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L'oscillation cartésienne : enjeux de l'interprétation bergsonienne de la philosophie de Descartes

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L'oscillation cartésienne : enjeux de l'interprétation bergsonienne de la philosophie de Descartes

FENEUIL, Anthony

FENEUIL, Anthony. L'oscillation cartésienne : enjeux de l'interprétation bergsonienne de la philosophie de Descartes. In: D. Kolesnik-Antoine. Qu'est-ce qu'être cartésien?. Lyon : ENS éditions, 2013. p. 549-565

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:26509

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L’oscillation cartésienne

Enjeux de l’interprétation bergsonienne de la philosophie de Descartes

« Toute la philosophie moderne dérive de Descartes »1. Enoncée en 1915 dans un texte à la gloire de la philosophie française, l’affirmation manque de nuances et paraît plus tenir du slogan que de la réflexion philosophique. Ce que confirme apparemment la suite de l’article, puisqu’elle semble finalement restreindre la filiation de Descartes à un seul courant philosophique : le rationalisme. Celui-ci, procédant par déductions intellectuelles, coexisterait avec un autre courant, « sentimental », privilégiant la connaissance intuitive et dérivant, lui, de Pascal. Cette restriction de l’hégémonie cartésienne n’est pourtant pas bien grande : si le rationalisme « prédomine » chez Descartes, le sentimental ne lui est pas étranger et l’on y rencontre bien des « velléités d’intuition » (ibid., p. 1160). Elle est balayée en 19372, quand Bergson croit pouvoir opérer le retournement de ses propositions de 1915 : non seulement Descartes n’est pas uniquement un rationaliste, mais il ne l’est même pas principalement :

Car cette doctrine, citée parfois comme le type même de la philosophie déductive, est intuitive essentiellement. (p. 1577)

La formule de 1915, déjà brutale, est amplifiée. Ceci dans un contexte politique pourtant très différent. Il n’est plus question de louer la « philosophie française » mais d’insister sur le cosmopolitisme cartésien :

1 BERGSON, Henri, avec LE ROY, Édouard, « La philosophie française » (1915, réédition en 1933), Mélanges,

2 BERGSON, Henri, « Message au Congrès Descartes » (1937), Mélanges, ouvr. cit., 1972, p. 1574-1579, édition critique par Camille Riquier dans Écrits de Bergson, Paris, PUF, 2011, p. 696-701.

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Résumons-nous donc en deux mots : à Descartes remonte, directement ou indirectement, toute philosophie (ibid.)

L’extension donnée au cartésianisme est maximale : horizontale – tout type de philosophie, déductif ou intuitif – autant que verticale – toute philosophie jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à la théorie d’Einstein au moins dont Bergson, en 1922, fait remonter les principes à Descartes3.

L’affirmation par laquelle nous commencions, non seulement ne se réduit pas à une formule de propagande – qu’elle est néanmoins –, mais n’est même pas la plus radicale qui se puisse trouver chez Bergson. Impossible, donc, de nier qu’elle exprime une thèse bergsonienne à prendre en compte, ce qui n’est pas sans difficulté. Comment dire que « toute la philosophie moderne dérive de Descartes » sans faire du cartésianisme une pensée confuse ou contradictoire, alors même que l’on pose la coexistence, dans la modernité, d’un courant philosophique « rationaliste » et d’un autre « sentimental » ?

Non seulement Bergson n’est pas dupe de la difficulté, mais il l’envisage de front, l’assumant jusqu’à en faire la spécificité de la pensée cartésienne. Cette assomption donne au cartésianisme une place singulière dans l’approche bergsonienne de l’histoire de la pensée.

Car en saisissant la spécificité du cartésianisme dans son « oscillation »4 – qui n’est ni confusion ni contradiction – entre rationalisme et philosophie sentimentale, Bergson va au fond de sa propre pensée, déterminant les rapports entre intelligence et intuition.

« Systématiser est facile »5

La question est donc celle de l’unité attribuée par Bergson à la pensée cartésienne. La fin de l’article de 1915 sur la philosophie française, fondée par Descartes6, apporte des développements éclairants. L’accent est mis sur la « simplicité de la forme » (p. 1183) de cette philosophie, témoin selon Bergson d’une volonté des philosophes de s’adresser non pas à un cercle d’initiés mais « à l’humanité en général »7. Descartes, parlant « la langue de tout le

3 BERGSON, Henri, Durée et simultanéité (1922), Paris, PUF, 2009, en particulier p. 28-33, « De Descartes à Einstein ». Les œuvres de Bergson sont citées dans les éditions critiques parues aux PUF entre 2007 et 2011, sous la direction de Frédéric Worms.

4 BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, Paris, PUF, 2007, p. 344 : « L’oscillation est visible dans le cartésianisme ».

5 BERGSON, Henri, « La philosophie française », Mélanges, ouvr. cité, p. 1187.

6 Ibid, p. 1158 : « à partir de lui seulement, existe une philosophie qu’on puisse dire française ».

7 « Peut-être est-ce une des marques les meilleures de ce fait que le génie français n’a rien d’exclusif, mais demeure essentiellement humain » (Ibid, p. 1184). Ceci est à mettre en rapport avec ce que Bergson, à la même époque c’est-à-dire pendant la Première Guerre mondiale, dit de l’état d’âme des soldats français dans « La guerre et la littérature de demain » (Mélanges, ouvr. cité, p. 1151-1156, édition critique par Ghislain Waterlot dans Écrits de Bergson, Paris, PUF, 2011, p. 446-451). Comme le montre Ghislain Waterlot (« Situation de guerre et état d’âme mystique chez Bergson. Ce que peut nous apprendre une “analogie lointaine” », dans La mystique face aux guerres mondiales, Dominique de Courcelles & Ghislain Waterlot éd., Paris, PUF, 2010, p.

