Thesis
Reference
Lorsque le leader suit la foule: la crise Baring dans une perspective microéconomique, 1880-1890
FLORES ZENDEJAS, Juan
Abstract
Cette thèse fait une analyse microéconomique sur les années 1880 qui ont précédé la crise Baring en Argentine. Les théories jusqu'ici développées, ayant pour la plupart observé l'aspect macroéconomique de la crise, ont laissé des questions ouvertes principalement concernant le « timing » de l'événement. Notre hypothèse est que la concurrence entre les intermédiaires financiers provoqua des distorsions qui ont fait basculer l'Argentine vers la crise, bien que cette dernière ait été prévue depuis au moins trois ans auparavant.
FLORES ZENDEJAS, Juan. Lorsque le leader suit la foule: la crise Baring dans une perspective microéconomique, 1880-1890. Thèse de doctorat : Sciences Po Paris, 2004
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:154037
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THESE
Pour l’obtention du titre de
DOCTEUR EN SCIENCES ECONOMIQUES
LORSQUE LE LEADER SUIT LA FOULE.
La cr ise Bar ing dans une per spective micr oéconomique, 18801890
Par
J uan Huitzilihuitl F LORES ZENDEJ AS
Thèse soutenue à l’IEP de Paris en septembre 2004
Dirigée par M. Marc FLANDREAU Professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris
Membres du Jury
Rapporteur : M. Pablo MARTÍN ACEÑA Professeur à l’Université d’Alcala Rapporteur : M. J érôme SGARD
Economiste Senior, CEPII M. Michael BORDO
Professeur à Rutgers Univesity, New Jersey M. Gerardo della PAOLERA
Président de l’American University de Paris M. Marc FLANDREAU
Professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris
Je souhaite en tout premier lieu exprimer mon infinie gratitude envers M. Flandreau, dont les connaissances, le temps, la patience et l’amitié m’ont accompagné pendant la totalité de mes études de doctorat. Alors que ma productivité et mon inspiration économique connaissaient des hauts et des bas pendant ces années, son attention, elle, est toujours restée intacte. Grâce à ses exigences et à son soutien permanent j’ai pu progresser dans mon travail et dans mes idées. Son enthousiasme a également contribué à ce que je me sois plongé, avec un énorme plaisir, dans le passionnant univers de l’histoire économique, domaine auquel j’espère avoir pu contribuer avec ce travail et continuer à y contribuer avec d’autres travaux dans les années à suivre.
Cette thèse constitue donc le début de ma carrière dans le domaine de la recherche. Le lecteur y trouvera sûrement des aspects à améliorer, ce que je tâcherai de faire à l’avenir. Les erreurs que ce travail pourrait contenir relèvent de mon entière responsabilité.
Mon séjour en France a été extrêmement enrichissant pour mon développement intellectuel et personnel. Toutefois, cette expérience n’aurait pas été possible sans le financement de CONACYT et de mes parents, qui m’ont soutenu dans un contexte de dépréciation du dollar par rapport à l’euro (ma bourse, en effet, était en dollars). Le soutien de la SFERE m’a également aidé à couvrir certaines dépenses occasionnées par des déplacements que j’ai dû faire principalement sur Londres.
Par ailleurs, dès mes débuts en 1999, j’ai eu le soutien de plusieurs maîtres de conférence à SciencesPo, tels que Javier Santiso et Paolo Giordano qui m’ont encouragé à réaliser mes études dans cette institution. Je ne le regrette pas, bien au contraire, je leur en suis très reconnaissant. Cette gratitude s’adresse également à Virginie Robert et David Garibay, qui m’ont fait découvrir les opportunités d’études à Sciences Po lorsque j’étais encore étudiant au Mexique.
Je dois également mes remerciements aux archivistes des banques que j’ai visitées.
Anne Thérèse Michèle des archives de Paribas ; Moira Lovegrove et Jane Waller de ING Baring; Elaine Penne des archives de Rothschild; Rober Nougaret et Béatrice Letellier des archives du Crédit Lyonnais. Sans toute l’information que, grâce à eux, j’ai pu réunir, je n’aurais pas réussi à mener à bien mes recherches et à conclure ce travail.
J’ai aussi bénéficié des commentaires et suggestions de plusieurs personnes tout au long de mes études. Les suggestions du professeur Carlos Marichal, d’Andres Regalsky et d’Albert Broder m’ont, à ce titre, été précieuses. Mes conversations avec Yann Doornbos, André Villela, Anders Örgen, et Domingo Garcia m’ont été particulièrement utiles. Je remercie également les participants de l’EHESS Summer School 2002 à Montpellier pour leur précieux commentaires, ainsi qu’aux participants du congrès d’histoire économique en 2003 à Madrid.
KhoudourCastéras, Norbert Gaillard et Ignacio Briones m’ont également soutenu pendant ces années. Leurs suggestions dans le cadre du séminaire « Petits Doutes » et lors de discussions diverses se sont avérées particulièrement utiles. Les professeurs visiteurs à Sciences Po tels que David Jestaz, John Nye, Pablo Martín Aceña m’ont également fait des remarques et critiques très constructives.
Je tiens de plus à remercier MarieAnnick Payen, Manuel Morales, Marion Gautreau et tous ceux qui m’ont aidé à résoudre, dans la mesure du possible, mes limites linguistiques. Grâce à eux j’ai essayé de réduire au maximum les erreurs de français.
Les démarches administratives de mon arrivée m’ont été simplifiées par Annick Lorne et Nicole Ennuyer, je leur en suis très reconnaissant.
Finalement, je remercie ma famille d’accueil, M. et Mme Robert, d’avoir facilité mon arrivée en France ; Vanessa et Valérie Défournier, Clément Guinamard, Martin Binder, Lina Kee, Lorena Alvardo, Javier Esguevillas, Tonatiuh Gonzalez, Mayra Munguia, qui ont été comme des sœurs et des frères pour moi pendant ces années. Gloria Solans fut une compagne d’une valeur inestimable, je lui en serai toujours extrêmement reconnaissant.
