monde d’aujourd’hui, un État est, dit–on,

« indépendant et souverain ». Les Chartes constitutionnelles des démocraties contemporaines proclament que la « souveraineté appartient au peuple ». Ce n’est donc pas l’Etat au sens d’appareil étatique qui la détient, mais bien l’Etat au sens d’ensemble des êtres humains qui composent la communauté étatique. Qu’est–ce que donc la souveraineté ? Celle–ci est souvent définie comme une « plénitude de compétences ». Il s’agit, en un mot, de la liberté pour une communauté étatique de s’organiser sans influence externe, notamment d’une autre communauté et des organes de celle–ci. Parmi les différentes « compétences » comprises dans la souveraineté, la compétence normative occupe une place de choix : elle renvoie à la liberté, pour l’État–communauté, d’élaborer et de mettre en œuvre, y compris avec la force, de règles de droit, ainsi qu’au pouvoir de définir les organes et les procédures nécessaires à cet effet. Un État–communauté organise de manière autonome les relations entre ses membres, d’abord les rapports civils, en édictant des règles relatives à l’acquisition, à la modification, à la perte des droits sur les biens, des règles relatives aux droits et obligations résultant des rapports familiaux, et ainsi de suite.

Aussi y a–t–il une loi italienne, une loi française, une loi sud–coréenne... La possible et fréquente diversité de telles lois est une conséquence de la

« souveraineté » de chaque État18. La liberté entraîne toujours la possible diversité quant au produit de son exercice par les sujets qui en bénéficient : pensons à la liberté religieuse, qui implique la diversité, et l’acceptation de la diversité, de la religion pratiquée par les membres de la communauté.

10. Le fondement du pouvoir « souverain » qu’exerce un État est le territoire de celui–ci. C’est là le deuxième élément constitutif de l’État. Puisqu’une communauté étatique est « souveraine » sur son propre territoire, elle a le pouvoir exclusif de gouverner les activités humaines, et les relations humaines, qui s’y déroulent. Précisons : qui s’y déroulent exclusivement, car celles qui se déroulent en partie sur le territoire de l’État A et en partie sur le territoire de l’État B, échappent, justement, au moins en partie, j’y reviendrai, à la souveraineté de l’État A.

Par où l’on voit que le territoire constitue également la limite de la souveraineté.

Si chaque État est souverain sur son propre territoire, aucun État n’est souverain sur aucune portion du territoire d’aucun autre État, qui est comme lui, et dans la même mesure, souverain. C’est là l’un des paradoxes de la souveraineté : si elle communique l’idée d’absolu jusqu’à donner l’illusion d’une toute–puissance, la réalité

18 Sans compter l’autonomie normative dont jouissent à des degrés variables les communautés – à base personnelle ou territoriale – qui forment bien des Etats souverains : v. V. Parisot, Les conflits internes de lois, 2 vol., IRJS Editions, 2013.

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est que rapportée à l’ensemble des êtres humains formant le « peuple » qui la détient sur le seul « territoire national », la souveraineté étatique se révèle de plus en plus restreinte et contraignante. La souveraineté nationale, la souveraineté territoriale, montrent chaque jour davantage leur nature de souveraineté mono–nationale, de souveraineté mono–territoriale. À mesure que les progrès techniques permettent aux êtres humains d’imprimer à leurs interactions une dimension transterritoriale, la compression des activités de chacun à l’intérieur du territoire du seul État–

communauté auquel il appartient originairement est perçue comme une restriction, plutôt qu’une garantie, de sa liberté : de mouvement, d’exercice d’une profession, de commerce, de mariage… Le périmètre territorial à l’intérieur duquel une communauté d’êtres humains exerce la souveraineté étatique est de moins en moins suffisant pour garantir à ces mêmes êtres humains le plein développement de leur personnalité, leur bien–être, leur bonheur. En citant Barack Obama, « une nation qui aujourd’hui érige des murs ne fait que s’emprisonner soi–même »19. Pensons à la condition des Nord–Coréens, la communauté étatique sûrement la plus fermée du monde, et affichant la plus grande indépendance. Le territoire d’Italie, qui rappelle une « botte », occupe le 0,20% de la surface terrestre. L’État–nation « Malte », composé de quelques 300.000 êtres humains, exerce la « souveraineté » sur quatre îles de la Méditerranée.

J’ai déjà rappelé que la Constitution italienne reconnaît et favorise la liberté de mouvement, de travail, de profession, d’accès à la propriété privée, de communication… Précisons que ces libertés ne peuvent être garanties par la

« République italienne » que sur le territoire italien et entre personnes qui s’y trouvent.

L’article 16 est explicite : « ogni cittadino ha la libertà di circolare e soggiornare liberamente in qualsiasi parte del territorio nazionale ». La République italienne ne saurait, par ses propres lois, reconnaître à ses citoyens la liberté de circuler et s’établir sur sol français ou thaïlandais. Encore : les articles 42, 43, 44 et 47 évoquent la liberté d’accès à la « propriété foncière » et du logement : ne sont visés que des immeubles situés sur le territoire italien. La Suisse pourrait interdire à un Italien d’acquérir un appartement à Genève, la Hongrie l’empêcher de reprendre un terrain agricole dans la plaine de la Tisza.