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monde »8, aurait initié cette tendance « généreuse » (ibid.) de la philosophie française, la clarté étant « d’origine démocratique » (ibid.). Cela n’est d’ailleurs pas seulement une caractéristique formelle :

Comme elle s’est toujours astreinte à parler le langage de tout le monde, elle n’a pas été le privilège d’une espèce de caste philosophique […]. Pratiquée par des hommes qui furent des psychologues, des biologistes, des physiciens, des mathématiciens, elle s’est continuellement maintenue en contact avec la science aussi bien qu’avec la vie.9

Autrement dit, la simplicité de l’écriture des philosophes français rend possible « l’union si étroite de la philosophie et de la science » (ibid., p. 1185) d’une part, le « penchant pour l’observation intérieure » (ibid.) d’autre part, qui sont les deux caractéristiques principales de la philosophie française et de son archétype : la philosophie de Descartes. En effet, « le plus grand de nos physiciens »10, l’inventeur d’une géométrie nouvelle11, est aussi, pour Bergson, un grand psychologue12.

En réalité, ces caractéristiques – simplicité de la forme qui soumet la philosophie au contrôle de tous, union étroite avec la science, goût pour l’observation psychologique – auxquelles Bergson ajoute comme en passant la « défiance de l’énorme ou du rigide »13, ne sont que différents points de vue pris sur la « physionomie propre » (ibid., p. 1187) à cette philosophie, ressaisie par Bergson en ces termes : « elle répugne le plus souvent à prendre la forme d’un système » (ibid.).

Voilà donc posée une thèse sur l’unité de la philosophie cartésienne : française, et même fondatrice de la philosophie française, elle n’est pas systématique. Et c’est là ce qui rend possible son oscillation entre rationalisme et intuitionnisme. Reste à distinguer cette oscillation d’une simple incohérence, et cela suppose de montrer en quoi ce que Bergson appelle systématicité ne s’identifie pas à la cohérence. Car, de fait, système n’est pas, chez Bergson, synonyme de pensée cohérente. La cohérence d’une philosophie authentique

131-151), le rapprochement de l’état d’âme des soldats français avec l’état d’âme mystique est indissociable du rapport à la démocratie.

8 BERGSON, Henri, « L’amitié indestructible » (1919), Mélanges, ouvr. cité, p. 1314.

9 BERGSON, Henri, « La philosophie française », art. cité, p. 1188.

10 BERGSON, Henri, « La spécialité » (1882), Mélanges, ouvr. cité, p. 261.

11 BERGSON, Henri, « La philosophie française », Mélanges, ouvr. cité, p. 1158. Voir aussi BERGSON, Henri,

« Quelques mots sur la philosophie française et sur l’esprit français » (1934), Mélanges, ouvr. cité, p. 1513 :

« Descartes, inventeur de la géométrie moderne en même temps que créateur de la philosophie moderne ».

12 En témoigne le cours qu’il donne au lycée Henri IV en 1894 sur les théories de l’âme (voir ci-dessous).

13 BERGSON, Henri, « La philosophie française », art. cité, p. 1186.

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quoique non systématique n’est pas moindre que celle d’un système, mais sa racine n’est pas la même.

Essentiellement, systématicité signifie intellectualisme. Intellectualisme, non pas au sens d’une pensée utilisant l’intelligence, car aucune pensée humaine ne peut l’abandonner sans abandonner en même temps sa rigueur. Intellectualisme, au sens plus précis d’une doctrine unifiée exclusivement par l’intelligence, le philosophe s’y laissant « aller à déduire paresseusement des conséquences selon les règles d’une logique rectiligne »14. L’unité du système reflète ainsi la linéarité de la logique, à laquelle le réel n’a qu’à se plier, bien que l’intelligence à l’origine de la logique ne soit qu’une partie du réel, et non le réel une partie de la logique15. L’intellectualiste est paresseux, parce qu’il cède à la facilité de donner une portée absolue au mode de pensée le plus naturelle à l’homme, l’intelligence16, au lieu de faire effort pour réfléchir les cadres de pensée humains eux-mêmes, les replacer dans l’histoire générale de la vie et donc les dépasser dans une certaine mesure, ce qui est proprement « contre- nature » et pour cette raison beaucoup plus pénible17.

C’est dans cette perspective que Bergson interprète la fameuse affirmation de Descartes :

Descartes, ce grand métaphysicien, déclarait avoir consacré peu d’heures à la métaphysique, entendant par là, sans doute, que le travail de pure déduction s’effectue de lui-même, pour peu qu’on y ait l’esprit prédisposé.18

Si construire des systèmes est facile, il n’est rien d’étonnant à ce que la philosophie se soit d’abord manifestée, dans l’antiquité, sous cette forme19. Rien d’étonnant à ce que la plupart des Anciens n’aient pas songé à relativiser la portée de l’intelligence pour la rendre à sa fonction initiale, l’action, qui nécessite la manipulation d’une matière brute, et qu’ils aient

14 BERGSON, Henri, La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 2010, p. 121.

15 BERGSON, Henri, « La Philosophie française », art. cité, p. 1187 : « Remarquons qu’une idée est un élément de notre intelligence, et que notre intelligence elle-même est un élément de la réalité : comment donc une idée qui n’est qu’une partie d’une partie, embrasserait-elle le Tout ? » C’est pourtant la prétention de toute philosophie systématique, dans la mesure où elle déduit la totalité du réel d’une idée principielle. L’argument est une reprise de celui que développe l’Introduction de L’Évolution créatrice.