Introduction ...8
I. Le contexte ...8
II. La crise ...12
III. Structure de la thèse ...14
Références ...19
Chapitre I...21
1. Chronique d’une crise annoncée. ...21
Introduction ... 21
I. La crise... 22
II. Les préconditions de la crise... 23
III. L’effondrement... 42
Conclusions ... 43
2. Les théories existantes ...44
Introduction ... 44
I. Les explications se penchant sur la demande... 45
II. Le côté de l’offre ... 53
III. Les questions ouvertes... 61
Conclusions ... 64
Références... 65
Chapitre II...68
Le mécanisme d’émission de titres de dette souveraine à la fin du XIXe siècle. ...68
Introduction ... 68
I. Le mécanisme d’émission et les contrats latinoaméricains : 1880 1890... 69
II. Les contrats argentins avant la crise de Baring... 76
III. Les cas du Brésil et du Chili... 88
IV. Les fondamentaux économiques comme pouvoir de négociation ... 92
Conclusions ... 95
Références... 96
Chapitre III ...98
1. Les communications avec l’Amérique latine : le développement technologique dans les flux d’information. ...98
Introduction ... 98
I. Littérature... 98
II. Les navires et les routes vers l’Amérique du Sud ... 101
III. Histoire du télégraphe liant l’Europe avec l’ Amérique du Sud. ... 103
Conclusions ... 109
2. L’information accessible aux investisseurs européens ...117
Introduction ... 117
I. Information des investisseurs... 118
II. Information des Banques ... 133
Conclusions ... 140
3. La crise Baring en perspective: qui a fait le meilleur pari?141 Introduction ... 141
I. Les négociations de l’emprunt de 1890 : l’échec du retour à l’accord Pellegrini ... 142
II. L’investisseur face aux Memorias : quelques anticipations incohérentes... 144
III. Le meilleur pari ... 149
Conclusions ... 159
Références... 160
Chapitre IV ...164
1. La théorie de l’Intermédiation Financière et la crise Baring ...164
Introduction ... 164
I. Revue de la littérature ... 165
II. Le modèle : un cas typique de free riding ... 174
III. Une première approche à l’évidence empirique ... 178
Conclusions ... 183
2. Les problèmes de l’aléa moral et du free riding dans l’accord
de 1885 ...185
I. La littérature secondaire. Les effets pervers de l’accord de 1885 .... 186
II. Les incitations des banques et les emprunts étrangers... 188
III. Les années précédant le contrat 18811884 ... 191
IV. La crise et l’accord de 1885 ... 193
V. Les effets de l’accord ... 196
Conclusions ... 200
Références... 203
Chapitre V. L’analyse microéconomique...209
1. Les marchés financiers et la dette souveraine argentine 1880 1890. Une représentation graphique...209
Introduction ... 209
I. La construction de la boîte ... 210
II. L’évidence empirique ... 213
III. A titre de comparaison : le Brésil et le Chili entre 1880 et 1890 ... 217
Conclusions ... 220
2. Une analyse complémentaire : Le lien entre la concurrence et l’underwriting ...221
Introduction ... 221
II. Le modèle de Mandelker et Raviv : une version simplifiée appliquée aux emprunts souverains dans un contexte de concurrence... 224
III. L’évidence empirique ... 230
Conclusions ... 235
Références... 236
Conclusions Générales...238
Bibliographie Générale ...242
Annexes ...254
« Les expériences faites par une génération sont généralement inutiles pour la suivante : et c’est pourquoi les événements historiques invoqués comme éléments de démonstration ne sauraient servir. Leur seule utilité est de prouver à quel point les expériences doivent être répétées d’âge en âge pour exercer quelque influence, et réussir à ébranler une erreur solidement implantée ». Gustave Le Bon, Psychologie des foules, 1895.
I. Le contexte
Un des débats philosophiques qui s’est étendu à presque tous les domaines du savoir scientifique porte sur la question du progrès de la connaissance. Selon Thomas Kuhn, dont l’ouvrage, The Structure of Scientific Revolutions, servit de point de départ à ce débat, la recherche scientifique est définie par des paradigmes ou regards conceptuels sur le monde, qui consistent en théories formelles, expériences classiques et méthodes établies. Les scientifiques adhérant à ces paradigmes chercheraient à étendre leur domaine, à affiner leurs théories, à expliquer des données confuses, et à établir des mesures plus précises sur certains phénomènes. A un certain moment, ces efforts pourraient connaître des difficultés théoriques insolubles ou des anomalies expérimentales, ce qui démontrerait l’imperfection du paradigme, ou bien, le contredirait.
Kuhn s’opposa au concept traditionnel du progrès scientifique, celui de l’acquisition graduelle de connaissance par des structures expérimentales choisies rationnellement.
Pour ce physicien, un paradigme substitue celui qui le précède, mettant une fin abrupte à chaque étape scientifique. Alors que Kuhn s’est surtout occupé des sciences naturelles, notamment la physique, son analyse a été plus généralement adoptée par l’histoire des sciences. En économie, le cas classique de changement de paradigme fut la montée du keynésianisme après la Grande Dépression. D’autres cas s’étendent à plusieurs domaines de l’histoire de la pensée économique. Adam Smith, Malthus et David Ricardo élaborèrent un paradigme qui devait durer pendant plus de cent ans, et qui concernait le progrès naturel de la croissance économique. Ce paradigme fut défié par Alexander Hamilton, J.A. Chaptal, Friedrich List et Christian Rother au XIXe siècle et, plus tardivement, par les économistes du développement de la deuxième moitié du XXe siècle 1 . En économie politique, des paradigmes ont été présents dans des questions comme celle de la meilleure intervention de l’Etat ou celle des meilleurs régimes du taux de change. Sur ces dernières, l’Argentine a peutêtre marqué la fin du privilège des taux de change fixes, alors qu’il y a encore quelques années, ce pays était cité par des économistes comme l’exemple à suivre 2 , reléguant ainsi la question du
« meilleur régime absolu de taux de change » au plan secondaire. Dans le domaine de la
1 Voir LANDES, D. S. Why are we so rich and they so poor ? American Economic Review, 1990, v.80, n.2, p. 113.
2 Voir DORNBUSCH, R. Fewer Monnies, Better Monnies. American Economic Review, Paper and Proceedings, v. 91, p.238242. Pour une vision contraire voir DE LA TORRE, A. et al. Beyond the Bipolar View: The Rise and Fall of Argentinas’ Currency Board. 2002,mimeo.
finance internationale, pourrionsnous dire que nous sommes en train de voir l’écroulement d’un ou de plusieurs paradigmes ? Sous le paradigme du début des années 1990, la libéralisation des capitaux leur permettant de circuler librement à travers les pays devait multiplier les possibilités du bienêtre et du développement mondial.