11. Par où l’on vient naturellement à parler de l’Union européenne. Voilà un espace dans lequel les êtres humains qui y participent bénéficient de la liberté de se déplacer et s’établir transterritorialement, de fournir transterritorialement leurs services, de transférer transterritorialement leurs marchandises, d’investir

19 « Today a nation ringed by walls would only imprison itself », discours prononcé à l’Assemblée générale de l’ONU le 20 septembre 2016.

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transterritorialement leur argent. Il s’agit de libertés vraiment fondamentales même si elles sont parfois présentées d’une manière un peu abstraite. Cette liberté de mouvement, de séjour, de résidence, de commerce, de disposition patrimoniale que l’État–communauté « Italie » ne peut garantir à ses membres qu’à l’intérieur du territoire italien, a été étendue progressivement à une aire bien plus vaste.

Ressortissants italiens, nous pouvons nous déplacer – pour loisir, études, profession – sur un espace de 4.5 millions de kilomètres carrés. Nous pouvons chercher du travail – ce « travail » célébré de manière hyperbolique par l’article 1er de la Constitution italienne20 – au sein d’entreprises allemandes, espagnoles, slovaques… Un producteur de mozzarella peut conclure un contrat avec un distributeur suédois et faire parvenir la marchandise de Naples à Stockholm sans devoir s’acquitter de droits de douane. J’ai le loisir de donner à mon patrimoine – et à ma future succession – une dimension multi–territoriale en acquérant une villa en Espagne, reprenant un fond agricole en Hongrie ou investissant une partie de mes économies dans une société en commandite allemande.

Les « peuples d’Europe », parties au Traité sur l’Union européenne, se sont

« unis » afin d’élargir la liberté d’action professionnelle, sociale, familiale, patrimoniale des êtres humains qui les composent, en somme afin de multiplier les relations humaines transfrontalières, et les possibilités d’activité humaine intra–

européenne. L’article 3 du Traité proclame le « bien–être de ses peuples » comme but de l’Union21.

12. La volonté des États–communautés de favoriser les interactions transterritoriales entre leurs membres s’observe dans bien d’autres régions du monde d’aujourd’hui, qualifié volontiers de « globalisé ». Pensons à l’organisation ASEAN, regroupant 10 États du Sud–est asiatique – 620 millions de personnes – devenue depuis 2002 une zone de « libre échange ». Cela a généré une augmentation des contrats vietnamo–thaïlandais de vente de textiles, des contrats birmano–malaisiens de fourniture de bois, des contrats de prêt entre des banques de Singapour et entrepreneurs du Laos… C’est le but que recherchent les nations se liant par un traité de « libre échange » que d’intensifier les échanges internationaux entre leurs membres.

Poursuivant semblable finalité incitative, les traités d’investissement sont en train de remplacer les anciens traités d’établissement, navigation, commerce et amitié, dont un certain nombre subsistent cependant encore. J’évoquerai, proximité oblige, la Convention « d’établissement et consulaire » que l’Italie et la Suisse ont conclue en 1868. Le préambule remarque les « liens d’amitiés »

20 D’après lequel « L’Italia è una Repubblica fondata sul lavoro ».

21 Art. 3 al. 1 : « L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs, le bien-être de ses peuples »

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qu’entretiennent les « deux nations », et la volonté de « resserrer » de tels liens en donnant « un plus grand développement aux rapports… entre les citoyens des deux pays ». Aussi, ce vénérable traité a–t–il favorisé l’établissement des Italiens en Suisse, l’offre par les Italiens de biens et services aux Suisses, et inversement, la création de rapports de travail italo–suisses, de sociétés commerciales italo–

suisses… Les Italiens qui se sont installés en Suisse ont rencontré des Suissesses, des relations affectives italo–suisses se sont formées, il y a eu des recherches de paternité italo–suisses, des mariages italo–suisses – parfois précédés de conventions matrimoniales italo–suisses –, de ces mariages sont nés des enfants italo–suisses, des divorces italo–suisses ont été prononcés et, inévitablement, des successions italo–suisses se sont ouvertes.

Les traités d’« établissement » agissent en tant que stimulateurs de rapports interindividuels entre les membres des communautés qui les forment.

13. Traités d’« investissements », ai–je dit. Plus de 3.500 de ces accords ont été scellés lors des cinquante dernières années. Il s’agit de l’un des phénomènes les plus significatifs dans le panorama des relations internationales. L’Italie en a adopté une centaine. Prenons celui qu’elle a conclu avec la Chine en 1985, en observant que la notion d’« investissement » implique une implantation transterritoriale : non la simple expédition de marchandises de l’Italie vers la Chine mais le mouvement de capitaux d’Italie en Chine destiné à l’acquisition par des personnes venant d’Italie de biens ou propriétés en Chine ou la création en Chine de succursales de sociétés italiennes, et – bien sûr – inversement. Comme tous les traités semblables, cet accord italo–chinois vise à « intensifier la coopération » entre les membres des deux communautés22 en stimulant des opérations italo–chinoises, qui se traduisent par une multitude de contrats internationaux italo–chinois – d’acquisition, travail, assurance et bien d’autres –, le plus souvent menées entre personnes privées. Des Chinois s’installent en Italie et des Italiens en Chine, des patrimoines « bi–

territoriaux » se forment, des familles italo–chinoises se créent. Bien sûr, des interactions italo–chinoises illicites peuvent aussi survenir, telle la diffamation par un journal chinois d’un homme d’affaires italien actif en Chine.