16 Y compris pour la critiquer. Pour Bergson, l’erreur de Kant n’est pas d’avoir relativisé le pouvoir de l’intelligence, mais d’avoir accepté sans examen l’idée selon laquelle l’intelligence est le seul moyen de connaître. Il aurait fallu aller plus loin encore dans la critique de l’intelligence, jusqu’à contester l’exclusivité qu’elle revendique pour la connaissance. Voir BERGSON, Henri, La Pensée et le Mouvant, Op. cit., p. 213.

17 « La philosophie devrait être un effort pour dépasser la condition humaine » (BERGSON, Henri, La pensée et le mouvant, ouvr. cité, p. 218).

18 BERGSON, Henri, « La philosophie française », art. cité, p. 1187.

19 « […] toute tentative, pour bâtir un système complet, s’inspire par que le côté de l’aristotélisme, du platonisme ou du néo-platonisme » (ibid, p. 1161).

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tâché de l’utiliser pour connaître non seulement cette matière, ou ce qui s’en rapproche, mais l’ensemble du réel. Rien d’étonnant à ce que la métaphysique, connaissance du réel en lui- même et dans son ensemble, n’ait été conçue que comme le prolongement de la science, pensée intelligente initialement dirigée vers l’action.

C’est pourquoi Descartes, en ne se laissant pas aller à la systématisation, n’a pas seulement fondé la philosophie française, mais bien la philosophie moderne. La question se pose alors de savoir où se trouve exactement le point de rupture cartésien, c’est-à-dire ce que signifie précisément l’abandon du système, et si l’on peut définir positivement l’unité de la doctrine cartésienne.

« L’esprit nouveau »

Si Bergson admet volontiers que l’œuvre de Descartes n’a pas commencé « en falaise abrupte »20, il n’en fait pas moins la « source d’un esprit nouveau »21 en rupture avec le mode de pensée hérité de l’antiquité. On vient de le voir, l’essence de la pensée antique tient dans la systématicité, l’esprit de système n’étant que le reflet de l’intellectualisme naturel à l’homme22. Si Descartes insuffle un esprit nouveau dans la philosophie, ce n’est donc pas en établissant le règne universel de l’intelligence, la mathesis universalis, mais au contraire en restreignant les prétentions de cette intelligence, parvenant à « arrêter la déduction où il faut »23 pour fournir l’effort nécessaire au dépassement de cette forme trop humaine de pensée.

Où Descartes arrête-t-il la déduction ? Le tort des anciens est de concevoir la métaphysique et la science comme « deux espèces du même genre »24, la métaphysique n’étant que le prolongement de la science hors de l’expérience, la science achevée dans ses ultimes conséquences. Descartes, s’il est moderne, n’est donc pas, pour Bergson, celui qui tire les plus lointaines conséquences de la science moderne pour constituer sa métaphysique, ou en tout cas pas seulement. Au contraire, c’est précisément « l’oscillation » (ibid.) de la philosophie cartésienne, entre les conséquences ultimes de la science naissante et le recours à une connaissance non intellectuelle, qui fait sa modernité.

20 Ibid, p. 1158.

21 Ibid. Voir aussi p. 1159 : « Quoique le cartésianisme offre des ressemblances de détail avec telles ou telles doctrines du Moyen-Âge, il ne doit rien d’essentiel à aucune d’elles, moins encore l’esprit qui l’anime ».

22 BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, ouvr. cité, p. 313 : « Les Grecs avaient confiance dans la nature, confiance dans l’esprit laissé à son inclination naturelle ».

23 BERGSON, Henri, « La philosophie française », ouvr. cité, p. 1187.

24 BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, ouvr. cité, p. 344.

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La théorie du mouvement, exposée dans la deuxième partie des Principes de la philosophie, est pour Bergson le lieu privilégié de cette oscillation. Il y voit l’exposé de deux thèses contradictoires quant à la question de la relativité du mouvement, contradiction exprimant selon lui les deux points extrêmes de l’oscillation, qui sont en fait deux « points de vue »25 pris par la métaphysique cartésienne sur la même réalité : d'un côté celui de l'intelligence seule, et de l'autre celui qu'offre la tentative de partir d'une connaissance d'un autre type. Voyons ce que cela signifie.

Le premier point de vue est donc celui de la stricte intelligence déductive, qui construit la métaphysique comme un simple prolongement de la science moderne :

D’un côté, Descartes affirme le mécanisme universel : de ce point de vue, le mouvement serait relatif [une note renvoie à Descartes, Principes, II, § 29.], et comme le temps a juste autant de réalité que le mouvement, passé, présent et avenir devraient être donnés de toute éternité.26

Cela n’est pas, pour Bergson, son dernier mot :

Quand il se place à ce second point de vue, Descartes parle du mouvement, même spatial, comme d’un absolu [une note renvoie à Descartes, Principes, II, § 36 et suiv.]. (p. 345)

D’où provient cette seconde prise de vue sur le mouvement ? Très allusif dans le passage en question, Bergson indique pourtant de manière précise le point de rupture, le point d’arrêt de la déduction qui conduit au changement de point de vue :

Mais d’autre part (et c’est pourquoi le philosophe n’est pas allé jusqu’à ces conséquences extrêmes) Descartes croit au libre arbitre de l’homme.27

Ainsi, cette croyance en la liberté constitue le point de départ d’un retournement qui mène à l’affirmation, certes implicite mais selon Bergson bien réelle, de l’absoluité du mouvement.