L’augmentation d’opportunités d’investissement en dette souveraine, grâce à la restructuration de la dette par le plan Brady en 1989, renforça ce sentiment et, une fois les gouvernements rétablis, ils ont saisi les nouvelles opportunités de financement offertes par les marchés boursiers. Paradoxe de l’histoire, le Mexique, premier pays qui marqua le début d’une longue crise de la dette des années 1980 pour plusieurs pays émergents, fut également le premier pays à mettre en évidence les fragilités sous
jacentes de la nouvelle architecture financière internationale des années 1990. La violence et la rapidité des événements rappelèrent que la mobilisation de capitaux ne se font pas sans coût.
Certes, le paradigme sur les flux de capitaux n’est pas nouveau. Eichengreen (2003) remarque que l’instabilité provoquée par la liberté de leurs mouvements avait déjà été notée par Nurske dans les années 1920 ou Keynes et White après la Deuxième Guerre Mondiale. A aucun moment, cependant, ces économistes n’ont nié les vertus de la mobilité des capitaux qui ne sont plus remises en question aujourd’hui. Le débat se tourne vers la gestion inhérente pour garantir une certaine stabilité dans l’ordre financier international. Quelle est l’interprétation des crises financières actuelles ? Quelles sont les implications pour la réforme du système international ou pour les politiques économiques à réaliser ? Il nous semble que les cercles académiques et politiques apprennent pour la première fois à vivre dans un contexte globalisé. Les nouvelles opportunités des marchés peuvent, malgré tout, s’avérer dangereuses.
Dans cette dynamique, la direction des flux des fonds financiers, leur redressement et leurs possibles « surréactions » dépendent de plusieurs facteurs. Qui dirige ces mouvements ? Qui se trouve à la tête des « foules » de milliers d’investisseurs à travers le monde ? Quel est le rôle de chaque agent, des organismes internationaux, des agences de rating, des fonds d’investissement, des hedge funds ou des investisseurs individuels ? Une des réponses à ces questions proviendrait de la perception générale sur les profits potentiels de capitaux : les investisseurs chercheraient les endroits les plus rentables et également à éviter les risques. Les perceptions des agents, qui constituent donc un élément important lors de la recherche des réponses, pourraient évoluer selon plusieurs variables. Ainsi, certaines théories développent le côté psychologique du comportement des marchés financiers 3 . D’autres théories cherchent à trouver des variables macroéconomiques, structurelles ou institutionnelles pertinentes dans l’esprit des investisseurs. D’autres encore s’interrogent sur les causes de la formation des perceptions dans les croyances et les considérations sur les meilleures pratiques, ce qui rendrait les investissements plus sûrs. Finalement, certaines théories prennent en compte le rôle de l’information comme clé dans le fonctionnement de l’édifice financier.
3 Sur le rôle de la psychologie dans la finance voir la révision faite par SHEFRIN, H. Beyond Greed and Fear : Understanding Behavioural Finance and the Psychology of Investing. Boston : Harvard Business School Press, 2002, 368 p. ou SHLEIFER, A. Inefficient Markets: An Introduction to Behavioural Finance. Oxford: Oxford University Press, 2000, 216 p.
Pour la plupart de ces questions (ou bien, revenant un pas en arrière, en cherchant les questions pertinentes à se poser), les réponses ne sont pas encore définitives. Comment prévoir les réactions des investisseurs ? Quelle est l’importance de chaque variable analysée ? Quel poids les éléments irrationnels ontils dans le mouvement des capitaux ? Qui dirige, enfin, les vents du marché ?
Notre travail tente d’apporter des réponses à ces questions. Il s’occupe du fonctionnement (ou dysfonctionnement) des marchés financiers. L’histoire récente, dans les années 1980 et surtout les années 1990, avait poussé les économistes vers la recherche de nouveaux éléments pour faire face aux défis actuels de la finance internationale, au fur et à mesure que la libération des marchés financiers et les avances technologiques permettaient, de manière croissante, le recours au financement « arm’s length » 4 des pays. De notre point de vue, nous avons constaté que les crises mexicaine et asiatique ont fait chuter un paradigme pour en voir émerger un autre (ou d’autres) ; nous avons également constaté que le point d’inflexion que nous vivons aujourd’hui est accompagné par la mise en question des structures avec lesquelles les institutions supranationales telles que le FMI ou la Banque Mondiale travaillent, contribuant à l’accélération de leur évolution. D’autres symptômes sur le changement de paradigme sont : l’ambiguïté des objectifs de ces institutions, qui, selon Tirole (2002), continuent à être floues, vagues, et leurs modèles économiques affaiblis ou mis en question, la chute des consensus (tel celui de Washington) et l’émergence de nouveaux débats (ou de nouveaux consensus, tel que celui de Beijing 5 ). Notre compréhension sur des sujets tels que la contagion 6 ou l’aléa moral est au mieux imprécise, et alors que des centaines de nouveaux articles sont publiés tous les jours, la vérité c’est que personne ne serait capable d’anticiper tel ou tel comportement financier face à tel ou tel événement (sauf peutêtre les cas géopolitiques, qui, eux introduisent presque toujours de l’incertitude dans les marchés financiers) 7 .
Cette thèse épouse le nouveau paradigme, en cherchant des failles dans les marchés internationaux de capitaux à la suite des asymétries d’information entre les participants.
Le terme d’ « asymétries d’information » est très vaste et traditionnel de la théorie économique ; il apparaît même comme une des causes à l’origine des intermédiaires financiers, dont l’histoire remonte à plusieurs centaines de siècles. Néanmoins, cette affirmation ne veut pas dire que nous connaissons la meilleure façon d’affronter les problèmes liés à l’asymétrie d’information. Par exemple, le FMI a été accusé à plusieurs reprises d’être à l’origine de l’aléa moral, remettant son existence en cause sur l’argument qu’il provoquait les problèmes qu’il était censé résoudre. Les agences de
4 Par la voie des émissions des titres de dette.
5 COOPER RAMO, J. The Beijing Consensus : Notes on the new physics of chinese power. London : The Foreign Policy Centre, mai 2004, p.74.
6 La littérature sur le sujet n’offre pas une définition unique du terme « contagion ». Des économistes tels que Rudiger Dornbusch ont avoué qu’il existait encore beaucoup à apprendre sur ce phénomène. Voir : DORNBUSCH et al. Contagion : Understanding How it Spreads. The World Bank Research Observer, 2000, v. 15, n.2, pp. 177197. Alan Greenspan expliqua plus généralement: “ We do not as yet fully understand the new system's dynamics. We are learning fast, and need to update and modify our institutions and practices to reduce the risks inherent in the new regime. Meanwhile, we have to confront the current crisis with the institutions and techniques we have.” Discours devant le Sénat des Etats Unis sur la crise Asiatique le 3 mars 1998.