Évoquons aussi les accords contre la double imposition. En hausse constante ces dernières années, ceux–ci visent également à promouvoir les relations interindividuelles entre les deux Pays qui y souscrivent. L’imposition cumulative résultant de deux lois fiscales non coordonnées décourage l’établissement des citoyens d’un État sur le territoire de l’autre État, tout comme la prestation

22 Dans le « préambule » on lit que les deux Pays sont « desiderosi di intensificare la cooperazione economica fra i due Paesi ».

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transterritoriale de biens et services ou l’acquisition internationale de participations ou d’autres valeurs23.

Les communautés étatiques qui se lient par des traités d’établissement, de commerce, de libre–échange, d’investissement, de double imposition, ont–elles abandonné une part de leur souveraineté, du fait des obligations qui en résultent pour elles, lesquelles compriment leur liberté, comme – on l’a vu – toute obligation ? Il semble au contraire que non seulement de tels accords sont le fruit de l’exercice de leur souveraineté, mais qu’en les concluant en vue des droits qu’elles retirent au profit de leurs membres, les communautés étatiques ont entendu accroître le pouvoir d’auto–détermination de leurs peuples, des êtres humains qui les composent, en leur ouvrant la possibilité de nouer des relations transfrontalières, de s’adonner à des activités s’étendant sur le territoire de l’autre État contractant, et concourant à leur prospérité, à leur épanouissement.

L’exercice conjoint de leur souveraineté entendue comme compétence normative est asservi à l’augmentation collective de la souveraineté du peuple qui la détient entendue comme liberté.

14. S’est–on éloigné du droit international privé traditionnel ? Si notre matière régit les relations privées internationales, il n’est pas inutile de s’intéresser d’abord aux règles qui autorisent les membres de différentes communautés étatiques à nouer de relations entre eux. N’est–ce, au fond, ce qui sous–tend la conception proposant d’englober dans le droit international privé la « condition de l’étranger » ? On voit bien, en tout cas, l’intérêt des personnes privées que poursuivent de telles règles puisqu’elles élargissent la portée géographique de leur liberté

« relationnelle » et d’action, cette liberté qu’un État ne peut que garantir dans le cadre restreint de ses frontières. Il n’est pas non plus inutile de constater qu’il s’agit de règles bilatérales ou multilatérales, au sens d’établies ensemble par deux ou plusieurs États. Ne découle–t–il logiquement de l’idée de souveraineté qu’une relation humaine transterritoriale ne puisse intervenir régulièrement que si elle est autorisée par chacun des États–communautés sur le territoire desquels elle est appelée à se matérialiser ? Seulement, si l’on constate que plus que jamais aujourd’hui les États–communautés manifestent leur désir de se réunir à deux ou plusieurs et se donner des normes communes, en coordonnant leur activité normative, afin non seulement d’habiliter, mais aussi d’encourager leurs membres à

23 Si le fait d’accepter une demande d’avis de droit d’un cabinet français a pour conséquence que mon honoraire sera taxé à la fois en France et en Suisse, je pourrais me résoudre à ne pas accepter la demande et renoncer à devenir partie de ce contrat international de mandat. Si l’achat d’un immeuble en France me vaut d’être redevable d’un impôt foncier élevé en France et d’un impôt élevé sur la fortune en Suisse, je pourrais préférer renoncer à imprimer à mon patrimoine – et à ma future succession – une dimension franco-suisse.

Les traités contre la double imposition stimulent les relations privées internationales.

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nouer des relations privées bi–territoriales ou multi–territoriales, il semble cohérent de supposer que de tels États–communautés devraient également être intéressés à fixer de la manière la plus claire les droits et obligations réciproques – au sens de la loi civile – des êtres humains qui prennent part à de telles relations.

C’est ce qui nous conduit au point le plus délicat. Si une relation privée internationale présente des attaches avec les territoires de plusieurs États, elle n’en reste pas moins ontologiquement ou fonctionnellement unitaire, c’est–à–dire indivisible.