Car c’est cette croyance qui oblige Descartes à faire du temps non le déroulement d’un plan préétabli mais une durée créatrice, durée qu’il fait reposer sur un Dieu renouvelant « sans cesse l’acte créateur et qui, étant ainsi tangent au temps et au devenir, les soutient, leur communique nécessairement quelque chose de son absolue réalité » (ibid.). Le point d’arrêt de la déduction se situe donc très exactement dans la croyance en la liberté de l’homme. De là, une nouvelle déduction est entamée, preuve de l’impossibilité de se passer entièrement de l’intelligence. Un intellectualiste la pousserait jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la négation des principes de la science, et notamment de la relativité du mouvement. Le système serait

25 Ibid, p. 345.

26 BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, ouvr. cité, p. 344-345.

27 Ibid.

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alors parfaitement unifié, mais unifié de manière strictement intellectuelle. La spécificité de Descartes est de maintenir la coexistence des points de vue.

Si elle ne vient pas de la déduction, d’où vient alors cette croyance en la liberté, et en quoi peut-elle constituer un point de départ solide pour un nouveau mouvement de pensée ? L’Évolution créatrice n’apporte aucun renseignement sur ce point. Pour le déterminer, sans doute faut-il se rapporter, au-delà même du cours de 1904-1905 sur l’évolution du problème de la liberté28, à celui de 1894 sur les théories de l’âme29. Bergson y envisage directement la méthode psychologique cartésienne. Or le propre de cette méthode, affirme-t-il dans ces cours, est de se fonder sur la coïncidence avec la réalité étudiée, c’est-à-dire sur l’intuition :

Voici, d’après Descartes, la méthode à suivre : si je veux connaître l’âme, c’est dans l’âme même que je dois me placer d’abord comme en un centre (…). Je dois me placer d’emblée dans ce que Descartes appelle la pensée, c’est-à-dire dans la conscience que prend mon âme d’elle-même et de son essence. J’atteindrai ainsi le principe spirituel, je saisirai ainsi le principe spirituel dans une intuition.

(ibid., p. 220)

Pour Bergson, la modernité de Descartes tient donc au coup d’arrêt qu’il donne au mouvement déductif caractéristique de toute pensée systématique, au nom de ce que Bergson appelle le sens du réel30, c’est-à-dire au nom d’une décision de ne plus s’en remettre au pouvoir de la seule intelligence pour tenter de se placer à l’intérieur même de la chose étudiée. Le caractère non systématique de la philosophie cartésienne, l’oscillation visible dans sa philosophie, n’est donc pas la marque d’un manque d’unité, mais au contraire celle d’un autre type d’unité que l’unité facile de l’intellectualisme :

L’unification des choses [entendons, des choses telles que saisies par le philosophe] ne pourra s’effectuer que par une opération beaucoup plus difficile, plus longue, plus délicate : la pensée humaine, au lieu de rétrécir la réalité à la dimension d’une de ses idées, devra se dilater elle-même au point de coïncider avec une portion de plus en plus vaste de la réalité.31

28 Inédit, mais consultable à la bibliothèque Doucet.

29 Bergson, Henri, « Les Théories de l’âme », Cours III, Henri Hude éd., Paris, PUF, 1995, p. 199-251. Voir en particulier p. 218-226.

30 BERGSON, Henri, L’énergie spirituelle, Paris, PUF, 2010, p. 40 : « Descartes, il est vrai, n'allait pas encore aussi loin : avec le sens qu'il avait des réalités, il préféra, dût la rigueur de la doctrine en souffrir, laisser un peu de place à la volonté libre. »

31 BERGSON, Henri, « La philosophie française », art. cité, p. 1187-1188.

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Sans doute peut-on reprendre, à propos du Descartes de Bergson, le mot de Péguy : Descartes fait remonter à l’homme la pente qu’il tend naturellement à descendre32. Encore faut-il ajouter que ce n’est pas, comme chez Péguy, la pente du désordre, mais plutôt celle de l’ordre, de l’ordre des raisons sur laquelle l’homme glisse naturellement sans s’arrêter, croyant pouvoir déduire de quelques idées principielles la totalité du réel. Péguy, remarquant que Descartes lui-même croit déduire l’ensemble du monde de quelques principes, souligne son échec33. Dans cet échec, il voit la marque du manquement de Descartes à son cartésianisme34. Au contraire, suivant Bergson, il faut dire que Descartes n’est jamais plus cartésien que lorsqu’il renonce à déduire le monde de certains principes. C’est là qu’il s’échappe du modèle de pensée antique, naturel, et fait remonter à l’homme sa pente intellectualiste. À moins que par désordre, on entende confusion des ordres35. En ce sens, l’habitude intellectualiste pourrait bien être dite habitude de désordre puisqu’elle confond l’ordre du physique et celui du psychologique, laissant l’intelligence se croire partout chez elle, quand elle ne l’est qu’auprès de la matière.