7 André ORLEANS écrit en fait que la finance moderne essaie d’anticiper le comportement des autres.
rating sont à leur tour mises en cause pour ne pas pouvoir prévenir à temps les investisseurs des risques dans certains pays, comme ce fut le cas pour le Mexique ou pour certains pays d’Asie à la veille de leurs crises respectives. En général, les gouvernements accusent les marchés d’introduire de l’instabilité dans leurs économies (alors que les gouvernements essaient de fortifier leurs fondamentaux économiques) et d’affecter leur développement en punissant l’appareil productif de leur pays.
La question de l’information n’est donc pas nouvelle. Krugman expliquait qu’une des raisons pour lesquelles les investisseurs étrangers avaient décidé de retirer leur capital du Mexique en 1995 était que les autorités mexicaines avaient privilégié les investisseurs locaux en les prévenant de l’imminente dévaluation du peso. Les investisseurs s’étaient trouvés démunis, non seulement face au gouvernement, mais également visàvis des agences de rating qui continuaient de conseiller à investir dans le pays encore quelques jours avant la dévaluation du peso. Bien que le débat sur la prévisibilité de la crise ne soit pas terminé, la crise mexicaine mit en évidence le potentiel du conflit d’intérêts entre les agents. A partir de ce moment, le modèle d’information des investisseurs devint fragile. Dans un premier temps, ces capitaux avaient trouvé refuge dans des titres d’autres pays, voire d’autres régions. Plus tard, avec la crise asiatique et la crise russe, la viabilité du système global fut remise en question.
Ainsi donc, l’état actuel de l’architecture financière globale impose un nouveau défi pour la théorie économique. Nous sommes en train d’apprendre à habiter dans ce nouvel édifice, et à mieux gérer les inconvénients implicites. Apprendre voudrait peutêtre dire également ne pas oublier. Une façon d’apprendre serait donc de nous retourner vers l’histoire économique. La fin du XIXe siècle et le début du XXe s’avèrent une période riche en leçons, comme le confirme le nombre croissant d’études sur la période 8 . En effet, certains travaux montrent que l’intégration financière la plus importante au niveau historique fut atteinte pendant cette période (Quinn, 2003, Flandreau et Zumer, 2004).
D’autres auteurs soutiennent que l’exportation de capitaux, en proportion du PIB, n’a jamais été aussi élevée qu’à la fin du XIXe siècle (Stone, 2002, Edelstein,1976, 1982).
Cette époque dorée de l’étalonor et de l’intégration internationale financière n’a pas échappé aux accidents ni aux événements violents d’instabilité globale. De fortes crises ont eu lieu à plusieurs reprises, notamment en 1873 (défaut de paiement de l’Empire ottoman, de l’Etat péruvien) en 1890 (la crise Baring) ou en 1907 (crise aux EtatsUnis).
Chaque fois, les crises ont eu un impact international et des mobilisations de fonds furent nécessaires pour stopper les effets dominos. Les idées de « contagion », « bail
out » existaient déjà dans la tête des économistes d’alors. Néanmoins, à la différence de notre époque, l’architecture d’autrefois devait gérer ces problèmes sans l’aide des institutions supranationales. Alors que des organismes privés se sont formés pour défendre les intérêts des investisseurs (comme le Council of Foreign Bondholders anglais ou l’Association de détenteurs de titres étrangers français), aucune institution officielle n’existait pour légitimer une action multilatérale face aux menaces de
8 Lorsqu’on introduit les termes « Economic History Financial » dans la base Econlit, plus de 60% des 231 résultats, entre 1995 et 2004 renvoient directement ou indirectement à la période qui va 1870 et 1913.
Lorsqu’on introduit le terme « financial globalization » entre 1995 et 2004, les trois études historiques des 42 résultats utilisent la période de 1870 à 1913 comme point de comparaison avec le présent.
l’intégration financière. Le contexte semble donc nous inviter à mieux comprendre le monde d’il y a plus de cent ans.
II. La cr ise
Ce travail se concentre sur un de ces épisodes. La crise Baring constitue une illustration parfaite du changement de paradigmes. Elle est importante car elle a été étudiée sous plusieurs perspectives dans les cent dernières années, accompagnant l’évolution des débats de la théorie économique du XXe siècle. Elle occupe une place privilégiée dans l’historiographie financière argentine et anglaise, mettant en évidence un cas où les problèmes économiques d’un pays de la « périphérie » pouvaient à leur tour affecter les pays du « centre ». Pour la première fois, la situation nécessita l’intervention de la Banque d’Angleterre, comme agent en dernier ressort (tel que nous le connaissons aujourd’hui), afin d’éviter la chute du système bancaire anglais. Enfin, et dans l’objet de notre thèse, la crise Baring constitue un cas particulier qui nous montre comment la finance du XIXe siècle formait ses perceptions, ses anticipations et comment les investisseurs réagissaient face à des risques qu’ils ne pouvaient pas maîtriser.
Plus récemment, les économistes se sont penchés sur cet épisode de l’histoire financière. Eichengreen (1997) prend l’exemple de la crise Baring pour montrer les similitudes avec la crise mexicaine de 1994, argumentant que cette dernière pouvait être classée comme la dernière du XIXe siècle. Par exemple, le Mexique était, dans les années 1990, comme l’Argentine dans les années 1880 (la crise Baring a eu lieu en 1890), le pays préféré des investisseurs dans les pays émergents. Ainsi, l’Argentine était la principale destination des capitaux anglais après les EtatsUnis et l’Empire britannique. Les prêts dans les deux périodes ont été encouragés par le développement économique et les réformes économiques mises en place par les gouvernements respectifs, ainsi que par des taux d’intérêt bas dans les pays d’origine (Angleterre au XIXe siècle, EtatsUnis au XXe). Lors de la crise, les effets sur les finances internationales se sont propagés par l’effet Tequila en 1995 et par l’arrêt des exportations de capitaux en 1890 à d’autres pays émergents tels que la Turquie ou l’Australie. Ceci est lié aux conclusions d’autres travaux qui ont tenté de démontrer que la crise Baring était un exemple du phénomène de contagion. Triner (2002), Sussman et al. (2000) ou Eichengreen et Bordo (2002) testent, avec des mesures actuelles, l’existence de contagion après la crise Baring.