C’est un peu comme le téléphérique des glaciers, qui « rattache » la Pointe Helbronner, située au Val d’Aoste, en Italie, à l’Aiguille du Midi, située en France. C’est là un « lien » – un câble d’acier – italo–français : la portion du câble suspendue sur le territoire italien est solidaire de la portion suspendue sur le territoire français. Le « lien » est unique, si bien que la France et l’Italie doivent se coordonner pour le réparer ou le remplacer, pour déterminer le régime d’utilisation, d’ouverture du téléphérique, etc. La France et l’Italie ne peuvent décider, chacune pour soi, de déplacer la propre moitié plus à l’Est ou plus à l’Ouest ; elles doivent, au besoin, le faire ensemble. En somme, puisque le lien est italo–français, son régime doit être aussi italo–français. Pensons aussi – deux kilomètres plus bas – au Tunnel du Mont–Blanc, axe routier bi–national fonctionnellement indivisible, qui appelle un régime déterminé ensemble par les autorités des deux États, qui ont créé à cet effet une « police bi–nationale ».

15. Supposons un contrat entre un producteur suisse et un distributeur chinois qui a pour objet la vente de fromage. Il s’agit d’un lien contractuel « rattachant » la Suisse et la Chine en ce sens que la marchandise est destinée à parcourir une trajectoire « bi–territoriale », de la Suisse à la Chine, et que la somme constituant le prix la trajectoire « bi–territoriale » inverse. Or, ce lien contractuel

« transnational », helvético–chinois, est tel que le segment suisse et le segment chinois ne sauraient être scindés et soumis à des règles différentes au sens notamment où la Suisse régirait par loi suisse la partie de la relation qui se déroule en Suisse et la Chine régirait par la loi chinoise la partie qui se déroule en Chine.

S’il en était ainsi, la Suisse pourrait décréter que le producteur suisse a le droit à recevoir le paiement de la marchandise parce que, selon le droit suisse, il s’est régulièrement acquitté de l’obligation de livrer de la marchandise conforme au contrat, mais la Chine pourrait décréter que le distributeur chinois n’a pas l’obligation de verser le prix car la marchandise reçue n’est pas, selon le droit chinois, conforme au contrat. Le droit subjectif de recevoir la somme d’argent et l’obligation de la verser sont solidaires – nous y avons insisté24 – comme le sont la portion française et la portion italienne du câble du téléphérique des glaciers. Si

24 V. supra, n° 5

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elles souhaitent épargner aux contractants un conflit de lois helvético–chinois, la Suisse et la Chine doivent poursuivre cette coordination normative helvético–chinoise qu’elles ont entreprise en se liant par l’accord de libre–échange de 2013–2014, qui aspire à favoriser les échanges commerciaux entre les Suisses et les Chinois – en supprimant, entre autres, les droits de douane sur les produits laitiers – et tant d’autres accords25.

Un autre exemple est fourni par les rapports familiaux. Supposons qu’une petite fille dont le père est suisse domicilié en Suisse et la mère italienne domiciliée en Italie soit victime d’un conflit entre ses parents. La Suisse, par le biais d’un juge suisse saisi par le père, décide que « le père a le droit de garde et la mineure vivra en Suisse » et l’Italie, par le biais d’un juge italien saisi par la mère, décide que « la mère a le droit de garde et la mineure vivra en Italie ». La petite fille est ontologiquement « une » et ne peut vivre simultanément en Suisse auprès de son père et en Italie auprès de sa mère26. Le régime de la garde et des relations personnelles ne peut qu’être déterminé bi–nationalement – par les deux Etats – car il doit se dérouler bi–territorialement : la fille aura sa résidence principale auprès du parent gardien, sur le territoire de l’État de résidence de celui–ci, et sa résidence en quelque sorte secondaire auprès du parent titulaire des droits de visite, c’est–à–

dire sur le territoire de l’autre État. Le versant italien est « solidaire » du versant suisse. Il est donc nécessaire que la Suisse et l’Italie se coordonnent, comme ils l’ont fait au moyen d’une série considérable d’accords, depuis le Traité d’établissement et consulaire de 1868 ; et comme elles ont dû se coordonner pour réaliser le tunnel du Grand Saint Bernard et continuent à se coordonner pour le gérer.

16. Évoquons ce qui a l’allure d’une summa divisio quant à l’origine des règles concourant à déterminer les droits et les obligations des parties aux rapports transterritoriaux qui nous intéressent : il s’agit ou bien de règles matérielles élaborées ensemble par les États intéressés, c’est–à–dire de règles de source multi–

nationale – ce que l’on appelle le « droit matériel uniforme » – ou bien de règles matérielles d’origine mono–nationale.

Le droit matériel uniforme est peut–être un peu négligé par les manuels de droit international privé, sans doute car l’incertitude ne s’est jamais vraiment dissipée autour de la question de savoir si ce sont les civilistes ou les internationalistes qui ont vocation à s’en occuper. La fonction que remplissent ces ensembles normatifs, qui consiste à promouvoir les activités humaines

25 Signé le 6 juillet 2013, entré en vigueur le 1er juillet 2014.

26 A moins de vouloir la « scinder » en deux parties, comme Salomon le proposa aux deux femmes qui se disputaient l’enfant accouché par l’une d’elles.

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internationales qu’ils visent, n’en est pas moins de la plus haute importance. À mesure que la dimension transterritoriale d’un secteur d’activité humaine devient plus fréquente, les États–communautés sont conduits à résoudre les conflits entre leurs lois par l’élaboration collective d’un droit « supérieur » et commun. Parmi les trois secteurs où un tel processus est le plus avancé figurent le transport, la vente et la propriété intellectuelle.