Si Descartes est cartésien au moment de renoncer à suivre la méthode cartésienne de déduction, au moment de s’arrêter et de se replacer à l’intérieur même de ce qu’il étudie, quelle que soit la cohérence déductive de ce qu’il trouve avec la pensée intelligente qu’est la science, alors ce que veut dire être cartésien perd son évidence. Il faut y revenir, c’est-à-dire revenir sur cette phrase de Bergson établissant le cartésianisme de toute la philosophie post- cartésienne : « Toute la philosophie moderne dérive de Descartes ».

Qui est cartésien ?

Que la philosophie moderne dérive de Descartes, cela signifie certes qu’elle tire son origine dans le cartésianisme, mais aussi qu’elle s’en écarte. Autrement dit, l’adjectif

« moderne » ne doit s’entendre ici que dans un sens strictement chronologique, comme ce qui

32 PEGUY, Charles, « Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne », Œuvres en prose complètes III, Robert Burac éd., Paris, Gallimard, 1992, p.1248-1278 ; p. 1271 : « Le cartésianisme a consisté à remonter la pente du désordre ».

33 « Quoi qu’il en eût et qu’il en pensât lui-même. C’était un métaphysicien à son rang, à sa place, qui fut haute, un géomètre à son rang, un mécanicien à son rang, un physicien à son rang, parmi les premiers, nullement un métaphysicien, un géomètre déduit, et continûment déduit […]. Descartes lui-même a-t-il déduit sa métaphysique, sa physique, sa physiologie, tout son système à partir de sa méthode. Il ne l’a pas même déduit tout entier à partir de ses principes. » (ibid, p. 1259-1260)

34 « Il est aisé de montrer que Bergson est infiniment un meilleur bergsonien que Descartes ne fut un bon cartésien. […] Dans Descartes je vois de bien grands désordres. » (ibid, p. 1257)

35 « Il y a des ordres, il y a des royaumes, il y a des règnes, il y a des disciplines. […] Il ne s’agit pas que la Bretagne soit la Provence et que la reine Anne soit le roi René. Il s’agit que la Lorraine soit bien la Lorraine et que l’Île-de-France soit encore plus l’Île-de-France et soit bien le cœur et la tête. » (ibid, p. 1246-1247)

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vient après la rupture cartésienne avec le mode de pensée antique, et non nécessairement comme ce qui poursuit cette rupture ou même la prend véritablement en compte.

En sorte que lorsque Bergson affirme que les « principales doctrines de la philosophie moderne remontent à Descartes »36, il signifie que chacune de ces doctrines constitue l’approfondissement d’une des dimensions du cartésianisme. Géomètre, Descartes a apporté aux mathématiciens « des procédés généraux de recherche et d’intelligence » (ibid.).

Physicien, il a fourni aux matérialistes « le type de toute conception mécanistique de l’univers » (ibid.). Psychologue, ses tentatives pour résoudre la pensée en éléments simples ont rendu possibles les recherches des associationnistes (ibid.). Quant à la certitude du cogito et l’hypothèse de l’inexistence de la matière, « tout l’idéalisme moderne est sorti de là, en particulier l’idéalisme allemand » (ibid.). Enfin, Bergson voit dans l’effort cartésien pour

« ramener la pensée, au moins partiellement, à la volonté » (ibid.), l’inspiration des

« philosophes “volontaristes” »(ibid.) du XIXe siècle.

Mais précisément, en approfondissant une seule de ses dimensions, chacune de ces doctrines s’éloigne de la philosophie de Descartes. Car chaque fois qu’un philosophe déduit tout ce qui suit d’un des aspects de la doctrine, il fait disparaître l’oscillation, cette oscillation caractéristique du sens du réel que possède, pour Bergson, le cartésianisme. C’est le retour de la déduction et de la linéarité qu’elle induit dans la doctrine, linéarité qui n’est pas celle du réel mais de l’intelligence. Finalement, c’est à la modernité même de Descartes que renoncent ses successeurs lorsqu’ils cèdent à la facilité de ne donner d’autre unité qu’intellectuelle à leur pensée.

D’où ces étranges affirmations de Bergson qui associent Spinoza, Leibniz et Malebranche – dans une moindre mesure – à Platon et Aristote plutôt qu’à Descartes :

Dès qu’on incline à faire de la métaphysique une systématisation de la science, on glisse dans la direction de Platon et d’Aristote. Et, une fois entré dans la zone d’attraction où cheminent les philosophes grecs, on est entraîné dans leur orbite.

Ainsi se sont constituées les doctrines de Leibniz et Spinoza.37

Bien entendu, comme tous les créateurs, ces penseurs n’ont pas totalement manqué d’intuition38. La source de leur pensée se trouve bien dans un certain contact pris avec le réel.

Toutefois, de cette source, ils n’ont rien voulu savoir et ils ont même cherché à la refouler par

36 BERGSON, Henri, « La philosophie française », art. cité, p. 1159.

37 BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, ouvr. cité, p. 346.

38 BERGSON, Henri, La pensée et le Mouvant, ouvr. cité, p. 121-122.

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l’unité toute intellectuelle de leur doctrine. En cela, ils sont revenus vers les Anciens : ils ont repris les modes de pensée innés à l’homme et sont retombés tout naturellement sur des systèmes similaires à ceux de Platon, Aristote et Plotin39. Ainsi Spinoza a-t-il retrouvé

« l’aristotélisme des docteurs juifs »40, Leibniz celui des néo-platoniciens et Malebranche « le platonisme des Pères de l’Église » (ibid.). Peu importe, donc, que le départ soit pris dans une science finaliste ou mécaniste. Le contenu explicite de la doctrine dépend bien plus de son mode d’unification que de ses principes initiaux.