En termes généraux, la crise Baring constitue un bon exemple de l’évolution des débats de théorie économique qui ont eu lieu pendant toutes ces années. En particulier, nous avons pu constater que les études ont traité des aspects macroéconomiques de la crise.
Les mécanismes par lesquels la crise s’est développée en Argentine ont été souvent étudiés, et apparemment, nos connaissances sur la crise Baring étaient complètes. Nous considérons que ceci est loin d’être le cas. Au contraire, la rédecouverte de la fin du XIXe siècle comme source de leçons pour l’époque contemporaine nous ouvre de nouvelles perspectives. En particulier, le recul du temps nous permet d’obtenir des informations sur les agents participants que nous, chercheurs, aurions du mal à avoir pour les cas actuels. Ainsi, cette thèse « raconte » une histoire depuis une perspective microéconomique. Elle se distingue des théories existantes qui se sont occupées des aspects macroéconomiques de la crise (notamment le débat entre monétaristes et
partisans de la vision de la balance des paiements), et privilégie quelques nouvelles questions, celles qui n’ont pas été abordées et qui restent ouvertes. Comme nous le verrons, divers auteurs, tels que Kindleberger, Joslin ou Flandreau, lancèrent des pistes sur certains éléments qui restent en suspens, notamment l’aspect individuel, le fonctionnement microéconomique et l’analyse temporelle de la crise. La crise constitua
telle un événement nonprévu par les marchés ? A en croire la courbe du taux de rendement des titres de dette argentine, la réponse serait oui. A la lecture de la presse de l’époque et à la recension des documents des banques nous serions tentés de dire non.
Nous attachons une importance particulière à la question de l’information, et aux problèmes d’aléa moral, free riding, et aux effets de la concurrence entre « moniteurs ».
Elle fournit une nouvelle explication à la crise, un nouveau paradigme. Comme nous l’avons mentionné plus haut, les explications données jusqu’ici ont accompagné l’évolution de la pensée économique, et notre étude n’est pas l’exception, car elle ajoute des éléments non pris en compte auparavant, éléments de haute importance dans le contexte actuel. En termes généraux, elle essaie de répondre à deux questions centrales.
En premier lieu, qui savait quoi avant la crise ? Quelles conséquences les failles du marché ontelles eu dans la crise ? En ce qui concerne la première question, nous considérons nécessaire de souligner l’existence de différents agents dans la période précédant la crise de 1890 : les mêmes agents que ceux chargés des flux de capitaux aujourd’hui, à savoir, les emprunteurs, les intermédiaires financiers et les investisseurs.
Les principaux emprunteurs de l’époque furent les gouvernements (nationaux, provinciaux ou municipaux), qui, en Argentine, furent responsables de plus de 60% de l’investissement de portefeuille dans les années 1880. Le deuxième agent était constitué par les intermédiaires financiers. Leur rôle étant multiple, nous nous concentrons sur leurs activités de « monitoring » et d’émetteurs de titres de dette souveraine.
Finalement, les investisseurs qui placent leur argent dans des actifs différents constituent le dernier type d’agent. Dans tout ce processus, les contrats occupent une place déterminante, car ils contiennent des informations qui n’avaient pas été prises en compte par des études antérieures. Alors que ceci a impliqué beaucoup de travail d’archives, la saisie de cette nouvelle base de données peut nous apporter de nouvelles pistes pour des recherches futures. Ainsi, pour l’analyse économique que nous réalisons dans cette thèse, les contrats occupent une place centrale. Ils ont servi de point de comparaison entre la situation argentine par rapport à d’autres pays latinoaméricains, et ont mis en évidence des relations de pouvoir entre les intermédiaires financiers et les gouvernements.
L’argument de la thèse est direct et simple : en l’absence d’organismes internationaux, les banques d’affaires étaient responsables du « bon comportement » des pays concernant la demande et les croyances de « bonnes politiques économiques » des marchés financiers. Les banques d’affaires étaient chargées de l’émission de titres de dette souveraine. Pour qu’un pays puisse avoir accès aux marchés de capitaux, il devait donc passer par l’une de ces banques. Alors que certains pays développaient des relations à long terme avec les banques, d’autres changeaient d’intermédiaire financier, afin de profiter de la concurrence qui pouvait émerger entre elles. Enfin, d’autres pays avec une histoire de crédit conflictuelle pouvaient rentrer dans les marchés de capitaux par l’intermédiaire d’une banque prête à prendre des risques plus importants.
L’Argentine avait eu, depuis son indépendance, une relation privilégiée avec une des banques les plus prestigieuses de la City, la maison Baring. Certes, Baring ne fut pas la seule à réaliser des transactions financières avec le pays ; d’autres banques, telles que Murrieta ou Morgan, développèrent des relations importantes, la première concernant des avances à court terme, et Morgan participant à des émissions de titres de dette argentine à Londres. Néanmoins, nous avons des raisons d’affirmer que la relation avec Baring fut spéciale. Cette banque fut la première grande maison bancaire à émettre des titres argentins ; tout au long du XIXe siècle, elle fut la seule à défendre les intérêts des investisseurs face aux défauts du gouvernement argentin, et à trouver des solutions avec lui. La banque avait des agents sur place à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, récoltant de l’information sur la situation économique du pays et sur l’utilisation des fonds des emprunts. Aucune banque n’avait une relation pareille. Et, comme nous le démontrerons dans cette thèse, le marché semble avoir compris cela.
Les années 1880 ont été particulièrement importantes en termes de croissance économique pour l’Argentine. La récupération après la crise du milieu des années 1870, et les réformes faites au début des années 1880 ont attiré les investisseurs vers ce nouveau « EtatsUnis de l’Amérique du Sud ». Baring ne fut plus en position dominante dans l’affaire. Soudainement, d’autres banques anglaises mais également des banques françaises et allemandes, s’intéressaient à l’Argentine. Cette concurrence pour émettre les titres de dette argentine s’est étendue aux provinces, municipalités et à toute entreprise liée au pays : chemins de fer, public utilities, etc. La relation spéciale de Baring avec l’Argentine continua, mais n’assurait plus à Baring une position de monopole. Ceci l’obligea à prendre des positions de plus en plus risquées, au point que la dernière émission qu’elle a voulu placer sur le marché de Londres fut un échec total : Baring se trouva avec plus de £5 millions de titres argentins invendables, fait qui contribua à sa faillite en novembre 1890.