Concrétisant l’échange par excellence, la vente – on y a déjà fait allusion – est le contrat international le plus récurrent. Imaginons un producteur italien intéressé à exporter du vin en Corée du Sud et un distributeur sud–coréen intéressé à l’acheter. Bien des règles qui favorisent la conclusion d’un tel contrat italo–coréen – en supprimant les droits de douane ou harmonisant les normes dites

« techniques » relatives, par exemple, à la certification et l’étiquetage27 – sont

« multilatérales » et se trouvent depuis le 1er juillet 2011 inscrites dans l’accord de libre–échange conclu entre l’Union européenne et la Corée du Sud. Qu’en est–il des aspects de droit civil, par exemple, des droits et obligations des contractants résultant des conséquences d’une impossibilité d’exécution, ou du taux des intérêts en cas de retard ? La Convention de Vienne de 1980 a cours entre l’Italie et la Corée du Sud et dans bien d’autres États. Il s’agit d’un droit de source multi–

nationale qui n’est pas sans rappeler l’ancien ius gentium. Aussi bien, le conflit de lois mono–étatiques – entre la loi coréenne et la loi italienne – à l’égard des questions qui tombent sous le coup de cet instrument commun est prévenu par le biais de l’adhésion des deux États impliqués à une loi « neutre », sur–étatique, en quelque sorte « italo–coréenne ».

Pour bien des ventes internationales, la marchandise doit être transportée d’un lieu à un autre, et ce transport est lui aussi souvent transterritorial. Il est inutile de souligner à quel point le transport international de passagers – par avion, chemin de fer, navire – est asservi à notre liberté de mouvement transterritorial, manifestation fondamentale de notre liberté personnelle. Le transport aérien est régi par toute une série des règles élaborées ensemble par les États, y compris par le biais des organisations internationales qu’ils ont créées à cet effet. C’est grâce à une multitude de règles uniformes – y compris techniques, de sécurité, de circulation, etc. – que nous pouvons nous déplacer facilement et sans escale de Paris à Tokyo et des règles multi–nationales plus spécifiquement contractuelles fixent par exemple la responsabilité du transporteur pour la perte du bagage subie par le transporté. Une partie des droits et obligations des parties au contrat de transport

27 L’uniformisation des normes techniques – qui sont des normes juridiques dans la mesure où elles sont obligatoires – permet de réaliser un niveau de sécurité élevé et de maintenir des prix raisonnables. Nous profitons tous les jours de ces règles uniformisées.

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ferroviaire entre la Suisse et l’Allemagne sont soumis par un « droit multi–

étatique », élaboré, entre autres, par la Suisse et l’Allemagne.

Disons un mot également de la propriété intellectuelle. Le niveau d’harmonisation législative qui caractérise un tel domaine s’explique une fois de plus par la fréquence avec laquelle la relation entre les personnes impliquées – ici le plus souvent extracontractuelle – peut acquérir une dimension multi–territoriale.

Si l’utilisation, licite ou illicite, d’un bien tangible – un entrepôt ou une agrafeuse – ne saurait se faire ailleurs qu’à l’endroit où le bien se trouve, l’utilisation, licite ou illicite, d’un bien intangible, tel un contenu artistique, une marque, ou une invention, peut se faire en substance n’importe où. De là l’intérêt des communautés étatiques à produire ensemble des règles matérielles communes afin de réduire les conflits entre leurs lois et garantir une protection multi–

territoriale de la propriété intellectuelle créée par leurs citoyens et résidents28. Les États membres de l’Union européenne y sont particulièrement sensibles. Depuis 1994, ils se sont dotés d’une marque communautaire, aujourd’hui marque de l’Union européenne29. Bien des droits subjectifs reconnus aux titulaires et des obligations corrélatives incombant aux non–titulaires sont déterminés par des règles élaborées et adoptées collectivement par les États membres. Dans quelques années devrait entrer en fonction un brevet européen aux effets unitaires tout autant qu’une Cour européenne, qui s’articulera en plusieurs tribunaux distribués sur le territoire européen ayant une composition multinationale.

Fermons cette brève digression en signalant que le progrès des relations privées internationales passera inévitablement, dans l’intérêt des hommes et femmes qui s’y engagent, par une augmentation des règles uniformes.

17. Dès lors qu’une relation humaine internationale n’est pas soumise à des règles matérielles de source multi–étatique, elle reste sous l’empire des lois mono–étatiques.

Mais lesquelles ? C’est là que le conflit de lois devient menaçant. Tournons–nous vers le droit international privé parfois dit « classique ». On commence par dire qu’il s’agit de règles qui, pour une grande partie, ne sont pas internationales, mais bien internes et elles se distingueraient en cela des règles de droit international dit public ; il s’agirait plus précisément – ainsi s’ouvrent nombre de manuels même si les choses ont un peu évolué pour ce qui est des manuels européens30 – de cette partie du droit de l’Etat qui gouverne les relations entre les personnes privées présentant ce qu’il est convenu d’appeler un « élément d’extranéité ».