Accepter la science moderne – dont Descartes est, pour Bergson, l’un des fondateurs, au même titre que Galilée et Newton41 – ne suffit donc pas pour être soi-même moderne en un sens qui ne serait plus, cette fois, strictement chronologique. Car dès lors qu’il y a systématisation42, c’est-à-dire extension à la totalité du réel du mode de pensée scientifique, il y a retour à l’antiquité c’est-à-dire à la tendance naturelle de la pensée. Il ne suffit pas d’accepter la science cartésienne pour être cartésien. Et même, il ne suffit pas de construire une métaphysique en suivant le mode de pensée de la science cartésienne pour être cartésien.

C’est tout à fait le contraire. Car la rupture philosophique de Descartes ne consiste pas dans l’extension à la métaphysique des modes de pensée de la science nouvelle, mais au contraire dans la rupture43 entre une partie de cette métaphysique et la science qu’il promeut.

Au final, qui donc est cartésien en un sens authentique ? Pas ceux, d’abord, qui systématisent la pensée cartésienne, cherchant à déduire de principes cartésiens l’ensemble de la réalité. Pas plus ceux qui tiennent les mêmes positions que Descartes sur l’ensemble des problèmes. De même que l’unité de la doctrine cartésienne est plutôt dans sa démarche que dans ses résultats, de même le cartésianisme véritable est une méthode plus qu’un corps de propositions. Quelle méthode ?

Cette doctrine, citée parfois comme le type même de la philosophie déductive, est intuitive essentiellement : intuitive au sens cartésien […], mais intuitive aussi au sens où certains prennent le mot aujourd’hui, puisque Descartes a parlé, sans lui donner un nom, d’une connaissance qu’on acquiert « en s’abstenant de méditer »,

« en usant seulement de la vie […] ».44

39 BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, ouvr. cité, p. 315 : « Les grandes lignes de la doctrine qui s’est développée de Platon à Plotin, en passant par Aristote (et même, dans une certaine mesure, par les stoïciens), n’ont rien d’accidentel ».

40 BERGSON, Henri, « La philosophie française », art. cité, p. 1161.

41 BERGSON, Henri, « Progrès matériel et progrès moral » (1915), Mélanges, ouvr. cité, p. 1138.

42 BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, ouvr. cité, p. 347.

43 BERGSON, Henri, La pensée et le Mouvant, ouvr. cité, p. 219.

44 BERGSON, Henri, « Message au congrès Descartes », ouvr. cité, p. 1577.

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L’affirmation est nette. Le cartésianisme est essentiellement une philosophie intuitive, « au sens où certains prennent le terme aujourd’hui », c’est-à-dire au sens de Bergson. C’est pourquoi la question de savoir ce qui permet à la philosophie cartésienne d’être essentiellement intuitive, ce qui le conduit à « arrêter la déduction où il faut »45 pour élaborer une connaissance par sympathie avec l’objet connu, concerne Bergson au premier chef. Elle concerne sa propre philosophie, puisqu’elle pose le problème de la légitimité du recours à l’intuition.

La science et l’intuition : de la création continuée à la création continue

D’où la nécessité de ne pas seulement constater l’oscillation cartésienne entre métaphysique comme systématisation de la science et recours à l’intuition, mais de l’expliquer. Sans cette explication, le recours à l’intuition pourrait n’être perçu que comme la marque d’un certain dilettantisme ou d’un refus arbitraire de prendre en compte toutes les conséquences de la science. Il n’aurait alors aucune légitimité.

Les exemples de Spinoza, Leibniz ou Malebranche montrent pour Bergson qu’il reste possible, après Descartes, de faire de la philosophie en un sens plus antique que moderne, même en fondant cette philosophie sur les principes de la science moderne. Reste à interroger cette notion de science moderne elle-même. En quoi est-elle moderne ? L’est-elle seulement par la date de son apparition ou la modernité de la science désigne-t-elle une de ses caractéristiques intrinsèques ? Le point est décisif, puisque qu’il permet de comprendre dans le détail l’étrange – étrange après tout ce que nous venons de dire – insistance de Bergson sur l’union intime46 entre la métaphysique et la science dans la philosophie de Descartes. Cette union, que Descartes lègue à la philosophie française, est en effet, pour Bergson, garante de sa résistance à toute systématisation. A cette thèse répondent d’ailleurs les nombreux développements de Bergson qui promettent pour la philosophie de l’avenir – celle qu’il fonde – l’union de la science et de la métaphysique47. Comment comprendre ces affirmations, alors

45 BERGSON, Henri, « La philosophie française », ouvr. cité, p. 1187.

46: « Chez Descartes, l’union est si intime entre la philosophie et les mathématiques, qu’il est difficile de dire si sa géométrie lui fut suggérée par sa métaphysique ou si sa métaphysique est une extension de sa géométrie » (ibid, p. 1185). Un certain flottement dans les termes, caractéristique de ce texte de vulgarisation à visée apologétique, incite à la prudence dans le commentaire. Le terme d’extension, notamment, est problématique pour le lecteur de L’évolution créatrice, qui ne saurait l’accepter pour toute la métaphysique cartésienne. Reste l’affirmation nette de l’union entre la métaphysique et des mathématiques immédiatement assimilés à la géométrie, c’est-à-dire au fond la science en tant qu’elle est fondamentalement une pensée spatiale, l’espace étant la caractéristique essentielle de la pensée intelligente.