L’histoire de la crise de 1890 démontre que le jeu du marché peut déboucher sur des résultats non souhaitables. L’Argentine profita de coûts moindres pour ses émissions en laissant jouer la concurrence. La banque Baring (le « moniteur ») fut débordée par cette concurrence, de telle façon qu’elle aurait peut être négligé ses activités de monitoring et qu’elle prit des positions à haut risque. Nous argumentons que, alors que l’information sur le risque était dans les mains de Baring, sa position de banque dominante, considérablement affaiblie, ne lui servit plus à remettre les affaires en ordre. C’est ceci que nous essaierons de démontrer dans ce travail.
III. Str uctur e de la thèse
D’un certain point de vue, cette thèse suit la même structure que l’article de Edwards (1997) sur la crise mexicaine de 1994. En effet, quelques une de ces questions sont liés à celles de cette étude :
« […] I also ask a number of questions regarding the predictability of the crisis: Should Wall Street analysts have known that things were getting out of hand? And if they did, why didn’t they alert their clients? (…) And, what was the role of the media?»
Grosso modo, nous commençons par présenter le rôle des médias et de l’information disponible au public européen sur la situation argentine. Nous présentons ensuite les
éléments nécessaires pour comprendre la façon dont les marchés financiers européens fonctionnaient. Avec ce background, nous pouvons faire la distinction entre les différents agents du marché, et l’information précise dont chaque agent disposait.
Finalement, nous utilisons un cadre théorique pour démontrer que ce système pouvait déboucher sur des résultats nonsouhaitables.
La structure de la thèse est la suivante : elle comprend cinq chapitres. Chaque chapitre est divisé à la fois en sections ou souschapitres (deux sections par chapitre, sauf les chapitres deux et trois). Les deux premiers chapitres forment la base qui servira de point de départ pour la suite de l’analyse. Le chapitre I présente dans la section 1 les événements conduisant à la crise. Puisque des travaux historiques précédents ont réalisé d’excellents exposés sur l’événement, et puisque ce travail étudie les aspects de l’information, nous avons choisi la recension de la presse anglaise pour montrer le point de vue de l’investisseur (ici anglais) lors de la gestation de la crise en Argentine. Les conclusions de cette section sont plutôt incomplètes, mais elles présentent deux aspects intéressants : d’une part, nous allons nous plonger dans les événements précédant la crise, en présentant le ton du marché et les perceptions qu’un lecteur hypothétique de la presse anglaise pouvait se former. Nous montrons que ce ton était plutôt négatif déjà trois ans avant l’éclatement de la crise. D’autre part, nous allons démontrer que cette perspective risquait d’être biaisée et incomplète, (comme nous le prouvons dans le chapitre III). La deuxième section du premier chapitre passe en revue les principales théories existant dans la littérature. Ces théories sont divisées en deux groupes : d’une part, les théories émanant de la demande, c’estàdire les théories qui s’occupent des mécanismes intérieurs (dans ce cas argentins) pour expliquer la crise. Elles ont été prédominantes dans l’historiographie de la crise. Le débat divise les monétaristes et les partisans de la balance des paiements. La différence fondamentale entre ces deux visions provient de la cause principale de la crise : alors que les monétaristes soutiennent que les excessives émissions monétaires ont été à l’origine des problèmes, les partisans de la balance des paiements avancent qu’elles furent plutôt une réponse aux déficits de la balance des paiements. D’autre part, nous présentons les théories provenant de l’offre, c’estàdire, celles qui prennent en compte les éléments extérieurs au pays, tel que le comportement des investisseurs comme élément important pour expliquer la crise. Pour la plupart, elles incorporent un élément d’irrationalité de la part des investisseurs et d’imprudence dans leur choix d’investissement. Nous consacrons une partie spéciale à la recension de quelques travaux se concentrant sur le rôle des finances publiques argentines dans la progression vers la crise. Ils semblent conclure que l’état des finances publiques argentines était particulièrement défavorable, surtout vers la fin des années 1880. Nous finissons ce chapitre en nous posant les questions qui à notre avis restent ouvertes, et mettons en cause les analyses sur le rôle des finances publiques dans les études récentes. La méthode que nous proposons sera différente, comme nous le montrerons dans le chapitre 3.
Le deuxième chapitre explique le mécanisme d’émission de titres de dette souveraine dans les marchés financiers européens. Alors que la plupart des travaux présentant ce mécanisme se concentrent sur Londres, nous avons essayé d’étendre l’échantillon à d’autres places financières telles que Paris ou Berlin. Nous avons porté une attention particulière au rôle des intermédiaires financiers et aux pays latinoaméricains, et
montrons comment les fondamentaux économiques pourraient être un facteur déterminant dans la suite de ce processus.
En termes généraux, ce mécanisme impliquait la signature d’un contrat entre un intermédiaire financier (ou un syndicat d’intermédiaires financiers) et un gouvernement.
L’intermédiaire pouvait ensuite émettre les titres dans les marchés, ayant comme seul source de profits les commissions payées par le gouvernement pour les services de placement, de prise de souscriptions et des paiements d’amortissement et de paiements de coupons. Il pouvait également acheter les titres en ferme et recourir à des émetteurs tiers (ou le faire luimême) qui plaçaient ensuite les titres. Le mode d’émission dépendait des préférences des banques et des gouvernements, ainsi que de leur position respective pour négocier. Le montant des commissions, les risques encourus par les intermédiaires et les conditions générales de chaque emprunt sont résumés dans ces contrats de dette. Ils nous ont servi à connaître les conditions générales d’endettement de l’Argentine dans les années 1880. Nous avons pu constater que ces conditions se sont améliorées en termes de risque encouru par les banques et par le montant plus faible des commissions. Pour mettre un benchmark dans l’analyse, nous avons comparé la situation argentine avec celles du Brésil et du Chili. Comme hypothèse pour ceci, nous argumentons que les fondamentaux économiques constituent un élément important pour que les pays aient de meilleures conditions dans leurs contrats. Ainsi, en regardant le montant des commissions, le Chili, qui avait les fondamentaux économiques les plus solides, avait aussi les commissions les plus basses. Cependant, la situation de l’Argentine s’améliora pendant la décennie de 1880, alors que ses fondamentaux empiraient.
Avant d’aborder la question de la concurrence, nous nous sommes demandés si les investisseurs disposaient d’information sur la situation économique de l’Argentine. Le troisième chapitre présente une analyse sur les flux d’information de l’époque. Il est divisé en trois sections. La première section présente l’état de la technologie des communications à la fin du XIXe siècle. Nous y faisons une description du progrès technologique en termes de transport maritime transatlantique et de réseau de télégraphie, voies de communication reliant l’Europe à l’Amérique du Sud. Cette section montre l’intégration des marchés financiers qui se produisit entre les deux continents. Elle établit que la télégraphie commença à être utilisée massivement à partir du milieu des années 1870, permettant la transmission des informations en seulement 11 minutes à travers l’Atlantique. Le transport maritime passa de plus d’un mois dans les années 1870 à moins de deux semaines vers 1913. Les services postaux devinrent de plus en plus rapides.