28 M.-E. Ancel, « Aux confins du principe européen de non-discrimination – Le cas des œuvres des arts appliqués », La dimension culturelle du droit international privé, Schulthess, 2017, p. 156.

29 V. aujourd’hui par le règlement (UE) 2017/1001 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 sur la marque de l’Union européenne.

30 V. infra, n° 22.

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Arrêtons–nous d’emblée sur un point fondamental : comment un État peut–il, par ses propres règles – règles donc mono–nationales – « régler » des activités humaines multi–nationales ? Comment peut–il, par des règles qui ne valent que pour son territoire, prétendre « discipliner » des relations interindividuelles qui sont transterritoriales ? Prenons la loi n° 218 du 31 mai 1995, une « loi de la République italienne », adoptée par le Parlement italien31, et uniquement par celui–ci, ni la France, ni la Corée du Sud n’y ont participé. Comment, au juste, l’Italie peut–elle prescrire, avec ses propres règles mono–nationales – encore qu’indirectes, mais peu importe32 – les modalités d’exécution d’un contrat italo–sudcoréen aux termes duquel la marchandise doit emprunter un itinéraire « bi–territorial », et la somme d’argent également ? Comment l’Italie, par ses propres règles, unilatéralement posées, peut prescrire la manière dont sera dévolu mortis causa un patrimoine situé en partie sur le territoire français et en partie sur le territoire italien, comme celui de mon oncle, Italien qui vit depuis trente années à Paris ? Ou contrôler la manière dont seront distribués les biens d’une société multi–nationale en défaut de paiement dont les actifs, et les créanciers, se trouvent en Allemagne, en Angleterre, en Espagne et en Inde ? 33

Le contraste est vif entre le caractère mono–national, mono–territorial, de la souveraineté étatique et le caractère multi–national, multi–territorial, des relations humaines objet de notre matière. Une telle dyscrasie n’en est peut–être pas relevée avec une force suffisante par la vision traditionnelle du droit international privé, occultée qu’elle est par la manière dont sont souvent formulés les problèmes à résoudre.

18. Le droit international privé se composerait, principalement, de trois sous–

catégories de règles : de compétence juridictionnelle, de conflit de lois et de reconnaissance des décisions. Les règles de conflit de lois d’un État sont présentées comme un posterius par rapport à ses règles de compétence : les premières se déclencheraient uniquement lorsque le juge de l’État qui les édicte a été saisi en vertu des secondes. Voilà qui imprime à notre matière un

« inquiétant » caractère contentieux34, qui conduit les auteurs les plus célèbres à

31 « Legge 31 maggio 1995, n. 218 : Riforma del sistema italiano di diritto internazionale privato ».

32 Car c’est bien l’Italie qui détermine la teneur de ces règles indirectes qui, selon l’enseignement classique, peuvent d’ailleurs, si elles devaient désigner une loi non italienne, être assorties de dérogations au profit des lois italiennes qualifiées de police ou d’ordre public, etc.

33 V. G. Vallar, La crisi dei gruppi bancari multinazionali – Metodi di diritto internazionale privato e coordinamento tra sistemi, Wolters Kluwer / Cedam, Milano / Padova, 2017.

34 Ph. Francescakis, La théorie du renvoi et les conflits de systèmes en droit international privé, Paris : Sirey, 1958, p.

118 : « Trop souvent, semble-t-il, la doctrine raisonne quant aux problèmes du conflit de lois aux lieu et place d’un juge les envisageant sous leur aspect litigieux. L’hypothèse contentieuse imprime à cette branche du droit quelque chose d’inquiétant ».

(19)

signaler qu’à la différence des règles de droit privé, qui s’adressent aux êtres humains, les règles de droit international privé s’adressent aux juges35 de l’État qui les édicte, dit « État du for ». Le point « focal » de l’attention se détourne des êtres humains et se porte sur les autorités du for. En témoignent les expressions d’« élément d’extranéité » et « rapport qui présente un élément d’extranéité », qui supposent que l’on soit en train d’observer un tel rapport d’un regard mono–

national. Le concept d’« extranéité » est en effet relatif. La succession de mon oncle se compose de biens en France et en Italie. Quel est ou quels sont ses

« éléments d’extranéité » ? Si l’on demande à mon oncle, il nous dira que ni la France ni l’Italie lui sont « étrangères ». La succession dans son ensemble est italo–française, elle n’est étrangère à aucun des deux États, car précisément elle est significativement rattachée à l’un et à l’autre. Le concept d’« extranéité » suppose l’adoption d’un poste d’observation mono–national. Si le « for » est en Italie, les éléments d’extranéité sont ceux pour lesquels la succession se rattache à la France, inversement si le « for » est en France. La dichotomie « lex fori »–loi étrangère suppose qu’il y ait un « for ». S’opère ainsi la réduction de ce qui est, par essence, bi–national, bi–territorial, à un cadre qui est mono–national, mono–territorial, celui d’un procès se déroulant au for.

Une telle vision des choses – mono–nationalisée et judiciarisée – provoque des effets optiques qui tendent à obscurcir certaines vérités.