47 Voir notamment « L’introduction à la métaphysique » (La pensée et le Mouvant, ouvr. cité, p. 177-227), p.

216 : « Une philosophie véritablement intuitive réaliserait l’union tant désirée de la science et de la métaphysique ».

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même que la systématisation tant critiquée consiste justement dans une conception de la philosophie comme prolongation du mode de pensée scientifique ?

Évidemment, la modernité de la science n’est pas pour Bergson une simple question de date, mais tient à la rupture qu’elle opère avec l’antiquité. La science moderne est à la science ancienne ce que la photographie est à la sculpture. De même que les sculptures du Parthénon fixent le galop d’un cheval en une attitude essentielle censée résumer l’ensemble du mouvement, la science antique évacue le mouvement en exposant le concept de la chose et en réduisant le temps à n’être que son mode d’apparition. Au contraire, la photographie peut multiplier les clichés de toutes les phases du mouvement48, et la science moderne est capable d’établir la position du mobile à chaque instant, parce qu’elle ne formule pas les concepts des choses mais les lois de leurs mouvements. Elle fait du temps une variable indépendante, et du mouvement un objet d’étude en lui-même49. La science moderne représente donc un changement d’approche décisif. Pourtant, affirme Bergson, il n’est jamais que de degré50. Car dans la science moderne comme dans la science antique, c’est toujours la même intelligence qui opère, suivant sa tendance à prendre des vues fixes sur la nature des choses. En d’autres termes, la science moderne constitue l’appropriation intellectuelle la plus achevée du temps, parce qu’en elle l’intelligence « se meut à travers le temps objectif comme elle l’entend, coupant, divisant, organisant et pourtant »51 ce temps de la science reste étranger et incommensurable au temps vécu :

Ce qu’on étudie [dans la science moderne], ce sont les choses qui s’écoulent. Il est vrai que sur la réalité qui coule on se borne à prendre les instantanés. Mais justement pour cette raison, la connaissance scientifique devrait en appeler une autre, qui la complétât. (ibid., p. 344)

Car les lois scientifiques n’établissent jamais que des rapports entre des simultanéités et « si tous les mouvements de l’univers se produisaient deux ou trois fois plus vite, il n’y aurait rien à modifier à nos formules, ni aux nombres que nous y faisons entrer »52. Autrement dit, pour la science moderne, le temps qu’elle établit en variable indépendante n’est rien d’autre que de l’espace : il disparaît comme temps, là même où il devrait être le plus présent. La contradiction entre le temps réel et le temps de la science prend alors « un tour intolérable et

48 BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, ouvr. cité, p. 332.

49 BERGSON, Henri, La pensée et le Mouvant, ouvr. cité, p. 217 : « La science moderne date du jour où l’on érigea la mobilité en réalité indépendante ».

50 BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, ouvr. cité, p. 331 : « du point de vue où nous l’envisageons, c’est une différence de degré plutôt que de nature ».

51 TROTIGNON, Pierre, L’idée de vie chez Bergson et la critique de la métaphysique, Paris, PUF, 1968, p. 340.

52 BERGSON, Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 2007, p. 87.

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absurde »53 qu’elle n’avait pas dans la science antique. Celle-ci excluait purement et simplement le temps de ses objets d’étude en en faisant une simple apparence, une dégradation de l’être. Il n’y avait donc pas à chercher une connaissance qui, en sens inverse de la science, aurait cherché à le saisir. Au contraire, dans la science moderne, l’intelligence veut s’approprier le temps lui-même, lui conférant la dignité d’une réalité, mais dans cette entreprise elle n’atteint que des rapports spatiaux, et le temps est abandonné comme tel. C’est pourquoi elle appelle un autre type de connaissance, qui tâche de saisir le temps comme temps.

Qu’est-ce à dire, sinon que le recours à l’intuition suppose le plein développement de l’intelligence ? Ce n’est que dans la science moderne, lorsque l’intelligence, ayant atteint son plein développement, veut saisir le temps au plus près et s’en révèle au plus loin, que développer un mode de connaissance du temps en lui-même peut sembler nécessaire. Tant que l’intelligence n’a pas les moyens d’investir le temps, tant qu’elle ne s’y oppose que de l’extérieur54, il est toujours possible de justifier cette extériorité en dénuant le temps de toute consistance ontologique. Le recours à l’intuition nécessite le plein développement de l’intelligence et la philosophie de Descartes permet à Bergson d’en faire la démonstration.

L’enjeu de l’interprétation de Descartes devient alors clair : en faisant de Descartes l’inventeur – peut-être inconscient – de la philosophie intuitive, Bergson répond à ceux55 qui le voient en adversaire de l’intelligence et en promoteur d’un obscurantisme passionné. Il leur