La deuxième section présente les sources d’information disponibles pour les investisseurs européens, et elle explique que l’information publiquement disponible permettait de se faire une idée de la situation économique argentine. Pour un investisseur, les informations provenaient des publications officielles, de la presse (nous ajoutons certains éléments sur la presse anglaise, française et allemande que nous avions laissés de coté dans le premier chapitre) et de publications d’intelligence économique telles que le Statesman Yearbook ou les rapports du Council of Foreign Bondholders. Nous mettons l’accent sur la distinction entre l’information publiquement disponible et celle disponible seulement pour les banques, en particulier pour la Baring. Nous
expliquons que cette banque avait une position avantageuse, non seulement parce qu’une partie de l’information qui arrivait au public provenait de Baring même (fournissant des services analogues à ceux d’une agence de presse), mais également parce que les agents de Baring à Buenos Aires lui permettaient d’avoir des informations privilégiées en raison de leur relation avec le gouvernement et à cause de la diminution des délais d’information. La troisième section confirme ceci, pour une variable en particulier, le déficit public. Nous décrivons le processus de vote au parlement. Selon la trajectoire de ce processus, les investisseurs, au vu des années précédentes, constataient une différence entre le déficit annoncé par le gouvernement au début d’année et le déficit effectivement réalisé en fin d’année. Ils pouvaient donc établir à tout moment, avec l’information disponible, des estimations sur les déficits finaux. Nous faisons, en prenant en compte les délais de transmission des informations aux banques et aux investisseurs, une estimation du « best guess ». Comme prévu, le pari le plus proche est celui qui est fait par les banques.
Le quatrième chapitre propose un nouveau cadre analytique à partir de la théorie de l’intermédiation financière, et l’applique à la période de la fin du XIXe siècle, en particulier à la crise Baring. Nous utilisons des termes tels que « relationship banking », la « reputation » et le « delegated monitor ». Ce chapitre commence par une recension de la littérature autour de ces concepts, et développe un nouvel argument, illustré par un modèle simple. Nous allons nous concentrer sur une des caractéristiques principales du fonctionnement des marchés financiers de la fin du XIXe siècle, à savoir le rôle joué par la réputation de l’emprunteur et par celle du moniteur comme incitation à repayer leurs dettes pour le premier et à faire le monitoring pour le deuxième. Cependant, ce scénario peut rencontrer des difficultés en cas de concurrence, car cette situation diminue les bénéfices provenant des activités du monitoring.
Ce modèle prend en compte trois types d’agents : d’abord, des investisseurs non
informés sur la qualité des emprunteurs ; ensuite, des banques divisées entre celles jouissant d’une bonne réputation et les autres ; finalement, des pays emprunteurs qui sont de bons ou de mauvais emprunteurs, mais qui ne peuvent le prouver autrement que par le monitoring fait par une banque et par l’histoire de nondéfaut après un certain temps (analogue à l’argument de Tomsz, 2001). Un pays qui veut accéder aux marchés de capitaux (et donc, faire émettre ses titres par un intermédiaire financier) peut choisir entre une banque à haute réputation et payer des commissions élevées, ou bien prendre une autre banque et payer des commissions moindres. En choisissant la banque à haute réputation, le gouvernement emprunteur aura un prix élevé pour ses titres, car les investisseurs seront sûrs que la banque aura fait le monitoring ; autrement ils demanderont une « prime additionnelle de risque ». Finalement, chaque banque aura intérêt à assumer les coûts du monitoring seulement si elle peut récupérer cet investissement sous forme de commissions. Ceci est assuré lors d’une situation de monopole, dans laquelle la totalité de la demande de financement d’un pays est complètement prise en charge par la banque moniteur. Dans une situation où l’on permet l’entrée de la concurrence, dès que la banque moniteur (que nous appelons
« banque leader ») fait une première émission, les banques profitent de ce fait et peuvent entrer sur le marché. Les pays bénéficient de commissions plus basses et de prix élevés (les investisseurs sont également rassurés sur la qualité de l’emprunteur). C’est
pourquoi les pays ont intérêt à ce que la banque leader émette la quantité la plus réduite possible.
Le cinquième chapitre est divisé en deux sections. Il constitue une nouvelle approche de l’histoire de la crise, argumentant que la concurrence entre les banques fut un élément important dans la progression vers la crise. La première section présente une analyse graphique utilisant la théorie microéconomique standard pour montrer que l’Argentine profita de meilleures conditions dans ses contrats dans les années 1880. A partir de l’information disponible dans les contrats, nous réduisons les multiples clauses de chaque document à deux axes, ce qui nous permet de construire la boite Edgeworth.
Nous représentons ces deux axes comme deux biens. Les deux agents seraient les banques et les gouvernements, qui ont des intérêts opposés. Nous avons ainsi tous les éléments constitutifs de la boîte Edgeworth. Le premier bien est le prix à payer par les banques pour les titres d’un gouvernement étranger. Plus le prix à payer est bas mieux c’est pour les banques. A contrario, la situation pour le gouvernement est exactement inverse. Le deuxième bien est le « partage du risque d’émission des titres ». Le gouvernement voudrait vendre la totalité de l’emprunt aux banques (le risque serait donc assumé complètement par les banques). En revanche, les banques voudraient éviter toute prise de risque.
L’analyse reprend le fait que les fondamentaux économiques de l’Argentine se sont détériorés dans les années 1880. Nous devrions donc nous attendre à ce que les termes des contrats deviennent moins favorables pour l’Argentine, mais à partir de la représentation des contrats dans la boite Edgeworth, nous verrons que ceci ne fut pas le cas. Au contraire, les banques ont dû céder, laissant la question ouverte pour reprendre l’argument de la concurrence. Nous montrons à la fin de cette section que le seul emprunt qui fut favorable aux banques fut celui de Baring en 1890, laissant entrevoir que la concurrence aurait pu jouer un rôle déterminant dans la disponibilité de fonds pour l’Argentine.
La deuxième section est une analyse complémentaire par rapport à la représentation graphique faite dans la première section. Elle présente la littérature sur les Offres Publiques Initiales et utilise un modèle théorique où chaque agent cherche à maximiser les profits de chaque opération de crédit réalisée.