19. Tout d’abord, l’apport que le droit international privé aspire à fournir au développement harmonieux des relations humaines transfrontalières – à ce que l’on pourrait appeler l’épanouissement des hommes et des femmes dans l’espace international – est rarement évoqué. La vision « judiciarisée » de la matière empêche de lui assigner une telle tâche : si procès au « for » il y a, c’est que la relation humaine n’a pas été harmonieuse et il y a peu de chances que les parties s’y épanouissent. Ensuite, et pour la même raison, la sécurité juridique internationale au sens de prévisibilité pour les êtres humains des droits et obligations résultant des relations qu’ils nouent – ou souhaiteraient nouer – à travers les frontières, a peu de place dans la présentation traditionnelle. Rechercher la sécurité juridique signifie poursuivre la diminution de l’insécurité juridique et donc la diminution des litiges. Seulement, la présentation traditionnelle prend pour point de départ un procès au for, ce qui suppose que l’objectif visé par la sécurité juridique – éviter un litige – n’ait pas été atteint. Tout cela renforce l’éloignement du droit international privé de ses justiciables. Car il est peu discutable que le premier intérêt commun aux hommes et aux femmes qui nouent des relations transterritoriales est de pouvoir connaître les droits et obligations qui en résultent

35 P. Mayer / V. Heuzé, Droit international privé, 11e éd., LGDJ, 2014.

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pour eux sans être astreints à la course vers le for ou à des batailles judiciaires longues et onéreuses : « peu de personnes saines d’esprit choisiraient de mettre leur pied dans un prétoire si elles pouvaient l’éviter »36. Cependant toute personne saine d’esprit s’attend à bénéficier d’une certitude raisonnable quant à la teneur de ses droits et obligations, la nature interne ou internationale de l’activité dont ils résultent n’y changeant grand–chose.

Le paradoxe est illustré par ma succession. Supposons que, pour le droit international privé suisse, la loi applicable est la loi suisse, en vertu de mon domicile, et que, pour l’Italie, c’est la loi italienne de ma nationalité. Je voudrais planifier le sort de mes biens en profitant de la liberté que m’octroie la loi régissant ma succession. Je réfléchis, par exemple, à la possibilité de faire un pacte successoral avec ma compagne. La loi suisse l’autorise, la loi italienne l’interdit.

Quelles sont donc les règles que je suis censé observer ? L’identité de la loi qui règle ma succession dépendra du for devant lequel la question sera portée.

Seulement, pour qu’il y ait un for, il est en général nécessaire qu’un litige survienne, ce qui à son tour suppose que notre de cujus ait quitté ce monde. En clair, si je peux ou non faire un pacte successoral, je le saurai à un moment où j’aurai déjà tiré ma révérence. Ajoutons que je voudrais éviter que mes proches doivent se faire un procès afin de connaître leurs droits sur ce que j’ai laissé en les quittant.

Une autre vérité assombrie tient à l’importance que revêt aux yeux des êtres humains la reconnaissance de la décision rendue par les juges du « for » au sein de l’autre État « co–intéressé », car – on l’a dit – une relation privée internationale intéresse au moins deux communautés étatiques. La vision classique s’accommode sans trop de difficultés de ce que la décision de l’État du for ne sera valable que dans les limites de son territoire. L’exécution à l’étranger échappe au champ d’observation du for, ce qui fait croire que ce n’est pas son problème.

Seulement, la relation humaine en question reste bi–territoriale même une fois que la décision ayant efficacité mono–territoriale a été prononcée par le for : « chassez le naturel, il reviendra au galop ». Si elle n’est pas reconnue dans l’autre État, la décision de l’État du for, loin de « régler » le rapport humain international et de fournir aux personnes impliquées une règle de conduite, finit, si elle s’accompagne d’une décision ultérieure incompatible prononcée par l’État de la non–

reconnaissance, par créer un désordre international et condamner ces personnes à évoluer dans un chaos juridique.

20. Il est permis de dresser un constat : les règles mono–nationales de droit international privé ne sauraient, à elles seules, parvenir à « régler » des relations

36 T. Bingham, The Rule of Law, London, 2011: « Few would choose to set foot in a court if they could avoid it ».

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humaines multi–nationales au sens de bi–territoriales ou multi–territoriales37. Ceci ne signifie pas que la règle mono–étatique de droit international privé ne serve à rien.

Mais il s’agit au plus d’une « semi–règle », laquelle, pour être « règle », doit se combiner, et se coordonner, avec la semi–règle coïncidente, ou compatible, de l’autre État co–intéressé ou des autres États co–intéressés. À défaut, il y a un conflit international de lois ou de normes. Et on est aux antipodes du droit international privé, car précisément les relations humaines qui sont frappées d’un tel conflit évoluent dans le non–droit.