53 TROTIGNON, Pierre, L’idée de vie chez Bergson…, ouvr. cité, p. 340.

54 TROTIGNON, Pierre, Ibid.

55 Ils se trouvent aussi bien chez ses adversaires thomistes ou néo-kantiens que, par exemple, chez ses admirateurs futuristes. Il faut ici faire un sort à la critique de Julien Benda, dont Pascal Engel a montré la pertinence dans un article récent (Engel, Pascal, « Benda contre Bergson », dans Critique, n°732, 2008, p. 384- 397). Cette critique avait longtemps été ignorée, et Benda accusé de mauvaise foi pour avoir réduit l’intuition à un mode de connaissance instinctif et paresseux, au mépris des déclarations de Bergson. Pascal Engel montre que là n’est pas l’essentiel de la critique, mais qu’elle porte plutôt sur le rapport de la connaissance intuitive (même rigoureuse en son genre et distinguée de l’instinct) à la connaissance par concepts. Ce que Benda – et Pascal Engel à sa suite – reproche à Bergson est moins le caractère instinctif de l’intuition qu’une prétention qu’il aurait eu d’intégrer l’intuition à la science, la connaissance par sympathie à la connaissance par conception, et au final de réaliser une synthèse impossible entre deux activités antagonistes de l’esprit, au risque d’une grande confusion dans la théorie de la connaissance, et d’un abandon de la rigueur scientifique au profit de concepts « souples », plus proches de l’intuition et plus à même de la traduire. A nos yeux, la critique ne porte pas puisque si Bergson promeut effectivement la science en même temps que l’intuition, il n’opère aucune synthèse entre elles. Elles restent irréductibles et même opposées l’une à l’autre. Certes, l’intuition a besoin de la science pour se développer, et elle a besoin des concepts pour se transmettre. Cependant, le passage de la science à l’intuition se fait négativement : l’intuition ne s’appuie sur l’intelligence qu’en tant qu’elle finit par se retourner contre elle-même. Et lorsque le philosophe cherche à utiliser les concepts pour transmettre l’intuition, là encore le rapport entre intuition et concepts n’est pas un rapport direct d’expression : les concepts ne valent qu’en tant qu’ils visent leur propre dépassement, et en tant qu’ils font saisir leur propre insuffisance pour exprimer l’intuition. La promotion conjointe de la pensée scientifique et de la pensée intuitive n’équivaut donc pas chez Bergson à une synthèse molle entre rationalisme et intuitionnisme : elle est une dialectique dont chacun des deux moments est nécessaire mais dont aucun ne se fond jamais en l’autre.

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répond en montrant que l’oscillation cartésienne entre métaphysique intellectualiste et intuitive n’est pas due à son inconstance ni à un refus idéologique des conséquences de la science, mais à une connaissance en profondeur de cette science et à sa capacité d’en annoncer les résultats les plus lointains.

D’où la nécessité, pour Bergson, d’insister non seulement sur la dimension scientifique de l’œuvre de Descartes56, mais aussi sur son caractère visionnaire. Il faut que Descartes ait vu le bout de la science moderne pour décider d’en appeler, de façon encore fragmentaire et à peine assumée, à une métaphysique qui marche en sens inverse. Il faut qu’il ait été aussi loin que possible dans l’intelligence pour finalement en appeler à l’intuition là où elle ne suffisait plus. Ainsi, à propos du premier point de vue exprimé par Descartes sur la relativité du mouvement :

Tandis que Morus parlait en métaphysicien, Descartes marquait avec une précision définitive le point de vue de la science. Il allait même bien au-delà de la science de son temps, au-delà de la mécanique newtonienne, au-delà de la nôtre, formulant un principe dont il était réservé à Einstein de donner la démonstration.57

Mentionnant Einstein, nous parlions d’une extension verticale maximale du cartésianisme. En voici le secret : pour que le recours à l’intuition soit légitime, et n’apparaisse pas en contradiction avec la démarche intellectuelle, il faut que Descartes – et donc Bergson – n’y ait été amené qu’après être allé aussi loin que possible dans la science – c’est-à-dire, en 1922, jusqu’à Einstein. Le message est clair : Bergson ne s’oppose ni à la science ni à Einstein, au contraire, c’est la science elle-même, dans ses développements les plus contemporains, qui appelle l’intuition de la durée.

C’est pourquoi – parce que c’est là que la science moderne se révèle insuffisante – le retournement dans le cartésianisme a lieu sur la question du temps. En témoigne l’idée de création continuée, pointe avancée, selon Bergson, du cartésianisme dans sa direction intuitive. Certes, il ne s’agit pas encore de création continuelle d’imprévisible nouveauté.

Bergson, toutefois, ne doute pas qu’en suivant la direction dans laquelle il s’était engagé, en continuant les efforts d’intuition, Descartes fût parvenu à la même idée58. La notion de création continuée vient directement de l’expérience de la liberté, qui n’est autre que l’expérience de la durée, prise de conscience de ce que l’essence du temps n’est pas de

56 Qui le différencie, pour Bergson, de Spinoza notamment.

57 BERGSON, Henri, Durée et simultanéité, ouvr. cité, p. 30.

58 BERGSON, Henri, L’évolution créatrice, ouvr. cité, p. 345.

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s’écouler, mais de créer. Le point de retournement de la métaphysique oscillante de Descartes est ainsi dans l’intuition de la durée, manifestée sous la figure de la création continuée.

Aussi Bergson peut-il se proclamer cartésien authentique, lui qui voit dans cette même intuition le point nodal de sa propre philosophie. Être cartésien lui permet de se situer au-delà – ou plutôt en deçà – de l’opposition entre philosophies rationalistes et sentimentales qui, bien que dérivant de Descartes, sont, par leur unilatéralité même, des trahisons du cartésianisme.

Et cependant, l’oscillation propre au cartésianisme n’est pas une synthèse directe entre la science et l’intuition : leur rapport reste dialectique, puisque la seconde ne peut naître que de l’échec, mais de l’échec final, de la première. La réflexion sur Descartes, quoique souvent occasionnée par de simples cours ou écrits de circonstances, n’est autre pour Bergson que le laboratoire d’une archéologie de sa propre pensée.

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