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1. Chr onique d’une cr ise annoncée
9.
Intr oduction
Cette étude prend comme sujet d’analyse la crise argentine de 1890, également appelée crise « Baring ». Bien que souvent cité dans les travaux économiques actuels 10 , cet épisode de l’histoire financière possède une forte tradition historiographique depuis la fin du XIXe siècle. Ce chapitre est divisé en deux sections. Dans la première, nous faisons une révision des faits menant à la crise. La deuxième présente un résumé des principales théories qui se sont développées dès la fin de la crise, et qui fournissent des explications différentes, souvent contradictoires, tout au long du XXe siècle.
La crise de Baring possède plusieurs particularités. D’abord, il faudrait éclaircir le nom utilisé. Tel que Della Paolera (2001) le remarque au début de son chapitre consacré à la crise de 1890, Baring est l’une des principales maisons bancaires anglaises du XIXe siècle. En raison des problèmes économiques en Argentine, qui causaient la chute de la valeur de ses titres dans le marché de Londres, la Banque d’Angleterre fut obligée d’orchestrer un « bailout » avec l’aide de la communauté financière de Londres afin de sauver Baring de la faillite (en raison de la grande quantité de titres argentins dans son portefeuille).
Nous considérons indispensable de faire un classement des études concernant la crise.
Du point de vue anglais, la crise peut être définie comme une crise bancaire : Baring, risquant de faire faillite (ce qu’elle a fait cent ans plus tard, en 19941995), mettait en péril l’ensemble du système bancaire anglais. La Banque d’Angleterre joua le rôle de
« prêteur en dernier ressort », anticipant des événements probables (panique bancaire).
9 Titre inspiré du livreChronique d’une mort annoncée de Gabriel Garcia Marquez. Ce titre est repris par Javier SANTISO, dans son article : Wall Street face à la crise mexicaine : Une analyse temporelle des marchés émergents. Les Etudes du CERI, décembre 1997, n° 34, 42 p., pour décrire la montée et le déclin avant et après la crise mexicaine de 1994. Puisque d’autres études font des analogies entre la crise mexicaine et celle de Baring, nous nous sommes permis d’emprunter la métaphore pour notre étude.
Voir : EICHENGREEN, Barry. The Baring Crisis in a Mexican mirror. International Political Science Review, 1999, vol. 20, n.3, p.249270.
10 Par exemple DELARGY, P.J.R. et GOODHART, C. Financial Crises : Plus ça change, plus c’est la même chose. LSE Financial Markets Group and ESRC Research Centre. Special Paper Series, 1999, Special Paper n.108; BORDO, Michael et EICHENGREEN, Barry, Is our International Economic Environment Unusually Crisis Prone? Reserve Bank of Australia Conference on Private Capital Flows,1999, Sydney, Australia.
Du point de vue argentin, cette crise peut être considérée comme «triple » 11 : une crise de change qui a engendré une crise bancaire et une crise de dette.
Finalement, la crise Baring sert de référence pour les crises actuelles. D’une part, elle réunit à la fois les causes externes (contexte économique défavorable, taux d’intérêt bas dans les pays exportateurs de capitaux, enthousiasme des investisseurs étrangers dans le pays) et internes (facteurs monétaires, déficit des balances de paiement, déficits budgétaires, endettement excessif). D’autre part, elle nous rappelle certaines des conséquences dans le pays (chute de l’activité réelle, mise à l’écart des marchés de capitaux) et à l’étranger (chute des exportations de capitaux, contagion), ainsi que les conséquences sur l’architecture financière internationale : négociation de la dette, bail
out, absence d’organismes internationaux, et aléa moral.
De nombreuses études d’histoire économique fournissent d’excellents exposés sur la trajectoire et le déroulement de la crise 12 . Dans cette section nous présentons « la matière brute des faits ». Puisque nous nous occupons des problèmes d’information, nous avons réalisé une révision de la presse anglaise, jour après jour, dans les années préalables à la crise. Cette section aurait pu s’appeler « la crise Baring vue par la presse anglaise », mais nous avons ajouté des explications pour mieux comprendre les événements. Notre but est de montrer que la crise en Argentine était attendue depuis plusieurs années, sans que ceci se reflète pour autant dans des variables telles que les yields ou le nombre d’émissions de titres de dette argentine placés en Europe
I. La cr ise
La crise de 1890 commença par des pressions inflationnistes et une forte dépréciation du taux de change, déjà visibles dans les deux années précédentes. Un système bancaire fragilisé par cette situation connut une première ruée en avril 1890, lorsque la Banque Nationale de Montevideo (capitale du pays voisin, l’Uruguay) décréta la suspension des paiements en or.
En mai, la Banque Nationale d’Argentine annonça la suspension du paiement des dividendes. Les circonstances internes en Argentine ont provoqué une crise politique menant à la « révolution de juillet » 13 , forçant le président Juarez Celman à
11 Ceci est différent de ce qu’on lit dans la littérature. Pour la plupart des études, la crise Baring est une crise jumelle. Tel que nous le verrons, la crise de change engendra une crise bancaire et une crise de dette.
Le problème de la dette fut résolu par un « funding loan » (actuellement appelé bailout) de la part des banques anglaises.
12 Voir : MARICHAL, Carlos. A century of Debt Crises in Latin America : from independence to the Great Depression. Princeton, N.J. : Princeton University Press, 1989, 283 p. ZIEGLER, Philip. The Sixth great power: Barings, 17621929. London: Collins, 1988, 430 p. CLAPHAM, John Harold. The Bank of England: a history. 2, 17971914. Cambridge : The University Press New York : Macmillan, 1945, 2 vol., 460 p. FERNS, Henri Stanley. Britain and Argentina in the nineteenth century. Oxford : Clarendon press, 1960, 517 p. ainsi que les études que nous présentons dans la section suivante.
13 Certains groupes sociaux dont les revenus étaient fixés en monnaie locale avaient perdu en pouvoir d’achat, et réclamaient depuis 1887 leurs salaires en or. Leur mouvement renforça les groupes politiques opposés au gouvernement, notamment Unión Cívica. Des forts affrontements militaires ont eu lieu à partir du 26 juillet 1890, et ne cessèrent que plusieurs semaines plus tard. Voir GALLO, Ezequiel, CORTES CONDE, Roberto. La República Conservadora. Buenos Aires : Hyspamérica Ediciones Argentina, 1986, 238 p.