Voilà qui nous conduit une fois de plus à l’Union européenne. Le droit international privé européen a bouleversé la physionomie de la discipline au point que d’auteurs prestigieux n’ont pas hésité à parler de véritable « révolution »38. Plus de la moitié de la loi italienne n° 218 de 1995 sur le droit international privé a été balayée. La Belgique s’est dotée, en 2004, d’un Code de droit international privé dont la majorité est aujourd’hui neutralisée. Comment s’explique une telle obsolescence ? Par la constatation que les règles belges et italiennes – de compétence, conflit de lois, reconnaissance – dans la mesure de leur incompatibilité, menaçaient de ne point « régler » les relations italo–belges, mais de donner lieu à des conflits italo–belges de lois et décisions, en freinant le développement de telles relations, et empêchant les membres des deux communautés étatiques de recueillir le surcroît de prospérité qui s’y attache. De là les multiples règlements produits depuis 2000. Au prix de quelques simplifications, leur objectif premier consiste à multiplier les situations où les citoyens et résidents des États membres sont en position de connaître les droits et obligations résultant des relations interindividuelles qu’ils nouent transterritorialement en tirant profit des libertés fondamentales que nous avons évoquées ; leur objectif ultérieur consiste à réduire la possibilité qu’un juge belge puisse ne pas reconnaître une décision italienne, et inversement, ce qui menace de générer confusion dans la sphère des êtres humains qui s’adonnent à des activités transterritoriales.

Il s’agit de règles posées collectivement – par l’Italie, la Belgique, la France… –, à la fois par leurs organes de gouvernement, qui siègent au Conseil, et les représentants désignés par leurs « peuples », réunis au sein du Parlement européen ; de règles fruit de l’exercice collectif d’une souveraineté multi–territoriale,

37 Un tel constat résulte de la triple constatation que voici : 1) la souveraineté d’un Etat, et son pouvoir normatif, s’arrête aux frontières et ne va pas au-delà ; 2) la relation privée internationale « déborde » les frontières d’un Etat, s’étire sur le territoire de deux ou plusieurs Etats ; 3) la relation privée internationale est ontologiquement ou fonctionnellement indivisible et ne saurait être scindée en tant de segments qu’il y a d’Etats, et de territoires étatiques, qu’elle intéresse.

38 F. Pocar, « La comunitarizzazione del diritto internazionale privato: una ‘European Conflict of Laws Revolution’? », Riv. dir. int. priv. proc., 2000, p. 873 s. et bien d’autres après lui.

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la seule pouvant assurer que des relations humaines multi–territoriales se développent dans un cadre juridique.

21. Évolution future, ai–je dit en débutant. Par manque de temps, je ne voudrais aborder ici que deux domaines.

Le premier a pour objet les relations avec les États tiers. L’Union européenne – on y a déjà fait allusion – a conclu des traités d’investissement et libre–échange ; pensons à l’« accord global » avec le Canada, qui devrait intensifier les relations privées euro–canadiennes et, notamment, selon les estimations, augmenter de 25% le commerce des biens et services : en clair, 25% en plus de contrats euro–

canadiens. Il semble contraire à la philosophie du Traité que ces deux « macro–

ensembles » d’êtres humains, d’un côté et l’autre de l’Atlantique, ne spécifient pas, au travers de normes multilatérales – de conflit, substantielles, de reconnaissance – quels sont les droits et obligations qui naissent de contrats d’échange italo–

canadiens, franco–canadiens, lituano–canadiens… Prenons un contrat entre un fournisseur de l’Ontario et un distributeur italien. Le Règlement Rome I désigne le droit italien du siège du distributeur. Mais si l’Ontario désigne celui du siège du fournisseur, les contractants risquent de se trouver face à un conflit italo–canadien de lois. Ce qui crée des incertitudes, stimule les litiges, menace d’empêcher la reconnaissance réciproque des décisions : toutes conséquences contraires à l’objectif que poursuivent les États membres et le Canada, qui consiste à développer de la manière la plus harmonieuse possible les relations humaines entre les deux aires géographiques en leur fournissant un cadre normatif qui ne peut que déployer efficacité multi–territoriale et, par conséquent, être élaboré multi–

latéralement. L’œuvre de coordination normative « transatlantique », entreprise avec l’accord global, devra se poursuivre. Et il faudra en faire de même pour les rapports avec d’autres États, États–Unis, Chine, Amérique Latine, Maroc…

22. L’autre domaine où l’on peut se risquer à prophétiser une évolution se rapporte à la composition des juridictions chargées des litiges internationaux. Le Tribunal de Milan, même lorsqu’il tranche une controverse entre une société italienne et une société chinoise, reste composé de juges italiens, nommés par l’Italie à la suite de concours publics italiens, et il administre la justice en tant qu’organe de la « République italienne » et « au nom du peuple italien » : c’est ce qui figure dans l’épigraphe de ses jugements. Le Tribunal de Munich prononce

« au nom du peuple allemand » (« im Namen des deutschen Volkes »), un juge sud–

coréen « au nom de la République de Corée ». Or il est raisonnable de prévoir que, dans un avenir non lointain, seront créés des tribunaux judiciaires multi–

nationaux, dont les membres auront formation et nationalités de différents Etats, et dont les décisions déploieront une efficacité multi–territoriale. Au sein de l’Union

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